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IRGRPUTIE JAH MATE
MISSION D’EXPLORATION DU HAUT-NIGER
VOYAGE
SOUDAN FRANÇAIS
(HAUT-NIGER ET PAYS DE SÉGOU)
1879-1881
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M. PIETRI M, GALLIENI M, TAUTAIN M. VALLIÈRE
LES MEMBRES DELA MISSION DU HAUT-NIGER
MISSION D’EXPLORATION DU HAUT-NIGER
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2 | VOYAGE
SOUDAN FRANCAIS
(HAUT-NIGER ET PAYS DE SÉGOU)
1879-1881
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LE COMMANDANT GALLIENI
CONTENANT 140 GRAVURES DESSINÉES SUR BOIS
PAR RIOU
2 Gartes et 15 Plans
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PARIS LIBRARIES
DR RARE IT A CRIE ECS
19, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
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Droils de propriété et de Lraducliuu résorvés
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AU GÉNÉRAL BRIÈRE DE L’ISLE
ANCIEN GOUVERNEUR DU SÉNÉGAL ET DÉPENDANCES (1876-1881).
Mon Général,
Vous ne pouvez refuser l'hommage de ce livre, qui fait revivre cette
mission du Haut-Niger, que vous avez créée el organisée.
Appelé au gouvernement du Sénégal et dépendances en 1876, vos
constantes études sur le pays vous ont vile convaincu que celte colonie était
loin de remplir pour la France le rôle que lui assignarent sa position
géographique et la direction de la vallée de son grand fleuve, sur lequel
nous restions stationnaires depuis trop longtemps. Vous inspirant de la
politique de votre éminent prédécesseur, M. le Général Faidherbe, vous
avez pris pour devise le go ahead des Américains; et, grâce à vous, un pas
immense & été fait vers le Soudan. De Saint-Louis à Bammako sur le Niger,
de Saint-Louis aux Scarcies le long de la côte de l'Atlantique, l'influence
française s'est étendue ou affernie. Ces riches et vastes contrées sont
ouvertes à notre commerce, qui en profile largement.
Pendant les cing années de votre gouvernement, le commerce général
du Sénégal avec la France — importations et exportations réunies — à
presque doublé. Il était en 1876 de 21405 650 francs : en 1880, à s'est
élevé à 59 054 649 francs, correspondant à un mouvement de navigation
avec la France — entrées el sorties réunies — de 156 385 tonneaux de
jauge. Or la colonie qui fournit, après le Sénégal, le mouvement de
navigation le plus élevé avec la France, la Martinique, ne présentait que
66 040 tonneaux en 1880 !.
Mais, avant de porter vos efforts vers les régions migériennes, vous
avez dû songer à améliorer votre base d'opérations ; aussi ne devons-nous
pas oublier les grands travaux qui s’'exécutaient partout sur la terre séné-
gambienne, sous votre haute direction, comme prélude de notre marche en
avant : Rufisque et Dakar agrandis et embellis ; Saint-Louis assaini par la
construchon des quais et l'établissement de plantations et de nombreux
jardins ; le barrage de Lampsar relevé pour permettre d'entreprendre la
1. Voir le rapport de M. le Ministre de la marine et des colonies adressé à la Chambre des députés
en juin 1885.
conduite qui devait approvisionner d'eau douce en abondance le chef-lieu
de la colonie, où fonctionnaires et soldats étaient rationnés depuis plusieurs
siècles ; tous nos postes militaires réparés ou reconstruits à nouveau. On
voit en même temps, par cette simple énumération, combien était grande
votre sollicitude pour les populations des villes el pour la santé des
Européens envoyés par le gouvernement de la métropole sous ces climats
meurtriers.
Et dans un autre ordre d'idées : la liberté du commerce assurée à nos
nationaux sur tout le parcours du fleuve, malgré les prétentions tradition
nelles des chefs maures; le Cayor, confiant dans votre politique de paix,
accordant une complète sécurité à nos seclions d'étude du Chemin de fer de
Dakar à Saint-Louis; la puissante confédération musulmane du Fouta
affaiblie par la mise volontaire de plusieurs de ses provinces sous notre
protectorat ; enfin, la hideuse plaie africaine, l'esclavage, combattue par
vous sans reldche et refoulée au loin, partout où le permettaient ceux des
traités antérieurs que vous avez pu modifier sans entrer en querre avec des
peuplades indépendantes.
Tels sont, mon Général, les faits saillants de votre gouvernement.
Telle est l'œuvre que vous avez pu accomplir sans vous laisser arrêter par
la terrible épidémie de fièvre jaune de ASTS, ni par toutes les mesures que
vous avez dù prendre pour atténuer les ravages du fléau, dont le retour
prochain était à prévoir.
Mais, par-dessus tout, dominera ce fait mémorable dans l’histoire de
notre civilisation: c'est sous votre gouvernement que la route du Niger
nous « été définitivement ouverte ; et, le jour où nos canonnières jetteront
l'ancre devant Kabara, le port de Tombouctou, votre nom, à côté de celui
du général Faidherbe, trouvera sa place méritée parmi les initiateurs les
plus actifs de la lumière et de la liberté dans l'Afrique centrale.
Les résullats que vous avez obtenus par tant d'énergiques efforts
seront durables et feconds si vos successeurs persévèrent dans la voie
indiquée. Pour nous, l'éternel honneur de notre carrière militaire sera
d'avoir été choisis par vous pour l'accomplissement d'une mission dont vous
connaissiez les difficultés ; et nous serions amplement récompensés si vous
étiez convaincu que nous n'avons reculé devant aucun obstacle pour
répondre à votre confiance. Ë
COMMANDANT GALLIENI.
La Gabelle (Saint-Raphaël), le 17 août 188
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VOYAGE
AU
SOUDAN FRANCAIS
(HAUT-NIGER ET PAYS DE SÉGOU)
(1879-1881)
CHAPITRE PREMIER
La mission du Haut-Niger : son but et sa préparation. — Anarchie des contrées situées au delà de
Médine. — Le gouverneur Brière de l'Isle, — Expédition préliminaire de Bafoulabé. — Voyage de
la mission à bord du Dakar et du Cygne jusqu’à Podor. — Navigation en chalands sur le Séné-
gal. — Arrivée à Bakel.
Je rentrais à peine d’une mission accomplie dans les rivières du suu
de notre colonie sénégambienne, quand M. Brière de l'Isle, gouverneur
du Sénégal, m’entretint pour la première fois de la reprise d’un projet dont
la première idée remonte à l’éminent général Faidherbe. Il s'agissait de
pénétrer dans la vallée du Haut-Niger par le massif montagneux compris
entre ce grand cours d’eau et le Sénégal. On voulait, ainsi que dans la mis-
sion confiée en 1862 au lieutenant de vaisseau Mage, établir des relations
avec les races nègres de ces contrées, qui ne nous étaient connues que
par les récits fort incomplets de Mungo Park (1796-1805), et ouvrir à nos
établissements frontières de la colonie, Médine et Bakel, des débouchés
vers des marchés abandonnés jusque-là au trafic embryonnaire de popula-
lions à demi sauvages.
Tout le pays qu’on devait traverser depuis Médine, base d'opérations
de l’entreprise, jusqu'aux rives du Niger, se trouve sous la souveraineté
6 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
nominale du roi nègre de Ségou, Ahmadou. Mais le pouvoir de ce chef,
fils du fameux El-Hadj Oumar, fondateur de l'empire des Toucouleurs,
ne s'étend guère en réalité que le long de la rive droite du Niger. En
dehors de cette bande de quelques centaines de kilomètres, son auto-
rité ne se traduit que par de périodiques incursions, pratiquées chez des
hordes insoumises, pour le prélèvement d’un impôt disputé les armes à
la main.
Dans ces conditions, instruit comme on l'était d’ailleurs par linsuecès
des tentatives antérieures, le parti le plus sage était d'organiser une mis-
sion d'exploration ayant un caractère absolument pacifique; d'exploiter,
en d’autres termes, les ferments de discorde existant entre la race des
conquérants toucouleurs et leurs tributaires mal soumis; et, en flattant
la vanité d'Ahmadou, de gagner les bonnes grâces de ce souverain chan-
celant par l'envoi d’une ambassade solennelle.
C’est ce que comprit M. le gouverneur Brière de l'Isle, qui prit aussitôt
à cœur l’importante mission que lui confiait l'amiral Jauréguiberry,
ministre de la marine. Celui-ci le chargea de s'entendre à ce sujet avec
M. Legros, inspecteur général des travaux maritimes, qui, au sein de la
commission du Transsaharien, avait été le champion énergique de la péné-
tration au Soudan par le Sénégal.
Médine, situé à une lieue en aval de la grande cataracte du Félou et à la
limite de la navigation du Sénégal, avait été pendant longtemps le poste
le plus avancé ou, pour mieux dire, le plus reculé de la France dans
l'intérieur du pays. Le général Faidherbe y avait bâti un fortuin en 1855,
pour servir à la fois de point de défense et d'observation. A l'abri de nos
canons, plusieurs milliers d’Africains, échappés aux massacres d’El-Had)
Oumar et de ses Toucouleurs, ne tardèrent pas à construire un gros vil-
lage, défendu par une citadelle en pierres et en terre. C’est contre ce fort,
commandé par Paul Holle et cette citadelle africaine, défendue par Sam-
bala, roi du Khasso, notre allié, que vint se heurter en 1857 le prophète
musulman, à la tête de toute son armée. On connaît la résistance héroïque
que fit Paul Holle pendant plus de trois mois, et le combat mémorable que
livra le gouverneur Faidherbe pour dégager la petite garnison, prête à
s’enterrer sous les débris du fort.
Médine, dont l'importance n'avait cessé de croître depuis cette époque,
devait donc servir de point de départ aux explorations que l’on projetait.
Il fallait tout d’abord trouver au delà de ce poste un nouveau point, d’où
rayonnerait notre influence au loin vers le Niger, où nous pourrions con-
centrer nos moyens d'action et même de résistance, et qui serait, en un
Mug VX
NOYAGE AU SOUDAN FRANGAIS. il
mot, une nouvelle étape dans la conquête pacifique de la région. Depuis
longtemps déjà, le choix s'était arrêté en principe sur Bafoulabé, au con-
fluent du Bafing et du Bakhoy; mais il fallait reconnaître le pays, qui
était en pleine dislocation depuis la mort d’El-Hadj Oumar en 1865. Son
fils Ahmadou avait bien réussi à se maintenir à Ségou, mais son neveu
Tidiani s'était installé dans la Macina, secouant l'autorité de son cousin.
La guerre civile était en permanence et la guerre religieuse compliquait
encore la situation, car les Toucouleurs employaient envers les peuplades
idolâtres le système de terreur qui avait si bien réussi}à El-Had}. Aux
horreurs qu’entrainait |
avec lui ce fanatisme
surexcilé, se Joignaient
les haines de race et
les animosités locales.
On peut donc dire que
les contrées qui s’éten-
daient entre Médine et
le Niger présentaient
au point de vue polili-
que l’image du chaos.
C’est dans cette mêlée
confuse de religions
et de nationalités qu'il
fallait s'engager, sans
plus connaître nos
amis que nos ennemis.
Ainsi, le plus puissant Le commandant Gallieni, de l'infanterie de marine.
de ces souverains indi-
gènes, Ahmadou, nous accablait de ses protestations d'amitié et cependant
ne cessait de fomenter des troubles et des révoltes parmi les populations de
la vallée du Sénégal soumises à notre protectorat. Il avait même réussi par
ses intrigues à isoler notre poste de Médine et à soulever contre nous les
populations du Logo et du Natiaga, qui nous séparaient de Bafoulabé et des
régions de l’est. On avait dû en 1878 envoyer contre Sabouciré, la princi-
pale ville du pays, une colonne expéditionnaire pour ramener ces indigènes
dans le devoir. D'un autre côté, les Malinkés et Bambaras, restés presque
tous fétichistes et ennemis d’Ahmadou, et qui, par suite, étaient nos alliés
naturels, se défiaient de nos relations avec le sultan de Ségou et se tenaient
sur une réserve qui, d’un jour à l’autre, pouvait se convertir en hostilité.
8 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
Le gouverneur me prescrivit donc tout d’abord d'exécuter une recon-
naissance préliminaire entre Médine et Bafoulabé. Je devais, sur mon
chemin, pacifier les tribus du Logo et du Natiaga, tâcher de conclure avec
leurs chefs des traités avantageux, et étudier le futur emplacement de notre
poste de Bafoulabé ainsi que le tracé d’une route qui le relierait à Médine.
Malgré les inondations qui avaient été exceptionnelles cette année, j’arrivai
le 12 octobre 1879 au confluent du Bakhoy et du Bafing, et je fus assez
heureux pour pouvoir entrer en relations avec les principaux chefs malinkés
de la région, réunis non loin de Bafoulabé pour une expédition militaire,
dirigée contre un vassal d’Ahmadou. Ils accueillirent mes propositions
avec empressement. Plusieurs d’entre eux me confièrent même quelques-
uns de leurs parents
ou de leurs fidèles, que
Je devais présenter au
gouverneur à mon re-
tour. Bref, cette pre-
mière mission réussit
au delà de toute espé-
rance et Je Signai avec
ces chefs, dont les
États s'étendent entre
Bafoulabé et le Bakhoy,
une série de traités
qui consolidaient notre
domination el prépa-
€. ROMjAT.
raient notre puissance
Le capitaine Piétri, de l'artillerie de marine. :
future.
En vertu de ces traités, une garnison de tirailleurs sénégalais el une
centaine d'ouvriers, venus de Saint-Louis, s’installèrent à Bafoulabé dès le
is de décembre 1879 et c ncèrent immédiatement les travaux d
mois de décembre 1879 et commencèrent immédiatement les travaux de
construction d’un fort, tandis qu'un ingénieur, utilisant l'excellent levé
topographique exécuté par le lieutenant Vallière, qui m'avait accompagné
pendant ma mission, s'occupait de la construction de la route et du
télégraphe.
Ces premiers el importants résultats obtenus, le gouverneur me chargea
d'organiser, dans l'esprit conciliateur qui avait déjà présidé à ma dernière
mission, l’expédition qui devait nous ouvrir une voie vers le grand fleuve
du Soudan, dans des régions restées jusqu'alors inexplorées et étrangères à
notre influence. Je gardai, pour m'accompagner pendant mon voyage, les
NOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 9
fils des chefs de Kita et de Bammako, que j'avais ramenés de Bafoulabé.
Tous les autres envoyés qui m'avaient également suivi furent comblés de
caresses et de cadeaux, et repartirent de Saint-Louis enchantés de l'accueil
qu'ils y avaient reçu.
Je choisis pour compagnons de voyage des officiers d’un caractère
éprouvé el dont j'avais pu en mème temps apprécier la valeur au point
de vue des connaissances scientifiques indispensables pour remplir le pro-
eramme qui m'avait été fixé. C'étaient MM. Piétri, Vallière et Tautain.
M. Piétri, lieutenant d'artillerie de marine, sorti depuis peu de l'École
polytechnique, rentrail à peine d’une mission topographique exécutée
vers le bas Sénégal,
entre Merinaghen et
Guédé, pour les études
préliminaires de la
voie ferrée projetée de
l'Atlantique au Niger.
M. Piétri, outre la
conduite du lourd con-
voi que nous trans-
portions, devait être
chargé des instru-
ments de précision et
des observations astro-
nomiques. M. Vallière,
lieutenant d’infante-
rie de marine, officier
d'un grand fond et
doué d’une aptitude tout à fait spéciale pour les levés topographiques et
Le capitaine Vallière, de l'infanterie de marine.
l’étude du terrain, m'avait déjà accompagné dans ma première expédition
de Bafoulabé. Le docteur Tautain, jeune médecin de la marine, commandait
intérimairement le poste de Dagana, quand je lui proposai de se joindre à
la mission ; ses connaissances en ethnographie et histoire naturelle, etc.,
me rendaient son concours précieux. Enfin, M. le docteur Bayol, médecin de
première classe de la marine, avait été désigné par le gouverneur pour
accompagner l'expédition en qualité de médecin-major ; une fois parvenu à
Bammako, il devait y résider comme représentant du gouvernement français.
Le décorum, on ne l’ignore pas, joue un grand rôle parmi les nègres du
Soudan. Ces indigènes, en vrais enfants, aiment les fêtes tapageuses, les
beaux costumes bariolés et resplendissants de dorures. Notre simplicité
10 : VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
habituelle serait hors de propos avec eux. Les parades, les brillants vête-
ments les enchantent, et rien ne leur plaît autant que les cérémonies mi-
litaires avec musique, chevaux et bruit d'armes. J'emmenais done avec
moi une escorte composée de trente spahis et tirailleurs sénégalais ; les
premiers, cavaliers indigènes, armés, équipés et habillés comme nos
spahis algériens ; les autres, appartenant à ce corps de tirailleurs sénéga-
lais, fameux par les services rendus à la colonie pendant toutes les expédi-
tions militaires entreprises par nos gouverneurs dans les vingt années
précédentes. Ces trente soldats d'élite, armés de chassepots, devaient me
servir d’escorte à mon entrée à Bammako ou à Ségou ; leurs beaux cos-
tumes orientaux devaient
assurément exciter l’admi-
ralion des populations pau-
vres et naïves au milieu
desquelles nous allions pé-
nétrer. Ces hommes four-
nissaient d’ailleurs d’excel-
lents auxiliaires, déjà ha-
bilués au travail et pliés à
la discipline, dans un pays
où, les routes n’existant
pas, il était nécessaire de
mettre souvent la pioche
ou le pie à la main pour
frayer la voie à la mission
et au lourd convoi qui la
Le docteur Tautain.
suivait. Au surplus, sachant
très bien à quoi peuvent
être exposés les voyageurs qui entreprennent de pénétrer dans le conti-
nent africain, J'avais caché trois ou quatre mille cartouches au fond de
nos cantines. Les événements ont prouvé combien cette précaution était
excellente, et nul doute que sans elle la mission du Haut-Niger n’eût subi
le sort de la malheureuse expédition du colonel Flatters.
Les nombreux cours d’eau que nous devions rencontrer, ainsi que l’es-
pérance où J'étais de pouvoir lancer une embarcation sur le Niger, me fai-
saient une nécessité d’adjoindre à mes soldats indigènes un personnel
de laptots où matelots noirs, habitués à naviguer sur le Sénégal et les
rivières de ces régions. Une escouade de laptots, sous le commandement
du patron Samba Ouri, vétéran de la navigation sénégalienne, fut donc
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 11
attachée à l'expédition. Je les armai de fusils doubles, pour me procurer
un renfort en cas d'attaque.
Tous les hommes qui devaient nous accompagner à divers ütres, sol-
dats, laptots ou conducteurs d'animaux, élaient naturellement indigènes.
Connaissant par expérience l’insalubrité du climat des contrées que nous
allions aborder, j'avais formellement refusé de m’adjoindre d’autres Eu-
Spahis sénégalais.
P 8
ropéens que ceux déjà cités, quoique beaucoup de nos jeunes compatriotes,
officiers ou autres, se fussent proposés pour prendre part aux fatigues de
l'expédition. Mon opinion a toujours été que, sous ces climats meurtriers,
il ne faut faire entrer dans les expéditions du genre de la mienne que le
nombre strictement nécessaire d'Européens pour assurer la direction de
l'entreprise; agir autrement serait compromettre le succès et sacrifier
inutilement un grand nombre d'hommes.
12 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
Aidé de mes compagnons de voyage, J'employai le mois de janvier 1880
à réunir les approvisionnements de toute espèce et le grand stock de pré-
sents destinés à satisfaire les convoitises enfantines propres à la race
nègre. Ce n’était qu'à Bakel, au moment où nous prendrions la voie de terre,
que je pouvais mettre la dernière main à l’organisation de nôtre convoi.
Mais c’est à Saint-Louis que j'achetai tout ce qui était nécessaire à l’expé-
dition, Je disposai ainsi des crédits qui m'étaient ouverts pour l'acquisi-
tion des articles presque innombrables de nos équipements : couvertures
de couleur, calicot blane, guinée bleue, écharpes indiennes, mouchoirs
et foulards de couleurs éclatantes, sabres dorés, chéchias, fusils ornés
d'argent, verroteries, couteaux, miroirs en Zin€, boîtes à musique, petite
machine électrique, etc.
Tous ces objets furent renfermés dans des prélarts et dans des caisses
soigneusement numérotées, car je pensais que, dans une expédition entre-
prise à une aussi grande distance de nos établissements et en dehors, par
conséquent, de toute base d’approvisionnements, il était indispensable de
prendre des précautions minutieuses, qui pouvaient seules assurer le succès
de nos opérations.
Le 50 janvier 1880, le pavillon hissé au mât de l'hôtel du gouverne-
ment donna le signal du départ. MM. Bayol, Piétri et Vallière s’embar-
quèrent sur l'aviso à vapeur le Dakar, aux flancs duquel s’accrochèrent
les chalands et zampans chargés de l’immense matériel que nous devions
Lransporter par eau jusqu'à Bakel. Le docteur Tautain et moi, retenus
encore à Saint-Louis par quelques préparatifs du dernier moment, nous
parlimes peu après sur le Cygne, à bord duquel s'étaient également em-
barqués le gouverneur et son état-major. M. Brière de l'Isle, qui avait
veillé avec tant de soin à l'organisation d'une mission qui était son
œuvre, avait voulu, en nous accompagnant jusqu'à Podor, nous donner
une nouvelle marque de sa sollicitude et de l’importance qu'il attachait à
la réussite de notre entreprise.
Ce ne fut pas sans une vive émotion que nous nous séparâmes de nos
camarades réunis sur le quai pour nous serrer une dernière fois la main
avant notre départ. L'imprévu joue un si grand rôle sur cette terre d'Afrique
que, malgré nous, nous ne pouvions nous empêcher de songer aux mille
dangers qui nous attendaient dans notre voyage à travers un pays in-
connu et resté jusqu'alors inexploré par les Européens. Toutefois, le mou-
vement qui régnait à bord, les manœuvres de l’appareillage, les cris des
nègres passagers, vinrent bientôt changer la direction de nos idées, et,
avec l’insouciance de gens habitués depuis longtemps aux émotions mul-
Hôtel du gouverneur à Saint-Louis.
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 15
tiples d’une vie aventureuse, nous nous mîmes à considérer les rives du
fleuve qui, dans cette partie de son cours, baigne, à droite le pays des
Maures Trarzas, à gauche le pays des nègres Ouolofs.
En ce moment, les berges nous apparaissaient distinctement avec leurs
parois d'argile, sur lesquelles se voyaient encore les traces laissées par
les différents niveaux des eaux. Tout autre est l'aspect du pays à la saison
de l’hivernage : le Sénégal s'étend alors en vastes nappes sur les immenses
plaines, couvertes d’une maigre végétation, qui le bordent dans sa partie
basse; son lit disparait et l’on a vu souvent des chalands de commerce et
même nos avisos, trompés par ces grandes surfaces d’eau, s’égarer dans
la plaine et accrocher leurs ancres aux branches des jujubiers.
Le Oualo nous est aujourd’hui entièrement soumis, et ses habitants,
auxquels le gouvernement de la colonie a laissé leurs chefs particuliers,
nous payent en signe de sujétion un impôt de peu d'importance. En face,
sur l’autre rive, les Trarzas forment l’une des tribus les plus turbulentes
des déserts habités par les Maures. Au moment des basses eaux, on voit
leurs caravanes arriver en longues files vers notre escale de Dagana, où ils
échangent leurs gommes contre les produits manufacturés de notre in-
dustrie et spécialement contre la guinée, sorte d’étolfe bleue à bon
marché, dont ils exportent d'énormes quantités. À lhivernage, ils quit-
tent les bords du fleuve et, à la grande satisfaction des noirs riverains,
victimes souvent de la rapacité de ces incorrigibles pillards, ils rentrent
dans leurs déserts, reprenant leur vie nomade et aventureuse, où la guerre
et le vol tiennent assurément la plus large place.
Vers le soir, nous mouillons devant Richard-Toll. Les quelques heures
que nous y restons nous permellent d'admirer cette élégante construction,
ressemblant plutôt à l’une de nos charmantes villas d'Europe qu’à un
poste militaire, placé là pour tenir en respect les populations environ-
nantes. Il est vrai que Richard-Toll à été primilivement créé pour servir
de maison de campagne aux différents gouverneurs, qui, profitant des avan-
tages naturels du terrain, bien arrosé par le fleuve et le marigot de la
Taouey, y ont fait d'importantes plantations de fromagers et de cail-cé-
drats. Aujourd’hui, cette résidence possède un véritable parc, orné de
grands et beaux arbres dont les allées, fraiches et ombreuses, présentent
un spectacle d'autant plus agréable à l’œil, que l’on est peu habitué à le
contempler au Sénégal. |
Trois heures de route nous amenèrent ensuite à Dagana, la première
grande escale que nous devions rencontrer sur le fleuve. Le poste est bien
situé sur les bords mêmes du Sénégal; d’épais fromagers le cachent
16 VOYAGE AU SOUDAN FRANCGAIS.
presque entièrement à notre vue. Nous ne pouvions guère distinguer
qu'un petit coin de la véranda, où apparaissait de temps en temps le noir
museau d'un de ces mignons petits singes, au pelage gris verdätre, qui
peuplent les forêts du Fouta et font la joie de nos soldats en garnison
dans les postes. La rue qui borde le fleuve offrait une grande anima-
lion : les traitants, placés sur le pas des maisons blanches et carrées, dis-
cutaient vivement avec des Maures, auxquels leurs noirs cheveux incultes
el ébouriffés donnaient un aspect des plus sauvages. Au milieu de la voie,
les chameaux accroupis étendaient leurs longs cous, regardant d'un œil
effaré tout le mouvement qui se faisait autour d'eux. Le Dakar ne fit que
stopper devant Dagana, juste le temps de se débarrasser de quelques-
uns de ses passagers nègres et de remettre le courrier au commandant
du poste. Au bout de quelques minutes, les sons aigus de son sifflet
vinrent nous arracher au spectacle intéressant que présentait l’escale,
el cet excellent marcheur reprit sa course vers Podor. Le Cygne suivait
de près.
A peine avons-nous perdu de vue Dagana qu'un coup de feu se fait
entendre à bord du Dakar. On stoppe de nouveau : c’est le lieutenant
Vallière qui vient de tuer un ecaïman dont la mort est saluée par les cris
de joie de tout l'équipage, car la chair de cet animal constitue un grand
régal pour les laptots de nos avisos. Nous-mêmes, nous ne dédaignämes
pas de goûter à ce mets d'un nouveau genre. On reprend la route en con-
üinuant de tirer sur les caïmans paresseusement endormis sur les sables
des rives, ou sur les singes qui se jouaient dans les branches des arbres.
Beaucoup de ces villages devant lesquels nous passions nous rappelaient
des souvenirs quelquefois pénibles, toujours glorieux, de la période de
conquêle où, avec de pelits moyens, le général Faidherbe sut faire de si
grandes choses. Chacun de nous avait un nom à citer, un trait à ra-
conter. À Gaé, la fièvre et linsolation avaient abattu presque la moitié
d'une colonne en une matinée. Le marigot de Fanaye, si disputé, rappelait
à notre camarade Piétri la mort prématurée d’un de ses parents, jeune
enseigne de vaisseau qui donnait les plus belles espérances et qui était
tombé là, victime du climat.
Nous sommes alors à la limite des pays ouolofs et toucouleurs. Les
rives du Sénégal sont moins incultes, et d’épais bouquets de jujubiers ou
de siddems, au feuillage blanchâtre, nous cachent la plaine. Quelques
débris de cases en paille, où s’abritaient encore il y a quelques mois les
enfants chargés d'éloigner des récoltes les oiseaux pillards, témoignent
de l'existence de cultures étendues, abandonnées en cette saison, mais
Guerriers du Oualo.
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 19
bientôt reprises dès les premières pluies. La contrée cependant est encore
peu habitée et l’on se prend à regretter l'absence de quelques-unes de
ces vastes plantations que l’on rencontre si souvent dans les rivières du
sud de notre colonie. (à et là nous apercevons quelques misérables vil-
lages de pêcheurs, placés sur de légères éminences en dehors des atteintes
de l’inondation. Le chef s’empresse, à notre passage, de hisser le pavillon
tricolore, tandis que les enfants interrompent leurs jeux pour nous regarder
d’un œil étonné et suivre avec curiosité les mouvements de notre bateau.
Que ces sauvages indigènes ont fait peu de progrès depuis notre arrivée
dans ces contrées sénégambiennes ! Sans doute ils admirent les différentes
productions de notre civilisation, mais pourquoi n'ont-ils pas l’énergie
nécessaire pour sortir de leur profonde barbarie?
Vers trois heures du soir, nous passons devant l'entrée du marigot du
Doué, large bras qui rejoint le Sénégal à Saldé, en formant l'Ile à Mor-
phil, terre riche et bien cultivée. Peu après, nous commençons à aperce-
voir Podor. La couleur blanche du poste contraste avec le rouge brique
des constructions de l’escale; mais ce n’est qu'après avoir parcouru la
large boucle que le fleuve décrit en cet endroit, que nous mouillons de-
vant le fort dans la soirée du 51 janvier.
Podor a été réoccupé de vive force en 1854, malgré Phostilité des Tou-
couleurs du Toro. C’est un beau bâtiment carré, situé à deux cents mètres
environ des bords du fleuve, qui gagne chaque année, au moment des
hautes eaux, sur le terrain avoisinant. En aval se trouve l’escale, formée
de deux rues parallèles dont l’une, ombragée de grands arbres, borde
le Sénégal. Derrière, on voit les loits pointus des villages indigènes de
Podor et de Tioffy. Nous nous empressons de descendre à terre et d'aller
serrer la main au capitaine Fischer, commandant du poste, et au docteur
Dupouy; tous deux nous offrent gracieusement l'hospitalité.
Le lendemain et les jours suivants, nous nous occupons activement
d’arrimer dans les meilleures conditions possibles le volumineux matériel
entassé dans nos chalands. Nous réunissons nos approvisionnements,
nous répartissons nos laptots sur les chalands et zampans où nous-mêmes
devions prendre place en quittant le Dakar.
Le 5 février, le gouverneur Brière de l’Isle nous fait ses adieux et nous
donne ses dernières instructions. « Allez, nous dit cet excellent chef, soyez
énergiques et résolus. Oubliez complètement les épreuves qui vous at-
tendent, pour ne songer qu’à l'intérêt supérieur de la patrie. Vous partez
pour accomplir une grande œuvre dont vous serez les premiers initia-
teurs, et Je ferai tous mes efforts pour que vous soyez suivis de près
20 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
dans la voie que vous allez ouvrir à la civilisation et à l'influence fran-
çaise. Mes vœux et ceux de toute la colonie vous accompagnent. Dieu fa-
vorisera vos efforts patriotiques. » Le gouverneur pouvait certes compter
sur nous, car il avail su nous animer de celte énergie, de celte élévation
de sentiments et de cel amour pour la patrie qu'il possédait lui-même à
un si haut degré et qui le soutenaient si puissamment dans la tâche diffi-
eile qui lui avait été confiée depuis qu'il avait pris la direction supérieure
de la colonie,
Le 4, au matin, nous remontons sur le Dakar, qui devait nous con-
duire jusqu'au banc de Mafou; à partir de ce point, en saison sèche,
c’est-à-dire de novembre en juin, le Sénégal n’est plus navigable pour
nos avisos à vapeur à calaison trop forte. Nous y parvenons le soir et,
après avoir passé une dernière nuit à bord et avoir fait nos adieux à
l'excellent M. Simonet, commandant de ce bâtiment, nous nous instal-
lons définitivement dans nos embarcations pour commencer la rude navi-
galion qui devait nous amener jusqu'à Bakel. Parmi les inconvénients de
la vie sénégalaise, il n'en est pas de plus désagréable que cette difficulté
de communications, pendant une bonne partie de l’année, entre le chef-
lieu de la colonie et les établissements situés au delà de Podor. Les avisos
à vapeur ne pouvant alors remonter que jusqu'au banc de Mafou, on
est réduit, pour atteindre les escales du haut fleuve, à employer les cha-
lands du commerce, imparfaitement aménagés et qui mettent souvent un
mois entier pour gagner Médine. Parfois les laptots chargés de conduire
ces chalands descendent à terre, sur l’une ou l’autre rive du fleuve, el
cheminent en haut des berges escarpées en tirant une longue cordelle
allachée au sommet du mât. Mais l’épaisse végétation qui embarrasse les
bords s'oppose quelquefois à un semblable moyen; il faut alors se servir
de rames et de longues perches à l’aide desquelles les laptots, tels que les
baleliers de nos canaux en France, poussent le chaland sur les eaux du
fleuve. On comprend combien la marche doit être lente et monotone dans
de telles conditions, surtout lorsqu'on songe aux nombreux bancs et ra-
pides qui obstruent le Sénégal dans son cours moyen et supérieur et dont
le franchissement exige fréquemment plusieurs heures d’un travail long et
fatigant.
Nous nous trouvions alors à hauteur du Toro, l’un des États séparés,
par la politique de nos gouverneurs, de la puissante et turbulente con-
lédération du Fouta, qui s’élendait autrefois sans discontinuité depuis
Dagana jusqu'aux environs de Bakel. Les dispositions hostiles des Toucou-
leurs, ainsi que leurs fréquentes tentatives de pillage sur nos commer-
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 91
çants, nous forcèrent souvent à organiser contre ces populations re-
muantes d'importantes expéditions. À la suite de ces dernières, on mit à
profit les divisions intestines des différentes tribus de celte confédération
en la morcelant peu à peu et en séparant plusieurs États importants. C’est
ainsi que le Toro formait en ce moment un pays indépendant, placé sous
notre influence et gouverné par un jeune chef, Amadou Abdoul, rallié
complètement à l'idée française et qui venait de visiter notre dernière
Exposition de 1878.
L'autre rive limite le pays des Maures Braknas, dont les tribus, tout
aussi rebelles à la civilisation que celle des Trarzas, font cependant un
commerce de gommes très aclif avec notre escale de Podor.
La navigation fut lente et pénible pendant les premiers jours. La nature
boisée des rives s’opposait au remorquage à la cordelle, et nous regrettions
vivement que ladministration coloniale, trop pauvre malheureusement,
n'ait pu encore procéder au débroussaillement de la rive gauche. On
obtiendrait ainsi un chemin de halage, qui serait du plus grand secours
aux chalands remontant le fleuve durant les basses eaux, et qui permet-
lait même d'employer des ânes pour soulager les laptots dans ce service
faligant. La monotonie de notre marche était cependant interrompue par la
vue des caïmans qui se chauffaient nonchalamment au soleil, dans une si
complète immobilité qu’on les confondait souvent avec quelque gros trone
d'arbre arrêté aux racines des siddems. Nos balles de mousqueton les dé-
rangeaient désagréablement ; ils plongeaient alors et une trainée san-
glante, visible à la surface de l’eau, nous montrait que nos balles n’avaient
pas toujours manqué leur but. Au sommet des berges, nous apercevions
encore de nombreuses bandes de singes dits à têle notre, tandis que les
aigrettes, au plumage couleur de neige, s'enfuyaient à notre approche.
Le 7, nous passions devant les villages d’Aleibé, de Boki et de Oua-
laldé. Ce sont les derniers du Toro, et leurs habitants ont un aspect des
plus misérables. Deux ans auparavant, j'avais été chargé de tracer la limite
entre ce pays et le territoire voisin, et je me rappelais encore l'hospitalité
que j'y avais reçue. Gette contrée est riche et les cultures pourraient,
comme dans le Cayor ou d’autres régions de la Sénégambie, y prendre un
développement considérable. Les villages se dispersent généralement à la
saison des cultures, et les habitants s’éparpillent le long des rives du
fleuve, où ils s’abritent dans quelques cases en paille, élevées à la hâte.
Les récoltes ramassées, ils rentrent au village principal.
Le lendemain, nous entrons dans le Lao, petit État toucouleur qui à
également séparé sa cause de celle du Fouta et s’est placé, il y a peu
22 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
d'années, sous notre protectorat. Nous apercevons sur la rive droite plu-
sieurs cavaliers maures armés de fusils et poussant devant eux, en criant
de toute la force de leurs poumons, des bœufs et des moutons volés sans
doute aux Peuls, pasteurs du Lao, dont les nombreux troupeaux couvrent
les plaines environnantes. En effet, un engagement avait eu lieu le matin,
et un fort parti de Maures qui avait réussi à passer le fleuve à la nage
pendant la nuit, s'était emparé de plusieurs de ces animaux qu'il poussait
devant lui jusqu'au moment où les ravisseurs deviennent insaisissables.
Ces faits se représentent tous les jours : les Maures vont razzier les trou-
peaux des Peuls; ces derniers les défendent ou vont par représailles enlever
à leur tour ceux de leurs ennemis. C’est une guerre perpétuelle, et le
Sénégal, qui forme un large fossé entre ces deux races, est insuffisant
pour empêcher ces vols et ces conflits à main armée.
Le 9, nous passons devant les villages de Cascas et de Dounguel et nous
franchissons, non sans peine el sans une grande perte de temps, le difficile
passage de Djoulédiabé, situé à la limite extrême de la marée. Les rives,
complètement déboisées, permettent le remorquage à la cordelle et, après
avoir doublé l'embouchure du marigot de Doué, dont nous avions déjà
pu voir l'origine avant Podor, nous venons mouiller au pied des hautes
berges que surmonte le blockhaus de Saldé. Ce petit poste, qu'occupe une
garnison d'une douzaine de tirailleurs, a été élevé en 1865 pour occuper
l'intervalle de près de cent lieues qui sépare les deux établissements de
Podor et de Bakel; il surveille en même temps la partie centrale du
Fouta. Sa petite escale est très florissante et, outre les transactions de
gommes, 1l s'y fait un commerce très actif de plumes et d'œufs d’autruche,
de peaux de fauves, etc.
Nous ne restons que quelques heures à Saldé et nous repartons après
avoir pris des vivres frais. Nous sommes alors en vue du Bosséa, habité
par la tribu la plus turbulente de la confédération toucouleur. Son chef,
Abdoul Boubakar, entouré d’une jeunesse ardente et vivant surtout de
pillage, ne cesse d’exciter contre nous les villages plus paisibles qui
bordent le fleuve et ont des relations de commerce suivies avec nos
taitants. Tant qu'on n'aura pas infligé un châtiment exemplaire à cet
incorrigible perturbateur, le repos de la colonie et la sécurité de nos
commerçants risqueront à tout moment d’être troublés.
Le fleuve présente toujours une grande largeur. Ses rives sont plus
boisées, surtout du côté du Fouta. Beaucoup de marigots sillonnent la
plaine qui s'étend jusqu'à Matam, et nous y voyons des traces de cultures
vastes et bien entretenues. A l'horizon surgissent de nombreux mon-
La mission entre Matam et Bakel.
E” \
.
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 25
ticules, qui bientôt se rapprochent, se réunissent eL consliluent de véri-
tables. chaînes de collines, d’une hauteur moyenne de cinquante mètres
et affectant toutes une forme tabulaire. Ces collines, que l’inondation
n'atteint Jamais et qui vont se dirigeant presque en droite ligne de l’ouesl
à l’est, établissent une voie de communication ininterrompue de Dagana
à Bakel. C’est la route que suivent en toute saison les caravanes qui
vont commercer dans l'intérieur, et la voie naturelle pour la ligne ferrée
projetée de l’Atlantique au Niger.
Le 14, nous nous trouvons devant Oréfondé, capitale de toute la confé-
dération toucouleur. C’est là que se réunissent généralement les assem-
blées où ces fanatiques musulmans combinent leurs projets contre nous et
nos protégés. Heureusement qu'il se fait dans ces palabres beaucoup plus
de bruit que de besogne et que les conspirateurs se dispersent le plus
souvent avant d’avoir pu prendre aucune détermination sérieuse.
Nous rencontrons beaucoup d’hippopotames. Ces énormes pachydermes
peuvent respirer en élevant seulement les narines au-dessus de la surface
de l’eau; aussi est-il assez difficile de les tirer. Ils s’annoncent de loin
par des grognements sonores el émergent souvent de l’eau à quelques
mètres à peine des chalands, qui pourraient ainsi être chavirés. Nous
ouvrons sur eux un feu nourri; mais notre chasse est décevante, car ces
animaux plongent aussitôt au fond du fleuve, et nous ne pouvons apprécier
les résultats de nos coups.
Cependant, malgré l'activité de nos laptots, nous n'arrivons que le LS à
Matam, sur la limite du Bosséa et du Damga, le dernier État du Fouta.
La tour de Matam, semblable à celle de Saldé, a été construite dans le
mème but que celle-ci. Nous ne nous y arrètons qu'une Journée et nous
nous mettons en roule le lendemain pour accomplir la dernière étape qui
nous sépare de Bakel. Le Damga est plus peuplé que les pays précé-
demment rencontrés; ses habilants sont des gens paisibles qui ne de-
manderaient pas mieux que d'être soustraits aux tracasseries conli-
nuelles d’Abdoul Boubakar. Plusieurs d’entre eux viennent nous offrir
du ut; 1ls nous demandent pourquoi le gouverneur ne les prend pas
sous sa prolection et ne leur fait pas payer l'impôl; eux aussi vou-
draient être Français comme ceux de leurs congénères qui habitent nos
cercles. Ün comprend combien ces braves gens sont fatigués de l’exis-
tence troublée que leur font les incursions incessantes de leurs voisins
du Bosséa.
Les arbres deviennent plus beaux. Ce sont des roniers, des palmiers
de différentes espèces, des tamariniers d’une grandeur et d’une élégance
26 VOYAGE AU SOUDAN FRANGAIS.
de forme admirables. Ces arbres au feuillage pittoresque, ces collines
dont les roches brun rougeâtre percent à travers la végétation qui les
surmonte, les villages de plus en plus rapprochés, donnent au paysage
une vivacité singulière, qui repose l'œil de la monotonie des forêts que
nous avons traversées jusqu'alors.
Nous franchissons le passage de Verma, où un mois plus lard nous
aurions été forcés de décharger nos chalands. Nous doublons l'embouchure
du marigot de Guérère et nous apercevons les premiers villages du Guoy,
État sarracolet qui s'étend jusqu'à la Falémé. Nous avons quitté les pays
toucouleurs et nous n'allons plus maintenant rencontrer jusqu’au Niger
que des populations plus ou moins hostiles à cette race de conquérants qui
se rendit si odieuse par ses cruautés, à l’époque où El-Hadj Oumar fonda
son immense empire musulman dans le Soudan occidental.
Les Narracolets où Soninkés constituent assurément la race la plus
intéressante de tout le bassin du Sénégal. Ils possèdent des qualités
d'ordre et d'économie qui les distinguent très visiblement des autres
nègres des contrées voisines. Ils comprennent les avantages du com-
merce, et leur existence, au lieu de s'écouler dans un farniente perpé-
tuel, comme c’est malheureusement le eas le plus fréquent parmi les
indigènes africains, est occupée utilement à de nombreux voyages qu'ils
font au loin pour échanger leurs marchandises contre les produits des pays
situés plus avant dans l’intérieur. On les voit arriver tout jeunes à Saint-
Louis ou dans nos escales du fleuve. Ils s’y emploient comme laptots,
muletiers, agents de traitants, tirailleurs, et dès qu'ils ont gagné une
somme d'argent suffisante, ils reviennent dans leurs villages. Ils achètent
alors deux ou trois ânes et un petit stock de marchandises qu’ils trans-
portent ensuite dans le Kaarta ou sur les bords du Niger, ramenant en
échange des pagnes, des boubous lomas, de l'or et, il faut bien le dire
aussi, des esclaves qu'ils vont revendre avec un gros bénéfice dans les
contrées qui en manquent.
Le 25 au matin, nous sommes devant Tuabo, résidence du Tunka ou
chef du Guoy. Quelques heures après, nous apercevons Bakel, dont nous
reconnaissons l'emplacement aux tours, visibles de loin, qui couronnent
les collines environnant le fort. Puis, celui-ci nous apparait avec ses con-
structions blanches et massives et, à quatre heures du soir, nous jetons
l'ancre au pied de la berge, heureux de quitter le raufle étroit et incom-
mode dans lequel nous venions de passer une vingtaine de jours. Nous
étions au lerme de la première partie de notre voyage et nous allions
prendre désormais la voie de terre.
CHAPITRE Il
Bakel. — Organisation du convoi. — Départ pour Médine. — Le cuisinier Yoro. — Nos chefs de
convoi. — Passage de la Falémé. — L'interprète Alpha Séga. — Tam-tam bambara chez Dama.
— Les Maures pillards. — Arrivée à Médine.
Le fort de Bakel date du commencement de ce siècle. Il a remplacé les
divers comptoirs fondés autrefois dans cette région par la Compagnie des
Indes pour exploiter les productions et spécialement l'or du Galam et du
Bambouk. C’est aujourd’hui un bel établissement, restauré par les soins
du gouverneur Brière de l'Isle, et composé de deux grands bâtiments,
réunis par une construclion plus petite, dont la terrasse sert de commu-
nication entre les deux ailes principales. Les logements des officiers, don-
nant sur de vastes galeries, y sont commodes et aérés; ceux des hommes
sont également confortables el bien disposés. On voit en somme que rien
n’a été négligé pour obvier, dans la limite du possible, aux inconvénients
qui résultent, pour nos Européens, d’un séjour prolongé dans un pays
malsain et couvert de nombreux marécages aux exhalaisons pestilentielles.
L’escale qui dépend du fort est la plus importante du fleuve. Il s’y fait, à
chaque saison sèche, un commerce très actif de gommes, d’arachides, de
chevaux, d'or, de plumes d’autruche, de peaux d'animaux, etc.
Le commandant de Bakel, M. le capitaine Soyer, nous reçut avec une
gracieuseté bien connue de tous ceux qui sont passés par là. C'était
d’ailleurs une vieille connaissance pour la plupart d’entre nous, car
tous nous avions eu déjà à user de sa libérale hospitalité quand notre
service nous avait appelés dans le haut fleuve. Que cet excellent cama-
rade et ami me permette de lui renouveler ici tous les sentiments de vive
amitié que lui ont voués les officiers de la mission du Haut-Niger.
À peine débarqués, nous nous mîmes tous à organiser le formidable
convoi qui devait transporter nos approvisionnements et les présents des-
tinés aux chefs indigènes que nous devions visiter. Cependant, nous ne
28 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
pûmes travailler beaucoup les premiers jours, ear les fatigues subies
pendant notre incommode voyage dans nos chalands se traduisirent par
des accès de fièvre, légers à la vérité, mais qui ne nous permirent pas
de vaquer en toute liberté à nos occupations. Bakel justifiait sa vieille
réputation d'insalubrité, et Je me souvenais encore de cette époque néfaste
où la fièvre jaune, dans l'hivernage de 187$, avait successivement enlevé
en peu de jours les officiers et soldats de la garnison. Il ne resta debout
que le commandant du poste, un vétéran du Mexique, et moi-même, à
qui l'on venait de confier une mission dans la Falémé, pour y étudier
la réoccupation du poste de Sénoudébou.
Nous réussissons enfin, grâce à l’activité de Piétri, que j'avais investi
de la direction supérieure du convoi, à mettre un peu d'ordre dans les
ballots et cantines renfermant notre immense matériel. Je réservai pour
nos bagages personnels les douze mulets affectés à lexpédition; ils
devaient former une section spéciale sous les ordres d’un chef muletier
qui nous attendait sur la route de Médine à Bafoulabé, où il était
employé en ce moment. Quant aux ânes, au nombre de deux cent cin-
quante, ils furent divisés en quatre sections principales sous les ordres
de quatre chefs de convoi, choisis parmi les employés indigènes de l’escale,
chez lesquels j'avais reconnu les aptitudes de commandement nécessaires.
Chaque section était subdivisée en un certain nombre de groupes, com-
prenant chacun dix à douze ânes et quatre ou cinq âniers. Je passai
plusieurs Jours à recruter une soixantaine de ces derniers et ce ne fut
pas sans peine que Je les décidai à quitter leurs cases et leurs familles
pour s’enfoncer avec moi dans des contrées qui leur étaient absolument
inconnues et qui jouissaient d'ailleurs auprès d'eux d’une très mauvaise
réputation. Enfin, une trentaine de Toucouleurs et autant de Bambaras
se rangèrent sous les ordres du lieutenant Piétri, qui, aidé de ses chefs
de convoi, s'empressa de les répartir d’après les règles indiquées ci-dessus.
Les noirs sont tellement faits au désordre, qu'il est indispensable, avant
loute opération entreprise avec leur concours, de prendre mille précautions
pour remédier, aulant que possible, aux inconvénients, souvent fort
graves, résultant de leur insouciance et de leur négligence habituelles.
Pour apporter encore plus de méthode dans nos derniers préparatifs,
je choisis, à trois ou quatre kilomètres de Bakel, un campement provisoire
vers lequel J'acheminais successivement les différentes fractions du convoi,
que M. Piétri recevait et organisait d’une manière définitive.
Le 6 mars au soir, nous y étions tous réunis. Le départ était fixé pour
le lendemain; tous nos bagages étaient là, alignés devant nos ânes,
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VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 91
tandis que nous courions à droite et à gauche, veillant avec soin aux
derniers arrangements. Enfin, tout étant terminé, nous allions nous
mettre à table, quand nous fûmes agréablement surpris par l’arrivée
des officiers de Bakel, qui avaient tenu à venir nous faire leurs adieux
avant notre départ. Deux cantines forment aussitôt une rallonge pour
notre table de campagne, et tous nous nous mettons à diner de bon
appétit. C’élait assurément un spectacle étrange que notre réunion sous
le tamarinier qui nous avait abrités de son ombre pendant la journée
et dont les branches soutenaient maintenant les fanaux de bord qui
nous éclairaient. Officiers de toutes armes et de tout grade, hommes
d’âges si divers, à la physionomie rendue parfois si sévère par lhabi-
tude du commandement et du danger, nous retrouvions là toute notre
gaieté, évoquant avec entrain et bonne humeur les souvenirs joyeux de
la patrie. Autour de nous, les indigènes, réunis par groupes el marmot-
tant les prières du Coran, contemplaient avec surprise ces blancs, bavar-
dant et riant avec une familiarité si en dehors de l'attitude austère et
de l'indifférence hautaine que le prophète recommande aux croyants
envers les infidèles.
Il était tard lorsque nos amis de Bakel nous quittèrent et lorsque
nous nous étendîimes sur nos lits de camp.
_ Comme la dernière étoile disparaissait du ciel, nous étions tous sur
pied. Au même moment un rugissement se fit entendre : « Voilà le lion,
nous dit Vallière, il ne doit pas être loin. Est-ce de bon augure? — Je
l’entends à droite, répondit le docteur Tautain, toujours sceptique. — Quoi
qu'il en soit, en route! » dis-je. Le signal est donné : Vallière et Tautain
prennent les devants pour trouver un bon campement à l’arrivée, et le
convoi s’ébranle. Cependant nous n’avions pu encore donner aux âniers
et à leurs chefs l'habitude de la marche. Nous les avions bien exercés à
charger leurs bêtes; mais, au moment du départ, tous étaient prêts en
même temps et ne purent retenir les bourriquots vagabonds, s'en allant
de ci, de là, brouter l'herbe de la prairie. Il se produisit une confusion
indescriptible, à laquelle nous essayâmes vainement d’apporter remède. Ce
qui augmenta encore le désordre au départ, ce fut le passage d’un marigot
profond et très encaissé, qui coupait la route à moins d’un kilomètre du
camp. Là les ânes laissent tomber leurs charges mal équilibrées; les
conducteurs inexpérimentés ne savent ni retenir ni recharger leurs
bêtes; les mulets eux-mêmes ont de la peine à passer, les cantines en-
combrent le sentier. La tristesse nous gagne... Comment pourrons-nous
faire les trois cents lieues qui nous séparent du Niger, si tous les jours
32 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
pareille confusion se produit au départ. Toutefois la confiance revient vite :
après tout, nous distinguons bien les causes de ce tohu-bohu presque
inévitable le premier jour; nos âniers sont encore peu faits au service que
nous exigeons d'eux; les charges sont mal équilibrées; notre surveillance
ne peut s'exercer d’une manière complète, Nous nous bornons done, pour
cette fois, à faire notre étape tant bien que mal et nous arrivons au vil-
lage de Golmi dans un ordre relatif. Nous avons longé la rive gauche du
Sénégal et traversé la forêt de Goura, véritable forêt de Bondy où les
Maures s’embusquent et arrêtent les voyageurs indigènes. Des morts
et des blessés restent souvent sur le terrain à la suite de ces fréquentes
allaques.
Le carré se reforme comme à notre dernier campement, et nous dres-
sons notre tente au pied d’un arbre louffu. Au total, la journée ne nous
aurait point paru trop mauvaise sans un accident qui fut très sensible à
nos estomacs, creusés par notre course au soleil, Tout était arrivé au
bivouac et les âniers commencçaient déjà à surveiller la cuisson de leur riz
el de leur couscous. Il ne manquait plus que le mulet portant notre ba-
gage culinaire, que nous avions confié pour quelques étapes à notre eui-
sinier Yoro. Et cependant Yoro était parti le premier! Informations prises,
notre Vatel s'était arrêlé dans un village sur la route pour faire ses adieux
à l'une de ses femmes, d'autant plus éplorée qu'il Pabandonnait sans res-
sources, pour une absence dont personne ne pouvait mesurer la durée.
Enfin notre mulet apparut. Je vous laisse à penser la réception qui fut
faite au cuisinier retardataire. Il n’est sorte d'injures qu'il n’essuyât,
avec le plus grand calme du reste. Vite! une omelette est sur le feu,
des poulets sont immolés à notre appétit, et en quelques minutes ce diable
d'Yoro nous convie à table. Puisque l'occasion s'en présente, je vous
dirai quelques mots de ce membre important de la mission à qui nous
avions dévolu la garde de nos casseroles et le soin de nos estomacs. Yoro
est un Toucouleur de la tribu des Laobés, tribu méprisée parce qu’elle
gagne sa vie en travaillant le bois, creusant des mortiers et fabriquant
des pilons pour écraser le mil nécessaire à la préparation du couscous.
Citons en passant un fait caractéristique : le plus profond dédain couvre
en Afrique les castes travailleuses, telles que les tisserands, les cordon-
niers, les forgerons. Les Laobés, qui sont répandus dans tout le Sénégal,
vivent à part, se marient entre eux et forment néanmoins l’une des tribus
les plus riches de ces pays.
À propos d'Yoro, notons encore cette particularité : notre cuisinier se
croit allié au serpent trygonocéphale, et la plus grande peine qu’il puisse
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 55
éprouver est de voir tuer un reptile de cette espèce. Pendant notre séjour
à Nango, sur les bords du Niger, il ne cessa de s'opposer à la destruction
d’une couvée de ces trygonocéphales, que nous avions découverte dans la
loiture de notre hangar et dont la mère avait failli mordre un jour le doc-
teur Tautain, menacé ainsi d’une mort foudroyante. Ce fait n’est pas un
conte inventé à plaisir, ni même une exception. Il n’est pas de noir qui
ne soit par sa famille allié à un animal quelconque et qui, à l'occasion,
ne se dépouille de tout ce qu’il possède pour sauver de la mort sa bête
patronymique. Tous les
nègres ont ainsi un
animal qui veille sur
la famille; celle-ci, en
échange de cette puis-
sante protection, com-
ble de prévenances le
lion, l’hippopotame, le
léopard, la gazelle, la
perdrix, etc., ou tout
autre individu à deux
ou quatre pattes. Nous
ne saurions affirmer que
ces parents d'un nou-
veau genre, comme le
lion ou le léopard par
exemple, répondent tou-
jours par de bons pro-
cédés à cette bizarre af-
fection. Nous n'avons étaien Vos!
jamais pu nous faire
donner l'explication de cette coutume superstitieuse. Mais revenons
à Yoro.
J'insiste sur son caractère, parce qu'il représente un type de noir que
l'on rencontre fréquemment parmi ceux de ces indigènes qui se sont
frottés quelque peu à notre civilisation. Yoro est vaniteux, menteur,
voleur; et cependant il à des qualités. D'abord, il est débrouillard; à
peine arrivé à l'étape, le déjeuner est préparé avec une rapidité surpre-
nante, et la table se couvre en un elin d'œil de plats à l'aspect réjouis-
sant. Notre homme a été successivement tirailleur, marmiton, muletier,
laptot; loujours quémandeur, loujours gouailleur, toujours misérable et
J
54 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
toujours absolument dévoué à son maître, qu'il vole cependant le plus
qu'il peut. Dans la mauvaise fortune, Yoro vendra son dernier boubou,
son griseris le plus précieux, pour satisfaire l'un de nos caprices. Dans
la retraite de Dio, ce brave garçon n’a cessé de tenir la bride de mon
cheval, le soutenant dans les mauvais pas, fouillant de son regard vigi-
lant les broussailles où les Bambaras étaient tapis, prêt à recevoir la balle
qui m'était destinée. À Nango, dès que j'avais la fièvre, J'étais sûr de
voir arriver Yoro, qui s’installait auprès de ma natte, me prodiguant les
soins les plus empressés avec des attentions de mère, el cependant la veille
je l'avais sans doute rudoyé, comme cela m'arrivait souvent lorsque la
malaria commençait à me travailler. Vous voyez que, malgré tous ses
défauts, Yoro mérite encore une certaine estime. Nous la lui avions
rendue tout entière à la fin du déjeuner. La rancune ne peut tenir quand
l'estomac est satisfait.
La chaleur était alors excessive et rien ne pouvait nous protéger l'après-
midi contre cette température étouffante. Une grande tLoile rectangu-
laire, que nous fixions aux branches d’un arbre, nous servait de tente,
mais elle était insuffisante pour nous abriter des rayons du soleil. Aussi
voyons-nous arriver le soir avec satisfaction. Nous prolitons des quelques
heures de jour qui nous restent pour nous occuper du convoi, faire les
modifications reconnues nécessaires le matin et utiliser l'expérience
acquise dans la marche précédente. Une nouvelle répartition de bagages
et d’ânes est faite malgré les protestations, peu écoutées d’ailleurs, de
quelques-uns de nos chefs âniers. Piétri réunit ces derniers et les me-
nace de lout mon mécontentement si un désordre semblable à celui de
la veille vient encore à se produire.
Tous nos chefs de convoi, montés sur de bons petits chevaux du pays,
élaient du reste pleins d’entrain et ardents à la besogne. Je vous ai déjà
cité Samba Ouri, qui avait le commandement des laptots, dont j'avais fait
des âniers en attendant mieux. C'était un excellent vieillard, estimé et
aimé de tous, toujours infatigable et prêt au travail. Il devait, hélas!
ètre l'une des premières victimes du guet-apens qui nous attendait dans
le Belédougou. Ensuite venait Makha Courbary, un grand et beau Bam-
bara, de famille royale, et qui commandait les âniers de sa race. Le troi-
sième de nos chefs était Thiama, que nous venions de prendre à Bakel,
où il élait commissaire de police. C'était un homme âgé, encore solide,
très actif, ancien Urailleur et dont le dévouement ne s’est jamais dé-
menti pendant notre rude campagne. Thiama était parent de Makha,
mais 1] n'avait pas, comme ce dernier, abandonné les coutumes de ses
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 59
pères. Il portait ses cheveux crépus, noués en tresses sous un immense
chapeau, que surmontait un gros pompon de paille d’aloès. Il était un
peu voûté, mais toujours gai et prêt à faire honneur au cognac que nous
lui offrions de temps en temps. Il avait tellement crié pendant les der-
niers Jours passés à Bakel qu'il avait pris une extinction de voix, qui devait
le suivre jusqu'au Niger. Silman N'Diaye, jeune Khassonké, frère de notre
interprète Alpha Séga, était le plus jeune de nos chefs de convoi.
Le 8, nous quittons Golmi, et c’est avec une satisfaction complète que
nous voyons cette fois, comme à une manœuvre bien ordonnée, défiler
successivement devant nous les sections du convoi dans l’ordre le plus
parfait. :
Nous sommes encore dans le Guoy, province dépendant du cerele de
Bakel. De longues chaînes de collines se dessinent dans le sud, mais,
vers le fleuve, le pays est très plat et les marigots sont les seuls obstacles
que nous ayons à surmonter pour le moment. On nomme marigots ces
petits affluents du Sénégal qui, généralement à sec une bonne partie de
l’année, se remplissent d’eau au moment des pluies et forment alors de
vastes fossés, larges et profonds, à berges d'un accès difficile. Nous sui-
vons le bord du fleuve à travers la forêt de Goura. Chemin faisant, on
nous montre un amoncellement de rochers qui sert d'embuscade ordinaire
aux Maures pour piller les caravanes gardées par des marchands inof-
fensifs. Il est regrettable que ces brigands ne viennent pas nous chercher
noise. Ils pourraient alors faire connaissance avec nos armes à longue
portée et se convaincre que ce n’est pas pour eux que nous nous sommes
donné la peine d'organiser notre superbe convoi.
Nous dépassons les ouvriers noirs chargés de poser les poteaux de la
ligne télégraphique qui devait unir Bakel à Médine, et nous arrivons à
Arondou, au confluent de la Falémé, où nous installons notre bivouac.
Nous avons devant nous maintenant un obstacle important à franchir,
la Falémé, belle rivière prenant sa source dans le Fouta-Djalon et déver-
sant, au moment des pluies, une masse d’eau considérable dans le Sé-
négal. Elle change complètement d'aspect en saison sèche, mais, quoique
les gués soient nombreux et faciles, son lit, profondément encaissé entre
deux berges à pic, présente un passage assez malaisé pour notre convoi.
Toutefois, nous résolûmes de ne pas perdre de temps et de tenter aussitôt
l'opération. Les bagages craignant le contact de l’eau, tels que les sacs de
sucre, de sel, les munitions, eté., sont embarqués sur un chaland et
transportés sur l’autre rive. En même temps, les ânes et les mulets, di-
rigés par leurs conducteurs, descendent dans la rivière el gagnent beau-
36 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
coup plus aisément que nous ne l’aurions tout d’abord imaginé, la pente
très raide qui donne accès sur un plateau déboisé où nous choisissons un
nouveau campement. Quelques chargements tombèrent à la vérité dans
l'eau, quelques mulets ou ânes roulèrent également du haut des berges,
mais en somme nous n’eûmes pas à constater de gros accidents, et l'opéra-
tion, commencée à dix heures du matin, était heureusement terminée à
cinq heures du soir.
Nous avons done franchi la Falémé. Un bain salutaire nous remet le
soir des fatigues de la journée, et nous pouvons, par un repas malheu-
reusement trop frugal, célébrer notre entrée dans le Kaméra.
Depuis Bakel, nous n'avions traversé que des villages directement soumis
à la France, c'est-à-dire nous payant l'impôt personnel, mais, jusqu'à Mé-
dine, le Kaméra est simplement placé sous notre protectorat. La route
était du reste aussi sûre et la population, paisible et travailleuse, appar-
tient à cette race de Sarracolets dont J'ai parlé plus haut. On les à
souvent appelés, et avec raison, les juifs du Soudan. Leur race présente
un type particulier qu'un habitué du Sénégal peut seul reconnaitre.
Moussa, le domestique du lieutenant Piétri, était précisément un Sarracolet
de Bakel. Son caractère, qui présente des contradictions analogues à celles
déjà signalées chez Yoro, mérite une mention spéciale.
Moussa à lamour des voyages et encore plus Famour du commerce.
Il est économe et sait ménager les ressources que la bonne fortune lui
envoie; au moment critique, il a toujours su trouver une poire pour la
soif. Pendant plusieurs mois, 1l a gardé les clefs des cantines de son
maître, qui n'a jamais eu à lui reprocher la moindre infidélité. À Bam-
mako, après le pillage de nos bagages, 1l a vendu sans bruit un peu d’or,
qu'il avait acquis par échange, pour nous procurer du lait et soutenir nos
chevaux par quelques mesures de gros mil. Eh bien, ce Moussa dévoué,
nous l'avons surpris plus lard nous volant nos cauris quand notre détresse
fut devenue moins grande et qu'Ahmadou nous eut envoyé de quoi pour-
voir à notre subsistance, Peut-on lui tenir rigueur pour de pareilles
peccadilles”?
La Falémé franchie et tout marchant à souhait, j'apportai un chan-
gement dans l’organisation du convoi : je lui donnai, pour ménager l’au-
torité de Piétri et aussi pour réduire ses courses au soleil, un chef noir
qui devait assurer l'exécution de ses ordres et servir d’intermédiaire
entre nous et les chefs de section. L'homme tout désigné pour cet emploi,
autant par son instruction relative que par l'influence qu'il avait sur nos
noirs, était notre interprète Alpha Séga, Khassonké de Médine. Alpha fut
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 37
donc proclamé chef supérieur du convoi et je lui confiai un drapeau trico-
lore, qu'il devait planter au milieu du camp et autour duquel venaient se
ranger successivement les différentes sections de notre nombreuse cara-
vane.
Nous avions remarqué que les âniers avaient déjà eu quelques discus-
sions au sujet de leurs bêtes. Pour couper court à toute cause de discorde,
nous donnâmes à chaque section un fanion, dont la couleur était repro-
duite par de petites bandes d’étoffe attachées au cou des ânes. Je connais-
sais le caractère des noirs et je ne négligeai aucune occasion d’exciter
leur amour-propre. Le convoi présentait ainsi un magnifique aspect
chaque section, précédée de son fanion, porté fièrement au bout d’un
fusil, avait à cœur de me prouver qu'elle n’était pas inférieure à ses
voisines. Les âniers mettaient alors d'autant plus d’entrain à leur besogne
.qu'ils étaient groupés par race et que la section des Ouolofs, par exemple,
tenait à servir de modèle aux sections des Toucouleurs et des Bambaras.
Alpha Séga dirigeait toute la colonne avec une satisfaction orgueilleuse
mal contenue.
Notre interprète était un singulier mélange de bien et de mal. Il s’expri-
mait correctement en français et connaissait tous les idiomes du Soudan
occidental. Il avait une grande habitude des mœurs ridiculement majes-
tueuses des princes nègres de ces régions ; il savait s’insinuer auprès d’eux
avec la plus grande habileté, s’en faire écouter et souvent les convaincre.
Je l'avais déjà apprécié dans deux voyages précédents et je comptais beau-
coup sur lui pour la conclusion des traités qui devaient nous ouvrir la
vallée du Haut-Niger. Alpha est de plus un aristocrate forcené, comme un
parvenu peut seul l'être. Il adore tous ces souverains, tous ces principi-
cules qui se comptent par douzaines dans les misérables villages de ces
contrées sénégambiennes. Aussi, comme il sait leur parler, les flatter,
obtenir ce qu'il désire! Voilà certes des qualités sérieuses pour un diplo-
mate nègre; mais en revanche que de défauts! Alpha a la faiblesse, lui fils
de prolétaire et de race excessivement mélangée, de se dire Peul du sang
le plus pur et prince de famille royale. « Voici les domaines de la cou-
ronne! » me disait-il, un jour que nous passions devant un champ ap-
partenant à l’un de ses frères, misérable habitant d’un village du Khasso.
IL possède en outre une vanité qui le distinguerait même parmi les nègres,
lesquels cependant ne laissent rien à désirer sous ce rapport. Il est vani-
teux avec une naïveté et une franchise qui ont souvent provoqué notre
hilarité. J'avoue d’ailleurs que ce défaut était pour moi un excellent
aiguillon pour le diriger, et que j'y ai eu maintes fois recours dans les
3N VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS
circonstances délicates et dangereuses où Alpha me servait d'intérmédiaire
avec les chefs du pays.
A partir de la Falémé, le convoi ne nous donna plus d'inquiétudes.
Notre marche était réglée de la manière suivante : Vallière et Tautain
partaient en avant et choisissaient, près d’un village que je leur indiquais,
un campement favorable à notre installation. Le convoi se mettait en
marche dans l’ordre prescrit. Piétri et moi, montés sur nos chevaux
arabes, nous le suivions: puis, dépassant peu à peu les diverses sections,
nous rejoignions nos deux camarades au bivouac. La colonne était ainsi
éclairée et les âniers étaient surveillés au départ et pendant la route. C'est
ainsi que nous fimes successivement les étapes de Négala, Sébékou et
Goré. Tous ces villages se ressemblent : ils sont bâtis sur le bord du
fleuve et entourés d'un mur en terre appelé fata dans le pays. À linté-
rieur, les cases, serrées les unes contre les autres, ne laissent pour le
passage que d’étroites et tortueuses ruelles, dans lesquelles le plus souvent
un cavalier a de la peine à s'engager. Les cases sarracolets sont formées
d'un mur cireulaire en pisé, un peu plus bas que hauteur d'homme et
surmonté d'un toit conique en paille, La terre bien battue forme le sol de
l'habitation; celle-ci n'a qu'une ouverture, ce qui la rend très chaude et
absolument insupportable lorsqu'on y allume du feu. Un chef de famille
possède généralement plusieurs cases, dont l’une pour lui et les autres
pour chacune de ses femmes. Toutes ces cases sont renfermées dans une
enceinte en terre, appelée keur en ouolof, et dans laquelle on pénètre par un
vestibule, sorte de case à deux portes.
Le pays tout autour de nous n'offre rien de remarquable. De temps en
temps, un marigot, une forêt ou des broussailles; puis, quand on approche
d’un village, des champs plantés de mil, appelés lougans par les indigènes.
Souvent, nous suivions exactement les bords du fleuve et nous pouvions
voir distinctement ces passages redoutés de nos avisos en hivernage et ces
rapides qui sont la terreur des pilotes noirs du Sénégal.
Le T1 mars au matin, nous avions planté notre tente au village de
Goré. C'est un centre important, habité par des Bambaras échappés au
sabre d'Ahmadou, dans la dernière expédition qu'il avait faite dans le
Kaarta en 1874. Leur chef, Dama, est de la famille des Massassis, qui
commandaient tout le Kaarta, il y a une trentaine d'années. Lui-mème,
après avoir lutté longtemps contre les Toucouleurs, s'était enfermé dans
le village de Guémonkoura, d’où le roi de Ségou parvint à le chasser après
un long siège, demeuré célèbre dans le pays. Dama vaincu se réfugia
sur le territoire soumis à notre protectorat et, avec les guerriers qui lui
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 59
restaient encore, il fonda le village de Goré, qu'il fortifia aussitôt avec
le plus grand soin. C’est un petit vieillard à barbe blanche et à figure
énergique, et assurément l’un des chefs noirs les mieux obéis que j'aie
jamais rencontrés pendant mes voyages en Sénégambie. Son nom est
connu dans tout le Soudan occidental, où il est très populaire parmi les
ennemis d'Ahmadou. Un sourire de joie éclaira son visage quand je lui
parlai de l'intention qu'avait le gouverneur de s'appuyer désormais sur
les Bambaras et les Malinkés pour détruire l'influence des musulmans.
Dama nous donna des nouvelles du docteur Bayol, que J'avais envoyé
à quelques journées en avant pour recruter des âniers. Mon médecin
était tombé gravement malade à Goré, et un accès de fièvre pernicieuse
avait même failli l'enlever. Il n'avait dû la vie qu'aux soins dévoués du
lieutenant Pol, de l'artillerie de marine, qui faisait alors l'hydro-
graphie de cette partie du fleuve et qui s’étail bravement installé au
chevet de notre malade, qu’il avait ensuite mené à Médine. On ne sau-
rait croire combien cette vie continuelle de dangers et de privations dé-
veloppe à un haut degré le sentiment de camaraderie entre les officiers
des différentes armes et des divers corps, appelés à opérer ensemble dans
ces régions insalubres, où l’Européen se sent comme isolé au milieu des
populations indigènes qui l’environnent. Pol est l’une des premières vic-
times qui soient tombées au Soudan pour l’extension de l'influence fran-
çaise, car il a été tué quelques mois plus tard à la prise du village de
Goubanko, près de Kita.
Dama nous fit à Goré un accueil des plus chaleureux. Il m’envoya deux
bœufs, des moutons, du lait, ete. Mais ces cadeaux n'étaient pas tout à
fait désintéressés, car, le soir, le rusé vieillard, quand j’allai le remercier,
me demanda à brüle-pourpoint si je voulais lui permettre de me confier
la plupart de ses guerriers, sous la conduite de son fils Gara Mamady
Ciré, pour m'accompagner dans ma mission et lui procurer les moyens
de reprendre le village de Guémonkoura. J’eus toutes les peines du monde
à lui faire comprendre que ma mission était purement pacifique et que
je ne désirais faire la guerre à personne. J'acceptai toutefois les offres de
Gara Mamady Ciré. Ce chef avait une grande réputation de bravoure dans
les régions du Haut-Niger où j'allais m’engager. Il avait fait longtemps
la guerre aux lieutenants d’Ahmadou, et l’on citait de lui des actes de
courage et d’audace tout à fait extraordinaires : ainsi, une fois il avait
traversé à cheval toute l’armée toucouleur, échappant miraculeusement
aux poursuites de ses ennemis. Je pensai done qu'il pourrait m'être utile
pour entrer en relations avec les Bambaras qui peuplaient les contrées
40 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
situées au delà de Kita. Je lui recommandai de faire ses préparatifs et lui
laissai un cheval pour qu'il pût me rejoindre sous peu de jours ; mais
j'insistai pour qu'il ne prit avec lui qu'une faible escorte et n'ayant
aucun caractère hostile.
Pour célébrer notre présence chez lui, Dama nous offrit le soir un fam-
tam, sorte de fête guerrière, à laquelle nous allions assister pour la pre-
mière fois. Le chef bambara nous envoya chercher en grande pompe par
son premier ministre, accompagné d'une nombreuse troupe de musiciens,
qui faisaient ensemble le plus abominable vacarme que j'aie jamais en-
tendu. Nous fûmes introduits dans le cercle: Dama était assis, les jambes
croisées, sur une peau de léopard étendue par terre; autour de lui, les
euerriers, groupés dans les attitudes les plus diverses et tous armés
de leurs fusils et de leurs lances. Celte foule, dans une nuit absolument
noire, n'était éclairée que par quelques torches fumeuses et présentait
un aspect des plus fantastiques. Je pris place à côté de Dama sur un
pliant qui m'avait été apporté par l’un de mes hommes; J'étais d’ailleurs
le seul à avoir un siège, car mes compagnons de voyage eux-mêmes
s'étaient mêlés aux Bambaras, avec lesquels, au grand plaisir de nos
noirs commensaux, ils se mirent aussitôt à fraterniser de la façon la plus
amicale. La danse commença. Nous connaissions le {am-lam ouolof, les
tam-tams toucouleurs et sarracolets, dans lesquels les femmes jouent
généralement le plus grand rôle; mais ici les guerriers seuls, les plus
nobles et les plus braves, parurent dans le cercle de la danse. Rien de
plus étrange que lorchestre de Dama : des tam-tams, sorte de longs
tambours donnant le nom à la fête elle-même; des trompes en bois creusé,
aux sons saccadés et monotones; des petites flûtes, dont les griots bam-
baras jouaient d’une manière assez harmonieuse. Bref, le tout formait un
ensemble très bizarre ; les trompes surtout, dont les trois notes, toujours
les mêmes, se succédaient sombres et tristes, finissaient par produire sur
nous une impression mélancolique. Pendant ce temps, les guerriers, le
sabre ou le fusil à la main, prenaient, à la lueur inégale des torches, les
poses les plus variées : se baissant, rasant la terre avec leurs armes, se
relevant en tournant sur eux-mêmes, jetant brusquement leurs bras au-
dessus de leurs têtes, ils dansaient, toujours en mesure, l’œil animé d'un
feu belliqueux. Gara Mamady Ciré, Makha, notre chef de convoi, se firent
successivement applaudir par les spectateurs enthousiasmés. Quand c'était
un de ces chefs nobles qui occupait ainsi le milieu du cercle, je remar-
quais que les assistants s’empressaient de lui passer leurs fusils tout
armés, que le danseur déchargeait et rendait ensuite à son propriétaire,
Danse du sabre chez Dama
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. A5
C'était à la fois un signe d’amilié et de déférence envers un chef de race
princière. La fête se termina par quelques fusées que je permis de lancer
et dont la vue émerveilla ces naïfs indigènes, qui n'avaient jamais assisté
à un pareil spectacle. Il était tard et nous devions faire une longue étape
le lendemain. Après avoir souhaité le bonsoir à Dama, nous nous reti-
râmes.
Le 12 mars, nous campions sur le bord du fleuve, au village d’Ambidédi.
Notre tente fut dressée sous trois grands fromagers, dont les troncs mesu-
raient chacun de quinze à vingt mètres de circonférence. L'ombre était
complète, car les rayons du soleil ne pouvaient parvenir à percer l’épais
feuillage qui formait au-dessus de nos têtes une magnifique voûte de
verdure. Nous passämes très agréablement les heures chaudes du jour.
C'est là que pour la première fois nous fûmes obligés d'intervenir dans
les disputes de nos äniers. l’un de nos laptots, à propos d'un âne mal
marqué, avait donné un coup de couteau à l’un de ses camarades tou-
couleurs. La blessure était heureusement fort légère ; cependant je fis aus-
sitôt mettre le coupable aux fers. Il était indispensable d'éviter à lave-
nir toute querelle de ce genre entre nos noirs, toute haine de race sur-
tout, qui aurait pu devenir fatale au bon fonctionnement de notre convoi.
Vers le soir, des coups de feu se firent entendre sur la rive droite.
C'était un combat qui se livrait entre les Maures et les Sarracolets du Gui-
dimakha, province renommée par ses magnifiques cultures d’arachides,
dont elle fait un grand commerce avec nos traitants du haut fleuve. Le
sujet de la lutte était toujours le même : des troupeaux que les Maures
voulaient s'approprier et que les bergers défendaient énergiquement. Ne
serait-il pas nécessaire de faire sur ces pillards un exemple terrible pour
mettre enfin un terme à un brigandage perpétuel !
Cet incident ne nous empêche pas de continuer notre route. Nous tra-
versons de beaux champs plantés de mil; le pays est d’une fertilité remar-
quable; les récoltes sont abondantes, et dans presque tous les villages nous
trouvons des marchands indigènes s’occupant à charger de grains des cha-
lands qui doivent être ramenés vers Saint-Louis à la hausse des eaux.
Notre marche est souvent entravée par de longues cordes d’écorce de bao-
bab, soutenant de petites calebasses ou des morceaux d’étoffe; elles abou-
tissent toutes à un centre commun, sorte d’abri en paille, dressé au milieu
du champ, d’où un esclave les fait mouvoir, en agitant les objets qui y
sont suspendus. En même temps, des enfants parcourent la plantation,
en poussant des cris aigus et en y jetant des mottes de terre. Tous ces
cris, tout ce mouvement ont pour but d'empêcher les oiseaux de manger
44 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
les récoltes sur pied. Et de fait, on ne saurait se faire que difficilement
une idée de l'énorme quantité de ces pillards ailés que l'on rencontre
dans ces parages. Aigrettes au blanc plumage, merles aux plumes mor-
dorées, cardinaux coiffés de leur ehaperon rouge vif, colibris aux ailes
dorées, toute cette gent emplumée, voltigeant autour de nous, finit par
nous fatiguer. Ajoutons-y de nombreuses bandes de perruches et de you-
vous qui, au grand désespoir des nègres, s'abattent avec une rapidité
réellement extraordinaire au milieu des hautes tiges de mil et attendent
presque d'être foulées aux pieds avant d'abandonner la place.
Pour nous, tous ces épouvantails dressés contre ces malfaisants vola-
tiles avaient le grave inconvénient de gêner nos hommes, d’effrayer nos
ânes et nos chevaux, et de les arrêter souvent dans leur marche. Aussi,
donnai-je l'ordre de couper toutes ces cordes, au fur et à mesure que
nous avancions. Les noirs, gens d'humeur facile, riaient en nous regar-
dant et nous laissaient faire.
Le 14, nous étions à Bongourou, village habité en grande partie par
des Pourognes, mulâtres de Maures et de Sarracolets. C’est aussi le pays
d'Alpha Séga, notre noble interprète, qui nous amena un tas de négrillons,
tous princes, tous moins habillés les uns que les autres et qui me souhai-
tèrent la bienvenue en termes d’une courtoisie parfaite. Dans la journée,
le tam-tam de guerre se fit de nouveau entendre. C'étaient encore les
Maures, qui, cette fois, avaient enlevé non seulement les troupeaux, mais
aussi les bergers. Tout est de bonne prise pour ces brigands. Les guerriers
de Bongourou partaient donc en guerre pour rattraper leurs gens ; ils tra-
versaient le fleuve en pirogues, brandissant superbement leurs fusils et
faisant un lapage des plus héroïques. Deux heures après, 1ls étaient de
retour, mais de bergers point. Les noirs sont si poltrons envers les Maures,
qui le savent bien d’ailleurs et en profitent!
La guerre n'empêche pas les plaisirs, au contraire. Vers le soir, une
foule considérable nous entoura. Les griots chantèrent nos louanges et l’on
nous offrit un tam-tam khassonké, différant essentiellement de celui de
Dama. lei les femmes seules dansèrent au son du tam-tam et de guitares
grossièrement fabriquées. Leur danse consistait en une série de mouve-
ments, faisant ressortir les formes parfois trop nues de ces almées; elles
tournaient rapidement sur elles-mêmes, en jetant les bras en avant et en
ramenant brusquement la tête en arrière entre les deux épaules. Ces diver-
tüissements durèrent jusqu'au milieu de la nuit, à la grande joie de nos
âniers, qui ne pouvaient se lasser d'admirer les poses gracieuses des balle-
rines khassonkaises.
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 45
Le lendemain, nous fûmes rejoints par une nombreuse cavalcade. C'était
Demba Sambala, neveu du roi actuel du Khasso, ancien élève de l’école
des otages, fondée autrefois à Saint-Louis par le gouverneur Faidherbe,
pour y élever et ramener à nos idées les fils ou les parents des chefs les
plus influents des populations nègres de toute la Sénégambie. C’est de cette
école que sont sortis nos meilleurs interprètes et les jeunes chefs, tels que
le souverain actuel du Toro et bien d’autres, que nous avons pu employer
ensuite d’une manière très avantageuse pour l'extension de notre influence
au Sénégal. On ne comprend réellement pas les raisons qui ont pu dé-
terminer, il y a quelques années, la suppression d’une institution aussi
utile et aussi indispensable à notre influence parmi les peuplades de la côte
occidentale d'Afrique.
Demba Sambala, avec qui j'avais déjà eu affaire en plusieurs circon-
stances, avait tenu à venir au-devant de moi el à m'escorler pour mon en-
trée à Médine. La fatigue de nos animaux ne me permettant pas d’attein-
dre ce poste le jour même, je bivouaquai au village de Kéniou, à quel-
ques kilomètres à peine de Médine; mais je fis continuer Vallière en le
chargeant de prendre toutes les dispositions nécessaires pour notre arrivée,
et de s’aider pour cela de Demba Sambala, qui remplaçait le plus souvent
son oncle dans le commandement des territoires environnant le fort.
CHAPITRE III
Le siège de Médine. — Organisation définitive de la mission. — Les chutes du Félou. — Le com-
bat de Sabouciré. — Route à travers le Logo et le Natiaga. — Les cataractes de Gouina. — Sites
remarquables. — Échelonnement des vivres.
Le poste de Médine a été élevé en 1855 par M. Faidherbe, à deux
cent soixante lieues de l'embouchure du Sénégal, près des cataractes du
Félou qui limitent la navigation du fleuve. C'était le moment où le ter-
rible marabout El-Hadj Oumar, après avoir conquis et dévasté toules les
contrées malinkés et bambaras situées entre le Sénégal et le Niger, se
proposait de s'attaquer à la domination française. Le gouverneur devança
ses projets et forma une colonne, qu'il dirigea aussitôt sur Médine; là il
trouva le roi Sambala qui l’attendait, entouré de ses sujets.
Le gouverneur lui dit :
« Je viens te demander compte du pillage de nos traitants sur ton terri-
loire.
— Ce pillage, c'est le marabout El-Hadj Oumar qui l'a fait. Moi, qui ai
toujours été l'ami des Français, j'ai cherché à l'empécher. J'ai offert cent
esclaves au marabout pour qu'il respectät vos biens; il m'a répondu
qu'il allait me couper le cou si je disais un mot de plus en votre faveur.
— Je te crois; mais alors tn avoues que tu n’es plus maître chez toi
et que Lu es incapable de protéger toi-même et tes hôtes contre les Tou-
couleurs.
— C'est vrai.
— Eh bien, moi, je vais me charger de le faire. Tu vas me vendre un
terrain où je me bâtirai un fort.
— Tu peux le prendre pour rien, puisque tu es le maitre ici.
— Non. Je n'agis pas comme le marabout et je ne dépouille pas les
gens parce que Je suis plus fort qu'eux. Voici le prix que je l'offre du
terrain que je vais te désigner,
“OUIP9 NX
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 49
— Jaccepie tes conditions. »
Le gouverneur fit établir le camp et traça immédiatement l'enceinte du
fort.
Quelques jours après, il rentrait à Naint-Louis, laissant le poste avec
deux canons et une garnison d’une cinquantaine de soldats, sous le com-
mandement d'un mulâtre, Paul Holle, homme intelligent et d’une énergie
extraordinaire.
Un an et demi après, le fort fut attaqué. Pendant quatre-vingt-dix-sept
jours, vingt mille Toucouleurs, fanatisés par les paroles prophétiques du
marabout, assiégèrent cette poignée d'hommes. Le 18 juillet 1857, les
vivres étaient complètement épuisés, une foule de malheureux étaient déjà
morts de maladie et de faim, le commandant allait faire sauter le fort
avec les gargousses qui lui restaient. Soudain, des détonations retentissent
vers le fleuve, en aval du passage des Kippes, si dangereux pour les avisos
de notre flottille à vapeur. Cest le gouverneur Faidherbe qui, bravant
tous les dangers résultant particulièrement de la hauteur insuffisante des
eaux en cette saison, arrivait avec deux bateaux à vapeur et quelques
chalands, portant six cents hommes. La petite colonne débarque aux Kippes,
le gouverneur à sa tête, et, appuyée par les deux obusiers du bateau,
repousse les Talibés et parvient jusqu’au poste, d'où Paul Holle et ses gens
venaient de sortir au-devant d'elle en chassant les ennemis embusqués.
Une petite pyramide, élevée au sud de l'enceinte du fort, conserve le
souvenir de cette héroïque action de guerre.
Le vieux Sambala, qui, depuis cette époque, avait toujours été notre
allié fidèle, était mort, plus que centenaire, quelques mois auparavant.
Il n'avait pas été donné à ce chef, témoin depuis trente ans des pro-
grès de notre influence vers les régions intérieures du Soudan, d’en-
tendre les sifflets de nos locomotives, s’élançant vers le grand fleuve
des nègres où la France devait mettre le pied la première, en attendant
que ses avisos vinssent jeter l'ancre devant Kabara, le port de Tom-
bouctou. C'était Makhacé Sambala, frère du vieux roi, qui dominait
alors dans le Khasso. On sait que, dans les populations de la Séné-
gambie, les fonctions royales se transmettent toujours de frère à frère,
et non pas de père à fils. Aussi les chefs de toutes ces régions sont-
ils généralement d’un grand âge, le plus souvent impotents et menés
par la nombreuse cour de flatteurs, qui sont les maîtres réels de la
situation dans toutes ces principautés nègres.
Le Khasso formait autrefois un seul État compact et puissant, s’éten-
dant sur les deux rives du Sénégal et conquis par des Peuls sur les
4
50 G VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
Malinkés du Bambouk. Désorganisé par ses guerres avec les Bambaras
du Kaarta et les Toucouleurs d'El-Hadj Oumar, il a perdu aujourd'hui
toute unité et se trouve divisé en trois provinces principales, indépen-
dantes les unes des autres : le Khasso proprement dit, le Logo et le
Natiaga.
Comme nous devions séjourner plusieurs jours à Médine pour y
donner à la mission son organisation définitive, il avait fallu chercher
un campement voisin du poste, permettant l'installation facile de notre
nombreux personnel et de nos trois cents animaux. Or les environs
de Médine étaient, en cette saison, secs, arides et dépourvus de bons
pâturages; les sources et les ruisseaux étant taris, le Sénégal pouvait
seul fournir l’eau nécessaire à une troupe importante; aussi notre em-
barras était-il grand. Enfin, Vallière nous choisit au sud du village
un vaste emplacement presque horizontal, ombragé par deux ou trois
grands arbres et entouré d’un cercle de collines rocheuses. Nous étions en-
soleillés par la réverbération des roches nues, et le fleuve avait le désavan-
age d’être un peu loin, Mais on n'avait pu trouver autre part un
endroit se prêtant mieux au va-el-vient incessant de nos hommes et de
nos animaux.
Le site était d’ailleurs remarquable : on apercevait tout à la fois et
le Fer à cheval et les Rochers des lions. Le premier de ces mouvements
de terrain est un cirque, entaillé dans la montagne, composé de roches
hautes de vingt à trente mètres, absolument verticales et formant une
sorte d'hémicycle; le fond de cette pittoresque enceinte est une prairie
verdoyante, Les parois présentent des cavités, habitées par de nombreux
singes cynocéphales dont les aboïiements assourdissent les visiteurs,
et par des hyènes qui viennent la nuit pousser leurs cris rauques jusque
dans les rues de Médine et sous les murs du poste, Quant aux Rochers
des lions, ce sont d'énormes blocs de grès, se dressant isolément au
sommet d'une colline dénudée et affectant les formes vagues de lions
acCroupis.
La mission arriva le 6 mars au matin dans un ordre parfait : chaque
chef de convoi, s'étant piqué d'honneur, tenait à se présenter devant
la population dans son bel appareil. Jamais les pavillons des sections
n'avaient flotté aussi fièrement, Aussi le défilé fut-il réellement impo-
sant et obünt-il les suffrages unanimes des habitants, qui n'avaient
Jamais vu une caravane si nombreuse et si bien ordonnée. Nos noirs,
orgueilleux et fanfarons comme {oujours, ne tarissaient pas sur l’ad-
miration dont ils avaient été l’objet, surtout de la part des Khasson-
Le roi du Khasso et ses conseillers.
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VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. D9
kaises, qui ont une réputation de beauté et de galanterie bien établie
dans tout le Sénégal.
Du 16 au 22, la plus grande activité ne cessa de régner dans le camp
et aux abords; nous avions d’ailleurs fort à faire. Les chalands du
commerce avaient transporté à Médine, vers la fin de décembre, un
très grand nombre de colis destinés à notre expédition; il fallait les
disposer afin de pouvoir les charger sur nos ânes. De plus, nous devions
prendre au poste même une certaine quantité de vivres pour notre nom-
breux personnel. Enfin, nous avions à composer l'escorte militaire qui
devait nous accompagner dans notre exploration et qui était organisée
d’après les principes énoncés plus haut. Elle comprenait sept spahis,
dont un brigadier. Ce dernier, Barka N’Diaye, vieux soldat, rompu
aux fatigues et aux dangers des expéditions africaines, nous choisit
lui-même six hommes, fortement constitués et habitués à se débrouiller
au milieu des difficultés qui nous attendaient. Ils étaient montés, ainsi
que nous-mêmes, sur des chevaux algériens provenant de l’escadron
de Saint-Louis. Le détachement de tirailleurs, un sergent, deux Capo-
raux, un clairon el vingt hommes, fut trié par moi avec le plus grand
soin dans la garnison de Médine, La plupart d’entre eux m'avaient
déjà donné des preuves non équivoques de leur fidéiité pendant ma
dernière exploration à Bafoulabé, et c'était avec une pleine confiance
que je les emmenais avec moi dans ce nouveau voyage. L'un des deux
caporaux, Bénis, était un mulâtre de Gorée; 1l était taillé en Hereule
et possédait une bonne instruction élémentaire. Lorsqu'il n'avait pas
à boire, e’élail un soldat accompli : intelligent, énergique, résolu,
prompt à trouver les voies et moyens dans les situations tendues. Dès
qu'il était ivre, ce qui lui arrivait malheureusement trop souvent el ce
qui l’avait retenu dans son grade de caporal, il n’y avait plus à compter
sur lui.
Les nouveaux bagages nécessitèrent la création d’une cinquième
section du convoi, dont Mamadou Coumba, ancien interprète, fut
nommé chef. Cet homme, que le docteur Bayol avait tenu à attacher à
son service personnel, en raison de son intelligence et de sa connais-
sance des langues du Soudan, venait d’être expulsé de son emploi à la
suite de vols commis au préjudice des administrés du poste de M’Bid-
jem, dépendant de Dakar. Je lui avais néanmoins confié le commande-
ment d'une fraction importante du convoi dans l'espoir qu'il cher-
cherait à reconquérir un peu d’estime par son zèle et son dévouement.
Ce fait indique dans quel embarras on se trouve souvent au Sénégal,
54 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
pour organiser une expédition quelconque; la pénurie d'hommes intel-
ligents, rompus à l’obéissance, à notre langue et à nos usages, est
telle, que trop souvent on n’a pas de choix.
Notre convoi devenait de plus en plus important et menaçait de
grossir encore si je ne prenais des mesures spéciales pour assurer,
aussi loin que possible, la subsistance des hommes et des animaux.
Je résolus donc, pour ne pas augmenter le nombre de nos bêtes de
somme, de faire échelonner des vivres sur notre route vers Bafoulabé
et le Bakhoy. L'itinéraire et le lieu des étapes m'étaient parfaitement
connus, ayant déjà effectué au mois d'octobre précédent, en compagnie
du lieutenant Vallière, une reconnaissance complète de la vallée du Sénégal
jusqu’au confluent du Bafing et du Bakhoy, comme je lai dit plus haut.
De Médine à Bafoulabé, la vallée du Sénégal, sur une longueur de cent
trente kilomètres environ, s'élève de près de cent mètres. Le cours du
fleuve suit cette ascension en présentant des biefs successifs d’étendue
extrêmement variable et dont les eaux, retenues par des barrages natu-
rels, plus ou moins élevés, n’ont en saison sèche qu'un très faible courant
avec des profondeurs souvent considérables. Cette disposition maintient
l’eau dans les régions supérieures, et l’on est très surpris, en arrivant à
Bafoulabé, de trouver un fleuve beaucoup plus large et plus profond qu’à
Médine. Il semble donc au premier abord que la navigation pourrait se
continuer au delà de ce dernier poste et servir exclusivement aux trans-
ports de vivres et de matériaux; mais on ne tarde pas à reconnaître qu'il
ne peut en être ainsi. Les barrages sont loin d’être à des distances régu-
lières; 1ls s'accumulent au contraire sur certains points en créant des
étendues de plusieurs kilomètres absolument impropres à la navigation.
De là l’impossibilité d'établir partout des communications faciles de bief à
bief. On peut dire que le fleuve doit être utilisé en toute saison depuis le
Félon jusqu'à Dinguira et même Boukaria; au delà de ce point, il fallait
renoncer aux transports par eau, car, jusqu'à Bafoulabé, il n'existe pas
moins de seize barrages, dont quelques-uns sont de véritables chutes, de
trois à cinq mètres de hauteur, sans compter les cataractes de Gouina, ayant
plus de quinze mètres d’élévation.
En conséquence, le caporal Bénis reçut l’ordre, quelques jours avant
le départ, de nous précéder avec des pirogues et de déposer à chaque lieu
d'étape jusqu'à Boukaria les vivres nécessaires à notre colonne. A Bou-
karia, il devait trouver un grand approvisionnement qui nous était destiné
et des bêtes de somme pour continuer, par terre, l'opération jusqu'à
Bafoulabé.
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. bb]
Cependant, notre séjour à Médine, au milieu de gens qui ne voyaient pas
tous d’un bon œil ma mission vers Ahmadou, devenait, en se prolon-
geant, une cause de dissolution pour le personnel de notre convoi. Les
Toucouleurs, avec leur versatilité ordinaire, n’avaient plus pour le voyage
l'enthousiasme des premiers jours et trouvaient leurs fatigues trop peu
rémunérées. Une véritable conspiration s’ourdit, et les mécontents, obéis-
sant à deux ou trois meneurs, vinrent bruyamment me menacer de m’aban-
donner si je ne leur faisais pas des conditions de solde supérieures à
celles primitivement arrêtées à Bakel. Cette effervescence ne tarda pas à
se calmer devant mon attitude décidée. Toutefois, je transigeai; car,
comme la plupart des explorateurs africains, je craignais de me voir délaissé
par mes convoyeurs au moment du départ et de subir ainsi des retards fort
préjudiciables au succès de l’entreprise. Mais je me promis bien de ne
pas oublier les noms de ceux qui avaient dirigé le complot et de leur faire
payer les inquiétudes qu'ils m'avaient causées, lorsque, plus tard, ils se
seraient enfoncés avec moi dans des régions moins hospitalières où un
homme isolé, surtout un Toucouleur, est exposé à faire sans cesse de
mauvaises rencontres.
Le 21 mars, nos affaires étaient terminées : nous avions échangé contre
des animaux plus robustes ceux de nos ânes qui s'étaient montrés fai-
bles et malades dans le trajet de Bakel à Médine ; de nouveaux chevaux
indigènes avaient été achetés; enfin, nous avions fait l'acquisition d’un
troupeau de bœufs destinés à nous donner de la viande fraiche pendant la
route. Le départ fut donc arrèté pour le lendemain. Comme à Bakel, les
officiers de Médine nous réunirent dans un dîner d’adieu où nous reçûmes
les témoignages flatteurs d’une véritable sympathie. Le soir, à ma rentrée
au camp, Je reçus la visite de deux riches traitants de Médine, Ousman
Fall et Abdoulaye Ba, qui m'étaient délégués par la population indigène
des villages environnants pour me souhaiter le bonheur le plus complet
dans mon expédition. Ousman Fall était accompagné de trois charmantes
petites filles, qu'il avait eues de la même femme ouolof et qui vinrent
elles-mêmes me saluer fort gentiment. « Bonjour, toubab”, reviens-nous
vite et fais attention aux trahisons des mauvais noirs de l’intérieur. »
Coumba, la fille d’Abdoulaye Ba, était également une belle personne d’une
quinzaine d'années, qui avait été élevée à Saint-Louis par une dame euro-
péenne ; elle portait un boubou et un pagne, dont les ornements excitaient
l'admiration de toutes ses compagnes. Les filles d’Êve sont partout les
1. C'est ainsi que les indigènes appellent les Européens en Sénégambie.
06 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
mêmes et l’on ne saurait croire combien les jeunes négresses aiment les
parures et les beaux vêtements.
Alpha Séga, qui était cinq ou six fois marié, profita de l'occasion pour
me présenter deux de ses femmes, l’une Ouolof, l’autre Khassonkaise.
Mon orgueilleux interprète avait bien fait les choses, et Fatouma et Aïssata,
vêtues el coiffées
chacune à la mode
de leur pays, por-
aient aux bras,
au cou et aux
oreilles de super-
bes bijoux en or,
travaillés, non
sans une certaine
habileté, par les
forgerons de Mé-
dine.
La présentation
se termina par une
sérénade que Tor-
Ullard, le griot de
Médine, ainsi bap-
Usé par nos sol-
dals et marins,
nous donna au
milieu de tous nos
hommes rassem-
blés autour de
notre tente. Tor-
Les = | üllard mélangeait
les airs indigènes
et français, et rien
de plus comique
que de l'entendre s'accompagner sur sa guitare, en nous chantant la Fille
de Madame Angot ou la Grande-Duchesse, qu'il estropiait d’une façon sin-
gulière. Je lui donnai quelques pièces de monnaie pour qu'il nous laissät
dormir, et nous regagnämes nos couchettes de campagne.
Abdoulaye Ba et sa fille.
Le premier obstacle que devait rencontrer le convoi se trouve aux portes
mêmes de Médine. La vallée du Sénégal, resserrée en ce point entre deux
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. o7
lignes de hauteurs, est complètement barrée par un amas de roches, d'une
trentaine de mètres de relief, connu sous le nom de plateau du Félou; en
arrière s'étend la belle plaine du Logo. L'examen du Félou est fort inté-
ressant : on croit y voir les vestiges d’une véritable digue qui, jadis, retenait
en amont les eaux du Sénégal et y créait un vaste lac ayant pour fond les
plaines du Logo.
Sa structure répond
parfaitement à cette
opinion : vers Sa-
bouciré, le plateau
s’abaisse suivant
une pente douce el
régulière, présen-
lant une vaste sur-
face de grès dénu-
dée où lon re-
marque les traces
d’agitation de l’eau
qui s’est retirée. Au
sommet de cette
pente se dressent
des blocs à formes
bizarres, qui sem-
blent avoir été rou-
lés et déposés par le
fleuve. Enfin, vers
Médine, le plateau
se termine brusque-
ment par des pentes
rocheuses et assez | É
abruptes. son a
Le Sénébal a Ousman Fall.
rompu cette digue
vers la partie droite de son cours et s’y est creusé un lit étroit, aux berges
presque verticales; mais une ligne de roches barre encore le fleuve en
retenant les eaux dans la plaine du Logo, et en y formant le magnifique
bief allant jusqu'à Boukaria. Ce barrage creusé, usé, poli, sculpté en
quelque sorte par le ruissellement des eaux, offre des détails très pitto-
resques : des voûtes d’où le liquide suinte goutte à goutte, des cascades,
D8 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
des cavernes aux réduits impénétrables, des pot-holes, sortes de chau-
dières creusées, en forme de troncs de cône renversés, par des cailloux
très durs et de différentes couleurs, auxquels des courants particuliers ont
imprimé un mouvement circulaire, qui à élargi le fond de l’excavation en
en polissant les parois.
Dans les pays de superstition et d’ignorance, les grands phénomènes
physiques sont toujours expliqués par des légendes plus ou moins vrai-
semblables, Le Félou ne fait pas exception à la règle et 1l a sa légende,
qu'un indigène nous raconta de la façon suivante :
« Il y a bien longtemps, un saint marabout, bien pauvre et bien vieux,
arrivait du désert en compagnie d’un seul homme de suite. Il venait
dans le Khasso pour prêcher la sagesse et convertir la population aux
pieuses doctrines du Coran. Il atteignit, après beaucoup de fatigues, la
rive droite du Sénégal et se trouva arrêté par l'immense fleuve, qui couvrait
alors toute la vallée. Le saint homme était fort embarrassé : son âge et
ses forces ne lui permettaient pas de franchir à la nage une pareille étendue
d’eau, et les piroguiers lui demandaient un prix trop élevé pour le trans-
porter sur l’autre rive. Désespéré de voir ainsi sa mission compromise
avant même de l'avoir commencée, il s’adressa directement à Allah, le
suppliant de faire un miracle en lui permettant de passer de l’autre
côté du grand fleuve. Sa prière fut écoutée. Un orage épouvantable, qui
fit trembler tout le pays, éclata au-dessus de l’abîime, puis une pluie de
roches énormes s’abattit avec fracas devant le pauvre marabout terrifié,
et, en un instant, il s’éleva une immense digue qui lui permit de traverser,
à pied sec, cette masse d’eau tout à l'heure infranchissable. Le Félou
était créé, et le reconnaissant disciple de Mahomet, à peine arrivé sur le
plateau, fil un long salam pour remercier Dieu de sa puissante interven-
tion. » Les croyants montrent encore sur la roche des traces assez vagues
qui, avec les yeux de la foi, deviennent celles des pieds, des mains et du
visage du saint homme. Un arbuste situé tout auprès est couvert de petits
lambeaux d’étoffe que les passants accrochent à ses branches en souvenir
de la pieuse tradition et dans le but de s’attirer les bénédictions du ciel.
Quoi qu’il en soit, le plateau du Félou, que nous avions exploré en hiver-
nage, nous avait paru malaisé à franchir. Les creux, les dépressions et les
profondes fissures qui séparent ces assises de grès formaient autant
d'obstacles, et l’on entendait le grondement souterrain des eaux se déver-
sant dans le fleuve à travers les cavités existant dans les roches inférieures
de la montagne. Mais k saison sèche avait transformé le Félou : en sui-
vant les ravines desséchées creusées par les pluies, on pouvait atteindre
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 59
assez facilement le plan incliné conduisant à la plaine du Logo. Toutefois,
il restait encore l'inconvénient du bruit sonore causé par les vides des
roches et qui, en résonnant sous les pieds des animaux. pouvait les
inquiéter el jeter le désordre dans le convoi.
Le 229 mars au matin, notre grande caravane s’ébranla dans le plus
Tortillard et les enfagts d'Ousman Fall.
grand ordre, les différentes sections séparées par des intervalles, pour faci-
liter le passage des endroits dangereux. Vallière et Tautain nous précé-
daient encore, avec quelques spahis d’escorte. Je marchais en tête de la
colonne avec Piétri et le docteur Bayol, celui-ci heureusement revenu
à la santé. Le détachement de tirailleurs était échelonné tout le long du
convoi pour aider les âniers dans les passages difficiles. Notre colonne,
60 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
avec ses douze mulets et ses trois cents ânes, ne tenait pas moins d’un
kilomètre à un kilomètre et demi de longueur. Grâce à toutes nos précau-
tions, le Félou fut franchi sans le moindre accident et, vers dix heures,
tout le monde était campé sous le tata de Sabouciré.
Ce village portait encore les traces du brillant assaut que lui avaient
livré les troupes françaises en septembre 1878. Les Malinkés du Logo
avaient pris, depuis plusieurs années, une attitude franchement hostile
aux intérêts de notre colonie. Ils refusaient de reconnaître l'autorité,
comme chef de la confédération khassonkaise, de notre vieil allié Sambala,
et, pour se venger de la protection que nous accordions à ce souverain,
ils s'étaient tournés vers les Toucouleurs de la rive droite du Sénégal
et mettaient toutes sortes d’entraves à notre commerce. Leur chef, Nya-
mody, sûr de l'alliance de Ségou et convaincu que son éloignement de
Saint-Louis le mettait à l'abri de nos coups, en était arrivé à rompre défini-
tivement avec le gouverneur et l'officier qui le représentait à Médine, et à
menacer de mort tout Français « blanc ou noir » qui s’aventurerait au
delà du Félou. Cette situation ne pouvait se prolonger sans porter une
alleinte funesie à notre influence dans le haut fleuve, et le gouverneur
Brière de l'Isle, avec la décision qui le caractérisait, avait aussitôt envoyé
une colonne expéditionnaire, Le colonel Reybaud, de l'infanterie de marine,
quittant le chef-lieu avec la plus grande partie de la garnison, était arrivé à
Médine sur les vapeurs et s'était jeté comme la foudre sur Sabouciré, qui,
quelques heures après, ne présentait plus qu'une ruine déserte. Le village
élit bien fortifié et la défense avait été acharnée, mais rien n’avait pu
résister aux coups de notre arlillerie et à l'assaut de nos soldats. Le tata
avail élé troué, les cases défoncées, le chef tué, et les défenseurs affolés
avaient cherché leur salut en se jetant dans le fleuve du haut d’une berge
de plus de dix mètres d’élévation. Ce magnifique succès, qui nous ouvrail
de nouveau la route du haut pays, nous avait coûté des pertes assez
sérieuses, Deux jeunes officiers d'infanterie de marine, le capitaine Dubois
et le lieutenant Béjoutet, étaient tombés en dirigeant leurs hommes à
travers le dédale du tata; plusieurs sôldats avaient été aussi frappés à mort.
Les restes de ces héros ignorés reposent aujourd'hui à l'ombre d’un gigan-
tesque baobab, sans que la patrie ait jamais pu honorer les noms des en-
fants qu’elle venait de perdre et qui cependant étaient morts pour ses in-
térêts extérieurs et la gloire du nom français. Les champs sénégambiens
sont couverts de ces sépultures oubliées, et ce sera toujours l’orgueil des
troupes de la marine de verser le plus pur de leur sang, simplement,
obscurément, sans compter sur les honneurs de la renommée. Ces
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. Gi
hommes, inconnus de la France et qui n’ont jamais ressenti la joie des
triomphes, ont pourtant montré dans les jours de malheur l’ardeur de
leur patriotisme; et les murs écroulés de Bazeilles, les plaines de Ba-
paume, les hauteurs d’Avron ont redit longtemps comment les braves de
l'infanterie de marine entendaient la défense du sol sacré de la patrie.
Je me rappelais encore avec horreur le retour de cette malheureuse
colonne. Les troupes s'étaient à peine embarquées sur nos avisos pour
rejoindre Saint-Louis que la fièvre jaune s'était abattue, sombre et impla-
cable, sur les officiers et soldats qu'avaient épargnés les balles des Ma-
linkés et les fièvres du Logo. Les bateaux s'arrêtaient souvent pour per-
mettre de creuser sur la berge les tombes des victimes, ensevelies dans
Tata de Sabouciré.
*
.,
de simples toiles de hamac. Pris moi-même par la maladie, j'avais dû
m'aliter dans l’une des cabines du Castor, tandis qu'autour de moi mes
malheureux camarades rendaient le dernier soupir, en proie aux hor-
ribles convulsions du vomito negro. Mais laissons là ces trop lugubres
souvenirs et reprenons notre récit...
La deuxième étape nous conduisit à Malou. La route est des meilleures;
elle suit d’assez près le cours du Sénégal sous la forme d'un étroit sentier;
puis, après avoir traversé les villages de Kakoulou, de Danguilla et avoir
parcouru un Joli pays bien cultivé, elle descend vers Malou, situé sur
les bords mêmes du fleuve. Une île verdoyante occupe le milieu du
cours d'eau, très large et très profond sur ce point. Au soir, les bruits
du tam-tam vinrent troubler notre sommeil; e'étaient les habitants qui
62 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
faisaient tout ce vacarme pour chasser les hippopotames qui, sortant du
fleuve, venaient paître et ravager leurs cultures de maïs et de mil, Quel-
ques mois auparavant, lorsque nous descendions le fleuve en pirogues,
au retour de Bafoulabé, nous nous élions vus subitement entourés à Ma-
lou par une bande de ces animaux, auxquels nous n'avions échappé qu’en
hâtant vivement la marche de nos embarcations.
Un peu avant d'arriver à Malou, nous avions fait la rencontre du lieu-
tenant Marchi, auquel le gouverneur venait de confier la garde du poste
avancé de Bafoulabé. Depuis quelque temps, les arrivages de vivres de-
venaient rares, et la garnison, ainsi que les nombreux ouvriers du poste,
allaient bientôt manquer de tout. M. Marchi avait voulu éviter cette
extrémité pleine de périls; et, avec son activité et son énergie ordinaires,
il allait seul, au trot de sa mule, à travers les forêts du Natiaga, dans
le but de gagner rapidement Médine, centre de tous les approvisionne-
ments. Cet officier était pour nous tous une ancienne et sympathique
connaissance, et 1l fallut, maigré son impatience, qu'il s’arrêtàt pour
déjeuner avec nous. Puis, on se donna rendez-vous à Bafoulabé, car
notre camarade espérait accomplir son voyage et nous devancer encore à
son poste; c'est d'ailleurs ce qu'il fit avec l'étonnante rapidité d'action
qu'il mettait en toule chose.
Le lendemain matin, nous campämes à Dinguira sous un magnifique
ficus au feuillage épais et ombreux. Dinguira était, il y a peu d'années
encore, un beau village bien bâti et bien cultivé. Aujourd’hui, il n'offre
qu'un amas de ruines, résultat de la guerre implacable que les gens du
Logo faisaient au vieux roi Sambala. C’est bien dommage, car il n’existe
peut-être pas dans toute la vallée du Sénégal un sile aussi beau que
celui de Dinguira : une haute montagne, le Sakamérakrou, ayant la forme
d'un casque, barre la vallée et oblige le fleuve à faire un coude très brus-
que et très allongé. Avant de tourner la montagne, les eaux du Sénégal
s’élalent en formant plusieurs îles couvertes d'une végétation luxuriante,
au milieu de laquelle émergent d'innombrables rôniers, sortes de co-
lonnes naturelles, surmontées d’un élégant panache de verdure ; ce sont
les arbres les plus gracieux de tout le Soudan. Sur la rive gauche, autour
des ruines mêmes du village, s'étend une petite plaine bordée de hau-
teurs el d’une rare fertilité ; on y remarque d'énormes fromagers consti-
tuant pour les caravanes des campements agréables et pleins de fraicheur.
Comme l'étape avait été courte et peu fatigante, chacun s'arma aus-
sitôt de son fusil de chasse, dans le but d'améliorer la carte du déjeu-
ner. Piétri rapporta deux perdrix et trois poules de Pharaon; Tautain,
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 65
toujours enragé dans ses recherches entomologiques, revint triomphant
en agitant deux énormes scarabées qui devaient, disait-1l, combler un vide
important dans les vitrines du Muséum de Paris; quant au docteur Bayol,
il avait été plus pratique et il ra de son carnier une sorte de gros rat sans
queue, de la taille d’un lièvre ordinaire et dont la chair fut trouvée déli-
cieuse par nous tous. Ce petit quadrupède est très commun dans cette région,
et nous l'avons souvent vu courir dans les rochers, en longeant plus tard le
Bakhoy. Les Malinkés l’appellent daman; son nom scientifique est hyrax.
Vallière avait continué sa route sur Boukaria, afin de faire activer l’éche-
lonnement des vivres vers Baloulabé, en réunissant tous les moyens de
transport qu'il pourrait rencontrer ; mais, malgré ses recherches à Man-
sonnah et aux environs, il ne pul trouver une seule bête de somme, el
x
Le Sakamérakrou.
lorsque, le lendemain, la mission tout entière fut transportée à Boukaria,
nous vimes qu'il fallait perdre plusieurs jours à ce campement, si nous ne
nous débrouillions pas nous-mêmes pour suffire à nos propres besoins.
Heureusement que ma mission était solidement organisée et que je pou-
vais compter sur l'intelligente décision de nos compagnons et sur la bonne
volonté de nos noirs, déjà entraînés par notre marche depuis Bakel. Tout
le monde voulait le succès, et nous commencions déjà à admettre ce
principe que nul obstacle ne devait nous arrêter dans notre marche vers
le Niger. En peu de temps j'eus pris mes dispositions : trois sections
du convoi abandonnaient leurs bagages à Boukaria pour partir le soir
même sous la direction de MM. Piétri et Vallière, et transportaient à Ba-
foulabé de neuf à dix mille kilogrammes de grains et de vivres; au delà
de ce point, Vallière, avec les mulets et les ânes de ce poste, devait pro-
64 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
céder à l’échelonnement des approvisionnements le long du Bakhoy, en
même temps qu'il éclairerait ma marche, annoncerail mon arrivée aux
chefs indigènes et commencerait à lever la route inconnue qui devait
nous mener vers Kita. Piétri devait s'arrêter à Bafoulabé pour y orga-
niser le passage du Bafing par notre grosse colonne.
Le site de Dinguira, avons-nous dit, est le plus beau de la vallée du
Sénégal; mais il est bien moins majestueux et cause beaucoup moins
de surprise que celui de Boukaria. Notre campement était en effet situé
sur le bord même du fleuve, au centre d’une plaine assez étendue, en-
tourée d’un cirque de montagnes, dont les hautes assises de grès se dres=.
sent en murailles verlicales, en affectant les formes les plus inattendues.
C'est d'abord, sur la rive droite, le Makha Denez ou Logobakrou, vaste
*
Mont Makha Denez.
’
table horizontale, formant une gigantesque masse eubique de quatre à
einq kilomètres de côtés; puis, le mont Duley, immense prisme parfai-
tement régulier et enchässé dans un socle provenant des terres d’érosion.
Un petit mamelon le surmonte; on dirait un fort du moyen âge, cou-
ronné de son belvédère et défendu par de hautes murailles à pie. De
larges fissures de rochers complètent l'illusion en simulant des embra-
sures. Enfin, sur la rive gauche, l’entassement bizarre du cirque de
Mansonnah avec ses tables parfaitement planes, ses cônes aux arêtes géo-
métriques, ses aiguilles droites et dont l'aspect étonne l'œil. Au milieu
de ce dédale s'ouvre l’étroite vallée de Tinké, menant dans le Bambouk
et ouvrant une voie naturelle vers la Falémé et la Gambie.
C'est à Mansonnah, capitale du Natliaga, que nous avions campé six mois
auparavant, alors que les inondations exceptionnelles de l’année précédente
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS 6
nous avaient empêchés de suivre les bords du fleuve. Notre marche, dans
ces terrains détrempés par des pluies torrentielles, avait été des plus
pénibles, et une mare de deux cents mètres d’étendue environ nous
avait arrêtés un jour pendant près de quatre heures. Aussi tous nos
Mont Duley.
chevaux et tous nos mulets, empoisonnés par les exhalaisons de ces ma-
rais, avaient-ils succombé à Mansonnah, nous forçant d'achever notre
roule dans un état lamentable.
Le 16 mars, je quittai Boukaria. J'y laissai le docteur Tautain à la garde
Entrée de la vallée de Tinké.
des colis qui ne pouvaient être emportés et que les sections, parties la
veille, devaient venir rechercher dès qu'elles auraient terminé leur mis-
sion spéciale pour le transport des approvisionnements à Bafoulabé. On voit
combien le convoi joue un rôle important dans loutes ces expéditions afri-
6]
66 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
caines. Quand le convoi suit, tout marche à souhait : les hommes et les
animaux trouvent une nourriture abondante, les malades sont bien soi-
unés, les indigènes, flattés des cadeaux qu'on leur offre, accueillent les
voyageurs avec enthousiasme. Que le convoi vienne à manquer, toul
va mal : le personnel, mal nourri, mal soigné, voit ses forces physiques
et morales disparaître peu à peu; les animaux tombent épuisés de fatigue
et de faim, traçant de leurs cadavres la_voie suivie par l'expédition, vouée
dès lors à une mort certaine et misérable, Aussi, je ne saurais trop
m'appesantir sur la nécessité d'établir au plus vite la route qui doit
relier nos futurs établissements du haut pays. Il ne faudrait pas élever
un posle sans qu'une voie carrossable ne lunit aussitôt à celui qui le
précède. Nous n'avons plus iei le Sénégal, qui ouvre entre nos forts
une communication toute naturelle. Il faut donc le remplacer par une
route permettant de supprimer ces immenses caravanes d’ânes et de
bêtes de somme, qui ne peuvent transporter que des chargements d’un
poids relativement faible et que quelques voitures où wagons suffiraient
à véhiculer à peu de frais jusqu'à des distances considérables. Que nos
ingénieurs évilent ces tracés trop étudiés et sacrifient la perfection du
travail à la simplicité et à la rapidité. Tant que nos postes de Médine,
de Bafoulabé et de Kita n'auront pas été réunis par une bonne route,
notre Situation dans le haut pays sera des plus précaires et à la merci
de la moindre complication politique dans le Soudan occidental.
Nous reprenions done notre marche vers Bafoulabé. Les animaux, on le
voil, nous manquaient, mais chaque jour nos cent vingt hommes ainsi
que nos quarante chevaux et mulets absorbaient de grandes quantités
de vivres, et l'encombrement n'était que passager. Nous espérions bien,
après Bafoulabé, n'avoir plus besoin d'établir ee va-et-vient de convois,
qui harassait tout le monde, bêtes et gens. Nous franchissions le remar-
quable défilé de Tékoubala, ouvert à travers deux hautes murailles ro-
cheuses, du sommet desquelles les grands singes cynocéphales nous
saluent de leurs aboiements prolongés. Nous tournons le mont Duley,
aux formes si singulières, et débouchons derrière le petit village de
Tintilla, gracieusement assis au bord du Sénégal. En face, sur la rive
droite, le Makha Gnan porte dans les airs ses deux tours jumelles, sem-
blables à celles d’une cathédrale gothique.
La température augmente de plus en plus et nous n'avons pas moins
de quarante degrés à l'ombre, ce qui rend tout repos impossible. Le
lendemain, par un sentier à peine tracé, se déroulant dans le dédale des
mamelons, pies et hauteurs de toutes sortes qui couvrent la plaine,
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 67
nous nous transportons jusqu'à la célèbre chute de Gouina. Entre Tin-
tilla et Gouina, on est obligé de franchir le Bagouko, rivière de cin-
quante à soixante mètres de largeur, dont le lit, peu profond, est garni
de roches qui rendent le passage difficile; heureusement, il s’est formé
Mont Tékoubala.
près de son embouchure des amas sablonneux, qui ont créé un gué assez
commode à traverser. Gette rivière, que nous avions vue quelques mois au-
paravant, roulant un gros volume d'eau, était maintenant presque à sec.
Après le Bagouko, on parcourt un pays fertile et l’on parvient au petit
Mont Makha Gnan.
villace de Banganourz, colonie d'agriculteurs venus de Mansonnah. C’est
Le) (e] (e)
peu après ce village que l’on aperçoit dans le lointain la cataracte dont le
bruit, par des vents favorables, s'entend à de grandes distances. L'aspect de
O
la chute est bien différent selon les saisons : pendant l'hivernage, le fleuve,
68 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
augmenté par les pluies, atteint une largeur de deux cents mètres environ
et se précipite comme une masse au pied de la chute, d’où s'élève un im-
mense nuage d'eau et d'écame. Le courant est tel, dans la partie supé-
rieure, que des hippopotames ont été souvent entraînés et retrouvés, meur-
(ris par les roches, à plusieurs kilomètres en aval. Si, au moment des
hautes eaux, on se transporte au-dessus du barrage, on est vérilablement
saisi par la majesté du spectacle et le fracas formidable de cette énorme
quantité d'eau, se précipilant de quinze mètres de hauteur pour aller se
briser en poudre humide sur des rochers pittoresques. À la saison sèche,
l'aspect est moins imposant, mais beaucoup plus gracieux : les blocs
de grès, mis à nu, présentent des surfaces polies et lissées par Îles
eaux, ayant par endroits beaucoup de ressemblance avec le porphyre; le
fleuve, dont la largeur est réduite de moitié, n'arrive plus avec le fraças
de l'hivernage. Ses eaux se glissent par les crevasses et vont sourdre
entre les rochers, s'élevant en gerbes aux perles irisées, retombant en
petites cascades argentées ou en chutes successives, dont l’ensemble
ravit le regard. On se complaît d'autant plus devant ce spectacle que le
paysage environnant est fort médiocre ; le Sénégal, sortant d'une vallée
étroite, limitée de tous côtés par des hauteurs dénudées, ne présente qu'une
végélation rabougrie et une herbe desséchée.
La mission quitta Gouina pour aller camper vis-à-vis de Foukhara, petit
village situé dans une île, au milieu du fleuve. Comme à Malou, les
habitants sont souvent inquiétés par les innombrables hippopotames qui
peuplent le Sénégal, et, la nuit, pendant que les récoltes sont sur pied, les
griots sont obligés de battre le tam-tam pour éloigner les monstres, qui, sans
ce vacarme incessant, iraient fouler les champs de mil et dévoreraient toutes
les ressources de l’année.
Le 29 mars, nous sortions du Natiaga. Ce petit pays forme une annexe du
Logo, avec lequel il était allié au moment de lattaque de Sabouciré. Au-
jourd’hui il essaye péniblement de panser les blessures que lui a faites une
guerre de dix années; il se met à reconstruire ses villages, il rappelle ses
habitants, qui, pour fuir les incursions des Khassonkais, s'étaient réfugiés
vers le sud, dans les montagnes du Bambouk. Mais tout cela demande du
temps, et les quelques villages que nous avions traversés jusqu'alors étaient
bien misérables. Que d’amères réflexions nous assaillaient lorsque nous
pensions que des sites comme ceux de Dinguira, de Boukaria, étaient dé-
pourvus d'habitants, et, au lieu de champs riches et étendus, n’offraient que
des surfaces incultes, envahies par une végétation sauvage et parcourues
seulement par des fauves de toute espèce.
Calaracte de Gouina.
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2,
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 71
Nous mimes deux jours pour aller de Foukhara à la mare de Talahari. La
route traversait un véritable désert, où des ruines accumulées attestaient
la présence de centres jadis importants, aujourd'hui abandonnés et dont
le voyageur a souvent de la peine à reconnaitre l'emplacement au milieu des
hautes herbes qui recouvrent les bords du fleuve. Notre long convoi éprouva
de nombreuses difficultés et de grandes fatigues à parcourir le sentier ro-
cheux et à peine frayé qui conduisait à notre nouvel établissement de Ba-
foulabé ; mais il n’y eut aucun accident ni aucun dommage. Le Bougueda,
la rivière de Balougo, le col de Goubougo, le torrent de Moumania, alors à
sec, furent en somme franchis avec assez d’entrain, et l’on arriva en bon
ordre à la mare de Talahari, grande surface d’eau stagnante, recouverte de
nénuphars et peuplée d'énormes hippopotames. Elle est située au fond d’une
dépression, dont les bords, garnis d’une végétation herbeuse, doivent être
soigneusement évités, si l'on ne veut pas s’enfoncer dans la vase. Nous cam-
pâmes pour la première fois sous un grand karité ou arbre à beurre (Bassia
Parkü), dont le feuillage clairsemé ne nous garantit que très imparfaite-
ment de la chaleur du jour. Est-ce cette raison ou le voisinage de la mare,
toujours est-il que je fus atteint ce jour-là d’une véritable insolation qui
m'inspira un moment des inquiétudes. Toutefois, trois ou quatre doses de
quinine triomphèrent de la fièvre violente qui s'était déclarée chez moi
et, le lendemain, je pus accomplir la dernière étape de Bafoulabé. Je n'étais
pas encore très solide sur mon cheval, mais ce sont là des accidents trop
communs dans ces régions pour qu'on s'y arrète longtemps.
Nous avions déjà passé le village de Mahina et nous longions la rive
gauche du Bafing, dont les eaux nous apparaissaient à travers les beaux
arbres de la forêt où nous chevauchions, lorsque nous rencontrâmes le lieu-
tenant Marchi, venu au-devant de nous. Il nous eut bien vite entraînés sous
les baraques provisoires qui lui servaient de demeure en attendant que
le poste fût construit, et nous nous trouvâmes en face de joyeux compagnons
et d’une bonne chère, double plaisir qui nous fit vite oublier notre rude
apprentissage du métier de voyageurs.
CHAPITRE EY
Bafoulabé. Passage du Bafing et entrée en pays inconnu. — L'interprète Alassane et le vieux
Sambo, — Route le long du Bakhoy. — Incendie de Demba-Diouhé, — Palabre au village de Kalé
avec Diouka-Moussa. — Défilé du Besso. — Séjour à Niakalé-Ciréa. -— Brèche dans la montagne.
— Attaque de lions et d’hippopotames. — Solinta et Badumbé, — Préparation du fer. — Les
ânes commencent à succomber aux fatigues el aux blessures.
Bafoulabé est le confluent des deux rivières qui forment le Sénégal. Son
nom lui-même signifie « deux rivières ». La plus importante, le Bafing,
fleuve noir, n'a pas moins de quatre cent cinquante kilomètres de lon-
eueur. Elle vient du sud et sort des massifs du Fouta-Djalon. La deuxième,
le Bakhoy, fleuve blanc, venant de l’est, coule dans la partie la plus basse
du bassin du Sénégal, et l’on peut considérer son thalweg comme la voie
naturelle la plus courte entre nos établissements du haut fleuve et le Niger.
Bafoulabé, situé à cent trente kilomètres environ de Médine, était done
tout désigné pour servir d'emplacement au premier des postes que nous
voulions échelonner jusqu'au Djoliba, le grand fleuve des nègres. De plus,
l'occupation de ce point pouvait seule nous permettre d'ouvrir des relations
avec les populations malinkés où bambaras qui nous séparaient du Niger.
Ce sont ces considérations qui, on la déjà vu, avaient amené le gouverneur
Brière de Plsle à faire exécuter, six mois auparavant dans eette région dif-
licile et que les inondations de l'hivernage avaient presque rendue impra-
ticable, une reconnaissance préliminaire. Arrivé le 12 octobre à Bafoulabé,
J'avais trouvé le pays dans un état singulièrement favorable à ma mission.
Tous les chefs malinkés du haut Sénégal, révoltés contre Ahmadou, étaient
réunis à une Journée à peine au-dessus du confluent. Ils assiégeaient le
tata d'Oualiha, possession d’un chef indigène partisan des Toucouleurs.
Je ne crus pas pouvoir aller à Oualiha; je désirais garder les apparences
d'un simple explorateur et ne pas me compromettre envers Ahmadou.
Mais je fis prier les chefs de venir à un rendez-vous. Ceux-ci, après
avoir obligé mes envoyés à boire de l’eau-de-vie pour se convainere qu'ils
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 15
n'avaient pas affaire à des adeptes de l’islamisme, se rendirent à mon invi-
tation. Tous accueillirent avec un grand empressement le projet d'installer
les Français au milieu d’eux et notamment à Bafoulabé. Les Malinkés du
Bambouk, du Bakhoy, du Bafing et de Kita, les Peuls du Fouladougou
m'assurèrent que notre arrivée serait accueillie avec une grande joie dans
le pays. Le fils du chef de Kita insista même pour que la résidence de son
père füt choisie immédiatement pour l'emplacement de l’un des nouveaux
postes que nous voulions construire. Un neveu des chefs maures de Bam-
mako s'engagea en outre à nous guider jusqu'à ce célèbre marché. On
a vu comment tous ces envoyés avaient été accueillis à Saint-Louis, et com-
ment la mission du Haut-Niger avait été ensuite organisée. À mon arrivée
à Bafoulabé, j'avais ainsi avec moi quatre chefs indigènes, qui devaient me
servir d'introducteurs auprès des populations avec lesquelles j’allais entrer
en relations jusqu'au Niger. C’étaient Ibrahima et Founé, fils du chef de
Kita, Abderamane, neveu d’un chef de Bammako, et Khoumo, fils du chef
de Niagassola dans le Manding.
Le gouverneur avait poussé activement l'occupation de Bafoulabé. Dès
le mois d'octobre, 1l avait envoyé les cinquante hommes destinés à former
la garnison; les approvisionnements et les matériaux avaient été accumulés
à Médine et devaient être ensuite dirigés sur notre nouvel établissement.
Les travaux préliminaires marchèrent rapidement, et au moment où nous
parvenions au confluent du Bafing et du Bakhoy, une redoute provisoire,
entourée d’un fossé et d’une palissade, était déjà construite ainsi que de
bons gourbis en torchis couverts d’un chaume épais pour les logements.
Les environs élaient débroussaillés jusqu'à trois cents mètres de rayon ;
deux canons étaient en batterie, et la place élait imprenable pour une
armée nègre. Une route était construite pour la relier au village de Ma-
hina, et deux puits furent creusés. On abattait des arbres et l’on extrayail
des pierres pour le fort définitif. Celui-ci, malheureusement, avait été,
malgré mes conseils, commencé sur la rive gauche du Bafing, au grand
mécontentement des Malinkés du Bakhoy, qui se plaignaient que cette dis-
position les livrait à la vengeance des Toucouleurs et était contraire aux
promesses que je leur avais faites à mon dernier voyage.
À Bafoulabé, je retrouvai Piétri, que j'avais chargé de préparer le pas-
sage du Bafing. Vallière était déjà le long du Bakhoy, éclairant notre
marche, dressant l'itinéraire de notre route et échelonnant, à l’aide d’un
petit convoi d’ânes et de mulets, des vivres jusqu’à Fangalla. Toute notre
caravane élait réunie sur la rive gauche du Bafing, moins les deux sections
du convoi retournées en arrière pour prendre à Boukaria les bagages
74 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
laissés sous la garde du docteur Tautain. Il fallait maintenant traverser la
rivière, opération qui nous avait paru loul d'abord fort malaisée. Le
Bafing, au confluent, ne présente pas en effet moins de quatre cent cin-
quante mètres de largeur avec une profondeur considérable. Fallait-1l done
perdre quatre ou cinq jours pour faire passer tous nos animaux à la nage,
l'un après l'autre, tandis que les quelques pirogues qui se trouvaient dans
le pays mettraient un temps infini à transborder nos chargements? Les
indigènes de Mahina, que nous interrogions avec insistance, nous aflir-
maient tous qu'il n'existait pas un seul gué dans les environs. Mais Piétri
élait depuis longtemps au fait des habitudes mystérieuses des nègres sé-
négambiens, et, au moment où je me disposais à donner tous les ordres
pour le passage, il m'amena un captif malinké. C'était un petit vieillard,
malade et souffreteux, qui, après s'être bien assuré qu'aucune oreille
indiserète ne pouvait l'entendre, me dit qu'il existait un gué à peu de dis-
tance et qu'il me l'enseignerait, si je voulais lui donner pour sa fille
un de ces beaux foulards bleus et rouges qu'il venait de voir dans l'une
de nos petites cantines. Le marché fut conclu aussitôt et le gué, reconnu
excellent par Piétri, fut immédiatement jalonné et rendu accessible à nos
bêtes de somme par deux rampes en pente douce, pratiquées en quelques
heures par nos tirailleurs. Nos ânes firent bien quelques difficultés pour
entrer dans l’eau, mais Thiama, qui n'était jamais à court de moyens,
saisit tout d’un coup par les oreilles l’un des moins récalcitrants et l'en-
traina à sa suite sur le palier rocheux qui formait le gué. Tous les autres
suivirent à notre grand étonnement, et rien de plus comique que de voir
ce long défilé de bourriquots, marchant docilement dans l'eau à la queue
les uns des autres, sondant du pied les inégalités du gué et arrivant ensuite
Joyeusement sur la rive opposée.
Dans l'après-midi du 1" avril, bagages et animaux étaient passés de
l’autre côté du Bafing. Le lendemain matin, les deux sections du docteur
Tautain franchissaient la rivière à leur tour, et J'avais la satisfaction de
voir le même jour tout mon convoi parfaitement rangé sur le petit plateau
qui devait servir d'emplacement au nouveau poste de Bafoulabé.
La mission entrait dès maintenant dans un pays inconnu el nous
allions commencer notre rôle d’explorateurs et de diplomates. Mage et
Quintin, dix-sept ans auparavant, avaient remonté le Bafing et abouti à
Koundian, place forte toucouleur, dont le chef les avait dirigés sur Ségou
sous la conduite d’un guide, qui n’était en réalité qu’un espion, et par un
itinéraire dont ils n'auraient pu s'écarter sans inconvénient. Pour nous,
nos instructions nous prescrivaient de suivre directement la vallée du
Passage de Bang.
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 77
Bakhoy, qui est la voie la plus courte vers le Niger ; et nous avions l'inten-
tion de remplir aussi complètement que possible le programme qui nous
avait été tracé, sans nous laisser arrêter par les obstacles qui nous atten-
daient sur cette roule.
M. Marchi et nos amis de Bafoulabé nous sollicitaient de rester plusieurs
Jours auprès d'eux. Mais le temps nous pressait et Je voulais arriver au
Djoliba avant l’hivernage. Aussi donnai-je l’ordre du départ pour l'après-
midi du 2 avril. M. Marchi, qui avait déjà poussé une pointe sur Kita pour
y faire des achats de mil nécessaires à nos approvisionnements, nous
fournissait d’ailleurs des renseignements fort peu encourageants sur la
route que nous aurions à suivre et qui nous présageaient de bien
grosses difficultés. Il fallait donc se hâter, puisque nous voulions par-
venir quand même au Niger, où nous pouvions être devancés par une
mission étrangère qui venait, disait-on, de quitter la Gambie et s’avan-
çait rapidement vers la capitale du sultan Ahmadou.
Avant de quitter le dernier poste français, nous complétions notre per-
sonnel en attachant à la mission deux hommes bien différents de carac-
tère, mais qui nous furent également précieux par la suite. Le premier était
Alassane, interprète du poste de Bafoulabé. C'était un Toucouleur, observa-
teur peu fervent d’ailleurs des règles du Coran. Son torse largement dé-
couplé, sa têle carrée, son œil vif, dénotaient une énergie et une intelli-
gence qu'il est rare de rencontrer chez les noirs. Homme d'action avant
tout, il savait se dévouer et rendre les services les plus précieux à celui
auquel il s'était attaché. Je le connaissais déjà pour lavoir employé dans
ma première exploration de Bafoulabé et je savais tout le parti que je
pourrais en tirer. Je l’enlevai donc de ce poste, non sans force réclama-
ions de la part des officiers qui avaient déjà su y apprécier ses excel-
lentes qualités. Je lui donnai aussitôt la place d'Alpha Séga à la tête du
convoi, réservant plus spécialement ce dernier pour la partie diploma-
tique de ma mission.
Avec Alassane, j'engageai un chef muletier, ancien sous-officier au train
d'artillerie, chargé en ce moment de la conduite des convois entre
Médine et Bafoulabé. Sambo était un grand Ouassoulounké, mesurant
près de deux mètres de hauteur, à la voix terrible avee ses hommes, bien
qu'excellent cœur au fond, et doux et facile à conduire comme un enfant,
dont il avait d’ailleurs la simplicité. Travailleur infatigable, il surveil-
lait avec un soin serupuleux mulets et muletiers, et arrivait toujours
avec le dernier chargement, parce que c'était son habitude, disait-l.
Pauvre Sambo! Il est mort dans la boue sanglante du ruisseau de Dio,
18 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
en défendant ces mulets et ces cantines pour lesquels il avait tant de sol-
licitude.….
Le ? avril au soir, toutes nos dispositions élant terminées, nous pre-
nions définitivement la route de Kita en nous enfonçant dans l'épaisse
forêt qui couvre le delta formé par les deux affluents du Sénégal. De
longtemps nous ne devions voir d'autres figures européennes que les
nôtres, et l'absence d'indications précises sur les régions que nous allions
visiter ne laissait pas que de me donner quelque inquiétude sur la suite
du voyage. Toutefois, lorsque je vis défiler devant moi mon beau et nom-
breux convoi, bien organisé, bien ordonné, approvisionné en ressources de
loutes sortes et conduit par un personnel dans lequel j'avais toute con-
fiance; quand j'eus donné mes instructions à mes officiers, aux inter-
prètes, aux chefs des différentes fractions de l'escorte, tous animés de
celte énergie, de ce feu sacré qui fait que l'on réussit ou que lon meurt à
la peine ; quand je pensai enfin que nous avions pris, en somme, toutes
les précautions que comportait semblable entreprise, je ne pus m'empêcher
d'espérer dans Favenir et dans notre succès.
La mission, outre les cinq officiers, comprenait alors trois interprètes,
quatre chefs indigènes, quatre-vingt-dix âmiers, dix muletiers et une es-
corte de sept spahis sénégalais et de vingt-cinq ürailleurs : au total, cent
cinquante personnes environ. Comme animaux : douze chevaux arabes,
douze chevaux indigènes, douze mulets et trois cents ânes.
C'était la première fois qu'une expédition aussi nombreuse pénétrail
dans les solitudes inexplorées du haut pays.
Le lieutenant Marchi nous accompagnait et devait nous guider jus-
qu'à Fangaila, à travers une contrée qu'il venait de visiter et où il s'était
déjà fait de nombreux amis parmi les chefs malinkés des villages environ-
nants.
Comme il ne nous restait plus que quelques heures de jour, j'avais pres-
crit de s'arrèter à une dizaine de kilomètres, à hauteur du gué de Demba-
Dioubé, campement déjà reconnu par Vallière.
Le terrain était peu accidenté et nous cheminions en plaine dans une
forêt où croissaient de grands el beaux arbres: quelques-uns présentaient
un aspect des plus curieux, Leurs troncs, bizarrement ereusés à la base,
formaient des sortes de niches, limitées par des parois régulières, qui
venaient se confondre avec l'arbre lui-même à quatre ou cinq mètres au-
dessus du sol. L'un de ces troncs ne mesurait pas moins de vingt-
trois mètres de circonférence.
Des oiseaux, aux couleurs brillantes, voltigeaient en bandes nom-
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 79
breuses dans leur épais feuillage ; leur chant était vif et agréable. lei, des
colibris au plumage vert, bleu et pourpre et qui n'étaient guère plus gros
que des oiseaux-mouches, se jouaient dans les branches des tamariniers et
des acacias sauvages. Plus loin, un oiseau, assez semblable à l’un de nos
faisans d'Europe, avait la tête ornée d’une jolie crête noire; sa couleur
était d’un beau brun foncé.
Nous suivions d’assez près la rive gauche du Bakhoy, mais la végétation
qui couvrait ses bords nous empêchait d'examiner son cours. Toutefois,
le bruit des eaux roulant sur les rochers nous prouvait qu'il n’était pas
navigable en tout son parcours et qu’il se présentait, sous le rapport de la
navigabilité, dans les mêmes conditions que le Sénégal supérieur. La nuit
arriva avant que nous fussions parvenus au campement, ce qui occasionna
un peu de désordre dans notre convoi, forcé de traverser un marigot aux
berges abruptes avant d'atteindre le bouquet de tamariniers situé auprès
du gué de Demba-Dioubé. Mais ce qui vint encore augmenter la confusion
et nous mettre un moment dans le plus grave des dangers, ce fut un im-
cendie qui éclata tout d’un coup à quelques centaines de mètres à peine du
campement, où déjà se rangeaient les premières sections du convoi. Nous
élions en saison sèche, c’est-à-dire à l’époque où les noirs brûlent les
hautes herbes pour débarrasser d’une végétation parasite les futurs em-
placements de leurs champs. Il y avait quelque chose de sauvage dans le
spectacle offert par ces flammes s'étendant au loin devant nous et rougis-
sant l'atmosphère de leurs lueurs intenses. Ce tableau nous rappelait ces
descriptions si belles et si animées de Fenimore Cooper dans ses intéres-
sants romans, où il nous dépeint d’une manière si émouvante les mœurs
des habitants des immenses prairies américaines. Les hautes herbes brû-
laient avec une effrayante rapidité, crépitant et mugissant avec un bruit
qui devait certainement s'entendre à plusieurs kilomètres à la ronde.
Les gigantesques baobabs, avec leurs branches semblables à des bras hu-
mains s’agitant avec frénésie, prenaient à la clarté des flammes un aspect
des plus fantastiques.
Mais nous étions sous le vent et il n’y avait pas une minule à perdre
si nous voulions éviter le plus grand des malheurs. Déjà quelques ânes,
saisis de frayeur, avaient jeté bas leurs charges et s'étaient enfuis dans
la forêt. Nous laissimes là le convoi, et nos hommes, s’armant de
grandes branches garnies de leurs feuilles, s'élancèrent vers l'incendie.
Saulant, criant, dansant, hurlant en véritables nègres qu'ils étaient, ils se
rendirent bientôt maîtres du feu, au moins dans un rayon suffisant
pour écarter tout danger immédiat. Nous pümes enfin bivouaquer tant
s0 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
bien que mal, car, l'incendie ayant augmenté le désordre, il fallut, pour
cette nuit, renoncer à tout campement régulier.
Au malin, on ne put rompre que tardivement, afin de pouvoir
réparer le désordre de la veille. Pendant toute la durée de la mission, j'ai
toujours tenu sévèrement à ce que l’ordre le plus exact régnât dans le
convoi. C’est, suivant moi, une condition sine qua non de succès dans
toutes les expéditions africaines. Aussi ne laissai-je quitter le camp que
lorsque les chefs des différentes sections eurent remis parmi leurs hommes
el leurs animaux l'ordre si troublé par la marche et l'incendie du jour
précédent.
En quelques heures nous parvenons au village de Kaïé, après avoir longé
le pied du mont Douka et franchi plusieurs marigots actuellement tout
à fait à sec.
Le Bakhoy, à partir de Bafoulabé jusqu'à son confluent avec le
Ba-Oulé, suit une vallée large de trois à cinq kilomètres, dirigée sensi-
blement de l'est à Fouest et bordée de chaque côté par des massifs mon-
tagneux, dont les flancs dépouillés et à peu près abrupts sont parallèles
au cours d’eau pendant quatre-vingts kilomètres environ. Les monts
de la rive droite remontent ensuite vers le nord, et ceux de la rive gauche
s'infléchissent vers le sud-est. La ligne montagneuse de la rive gauche
s'ouvre fréquemment pour donner passage à de petits affluents du
Bakhoy, qui forment autant d'obstacles à la marche dans celte région. A
Kalé fa vallée est entièrement barrée par un éperon important, terminé par
le mont Besso, qui vient baigner sa base jusque dans la rivière. C’est au
pied de ce mont, à une portée de fusil du village, que nous assimes
notre camp. Kalé se trouve dans la plaine, et ses petites cases au toit
pointu le font ressembler à une ruche perdue dans un bouquet de
liguiers, couronnés de leur luxuriante verdure, qui abrite les habitants de
la réverbération insupportable produite par le soleil sur les parois dénu-
dées de la haute muraille naturelle qui limite le paysage à l’est. Nos
àniers contemplaient cette dernière avec une certaine inquiétude, car
de notre camp on n’apercevait aucune issue, et ils se demandaient com-
ment les blancs allaient faire pour vaincre cet obstacle qui paraissait
infranchissable à notre lourd convoi. J'avais un moment songé à faire un
grand détour vers le sud; mais ce fut inutile, ear un sentier était tracé
sur le flanc à pie de la montagne, au-dessus de la rivière; il cheminait
difficilement au milieu des rochers amoncelés sous une voûle qui le
surplombait et d'où l’eau tombait goutte à goutte. Il était long d’un bon
”
kilomètre et à peine praticable pour les piétons. Le Bakhoy, à quelques
»s de Demba--Dioub
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Incendie pr
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L
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VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 85
mètres en dessous, se précipitant sur son lit de roches, formait des
chutes et des rapides qui, bien que moins importants que ceux du Félou
ou de Gouina, n’en avaient pas moins l’inconvénient de rendre toute navi-
gation impossible entre Bafoulabé et les villages en amont de Kalé. 4
est à remarquer que les éperons ou les chaïînons transversaux de la vallée
se prolongent toujours dans le lit du fleuve pour y créer des barrages et
des chutes, qui ont pour objet de retenir les eaux dans les biefs supérieurs
et de ménager le débit de la rivière pendant la saison sèche.
Cependant, le temps pressait et tout le monde se mit à l’œuvre, afin de
pouvoir quitter Kalé le lendemain. Tandis que Vallière et Tautain gravis-
saient, au prix de mille efforts, la pente ouest du Besso, dont je désirais
avoir l'altitude exacte et d’où mes compagnons pourraient dominer tout le
pays environnant, Piétri, accompagné du lieutenant Marchi et d’une forte
escouade de tirailleurs et de laptots, s’'engageait dans le défilé pour rendre
le passage aussi pralicable que possible à notre convoi. Tout l'après-midi
fut employé à abattre les arbres, à renverser les blocs de grès, à couper
les broussailles qui obstruaient le sentier, et à huit heures du soir mes
deux officiers pouvaient me rendre compte que le chemin, si mauvais qu'il
fût, pouvait du moins permettre de continuer notre voyage au delà de Kalé.
Pendant ce temps, je m'abouchais avec le chef du village, Diouka-
Moussa, qui commandait la province Makadougou et exerçait une grande
influence dans toute la contrée. C'était ici que devait commencer mon
rôle de diplomate, et je puis affirmer à mes lecteurs qu'il n'était pas
toujours très réjouissant. Les nègres sont d’enragés discoureurs, et les
palabres au soleil, au milieu d’une assemblée bruyante, sale et déguenillée
n'avaient rien de divertissant. Il me fallait souvent répondre pendant des
heures entières aux questions plus ou moins bizarres qui m'étaient
posées par ces importants négociateurs, puis subir leurs discours flatteurs
que m’adressaient les griots qui me comparaient sans rire au soleil et à
la lune et ne cessaient d’exalter mon intelligence et la profondeur de mes
raisonnements. Néanmoins, je finissais toujours, surtout en appelant à
mon aide le contenu de mes cantines de cadeaux, par convaincre mes inter-
locuteurs et leur faire admettre les conditions que je leur apportais de la
part du gouverneur. Pour ce qui concerne plus spécialement Diouka-Moussa
et ses principaux conseillers, je n’eus pas de peine à obtenir leur signa-
ture sur le traité plaçant leur pays sous le protectorat de la France, car le
voisinage des Toucouleurs de la rive droite leur faisait ardemment désirer
de pouvoir s’abriter sous les murs d’un poste français contre les inces-
santes incursions des cavaliers musulmans. Un beau manteau bariolé et
A VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
un splendide sabre ture achevèrent de cimenter notre pacte d'amitié, Au
soir, on m'amena deux jolis bœufs à bosse, qui furent aussitôt immolés par
mes hommes, et une fête des plus cordiales, avec accompagnement de
tam-tam, de fusées et de danses des plus exotiques, célébra la première
conquête pacifique que faisait notre patrie sur la voie du Niger.
Il me fut d'ailleurs impossible d'échapper aux présentations qui suivent
toujours, chez les nègres, une entrevue entre deux chefs quelconques.
Diouka-Moussa m'amena ses quatre femmes, dont les torses nus jusqu'à la
ceinture étaient ornés de colliers de verroteries, auxquels étaient sus-
pendues des pièces de cinq francs en argent percées de trous. Des pagnes en
cotonnade du pays entouraient la taille de ces jeunes négresses, qui
auraient été assez bien faites de corps, si des seins piriformes, aux di-
mensions prononcées, n'eussent débordé sur leurs gorges, déformées par
ces appas volumineux, Puis vint une bande de négrillons, dont le
costume consistait en une pelite bande de toile entourant la ceinture.
C'étaient les enfants ou neveux du chef de Kalé. Je leur fis une abondante
distribution de sucre cassonade et je remarquai avec un certain plaisir
que plusieurs d'entre eux s'empressèrent de le partager avec leurs mères,
qui assislaient à l'entrevue.
Avant de quitter Diouka-Moussa, je ne pus m'empêcher de lui demander
pourquoi il ne faisait pas améliorer le chemin qui conduisait de son
village au delà du mont Besso, ce qui permettrait aux caravanes de le visiter
fréquemment et de lui apporter les marchandises et les objets que ses sujets
étaient forcés d'aller acheter fort loin, soit à Médine, soit aux établissements
anglais de la Gambie. © Ce chemin, me répondital, a été fait par mon
grand-père et, depuis, personne n'y a jamais touché. Il nous suffit parfai-
tement, et je doute que mes fils aient l'idée de changer quoi que ce soit à
son élat actuel. » Voilà bien les nègres, et l’on se demande réellement, en
présence de cette apathie et de cette indifférence pour le progrès, si nous
parviendrons jamais à les arracher à leur état de profonde barbarie. Il me
fut toutefois permis, à mon retour de Négou, quand un an après Je
repassai par ces mêmes villages malinkés, de constater que la civilisation
avait déjà passé par là; car cette population, que nous avions laissée
misérable et en haillons, nous la retrouvions proprement vêtue, habitant
dans des cases presque confortables et pourvues de quelques meubles rudi-
mentaires, achetés à nos traitants du haut fleuve. Il me semble donc que,
si faibles que soient les progrès des malheureux Africains, nous devons
poursuivre leur régénération avec persévérance. La France s’est mise à la
tête des nations dans ce vaste mouvement qui porte aujourd’hui le monde
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 85
civilisé vers le centre du Soudan. Il faut qu’elle conserve sa place, sans
se laisser arrêter par les obstacles ou les théories insensées de gens qui
pensent que les nègres sont indignes du nom d'homme et doivent être
traités par nous en Sénégambie comme les Indiens l'ont été par les
Espagnols dans le Nouveau Monde.
J'étomnai beaucoup Diouka-Moussa en lui annonçant qu'avant peu nous
ferions passer un chemin de fer par le défilé du Besso, et comme mon
interprète ne pouvait que difficilement lui traduire ce mot de chemin de
fer, je lui expliquai que nous construirions une route sur laquelle mar-
cheraient des machines comme les bateaux à vapeur, allant sur terre. Je
ne sais s’il fut bien convaineu ; toujours est-il que ses regards indiquaient
l'incrédulité la plus absolue en mes paroles.
Le 4, on se remettait en route. Je pris les devants avec mes officiers,
car le passage du défilé, malgré les travaux exécutés la veille par Piétri et
ses hommes, devait demander toute la journée, et il était peu prudent de
nous exposer aux rayons du soleil pendant les heures chaudes de l'après-
midi. Nous nous trouvions alors en pleine saison sèche, et l’harmatan se
levait chaque jour, vers huit heures du matin, nous aveuglant de poussière
et nous brûlant de son souffle enflammé.
Nous étions de bonne heure au village de Niakalé-Ciréa, dépendant de
Diouka-Moussa. Nous dûmes, pour notre déjeuner, nous contenter de lor-
dinaire des Malinkés, car les premiers mulets ne parurent qu'à deux heures
de l’après-midi, Le passage avait été tellement difficile sur certains points
qu'il avait fallu les décharger et porter les cantines à tête d'homme. Les
différentes sections du convoi arrivèrent peu à peu, mais ce ne fut qu'à
neuf heures du soir qu'elles eurent toutes rallié notre nouveau cam-
pement. Les chargements avaient peu souffert, sauf un petit orgue de
Barbarie qui roula dans le Bakhoy avec le bœuf qui le portait et qui ne
rendit plus que des sons tout à fait insuffisants pour donner une idée des
airs indiqués sur son registre lorsque le lendemain nous voulûmes examiner
les suites de l'accident. Je le destinais au sultan de Ségou, mais je me
console aujourd'hui facilement de cette perte en pensant que ce produit de
notre civilisation, eût-il même survéeu à sa chute dans le Bakhoy, serait
tombé entre les mains des Bambaras de Dio, qui l’auraient pris évidemment
pour une machine inventée par les blancs pour les ensorceler, et l’auraient
mis en pièces.
Notre tente était établie sous un beau ficus, vaste et touffu, qui occu-
pait le centre du village et couvrait le fara, immense table formée de
nattes posées sur des troncs d'arbre et servant de lieu habituel de réunion
86 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
aux notables de l'endroit, venant y discuter journellement les affaires
du pays. Aussi étions-nous assaillis de tous les côtés par les curieux et
les curieuses. Nous pouvions constater tous les Jours que, depuis Mé-
dine, la race devenait de moins en moins belle : ce qui s’expliquait par
une proportion plus faible de sang peul chez les individus qui peu-
plaient cette partie de la Sénégambie et qui étaient des Malinkés presque
purs. Nous primes le dessin de tatouages bizarres qui couvraient le sein
d'une jeune fille, toute fière de semblables ornements.
Un incident désagréable vint nous surprendre à Niakalé-Ciréa. On se
souvient sans doute de ce fils de Dama que j'avais autorisé à me suivre
jusqu'au Niger, en lui laissant un cheval pour me rejoindre. Il arriva
en effet dans la journée du 5, en menant grand tapage et accompagné,
maleré ma défense, d'une suite nombreuse d'hommes armés. Il commença
tout d’abord par se plaindre qu'on lui eût donné, à lui, le fils d’un grand
chef, un cheval moins beau que celui de mon interprète Alpha Séga.
Puis il m'informa qu'il ne pourrait me suivre si je ne lui permettais
d'emmener cinquante hommes de son village, qui allaient arriver le len-
demain. Je compris bien vite que ce guerrier farouche n'avait nulle
envie de s’enfoncer avec moi dans des contrées inconnues et assez dan-
gereuses à traverser par suite de l'état de guerre continuel qui y régnait.
Je l’engageai donc à nous débarrasser de son encombrante personne et à
prendre la route de Fatafi, village dont il était le chef, à quelques lieues
dans l'intérieur. Gara Mamady Ciré ne parut nullement offensé de mes
paroles un peu vives et m'affirma que je me privais d’un concours sérieux
en le laissant en arrière.
Nous étions encore sous l'impression de cet incident, bien propre à
faire connaitre le côté fanfaron du caractère nègre, quand une récla-
malion singulière vint fort à propos nous égayer. Nous venions d’acheter
un mouton à un Malinké, au prix, bien convenu d'avance, d’une pièce de
cinq francs en argent. Suivant mon habitude, j'avais donné l’ordre de tuer
aussitôt la bête, car je connaissais les tendances des nègres et surtout
des Malinkés, renommés dans tout le Soudan occidental pour leur ava-
rice et leur cupidité à revenir sur les marchés conclus. Yoro s'était
déjà emparé d’une des jambes du pauvre animal, qu'il s’occupait à pré-
parer pour notre diner, quand le marchand revint vers nous, agitant
sa pièce d'un air piteux et en se répandant en plaintes amères sur
le marché qu'il venait de conclure. Il criait et gesticulait, semblant
navré de ne pouvoir reprendre son mouton. «€ Est-il possible, s’excla-
mait-il, que je me sois laissé tromper à ce point? Comment ! Une seule
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 87
pièce pour cet animal qui vit, qui marche, qui mange, qui boit? Voyons!
Est-ce juste... » Je ne reproduis pas ici toutes les plaintes, plus risi-
bles les unes que les autres, de notre Malinké. La vérité est qu’il vou-
lait en plus une calebasse d’eau-de-vie, que nous finimes par lui
octroyer généreusement.
Nos marchés avec les indigènes donnaient souvent lieu à des dis-
eussions semblables, car il n'existe pas de monnaie dans le pays, où
les échanges se font encore de la manière la plus primitive. Le voyageur
est forcé d’emporter avec lui un véritable magasin : de la guinée, du
calicot, du sel, des verroteries, etc. Quant à l'argent, ce métal est
presque totalement inconnu, et il ne sert qu'à fabriquer des bijoux
pour les femmes, qui les portent en anneaux aux bras et aux Jambes,
ou en médaillons au cou, aux oreilles ou au nez. La femme est cer-
tainement l'être qui change le moins, suivant les latitudes ou le climat,
et je déclare que je n’ai jamais vu de coqueltes aussi entreprenantes
que les jeunes filles de Niakalé-Ciréa. Elles formaient autour de nous
un cercle étroit, nous harcelaient de leurs demandes, nous enlevaient
nos verroleries, nous assiégeaient en un mot pour contempler tous les
objets que nous rangions dans nos cantines, et surtout, bonheur extrème,
pour se mirer dans l’une de nos glaces.
Et cependant, elles ne se mettaient guère en frais pour leur costume.
On a souvent dit que nos grisettes parisiennes savaient s'habiller avec
rien; mais je défie bien la plus habile de se tailler une robe, même de
bal, dans le peu d’étoffe qui suffit à une jeune Malinké. La femme du
chef de village, que l’on nous amena, n’était pas plus habillée que les
gamins que l’on nous avait présentés la veille à Kalé. Deux gros anneaux
d'or aux jambes, un plus pelit au nez et un ruban de cotonnade autour
des reins, formaient, je crois, tout son costume. Deux captives, qui
pilaient du mil à quelque distance de notre tente, étaient encore moins
protégées contre les regards de mes tirailleurs, qui attendaient impatiem-
ment la confection du couscous qu’on leur préparait.
J'ajouterai encore ici qu'à mon retour du Niger j'ai été frappé par
l'air relativement somptueux qu'offraient ces mêmes femmes malinkés,
vêtues de beaux boubous de calicot blanc et de larges pagnes d’indienne
bleue, ce qui prouve bien que la pauvreté était en grande partie cause de
cette légèreté de costume, qui choquait tant nos yeux, si habitués qu'ils
fussent cependant au débraillé des naïfs habitants de ces contrées sau-
vages. La vue des brillantes étoffes apportées par nos traitants avait fait
naître chez nos nouveaux sujets l’idée de la possession, et ils s'étaient mis
88 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
au travail pour acquérir ces objets, qui éveillaient en eux des besoins
dont la satisfaction devenait la première source de commerce dans ces
possessions d'acquisition récente.
C'est à Niakalé-Ciréa que nous reçûmes pour la dernière fois des nou-
velles de France. Pendant longtemps nos familles devaient rester perplexes
sur notre sort, et les événements qui suivirent et dont les échos par-
vinrent en Europe n'étaient certes pas faits pour les rassurer.
À un kilomètre au delà de Niakalé-Ciréa, un chaïnon transversal peu
élevé, — cinquante mètres environ, — mais à base très large, coupe la
vallée du Bakhoy en se prolongeant plus loin que le village de Auba,
jusqu'à la rivière, qui a dû faire un coude très prononcé vers le nord pour
se frayer un passage. Les indigènes prétendaient tout d’abord que nous
ne pourrions franchir ce rempart rocheux et que nous serions obligés
de continuer notre marche par la rive droite, ce qui nous contraignait
de traverser deux fois le cours d’eau, opération excessivement longue et
laborieuse pour notre convoi. Heureusement que le lieutenant Vallière,
qui éclairait toujours notre marche à deux ou trois étapes en avant et qui
m'envoyait en arrière les renseignements les plus détaillés sur notre itiné-
raire, avail fini, en interrogeant secrètement ses guides et en leur pro-
mettant une forte récompense, par apprendre qu’un passage praticable,
que l’on avait voulu nous cacher, existait dans la montagne. Les mal-
heureux nègres du Bakhoy, comme tous ceux qui habitent le plateau du
haut pays, sont tellement traqués par les cavaliers toucouleurs, qu'ils
sont toujours prêts à se retirer dans les montagnes par des issues à eux
seuls connues et dont ils conservent le secret avee le plus grand soin.
Ce fait explique en même temps l'empressement de toutes ces populations
malinkés à se ranger sous notre protectorat, ce qui leur permettra de
vivre désormais en paix au milieu de leurs cultures, à l'abri des razzias
incessantes de leurs ennemis, fervents adeptes de l’islamisme.
Vallière, guidé par un jeune garçon malinké, dont il avait su se
gagner les bonnes grâces par un cadeau de poudre et de plomb, re-
connut donc dans la montagne une brèche naturelle de quatre-vingts
à cent mètres de largeur, qui traversait le chaînon de part en part, entre
deux murailles verticales. Dès que j'eus été avisé de tous ces détails et
que mon intelligent et actif compagnon de route m'eut transmis le croquis
de mon itinéraire, Piétri se mit à l'œuvre. Dans l'après-midi du 5, il fit
sauter quelques bancs de rochers, placés en travers du chemin, au pied
de la pente d'accès, tandis qu'Alassane et les laptots déblayaient les
endroits les plus mauvais du sentier à peine tracé dans la brèche.
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 89
La marche du convoi fut néanmoins très pénible. Le passage présentait
l'aspect d’une gorge pittoresque, longue d’environ quatre kilomètres et
parsemée d'énormes blocs grisätres, qui affectaient les formes les plus
Le jeune Malinké qui a indiqué la brèche de la montagne,
bizarres. Quelques arbres rabougris, qui avaient poussé entre les pierres,
faisaient encore plus ressortir la nudité du sol. Le col franchi, nous dé-
bouchions dans une petite vallée d’accès facile, mais traversée par deux
90 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
cours d’eau : le Balou et le Dokou, qui ont creusé deux ravins profonds
et larges, sur lesquels il sera nécessaire de jeter deux ponts au moment
de la construction de la voie ferrée projetée. Puis, nous gravissions une
pente très rocheuse et assez brusque, qui nous conduisait sur un vaste
plateau, couvert de cailloux ferrugineux. Le delta du Bagna Oulé, d’une
largeur de soixante mètres, nous arrêlait encore une bonne heure, bien
que la rivière fût à peu près à sec dans cette saison de l'année. Aussi, re-
nonçant à atteindre ce jour-là le village de Solinta, nous établimes notre
bivouac au gué de Dioubé Ba.
Nous y trouvàmes l’un de nos tirailleurs que Vallière avait laissé en
arrière pour nous indiquer le chemin et qui avait passé la nuit dans cet
endroit, dont l'aspect était des plus sauvages. Le pauvre garçon se mourait
de peur et il nous raconta qu'il avait été assailli pendant la nuit par deux
lions et qu'il n'avait dû son salut qu'à l’arbre immense sous lequel
nous nous étions établis et dont les branches lui avaient servi de refuge.
C'était un énorme figuier sauvage. Son tronc s'élevait, semblable à une
colonne gigantesque, tandis que ses racines s’étendaient à plusieurs mètres,
enveloppant de leurs nœuds un immense bloc de grès, qu’elles tenaient
suspendu au-dessus du Bakhoy, dans les eaux duquel plongeaient leurs
extrémités. Ses branches supérieures, garnies de leur feuillage, servaient
d'abri à tout un monde d'oiseaux et formaient au-dessus de nos têtes une
voûle impénétrable aux rayons du soleil. Un curieux phénomène naturel
venait encore compléter ce tableau : un autre arbre, grand, élancé, vi-
goureux, feuillu, semblait sortir de ce tronc, où 1l était enchâssé par sa
base, ce qui ne défigurait nullement le figuier, bien que la couleur de
l'écorce et du feuillage de ees deux arbres différât complètement. Le
docteur Taulain et moi, nous pensämes que ce parasite apparent était un
jeune arbre englobé pendant sa croissance par le figuier, qui l’enroula de
ses branches. Durant notre voyage, nous vimes souvent des phénomènes
de ce genre : de grands arbres, autour desquels des lianes et des bran-
ches s'étaient entrelacées en formant un filet de dimensions colossales.
Évidemment, ce rapprochement avait eu lieu avant que le trone principal
eût atteint sa taille actuelle, et tous ces végétaux avaient ensuite grandi
ensemble, en créant ces assemblages bizarres qui excitaient toujours
au plus haut point notre curiosité.
Le tirailleur ne nous avait pas trompés, car le soleil s'était à peine
couché qu'un concert des plus étranges s’éleva autour de nous. Les hyènes
commencèrent tout d’abord par nous assourdir de leurs cris rauques et
lugubres; leurs corps efflanqués, aux formes hideuses, se profilaient
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. . 91
étrangement à la lueur de nos feux de bivouac. Elles s'approchaient
tout près de nous, altirées par les débris de viande provenant du bœuf
tué le jour même pour la nourriture du nombreux personnel de la mission.
Nos coups de mousqueton ne suffisaient pas pour éloigner ces hôtes habi-
tuels et immondes de tout campement de troupes en Afrique. Puis,
l'agitation qui régna tout d'un coup parmi nos ânes nous annonça l’ap-
proche des visiteurs qui avaient tant effrayé notre Uralleur la nuit
précédente. Le rugissement du lion ne tarda pas en effet à dominer tous
les bruits du camp. Piétri s'élança aussitôt, suivi de Tautain et de plu-
Brèche dans le rempart rocheux près de Niakalé-Ciréa.
sieurs tirailleurs, mais les recherches des chasseurs furent vaines, et le
roi des animaux, effrayé sans doute par les feux de notre bivouae, ne fit
plus entendre sa voix. C’est ce qui arrive le plus souvent, et les lions de
Sénégambie, dépourvus de crinière et appartenant à une espèce de haute
taille, attaquent rarement l’homme. Ils fuient généralement les contrées
habitées et se contentent de rôder autour des villages et des camps, pour
s'emparer de quelque bœuf ou mouton égaré dans les bois. Ils étaient
très nombreux dans les régions à peu près désertes que nous traversions
depuis Bafoulabé,_et il était rare qu'une nuit se passât sans que leur rugis-
sement vint nous arracher à notre sommeil.
Mais nous n’en avions pas encore fini avec les hôtes de ces pays sau-
99 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
vages, où l’homme apparaissait rarement. Le Bakhoy regorgeait d'hippo-
potames, et ces énormes animaux, qui ne comprenaient absolument rien à
tout ce mouvement qui se faisait au lieu ordinaire où 1ls prenaient leurs
ébats nocturnes, témoignaient leur mécontentement par des grognements
répétés. On sait que ces pachydermes quittent généralement le soir les
profondeurs de leurs demeures aquatiques pour pâturer et s’avancer
quelquefois assez loin des rives. Grand était done leur désappointement
de nous voir installés dans leur domaine, et, voyant que nous ne tenions
nul compte de leurs avertissements sonores, ils se mirent à gravir len-
tement, comme ils le faisaient chaque soir, la berge qui donnait accès
sur notre camp. Nos chevaux et bêtes de somme n'avaient rien à craindre
de cette attaque d'un nouveau genre, car l'emplacement du convoi se
trouvait à quelque distance de la rive, sur un petit plateau rocheux d’où 1l
pouvait défier loute agression de nos voisins incommodes; mais 1l n’en
était pas de même pour nous; car, ainsi que je l’ai mentionné plus haut,
nous avions tenu à établir notre tente sous le grand ficus qui baignait
ses racines Jusque dans le Bakhoy.
Notre chien Tom, grand et beau braque, dont un officier de spahis
m'avait fait présent avant mon départ de Saint-Louis, nous donna le
premier l'éveil sur le danger qui nous menaçait. Il se livra aux aboie-
ments les plus furieux et se réfugia tout d'un coup sous notre table où
nous prenions le thé à la lueur d’un falot de bord. La table, le thé et le
falot roulèrent brusquement à nos pieds, et nous nous trouvâmes subi-
tement dans l'obscurité, au moment même où les hippopotames apparais-
saient au sommet de la berge. Heureusement que nos mousquetons ne
nous quillaient jamais el que nous püûmes, en attendant que nos hommes
répondissent à nos appels, envoyer au hasard une décharge qui fit hésiter
ces visiteurs inattendus. Ceux-ci rebroussèrent bientôt chemin et une
longue ligne de feux, allumés sur la rive, suffit à les éloigner pour le reste
de la nuit. Ces animaux ne sont pas toujours d’aussi facile composition et,
quelques jours plus tard, l'un de nos laptots fut foulé aux pieds et presque
écrasé par un hippopotame qui commençait déjà à le retourner d’une
manière inquiétante, quand on arriva à son secours.
Du gué de Dioubé Ba à Solinta, la route est bonne et suit un plateau
présentant d’assez vastes cultures de mil et de maïs. Pour le moment,
nous en avions fini avec les passages difficiles de la rive gauche du
Bakhoy et nous n'avions plus désormais qu'à nous préoccuper de quel-
ques marigols, qui n'offraient plus d'obstacles sérieux à nos âniers, de-
venus maintenant des conducteurs accomplis, depuis un mois que nous
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 93
avions quitté Bakel. Ces braves gens, de plus en plus disciplinés, s'étaient
attachés sérieusement à leur métier. Ils voyaient tous les jours que nous
ne négligions rien pour leur procurer tout le bien-être que l’on peut avoir
en route, et que.nous veillions avec le plus grand soin à leur nourriture,
à leur santé et à leur entretien. Un troupeau de bœufs nous suivait, et
tous nos hommes recevaient journellement leur ration de viande fraiche.
Jamais certainement ils n'avaient été mieux nourris. Nous n'avions plus
à craindre d’ailleurs de réclamation semblable à celle qui s'était produite
à Médine; car, en nous quittant, nos àniers se seraient trouvés seuls et
sans prolection dans un pays fort mal habité, tant par les bêtes féroces
que par les pillards toucouleurs de la rive droite. Tous les jours nous les
sentions donc se serrer davantage autour de nous, et la menace de les
renvoyer, faite aux moins dociles, produisait beaucoup d'effet.
Le village de Solinta, le premier de la province du Bétéadougou, était
situé dans un défilé formé par le Bakhoy et une montagne carrée, le
mont Souloun, du haut duquel Piétri et Tautain, qui en firent l'ascension,
purent suivre tout le cours de la rivière depuis Fangalla jusqu'à Kalé. Le
terrain environnant était fort tourmenté, mais son relief, peu considé-
rable, ne dépassait pas le sommet du Souloun. Des roniers et des tama-
riniers ombrageaient le village, entouré d’une mince muraille de pisé
et adossé aux parois verticales de la montagne.
Nous vimes à Solinta un grand nombre de jeunes garçons, habillés
d'une manière différente des autres. Leur costume se composait d’un
long boubou bleu, qui leur descendait jusqu'aux pieds, recouvert d’une
sorte de pagne bleu et blanc attaché au-dessus de l'épaule droite. Un
bonnet blanc, des anneaux et des gris-oris de toutes formes et une longue
lance complétaient ce bel accoutrement. C'étaient les jeunes circonais de
l’année ou plutôt du mois, car ils ne portent ce costume particulier et
ne vivent à part que pendant quarante jours. Ces populations malinkés
sont loin d'être musulmanes et ne l'ont jamais été. D'où leur vient
donc cet usage de la circoncision? Elles s'y soumettent rigoureusement et
pratiquent l’excision sur les femmes, comme les Peuls, ce qui tiendrait à
faire croire qu'il leur vient de cette dernière race, qui l'aurait importé
chez elles, au moment de son irruption dans le bassin du Sénégal.
Une construction remarquable attira nos regards à Solinta. C'était un
grand fourneau en terre, à peu près cylindrique, élargi vers son milieu,
haut de trois mètres environ sur un mètre de circonférence. Des ouver-
tures étaient pratiquées à sa base et à fleur de terre. Ce fourneau ser-
vait à la préparation du fer, employé dans le pays pour la fabrication des
,
94 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
sabres, des couteaux ou des outils primitifs que nous remarquions entre
les mains des indigènes. Comme nous voyions pour la première fois dans
la contrée une preuve d'activité industrielle, nous demandämes des ren-
seignements aux Malinkés qui nous entouraient; mais peine perdue,
c'était bon pour des forgerons de travailler ainsi... Un honnête Malinké
ne pouvait sans déroger se livrer à une occupation autre que la chasse
ou la guerre.
Cependant nous apprimes plus tard comment se faisait l'extraction du
métal. Le minerai provient des montagnes voisines où on le rencontre en
orande abondance. Le fourneau est muni de plusieurs ouvertures, aux-
quelles sont adaptés des tuyaux de soufflets mus à la main. Une autre ou-
verture, plus grande que les autres, fermée au commencement de l'opéra-
tion, communique avec une excavalion en pisé, où aboutira la coulée
future. Lorsqu'il s’agit de préparer une certaine quantité de fer, tous les
forgerons du village se mettent à œuvre en même temps. Ce jour de tra-
vail est aussi pour eux un jour de fête. La coulée est arrosée à l'avance
de bière de mil (dolo), et les ouvriers, excilés par de copieuses libations,
empilent successivement, par couches superposées, le minerai et le char-
bon. Celui-ci est excellent et provient de certains arbres, dont les indi-
gènes nous donnèrent les noms et nous montrèrent des échantillons. Le
feu est allumé, les cris et les chants redoublent, et tout le monde se met
aux soufflets, soufflant jusqu'à ce que le métal soit obtenu. Ce dernier
n'est pas de la fonte; c'est un fer analogue à celui que l’on obtient dans
les Pyrénées par la méthode dite catalane. On le travaille ensuite à la
forge, tel qu'il sort du fourneau et sans aucune préparation.
Le village de KNolinta avait reçu Vallière de la façon la plus hospi-
talière. Son chef s'était même montré blessé de ce que notre camarade,
pressé par le temps, n'avait pas voulu s'arrêter un jour entier auprès
de lui. Notre séjour le consola amplement, et nous le laissâmes plein d'en-
thousiasme pour les Français, les premiers blancs qui visitaient son pays.
Nous passions la journée du $ à Soukoutaly, après une courte étape,
accomplie sur un bon terrain argileux, peu boisé et peu ondulé, Le
chef, Sambakhoto, beau vieillard à Flair frane et résolu, se montra tout
Joyeux quand je lui parlai de nos projets sur le haut Niger. Il avait,
m'avoua-t-il, envoyé quelques-uns de ses guerriers dans Sabouciré pour
coopérer à la défense de ce village pris d'assaut par nos soldats, et notre
manière de faire la guerre l'avait tellement émerveillé qu'il avait pris
dès lors la plus haute idée du gouverneur de Saint-Louis. Il fut très flatté
lorsque je lui dis que celui-ci avait beaucoup entendu parler de lui et
“JUI[OS p O0PTIA
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 97
que Je lui offris, de la part de M. Brière de l'Isle, un beau manteau de
chef et un fusil plaqué d'argent. Il insista surtout auprès de mon inter-
prète Alpha Séga pour savoir si ce cadeau n'était pas plus important que
celui donné à Diouka-Moussa, son voisin de Kalé. Sambakhoto signa
done avec empressement sa soumission au gouvernement du Sénégal. Tous
ces chefs acceptaient très volontiers notre domination, parce qu'ils savaient
bien qu'elle était douce et facile à supporter, qu'ils ne feraient qu'y gagner
au point de vue commercial, et qu'elle les mettrait pour toujours à l'abri
des insultes des Toucouleurs.
Nous eùmes encore ce jour-là une nouvelle preuve de la haine que ces
conquérants ont fait naître partout où 1ls ont passé. Les principaux no-
tables du Tomora, contrée soumise au sultan de Négou et s'étendant en
face de nous sur la rive droite du Bakhoy, vinrent me trouver en me de-
mandant si leur peuple tout entier ne pourrait pas traverser la rivière
pour habiter chez nous, dans le rayon du nouveau poste de Bafoulabé. Je
me conformai à mes instructions en leur répondant que je n'avais pas à me
mêler des affaires des sujets d'Ahmadou, et qu'ils étaient libres de faire ce
qu'ils voulaient. Ils me comprirent, car j'appris à mon retour qu'ils avaient
mis leur projet à exécution.
Ce fait dénote bien la faiblesse de l'empire toucouleur actuel, qui n’est
plus formé que de débris des vastes conquêtes du prophète El-Hadj Oumar.
On y chercherait vainement aujourd’hui cette unité politique et territo-
riale, que ce nègre extraordinaire avait su un moment réaliser par son
prestige religieux et son habileté à entraîner à sa suite les nombreuses
populations électrisées par sa parole prophétique et attirées autour de lui
par l’appât d’un butin considérable. L'empire d’Ahmadou n’est plus que
le squelette des anciennes et vastes possessions d'El-Hadj, et les populations
malinkés et bambaras, supportant avec impatience un joug odieux,
n'attendent qu'une occasion pour se soulever contre leurs dominateurs
musulmans, les pires ennemis de la race blanche dans cette partie du
continent africain.
Depuis deux jours, nous avions bon chemin, et c'est à travers un ter-
rain fertile et peu accidenté que nous parvenions au village de Badumbé.
Nous quittions le Bétéadougou pour entrer dans le Farimboula, compre-
nant Badumbé et quelques dépendances, situées plus avant dans l’inté-
rieur. La vallée du Bakhoy était toujours très étroite, et les monts de la
rive droite, le Nouroukrou, présentaient un plateau étendu, riche, fertile et
bien arrosé, où se sont formés sept ou huit villages malinkés, vivant à peu
près indépendants du frèré d’Ahmadou, qui domine dans cette contrée.
7
98 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
L'existence de ces centres de population, au sommet d’un plateau élevé de
“deux cents à deux cent cinquante mètres au-dessus du niveau de la plaine et
par suite des conditions de salubrité qui doivent être relativement excel-
lentes, semble prouver qu'il sera très possible dans l'avenir, et alors que
notre installation sera définitive dans cette région, de trouver des points
favorables pour abriter des fièvres si pernicieuses de l’hivernage les Euro-
péens que leurs fonctions ou leurs affaires appelleront dans le pays. Cette
recherche était l'une des préoccupations les plus vives du gouverneur
Brière de l'Isle, qui, à mon départ du chef-lieu de la colonie, m'avait fait
les plus grandes recommandations à ee sujet.
En approchant de Badumbé, la forêt que nous traversons s'éclaireit de
plus en plus et fait place à de grandes étendues de terrain dénudées et
noircies en certains endroits par les cendres des végétaux incendiés.
Singulière et expéditive manière de défricher ei le sol destiné à recevoir
les cultures de l’année. On n’y rencontre pas celte régularité qui dis-
tingue nos plantations d'Europe. Les trones d'arbres, tout carbonisés, sont
laissés au milieu des cultures, et les grosses branches qui n'ont pas été
consumées et qui jonchent le sol donnent un aspect désolé aux clairières
arüficielles résultant de ce mode de défrichement. Le tronc d’un immense
cail-cédrat, auquel les indigènes avaient mis le feu à plusieurs reprises,
était ainsi couché non loin du sentier que nous suivions. Il était entièrement
creux et aurait constitué un excellent abri pour la pluie, si une famille
nègre avait voulu s'y installer; car, bien qu’il eût été taillé, haché, miné
tout autour par le feu, il présentait encore deux mètres de diamètre. Toute-
fois, malgré toutes ces curiosités et l'exubérante végétation de la contrée
au moment des pluies, nous aurions bien préféré l’un de nos champs de
France, si soignés et si coquettement encadrés de haies d'aubépine odo-
rante, à ces immenses cultures d'aspect si sauvage et si négligé.
Nous franchissons le ruisseau de Diangalé, complètement à sec et dont
le lit est formé de roches schisteuses; on pourrait, Je crois, ÿ établir des
ardoisières d'une exploitation facile. Nous doublons le mont Sama, qui
s'avance dans la vallée jusqu’à un ou deux kilomètres à peine du Bakhoy et
nous apercevons enfin Badumbé, sur la pente nord d’une croupe allant
mourir doucement vers la rivière.
Le village est entouré d’un tata solide en maçonnerie, et c’est assurément
la construction la plus remarquable de ce genre que nous ayons ren-
contrée jusqu'alors. On voit que les habitants, se sentant menacés par
leurs voisins de la rive droite, prennent toutes leurs précautions pour
pouvoir résister à une attaque des Toucouleurs.
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 99
Le tata était situé au centre d’un quadrilatère défensif et naturel, formé
par le Bakhoy, deux de ses affluents et la montagne. L’enceinte représentait
un polygone de plusieurs côtés, sur le pourtour duquel on apercevait,
tous les quarante à cinquante mètres à peu près, une tour ronde construite
de façon à faire saillie de deux à trois mètres sur le front extérieur de la
muraille. Le tracé n'était pas rectiligne; il était en zigzag, imitant gros-
sièrement le tracé à erémaillères, ce qui permet tout à la fois d'obtenir des
feux directs et des feux croisés. Le mur était construit en pierres de grès,
réunies par un pisé très solide. Des créneaux, à hauteur d'épaule, permet-
taient aux assiégés de faire feu au dehors.
Nous fimes tout le Lour du tata avant d’apercevoir la porte qui conduisait
dans l’intérieur du village. C'élait un simple passage, pratiqué à travers
l'une des tours de l’enceinte; seulement, dès que l’on était entré dans la
tour, il fallait tourner à droite pour pénétrer dans l'intérieur. Cette dispo-
sition devait arrêter l’élan de l’assaillant et permettre aux défenseurs abrités
derrière le second mur de la tour de tirer sur les entrants. Un battant,
formé de quatre madriers très épais et tournant dans le creux d’un trone
d'arbre enfoncé dans le sol, était tout ouvert el nous offrait un passage
libre. Mais celui-ci était tellement étroit qu'il nous fallut descendre de
cheval et laisser nos bêtes en dehors à la garde des spahis, dont le cos-
tume rouge excitait au plus haut degré la curiosité des négrillons, attirés
par le bruit de notre arrivée.
Une nombreuse assemblée, réunie sur la place du village, nous at-
tendait, et ce n’est pas sans une certaine émotion que le vieux chef me
souhaila la bienvenue. Tous les yeux des vénérables nègres qui l’entou-
raient étaient fixés sur nous avec une curiosité avide. Ils vovaient des
blancs pour la première fois, et nos moindres gestes excitaient leur
étonnement. Une jeune fille d’une quinzaine d'années, les cheveux élé-
gamment relevés en forme de cimier de casque, se tenait auprès du
chef. C'était la dernière femme de cet octogénaire.
L’entrevue fut des plus cordiales, et les habitants de Badumbé, qui
voyaient en nous les adversaires des Toucouleurs, s’efforçaient de nous
montrer leur sympathie par tous les moyens possibles. L'un m'apportait un
mouton, l’autre un poulet ou une calebasse de lait; celui-ci, une défense
d’hippopotame ; celui-là, un panier de mil pour mon cheval. Aussi, n'eus-
je pas de peine à décider le vieux chef à placer son pays sous le protectorat
français. « Le gouverneur, me dit-il, est mon père. Moi et mes sujets, nous
voulons désormais lui appartenir. Qu'il fasse de nous ce qu'il voudra,
pourvu qu'il ne nous contraigne pas à nous raser la tête et à faire le sa-
100 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
am’. » Et d'une main tremblante, que guidait mon interprète, 1l fit au bas
du traité un signe bizarre qui avait la prétention de figurer une croix.
Cependant, au moment où j'allais prendre congé, 11 me demanda si je ne
pourrais pas ajouter, au bas de mon papier, un article par lequel les
Français s'interdiraient de tuer les pigeons verts, qui peuplaient en grand
nombre les arbres du village. Il m'avoua que ces oiseaux étaient les fé-
tiches protecteurs des habitants de Badumbé et que lui-même, d’après la
prédiction d’un sorcier célèbre dans le pays, devait s’éteindre avec toute sa
descendance si pareil sacrilège se produisait. Je le tranquillisai sur ce point
en lui faisant comprendre d’ailleurs que pareil détail ne pouvait être inséré
dans le document qu'il venait de signer, mais je l’informai que le gouver-
neur serait instruit de ce fait et que les ordres les plus sévères seraient
donnés à ce sujel.
Nous passons à Badumhé une journée fort chaude. La plaine est entière-
ment découverte, el un groupe de deux ou trois acacias situé à quelque
distance du tata nous abrite très imparfaitement des rayons du soleil
pendant notre déjeuner et la sieste que nous essayämes ensuite de faire.
Heureusement que le Bakhoy n’était pas loin et que nous pûmes, quand
le soleil se fut abaissé, aller prendre un bain qui nous remit un peu de cette
Journée fatigante. La curiosité importune dont nous avions été l’objet de la
part des indigènes n'avait pas peu contribué à nous rendre tout repos im-
possible. Ce qui étonnait le plus les gens de Badumbé, c’était de nous voir
habillés de Ta tête aux pieds. Nos pantalons européens excitaient surtout
leur hilarité, et J'entends encore leurs éclats de rire quand Piétri se mit
tranquillement devant eux à tirer ses culottes de cheval pour les échanger
contre un pantalon plus léger en toile. L'une des jeunes négresses qui
se trouvaient dans le cercle me demanda même la permission de toucher
mon bras nu pour bien s'assurer que notre chair, à part la couleur,
ressemblait à la leur. L'étonnement des curieux s’exprimait par des rires
bruyants, que je fis cesser brusquement en déchargeant en l'air les six coups
de mon revolver. Ils restèrent bouche béante, et aucun d’entre eux ne voulut,
malgré mes invitations pressantes, toucher l'arme fumante que je tenais à
la main.
Piétri et Taulain nous quittèrent le soir, et reprirent les devants pour
rejoindre Vallière qui nous attendait à Fangalla. Nous devions faire séjour
sur ce point, dont la position était inconnue et où nous devions prendre nos
dispositions pour franchir le désert qui nous séparait de Kita. À mesure que
1. Ce sont les pratiques imposées par la religion musulmane,
AL ‘ra
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 101
nous [nous avancions vers le Niger, les difficultés augmentaient, et c'était
pour ainsi dire au hasard que nous marchions, ignorants des obstacles qui
Le vieux chef de Badumbé et sa dernière femme.
nous attendaient et de la nature du terrain que nous avions à traverser.
C'est pour cette raison que je me faisais toujours éclairer dans ma marche,
car 1l n’est rien de plus fatigant et de plus énervant pour une caravane,
102 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
comme était la mienne, que de se heurter tout d’un coup à un ob-
stacle inattendu. Les conducteurs se découragent, les animaux se lassent, et
la désorganisation se met vite dans le convoi non préparé à ces fatigues im-
prévues. On à vu qu'au contraire, depuis Bafoulabé, les renseignements et
les croquis que n'avait cessé de me transmettre Vallière, m’avaient permis
de régler les étapes, de prendre connaissance des passages difficiles et d’y
envoyer à l'avance les hommes nécessaires pour déblayer le terrain et-ouvrir
un chemin à nos ânes, déjà fort éprouvés par les marches précédentes.
Ces précautions étaient d'autant plus indispensables que nous commencions
à nous apercevoir d’un mal qui allait tous les jours grandissant et qui
menaçait de nous enlever bientôt nos moyens de transport. Nos ânes se bles-
saient de plus en plus sur le dos, et quelques-uns avaient déjà des plaies
qui les rendaient incapables de tout service et que nous désespérions de
guérir. Elles étaient dues au frottement des cordes de chargement sur l’épine
dorsale, inconvénient que n’atténuait qu’en partie le sac rembourré de paille
qui leur couvrait le dos. Nous ne savions trop quel remède apporter à ce
mal. Nous n'avions eu à Saint-Louis ni le temps ni les moyens de faire con-
fectionner des bâts, et 1l nous avait été impossible de nous procurer de
gros sacs rembourrés de crin. Nous avions done, outre tant d’autres soucis,
la crainte de nous voir privés sous peu d’une partie de nos bêtes de somme.
Celle considération augmentait encore mon désir d'atteindre le plus rapide-
ment possible le grand fleuve du Soudan, où je pouvais seulement songer à
employer la voie du Niger pour le transport de nos bagages.
Au delà de Badumbé, la vallée s'élargit considérablement et devient plus
ondulée. Le Bakhoy décrit vers le nord un are de cerele, et le chemin, pour
rejoindre Fangalla, suit à peu près la corde de cet are, à travers des ondu-
lations assez accentuées. Je pense que la route projetée dans cette région
fera bien de s’écarter de notre itinéraire et de se rapprocher de la rivière,
où elle trouvera des accidents de terrain moins prononcés.
CHAPITRE V
Séjour à Fangalla. — Ilistoire de ce village. — Marche vers Kita en pays inconnu et désert. —- Les
chutes de Bily. — Bivouac de Toudora. — Installation du camp. — Franchissement du Bakhoy
au gué de Toukoto. — Attaque d’un lion. — Exercice de rassemblement. — Renvoi des äniers
indociles. — Bivouac à Kobaboulinda.
Fangalla, ou plutôt les ruines de Fangalla, n'avait pas été facile à trouver,
et ce n’est pas sans peine que Vallière s'était procuré un guide pour s'y
faire conduire. Cependant un chasseur d’éléphants de Badumbé avait fini
par lui indiquer la route, en le menant à travers une forêt où il avait dû
souvent se frayer un chemin à coups de sabres d'abatis, dont nous avions
heureusement muni nos tirailleurs et nos laptots. Fangalla était autrefois
la capitale du Farimboula, et ses populeux villages s’étendaient sur les bords
du Bakhoy et dans les îles verdoyantes que séparaient d’étroits canaux,
traversés sans cesse par les pirogues des pêcheurs malinkés. Aux eaux basses,
un oué établissait la communication entre ces îles et la rive droite. On
le voyait encore au moment de notre passage.
Le chef de Fangalla était renommé dans tout le Kaarta et le Bambouk
par le nombre de ses guerriers et l'étendue des territoires qui avaient re-
connu sa suzeraineté. Ses immenses troupeaux paissaient sur les deux rives
du Bakhoy, et une armée de captifs cultivait ces déserts que nous venions
de traverser sous bois et en faisant fuir à notre approche les fauves de
toute espèce qui peuplent actuellement la contrée. Les habitants étaient
fiers de leurs richesses, el leur courage égalait leur orgueil.
Vers 1852, El-Hadj Oumar, le prophète conquérant, parut dans le pays,
avec ses bandes de Talibés fanatiques, traînant après eux une multitude
affamée. Le vieux chef se retrancha dans les villages situés au milieu de
la rivière, mais déjà il était ruiné, car ses troupeaux étaient devenus la
proie de l’assaillant, et au loin l’incendie dévorait toutes ses récoltes. Néan-
moins il résista longtemps aux assauts des Toucouleurs. Mais, après un siège
104 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
de quarante jours, la famine le livra à ses vainqueurs. Il parvint toutefois à
Ï J ,
s'échapper de nuit et put trouver un refuge dans les montagnes de Bam-
bouk. Tous ses sujets restèrent à la discrétion du marabout, qui, frappé
du courage qu'ils avaient déployé pendant la défense, essaya de s'atlacher
les guerriers par la clémence en leur promettant la vie sauve et une place
honorable dans son armée. Tous refusèrent : ElHad} leur fit aussitôt tran-
cher la tête.
Cet événement a laissé dans le pays un souvenir ineffaçable, et c’est avec
une profonde tristesse qu'un habitant de Badumbé, qui avait assisté tout
enfant à celte lugubre scène, nous fit le récit qui précède.
Que reste-t1l maintenant de toute cette prospérité passée ? Il y a trente
ans que les musulmans sont passés à Fangalla, et la ruine et la solitude y
règnent encore en maitres. Les troupeaux ont disparu et les bêtes seules
peuplent les forêts du Farimboula. Les champs qui produisaient autrefois
ces belles récoltes de mil, de riz el d’arachides, ne se reconnaissent plus
qu'aux surfaces circulaires en pisé que le temps n’a pu détruire el qui
indiquent encore l'emplacement des cases habitées par les captifs, chargés
des cultures. Bref, partout le désert, partout ces indices qui annoncent que
l'homme ne fréquente plus ces lieux maudits, malgré la richesse du sol et
les productions de cette nature plantureuse. Ce n’était pas la seule fois, hélas !
que ce spectacle désolé devait frapper nos yeux. On peut dire que partout
où le prophète musulman a passé, s'étendent la misère et la ruine.
Nous aurons malheureusement à revenir souvent sur cette influence
néfaste du prosélylisme mahométan et à montrer que les populations
idolâtres ont dû presque loujours, pour fuir les horreurs de l'invasion tou-
couleur, se réfugier dans les montagnes et abandonner les plaines fertiles
qui bordent les crues d’eau de la région.
C'est à nous maintenant de substituer notre influence bienfaisante, eivili-
satrice, à cette domination loucouleur si opposée à toute idée d'huma-
nité et de progrès. L'islamisme doit être combattu, sur la terre africaine,
comme l'élément le plus hostile à l'extension de la race blanche.
Valère avait établi son campement sur le bord même du Bakhoy. Deux
gourbis, artistement construits par ses ürailleurs, qui avaient su utiliser
merveilleusement le couvert offert par les branches de trois beaux tamari-
niers, formaient une salle à manger et un cabinet de travail pleins d’une
agréable fraicheur. En face, la rivière roulait ses eaux blanches sur les
dalles rocheuses avec un bruit de cascade qui s’harmonisait admirablement
avec la nature agreste du site que nous avions sous les veux. Les deux grandes
iles de Banta Gongou et de Gongou Ba nous charmaient avee le luxe de leurs
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 105
arbres, dont les branches entrelacées nous présentaient une masse impé-
nétrable de feuilles d’un vert sombre, sous lesquelles on sentait grouiller
tout un monde d'oiseaux, de reptiles et de fauves. De larges percées, pra-
tiquées dans cette végétation vierge el aboutissant à des rampes où se
voyaient de nombreuses traces de pieds, montraient que les hippopotames
allaient souvent s’ébattre et pâturer dans les mystérieuses retraites de ces
iles. Il n’était pas besoin d’ailleurs de considérer longtemps la surface de
la rivière pour apercevoir le museau de l’un de ces animaux, émergeant
Fangalla.
au-dessus du bief à eau profonde, silué en amont du fond rocheux qui
unissait les iles au rivage.
Vallière, arrivé depuis quatre jours, avait déjà mis au net tous ses cro-
quis et commencé le levé des environs de Fangalla. Piétri et Tautain
n’y élaient parvenus que le matin même de bonne heure. Ils avaient fait
la route dans l'obscurité la plus complète, entendant, non sans une certaine
anxiété, tous les bruits de la forêt et les rugissements des fauves. Leur
guide malinké, fort peu rassuré, avait même perdu son chemin, et mes
deux camarades avaient erré toute la nuit à la recherche du sentier con-
duisant sur Fangalla. De guerre lasse, Piétri, toujours avisé, s'était couché
au pied d’un arbre, et tous trois, le mousqueton armé. avaient attendu le
point du jour pour se remettre en route
106 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
Vallière, lui, n'avait pas eu des émotions moindres, et, quand il élait
arrivé à Fangalla, il s'était cru transporté au milieu d'une véritable armée
de quadrupèdes de toute espèce, dont les cris l'avaient tout d’abord étourdi.
Les antilopes s’enfuyaient autour de lui par nombreux troupeaux ; les singes
orimaçaient au sommet des arbres et ne pouvaient se décider à abandonner
la place à ce visiteur inattendu ; les hippopotames grognaient d’une ma-
nière menaçante, Pendant toute la nuit, mon compagnon de route avait dû
rester sur pied ainsi que ses ürailleurs, pour parer à toute éventualité.
Le lendemain, le mouvement des hommes et les grands feux qu'il avait fait
allumer lui avaient permis de dormir et de prendre quelque repos.
Voilà ce qu'était Fangalla le 10 avril, jour où notre immense cara-
vane venait troubler ces solitudes abandonnées par l’homme depuis le
siège célèbre que nous avons raconté.
Le convoi se rangea sur son emplacement, tandis que nous-mêmes,
joyeux de nous trouver réunis tous ensemble, nous échangions gaiement
nos impressions sur les heureux résultats obtenus pendant cette première
parte de notre voyage. Tous les chefs du Bakhoy s'étaient soumis, sans
difficulté aucune, à notre protectorat, et Vallière avait pu dresser litiné-
raire de notre route et faire de Fangalla et de ses environs une re-
connaissance suffisante pour éclairer le gouverneur et le département
de la marine sur la situation de ce point, célèbre dans les annales ma-
linkés.
Fangalla me parait naturellement désigné pour servir d'emplacement
au foruin qui reliera Bafoulabé à Kita. Un plateau argileux, situé à peu
de distance de la rive droite du Bakhoy et dominant cette rivière d’une
quinzaine de mètres environ, offre une position favorable à la construction
du poste et de ses dépendances, magasins, écuries, jardins, etc. Les maté-
riaux, carrières de grès, cails-cédrats de quinze à vingt centimètres
d'équarrissage, se trouvent à proximité. Mais ce qui constitue la supé-
riorité de Fangalla sur Badumbé ou les autres villages environnants,
c'est que Fangalla a son histoire et que ses malheureux habitants, dis-
persés au loin et surtout dans le Bambouk, s’empresseront de venir
repeupler les riches et verdoyantes îles de Banta Gongou et de Gongou
Ba, dès qu'ils seront assurés qu'un poste français saura les protéger
contre les invasions des bandes toucouleurs. De plus, ce point se trouve
aux portes du désert du Fouladougou, et il est indispensable de nous y
installer pour y construire un gite d'étapes et une base secondaire de
nos opérations dans le haut pays. Enfin, il présente l'avantage d'être à
peu près à mi-chemin entre Bafoulabé et Kita.
nt
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 107
Les deux journées du 10 et du 11 furent activement employées. Je
m'occupai surtout de recueillir des renseignements sur la région qui nous
séparait de Kita. Je savais qu'au delà de Fangalla se déroulait un vaste
désert, où l’on ne trouvait que quelques rares villages, qui consti-
tuaient le Fouladougou occidental, contrée autrefois très riche et très
peuplée, mais devenue inhabitée et envahie par les forêts et les fauves
depuis l'apparition des musulmans dans la vallée du Bakhoy. Mes instruc-
lions me prescrivant de gagner Kita par la voie la plus courte, je devais
me préoccuper de chercher un gué qui me permit de passer sur la rive
droite de la rivière et d’atleindre la plateau séparant les deux vallées
du Bakhoy et du Ba-Oulé. Depuis Mungo-Park, aucun voyageur européen
n'avait parcouru ces solitudes, et l’on ignorait notamment la position
exacte du confluent du Bakhoy et d’un tributaire important, qu'au dire
des chasseurs malinkés il devait recevoir non loin de Fangalla. La
recherche du gué et la reconnaissance d’un pays désert, où avait lieu la
rencontre de plusieurs rivières importantes, me commandaient de prendre
des dispositions particulières en vue de celte double exploration.
Je chargeai Vallière, accompagné du docteur Tautain, de me précéder
d’une élape, de s’aboucher avec les guides malinkés qu'Alassane nous
avait procurés à Badumhé, et de tächer de trouver un passage pour
aborder la rive droite. Je réservai à Piétri l'exploration de l’affluent dont
on nous avait parlé, lui recommandant de se préparer pour une petite
expédition d’une vingtaine de jours, en lui laissant toute latitude pour
me quitter, quand il jugerait le moment opportun. On voit en somme que
nous n’élions pas trop nombreux pour remplir les différentes parties de
notre tâche, et que, si je n'avais pas eu sous mes ordres des officiers d’un
caractère aussi éprouvé et brülant de voir le succès couronner notre
mission, Je n'aurais jamais pu réussir à pénétrer Jusqu'au Niger, tout
en explorant les différentes routes qui menaient au grand fleuve. Pen-
dant toute notre rude campagne, nous avons élé rarement ensemble, et
chacun de nous battait la contrée, se souciant peu des dangers qui
l’entouraient au milieu de cet isolement, et préoccupé seulement d'ouvrir
à notre nation les voies qui devaient lui donner accès dans le Soudan
central. L'examen des divers itinéraires que nous avons suivis entre
Bafoulabé et Bammako ne peut laisser aucun doute sur les résultats
obtenus par cette méthode, audacieuse mais féconde en résultats, de voyager
dans les régions africaines.
Le 12, nous étions prêts pour le départ et nous nous enfoncions dans
les solitudes du Fouladougou. Le lieutenant Marchi nous quittait, empor-
108 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
tant vers Médine les cartes, traités et rapports relatifs à la première partie
de notre voyage.
Nous cheminions sous une forêt dont les arbres elairsemés présen-
laient des clairières étendues. Le terrain était constitué par un plateau
peu élevé, couvert de cailloux ferrugineux. Une épaisse végétation, où
abondaient les acacias aux épines fortes et recourbées, nous forçait à
côtoyer le Bakhoy, en nous tenant à trois ou quatre kilomètres de la
rive. Des terres basses et marécageuses, que nous laissions sur notre
gauche, témoignaient que la rivière, au moment des pluies, débordait
et s’étalait dans la plaine; nous y découvrions emplacement d'anciennes
et fertiles rizières, couvertes aujourd'hui de hautes herbes, au travers des-
quelles de larges sentiers, que l'on dirait tracés par la main de l’homme,
livraient passage aux hippopolames, dont les grognements nous avaient
tenus éveillés pendant les deux nuits passées à Fangalla. Je doute qu'il y
ait un pays au monde où ces pachydermes vivent en plus grand nombre
que dans les parages que nous visitions alors. Les indigènes, mal équipés
et mal armés, sont incapables de les chasser, et ces énormes amphibies
occupent en maitres le Bakhoy et ses affluents. Bien que leur ivoire
ne soit pas aussi estimé que celui de l'éléphant, je pense qu'il y a À
pour notre commerce un élément de richesse assurée, lorsque nos éta-
blissements se seront étendus jusque dans le haut pays et qu'une voie de
communication permettra d'en acheminer les produits vers nos escales du
Sénégal.
Vers neuf heures du matin, nous débouchions sur la rivière au point
où les eaûx, resserrées entre deux berges rocheuses, sur une largeur de
soixante mètres environ, s’écoulent en cascades successives en formant les
chutes de Bily. Le Bakhoy y tombe d’une hauteur de douze à quinze
mètres. La cataracte à beaucoup d’analogie avec celle de Gouina, que nous
avons décrite plus haut. La chute est verticale, les roches sont à surface
plane et lisse et souvent creusées par Peau et le sable, créant ainsi de
petits ruisseaux souterrains, dont le grondement vient se mêler au bruit
des eaux tombant avec fracas dans le bief inférieur.
Au delà des chutes, le sentier que nous suivions el qui élait à peine tracé
sur le sol rocailleux, s'éloignait de nouveau de la rivière. La contrée,
entièrement dénudée sur certains points, présentait sur d'autres une
végélalion absolument vierge. Des acacias aux formes élancées, des lama-
riniers au feuillage épais et gracieux, des karités, dont les branches
ployaient sous le poids de leurs fruits encore verts, des khadds dont la
chute des feuilles annonçait l'approche de lhivernage, des ficus dont les
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 109
racines adventives tombent des branches supérieures jusqu'à terre,
semblables à des cordages de navire, le tout entremélé de lianes, enla-
çant de leurs replis compliqués ces arbres élevés, constituaient souvent,
par leur entrelacement, des obstacles qui arrêtaient notre marche et
forçaient nos tirailleurs et laptots à faire usage de leurs haches ou sabres
d’abatis. Quant à nous, montés sur nos chevaux, nous étions obligés de
nous baisser constamment pour éviter les branches qui nous fouettaient
le visage et les épines qui menaçaient de nous aveugler. Nos mulets, qui
s'embarrassaient dans ces branchages, eurent une étape des plus labo-
Chutes de Bily.
rieuses; mais le vieux Sambo n'en était pas à faire ses preuves, et il me
disait, en riant de son gros rire, lorsque je jetais un regard inquiet sur
nos cantines : « Grains rien, capilaine, moi connaitre... chargements y
a solides... »
Lorsque nous débouchions dans les grandes clairières, où la nature
rocheuse du sol ne laissait pousser que quelques arbustes rabougris, au
milieu de broussailles assez fourrées, nous élions encore arrêtés ; mais
alors c'étaient des troupeaux d’antilopes, dont la vue réveillait tous nos
instincts cynégéliques. L'une de ces bandes ne comprenait pas moins de
cinquante individus appartenant à l'espèce appelée dumsa dans le pays.
Is nous avaient laissé approcher à peu de distance, cent mètres à peine,
110 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
el nous apercevions très distinetement leurs cornes noires, aux contours
hélicoïdaux et leurs corps aux formes massives, recouverts de poils très
longs, d'un roux foncé. Nadioka, notre sergent de üirailleurs, suivi de près
par le docteur Bayol, ardent chasseur, se préparait à les saluer de ses coups
de fusil, quand Tom, par ses aboiements répétés, vint les mettre en fuite.
Nos balles allèrent se perdre dans les broussailles, tandis que les antilopes
s'enfoncaient sous bois.
Une demi-heure après cet incident, nots rencontrions un tirailleur, qui
nous guidait vers le gué de Toudora, que Vallière avait choisi pour notre
campement de ce jour. C'était un site assez semblable à celui de Fangalla.
Un étroit sentier, connu seulement des chasseurs indigènes qui fréquen-
taient ces parages déserts, conduisait, à travers un fourré déjà éclairei par
les haches de nos ürailleurs, au bord du Bakhoy, dans un épais massif
de lamariniers et de cails-cédrats, où lon voyait encore les traces de
bivouac de notre petite avant-garde. En face, à une vingtaine de mètres
à peine, deux grandes iles barraient presque entièrement la rivière, ne
laissant entre elles et les bords du Bakhoy que d’étroits canaux, semés
de grosses pierres de grès reposant sur un seuil de roches lissées par les
Caux.
Comme nous descendions de cheval, nous entendimes un coup de feu et
nous vimes sorlir du fourré un grand diable de Malinké, qui venait de
tuer une belle biche pleine, gisant à quelques pas de là. Il nous l’offrit en
se présentant à nous comme l'un des fils du chef du Fouladougou.
Celui-ci, ayant entendu parler de notre arrivée, l'avait dépèché auprès de
nous pour nous guider vers ses villages. C'était évidemment un espion,
venu pour s'informer des intentions que pouvaient avoir ces étrangers,
qui osaient s'aventurer avec un riche convoi dans ces contrées délaissées
depuis longtemps par les caravanes de Dioulas. Les habitants du Foula-
dougou passent dans toute cette région pour des pillards incorrigibles, et
peut-être avaient-ils expédié lun des leurs pour-voir s'il n’était pas pos-
sible de tenter un bon coup en s'emparant de quelques-uns de nos ânes,
y compris leurs chargements. Mais nous étions en force et pleins de con-
fiance; aussi acceplämes-nous le cadeau avec plaisir, et Je remis en
échange au jeune chef une petite dame-jeanne de tafia, qu'il me demanda
la permission de porter tout de suite à son père, à qui il voulait en même
temps annoncer notre arrivée.
Toudora offrait un magnifique emplacement pour notre campement ;
car une petite clairière, à une cinquantaine de mètres de notre bivouac
particulier, permettait au convoi et à nos animaux de se ranger en carré
La forêt au delà des chutes de Bily.
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 115
suivant l’ordre habituel. Au moment de l’arrivée, le camp présentait tou-
jours une grande animation. Les spahis, qui nous suivaient généralement
de près, commençaient tout d'abord par fixer la corde à laquelle ils
attachaient les chevaux, entravés par l’un des pieds de devant. Puis,
armés de leurs hachettes de campement, ils débroussaillaient le terrain où
devait se dresser la tente. Celle-ci se composait de cinq morceaux de grosse
toile à voile, munis d’œillets et de cordes, taillés de façon à former,
quand ils étaient disposés et ajustés sous l'arbre choisi pour nous abriter,
une tente spacieuse et commode que nous recouvrions de branchages et
dont nous pouvions à volonté relever les côtés pour permettre à l’air de
circuler librement. Sous cette tente prenaient place, aussitôt que les
mulets étaient déchargés, nos lits de campagne et la table qui nous ser-
vait aussi bien pour prendre nos repas que pour travailler et mettre nos
noles el croquis à Jour.
Le convoi arrivait ensuite. Alassane, son chef depuis Bafoulabé, plantait
son pavillon au centre de l'emplacement indiqué. Les quatre sections, con-
duites par leurs chefs respectifs, et qui se distinguaient par la couleur de
leurs fanions, se rangeaient en carré, toujours dans le même ordre. Les
cantines et ballots étaient alignés régulièrement à terre, reposant sur des
pierres pour les isoler du sol et les protéger contre les morsures des ter-
mites. Les ânes, entravés comme nos chevaux et mulets, étaient attachés
en face de leurs charges, sous la surveillance de leurs conducteurs. Ceux-
ci disposaient à l’intérieur du carré leurs bagages particuliers et allu-
maient des feux pour préparer leur nourriture.
Les tirailleurs, interprètes et muletiers campaient en dehors du carré,
vénéralement près de notre tente. Auprès de celle-ci s'élevait encore, dès
que toutes ces dispositions étaient prises, un mât formé par un bambou
ou autre support choisi 4d hoc, au sommet duquel flottaient fièrement
les couleurs françaises. Les indigènes, que nous visitions, ne manquaient
pas d’interroger nos noirs sur ce pavillon, que nous ne négligions jamais
de saluer soir et matin. Ceux-ci leur expliquaient alors avec force détails
et exagérations la signification de cet emblème « qui était le gris-gris des
blancs, auxquels il rappelait leur pays, en même temps qu'il soutenait
leur courage dans la mauvaise fortune ».
Toudora était très giboyeux, et nos hommes purent se régaler de trois
ou quatre oryx, sorte d'antilope à longues cornes, devenus la proie des
tirailleurs, que j'avais autorisés à se mettre en chasse pour améliorer l’or-
dinaire fourni par nos rations.
Le lendemain, 13, nous nous remettions en route de bon matin,
8
114 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
toujours guidés par les indications que Vallière me faisait parvenir par ses
courriers. Le pays était de plus en plus impénétrable aux abords du
Bakhoy, et mon compagnon de route m'informait qu'il comptait trouver
un gué ce jour même, mais qu'il était obligé, pour suivre une voie prati-
cable à nos chevaux et à nos bêtes de somme, de s'éloigner de la rivière,
qu'il ne pourrait rejoindre, au dire de nos guides, qu'au bout de quatre ou
cinq heures de marche. Nous cheminions done un peu au hasard sur le
plateau ferrugineux et argileux que nous suivions depuis Fangalla et que
bordait au sud une longue ligne de collines rocheuses, boisées au sommet,
dominant d'environ trente mètres le niveau de la plaine.
La contrée présentait toujours le même aspect : e’étaient des bois et des
broussailles, coupés par de grandes clairières et parcourus par de nom-
breuses troupes d’'antilopes.
Vers dix heures, un nouveau billet de Vallière m'annonce qu'il n’a pas
encore connaissance du gué et me propose de bivouaquer à la mare de
Guirilla, rendez-vous ordinaire des chasseurs malinkés, qui viennent s'y
mettre à l'affût pour ürer les antilopes et principalement les dumsas, qui
vont s'y abreuver. Bien que cette mare eût un aspect fort peu séduisant et
que l’eau en fût déjà troublée par le piétinement des chevaux et mulets qui
faisaient partie de la petite troupe de Vallière, je donnai l’ordre de faire
halte et d’asseoir le campement, quand Tautain arriva au grand trot de
son cheval, pour m'informer que le gué venait d’être découvert à deux
kilomètres à peine et que l'avant-garde était déjà passée sur la rive droite.
On reprend done la marche, et, une demi-heure après, nous campons
sur les bords du Bakhoy, en face même du gué de Toukoto.
Comme à Toudora, il n'était pas facile de parvenir jusqu'à la rive,
d'autant plus que ceux qui nous précédaient n'avaient pas eu le temps de
débarrasser le terrain des broussailles qui le couvraient, et s'étaient em-
pressés de franchir le Bakhoy pour reconnaitre le gué. Nos hommes se
mirent aussitôt à l'œuvre, et, une heure après, toute la caravane, hommes
et animaux, se trouvait installée au bivouac, en attendant que nous eùmes
pris les dispositions nécessaires pour le passage.
Celui-ci était constitué par un banc de roches qui pavaient irrégulière-
ment le fond du lit en le suréleyant considérablement; aussi les eaux
s'élaient-elles étalées en formant deux bras, séparés par une île d'environ
quatre-vingts mètres de large. Les renseignements de Vallière n'appre-
naient en outre que ces eaux avaient érodé profondément la rive droite, en
y créant un grand cirque, entouré d’une muraille argileuse de cinq à huit
mètres de hauteur. À l'époque des grandes pluies, l'ile et le cirque étaient
Campement à Toudora.
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VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 117
recouverts par l'inondation, ce que l’on reconnaissait facilement aux
paquets d'herbes desséchées abandonnés sur les branches des arbres par
les eaux rentrées dans leur lit. Au moment où nous l’examinions, la
rivière pouvait avoir einq cents mètres de large, le premier bras ayant
deux cents mètres, et le second cent cinquante à cent soixante mètres. Les
plus grandes profondeurs étaient de quarante à soixante centimètres, et
encore ces chiffres ne s’appliquaient-ils qu’à de très courts trajets.
On le voit, nous étions en présence d’un obstacle important, et je
songeai, à part moi, que notre futur chemin de fer pourrait bien se
trouver arrêté par ces difficultés de premier ordre ou être forcé de suivre
un autre itinéraire. Sans doute, le peu de hauteur d’eau en saison sèche
et la présence à fleur d’eau de roches très résistantes faciliteront la
construction de piles en maçonnerie, mais le pont à établir sur ce point
n’en sera pas moins un travail considérable. Peut-être aura-t-on intérêt à
continuer la route sur la rive gauche et à passer le Bakhoy en amont; la
rivière y est, paraît-il, beaucoup plus profonde, mais d’une largeur à peine
égale à deux cents mètres.
Quoi qu'il en soit, il s’agissait pour le moment de transporter tout notre
convoi de l’autre côté de la rivière. La profondeur de l’eau était assez faible,
mais les pierres glissantes et souvent séparées par des trous qu’on n’aper-
cevait pas, pouvaient faire choir nos bêtes. Il fallait donc opérer le trans-
bordement des bagages à tête d'homme et préparer le passage, aussi bien
dans l’île qu'aux aboutissants du gué. Nos tirailleurs, laptots et muletiers
se mettent à l'ouvrage et se partagent la besogne, tandis que le convoi
prenait ses dispositions pour passer la nuit sur la rive gauche. Pendant
que les uns, la pioche à la main, pratiquent des rampes d'accès vers le lit
du Bakhoy, les autres, munis de haches et de sabres d’abatis, ouvrent une
percée à travers l’épaisse végétation qui couvrait l'ile; les laptots jalonnent
le passage. Le va-et-vient de nos hommes travaillant avec ardeur et s’ap-
pelant joyeusement d'une rive à l’autre anime ce site sauvage où ne ré-
gnaient, avant notre arrivée, que le silence et la solitude.
Au soir, tout était prêt et chacun alla se coucher, espérant prendre une
bonne nuit de repos avant les fatigues qui nous attendaient le lendemain.
Mais nous avions à peine fermé l'œil que plusieurs coups de feu, suivis de
grands cris et d’un bouleversement général de tout le camp, nous firent
sauter à bas de nos couchettes. Les chevaux et les mulets, saisis de peur,
poussaient de longs hennissements, en essayant de briser les entraves qui
les retenaient à leurs cordes. Les spahis et muletiers avaient toutes les
peines du monde à les retenir. Les ânes s’agitaient également dans la plus
118 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
grande confusion, quelques-uns ayant rompu leurs liens et se serrant tout
tremblants au centre du carré, Quant aux noirs du convoi, 1ls couraient de
çà, de là, criant, gesticulant, faisant feu de leurs armes à tort et à travers
et ne sachant pas trop où donner de la tête. Bref, c'était le plus beau
désordre que l’on puisse imaginer. Nous nous efforcions vainement de con-
naître la cause de toute cette effervescence, quand maître Alpha parut
enfin, tenant encore son fusil déchargé à la main, et nous apprit qu'un
lion s'était introduit dans le camp et avait enlevé un mouton qu'il avait
entrainé dans la forêt. Au même moment, d’affreux rugissements et un
bruit de lutte partent d’un fourré assez rapproché. Nous nous élançons
aussitôt et nous nous trouvons bientôt en présence du corps inanimé du
malheureux mouton, gisant au milieu d’une mare de sang. Mais de lion
point. Piétri, favorisé par un beau clair de lune, prit avec lui quelques
üirailleurs pour se mettre à sa poursuite. Pour moi, je rentrai au camp,
où Je trouvai encore tout mon monde sur pied et en armes. Alpha,
toujours aussi héroïque dans ses gestes et ses paroles, brandissait son fusil
d'un air menaçant en eriant :.« Qu'il vienne! qu'il vienne !il trouvera ici
des hommes à qui parler. » Je suis certain qu'intérieurement notre
interprète avait une peur horrible et qu'il ne eriait ainsi que pour cacher sa
vive émotion. Je calmaï un peu son enthousiasme tardif en lui reprochant
son manque de surveillance et en lui ordonnant de faire allumer des feux
et de désigner des hommes de garde pour la nuit.
J'avais été réellement effrayé de tout le désordre occasionné dans le
camp par l'apparition de ce lion, et je me demandais, non sans une certaine
appréhension, ce que nous deviendrions si, dans l'avenir, nous pénétrions
en pays hostile, où nous pouvions être menacés à tout moment d’une
attaque des indigènes. Aussi, depuis cette époque, j'habituai tout mon per-
sonnel à se rassembler rapidement et en ordre, à la sonnerie de la générale.
Dès que le elairon retentissait, les üraïlleurs, spahis, muletiers et laptots,
courant aux faisceaux et se munissant de leurs cartouches, se réunissaient
à leurs chefs, aux emplacements indiqués d'avance, Les äâniers, dont beau-
coup n'avaient pas d'armes ou ne possédaient que des mauvais fusils à
pierre, devaient se former au milieu du carré et attendre les événements.
Défense expresse était faite de Urer un coup de fusil, quoi qu'il arrivât, sans
mon ordre. En outre, un piquet, détachant des sentinelles pour la garde
du camp et l'entretien des feux, était commandé chaque nuit, et son chef
venait recevoir mes instructions spéciales au coucher du soleil.
Je parvins ainsi en peu de jours à rendre ma troupe moins impression-
nable, et à lui donner l'habitude de se rassembler en silence et en ordre,
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 119
chaque fois qu'une alerte se produisait. Par la suite, J'eus beaucoup à me
louer de cette précaution, et plus tard, dans le Bélédougou, lorsque les
Bambaras guettaient l’occasion de nous surprendre et de nous attaquer,
mes hommes obéissaient avec sang-froid et intelligence aux ordres que je
donnais pour assurer la sécurité du camp.
Le 14, on commenca, dès le réveil, l’importante opération du franchisse-
ment du Bakhoy. Piétri se mit le premier en mouvement avec sa petite
troupe. Il avait reçu mes dernières instructions touchant sa mission parti-
eulière et j'atlachais une telle importance au succès de cette dernière,
Passage du Bakhoy au gué de Toukoto.
que je lui permis d'emmener Alassane, qui m'était cependant bien
nécessaire à la tête du convoi. Je remplaçai cet interprète par le vieux
Samba Ouri, qui me fut désigné par le vote de tous les chefs de section,
que j'avais voulu consulter sur ce sujet.
Le docteur Bayol traversa la rivière à son tour. Comme Vallière et
Tautain s'étaient déjà lancés en avant sur la route de Goniokori, je désirai
que l’un de nous se tint sur la rive droite pour recevoir le convoi et sur-
veiller le passage de ce côté du Bakhoy. Puis, la première section com-
1. Je reviendrai plus loin sur la mission particulière du lieutenant Piétri.
120 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
mença son mouvement : tous les âniers, portant les chargements sur leur
tête, entrèrent dans la rivière, faisant bien attention à ne pas glisser
sur les roches polies du gué. Ils pénétraient dans l’île, en passant sous une
véritable voûte de verdure, et abordaiïent à la rive droite, où le docteur
Bayol avait choisi l'emplacement de notre nouveau campement dans le
cirque que j'ai déjà mentionné. Les bagages transbordés, on s’occupait de
passer les ânes, et ainsi de suite pour chacune des sections. Les spahis et
muletiers vinrent ensuite, chacun d'eux tenant sa bête par la bride et
portant les selles et bâts sur la tête. Je franchis moi-même le Bakhoy le
dernier, les pieds et jambes nus, en m'appuyant sur un bâton, qui m'aidait
à sonder le terrain, sur lequel mes pieds, peu habitués à ce nouveau
genre de marche, ne posaient qu'avec la plus grande précaution.
A midi, l'opération était heureusement et entièrement terminée, grâce
à l’entrain et à la bonne volonté de mes hommes, que je gratifiai à cette
occasion d'une double ration de viande et de riz. Depuis le matin, on avait
transporté de l’autre côté de ce large cours d’eau six cent cinquante charge-
ments, et transbordé près de quatre cents chevaux, mulets, bœufs ou ânes.
J'étais très content de tout le monde et je ne pus m'empêcher de féliciter
mes chefs de section des progrès qu'ils avaient faits depuis la fameuse
étape de Bakel à Golmi.
J'aurais bien désiré me remettre en route le jour même, mais les âniers,
qui avaient passé toutes ces charges, avaient un grand besoin de repos. De
plus, l'étape commençait par un obstacle, car le cirque où était établi notre
campement était entouré d’une muraille d'argile, à peu près à pie, d’en-
viron cinq mètres d'élévation. Nous avions déjà pu observer ce phénomène
naturel à plusieurs reprises, notamment dans la marche de Kéniou à
Médine. Il est dû au ravinement et au glissement des terres, détrempées
par les pluies de l'hivernage et érodées par le fleuve qui déborde. Il fallait
donc faire une rampe praticable pour tout notre convoi, Vallière et
Tautain, avec leur petit personnel, n'ayant fait qu'ébaucher ce travail.
Le sergent Sadioka s'en chargea avec ses tirailleurs.
L'après-midi, je fis une exécution. Je renvoyai trois âniers qui s'étaient
souvent signalés par leur indiseipline et leur paresse. Nous étions au milieu
du désert, et les trois pauvres diables se jetèrent à mes pieds, en implorant
leur pardon. Ils juraient d'être dorénavant des modèles d’obéissance. Deux
d’entre eux purent, grâce à toutes ces protestations, reprendre leurs bâtons
d'ânier; mais le troisième, Mamadou Si, un Toucouleur orgueilleux et
sournois, ne put, malgré tout, me faire revenir sur ma décision. Ce
Mamadou Si avait déjà montré à Bakel une indocilité qui nous avait fort
rs indociles.
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VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 193
irrités. Il avait de l'influence sur nos âniers toucouleurs, et c’est lui qui,
à Médine, avait été l’instigateur de ce complot qui avait failli me priver
d’une vingtaine de mes conducteurs. Je m'étais contenu alors, mais, à
Toukoto, je saisis l’occasion d’une plainte que m’adressa contre lui son chef
de section pour l’expulser du camp. La punition était dure mais méritée.
Le 15, la colonne reprenait sa marche pour gagner le campement de
Kobaboulinda, reconnu la veille par Vallière. Le pays était complètement
désert, et à chaque pas nous apercevions, traversant la route en bondis-
sant ou nous regardant défiler à quelques centaines de mètres, des
bandes d’antilopes de toutes espèces. Lorsque nous étions arrivés sur le
plateau, après avoir gravi la rampe qui y donnait accès, les guides nous
avaient montré de loin l’ancien emplacement de Koré-Coro. Ce gros village,
qui avait repoussé une première fois Alpha Ousman, lieutenant d'El-Had)
Oumar, chargé de la conquête du Fouladougou, avait fini par succomber
et, comme à Fangalla, des ruines encore debout témoignaient du zèle avec
lequel ce fanatique Toucouleur avait accompli son œuvre.
Au bout d’une demi-heure de marche, nous entrions dans une belle forêt,
toute parfumée par des acacias vérek en fleurs et surtout par de jolis
petits arbustes, que les Ouolofs désignent sous le nom de gologne. Ce
végétal, très commun depuis Bafoulabé, donne un fruit un peu plus gros
qu'une grosse cerise, d’une belle couleur jaune légèrement orangée ; la
pulpe en est acide et fort agréable, surtout lorsqu'on à soif. L'amande,
assez volumineuse, à un excellent goût de noisette, tant que le fruit n’est
pas à maturité parfaite. Les indigènes récoltent ces fruits, en mangent
la pulpe, les laissent sècher, enlèvent alors la partie ligneuse peu épaisse
et, après avoir grossièrement concassé l’amande, font, en la mélangeant
avec la polasse qu'ils extraient des cendres, un savon d’un brun foncé,
très répandu dans le Fouladougou et sur les bords du Niger.
Nous reçümes quelques gouttes de pluie qui un instant nous firent
craindre un orage ; mais heureusement cela ne dura que quelques minutes.
Au sortir de la forêt, nous nous trouvons en face d’une ligne de hau-
teurs, formées d’un grès ferrugineux. Depuis le gué de Toukoto et proba-
blement depuis le confluent du Bakhoy et du Baoulé, la vallée s’infléchit
brusquement vers le sud-est en se rétrécissant de plus en plus jusqu’à
Goniokori, où les massifs de Gangaran se rapprochent de ceux de la rive
droite, au point de ne laisser à la rivière qu'un lit étroit et rocheux. Les
montagnes que nous longions et auxquelles nos guides donnaient le nom
de massif de Kaouta, étaient déchirées en maints endroits par de grands
ravins, tout verdoyants avec leurs beaux arbres aux dimensions gigan-
124 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
tesques. Ces ravins, qui formaient des fourrés à l'ombre entièrement
opaque, rompaient la monotonie du paysage el reposaent la vue, fatiguée
de regarder le sentier qui, depuis quelques moments, se déroulait sur un
plateau couvert d'herbes desséchées el parsemé de quelques arbres de
taille médiocre. Il nous semblait qu'il devait faire sous ces ombrages une
fraicheur délicieuse, contrastant avec l’ardeur du soleil, dont les rayons
se réfléchissaient, chauds et aveuglants, sur les surfaces rocheuses que
nous foulions par moments. Les montagnes, qui s'étendaient au nord,
allaient en s’abaissant progressivement jusqu'à une sorte de défilé, dont
les flancs étaient occupés par une nombreuse garnison de singes cynocé-
phales, qui s’enfuirent à notre approche en poussant des aboiements
furieux, auxquels Tom jugea à propos de répondre de son mieux.
Nous débouchions du défilé sur un plateau dénudé, en marchant à quatre
ou cinq kilomètres du Bakhoy. Sur la rive gauche, nous apercevions une
longue ligne de hauteurs rocheuses, à parois verticales, surmontées de
larges tables couvertes de végétation. Au loin, sur notre gauche, un
pie isolé, en forme de cône, dominait toute la contrée.
Nous parvenons bientôt à un beau ruisseau, dont les eaux s’écoulent sous
un berceau de verdure, formé par les branches de figuiers sauvages. Un
groupe de dumsas s’y abreuvait. Abdoulaye, l’un de nos guides, s’élance
D
N
à leur poursuite; mais les antilopes sont bientôt hors de portée. — La
chasse est rarement couronnée de succès pendant la marche.
Vers onze heures, nous arrivons enfin au campement de Kobabou-
linda, qui tire son nom d’une petite rivière, large d'environ trente mètres
à l'hivernage, mais que nous passons aisément à pied sec sur des bancs
de roches qui émergent de son lit. Nous étions à son confluent avec le
Bakhoy. L'endroit était peu agréable pour passer la journée; les arbres
élaient clairsemés et sans ombrage ; et, pour avoir un peu de fraicheur,
il nous fallut descendre dans le lit de la rivière et nous abriter sous les
arbustes touffus qui eroissent sur la berge et se penchent au-dessus des
eaux. À l'embouchure se trouvait un fort beau bane de grès quartzeux, qui
s'était divisé en colonnes prismatiques. Celles-ci, teintes en noir foncé par
le dépôt des eaux sur la surface, ressemblent à des prismes de basalte, et il
faut s'approcher de très près pour avoir la vraie nature de cette chaussée.
On s'aperçoit alors que ces prismes sont bien moins réguliers que ceux
de la roche volcanique et, si l’on casse un éclat, on obtient un beau grès
quartzeux, très blane, légèrement vitreux et d’une extrême dureté.
La journée que nous passämes à Kobaboulinda fut remplie par plusieurs
petits événements. D'abord, on s’aperçut que Mamadou Si, cet ânier que
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 125
j'avais chassé la veille, rôdait autour du camp; il avait suivi la colonne
jusque-là. Évidemment cet individu avait une peur horrible de se sentir
abandonné, au milieu des fauves qui peuplent le désert jusqu’à Badumbé.
D'autre part, sa qualité de Toucouleur, au milieu des Malinkés ou Farim-
boula, du Bétéadougou et du Makadougou ne le rassurait pas davantage.
Mais dans le désert, avant les sentiments passent les intérêts, tout comme
dans les cités, et plus impérieusement encore. Aussi, en pensant aux
désagréments que cet homme nous avait déjà causés, élions-nous forcés de
songer qu'il deviendrait d'autant plus dangereux que nous nous avancerions
dans des pays moins connus. D'ailleurs peut-être ne rôdait-il ainsi autour
de nous que pour entrainer plusieurs de ses camarades toucouleurs à nous
abandonner et à déserter le camp. Je lui fis donc déclarer que les sentinelles
lui tireraient dessus si on l’apercevait encore dans les environs. Il disparut.
Un peu plus tard, l’un de nos tirailleurs, N'Gor Faye, habitué à se mettre
en chasse dès l’arrivée au bivouac et qui était parti pour essayer de
nous tuer une antilope, revint bientôt d’un pas accéléré et la figure toute
décomposée. Il avait fait la rencontre, à peu de distance, d’un lion dont
la présence l’avait dégoûté des exploits eynégétiques.
Vers quatre heures, comme les vivres manquaient pour les hommes
et pour les chevaux, le docteur Bayol, emmenant avec lui Sambo et ses
mulets, se rendit à Koré-Coura (le nouveau Koré),-petit village bâti sur les
bords du Bakhoy par une partie des habitants du vieux Koré, dont nous
avions vu les ruines le jour précédent. Koré-Coura est situé près d’un
barrage rocheux formant un gué comme ceux de Demba-Dioubé, Dioubé Ba
et de Toukoto. C’est là que le lieutenant Marchi, dans la pointe qu'il avait
poussée vers Kita, avait franchi la rivière. Il y avait acheté deux ou trois
cents moules de mil (le moule vaut deux litres environ), laissés en garde
chez le chef jusqu’à notre arrivée. Le docteur Bayol revint dans la soirée.
IL nous raconta qu’à son apparition presque toute la population du village
s'était enfuie et qu'il avait eu beaucoup de difficultés pour s’aboucher
avec le chef.
A son retour, nous primes un bain dans le courant rapide d’un bar-
rage du Bakhoy, entre deux énormes roches. A peu de distance de nous,
deux hippopotames se livraient aux douceurs de la natation. Leur voisinage
était d’ailleurs peu inquiétant, car l'aspect de la rive prouvait qu'ils ne
pouvaient passer par le barrage pour aller paître à terre. Nous enviions
presque le sort de ces animaux qui avaient la faculté de rester toute la
journée dans l’eau, sérieux avantage par l’excessive température que nous
avions depuis plusieurs jours.
126 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
Le lendemain 16, nous quittions Kobaboulinda, après avoir reçu une
lettre où Vallière nous annonçait que nous allions entrer dans le Foula-
dougou et que nous pourrions aisément atteindre en une courte étape
Goniokori, la capitale de cet État malinké. La route avait une direction
générale sud. Elle suivait tout d’abord une pente légèrement ascendante
en laissant sur sa droite une longue montagne dont la base plongeait
presque dans le Bakhoy. On voyait courir en grand nombre sur les rochers
ces petits quadrupèdes, appelés damans dans le pays (hyrax), dont nous
avions déjà capturé un échantillon un peu avant Bafoulabé, Nous descen-
Cases d'Ouoro dans le Fouladougou.
dimes ensuite dans une vallée étroite, où nous fimes halte quelques mi-
nutes pour attendre le convoi, forcé de cheminer lentement à travers les
fourrés, qui gènaient considérablement sa marche.
En sorlant de la vallée, nous débouchons dans les champs de Badou-
gou, le premier village du Fouladougou. Nous longeons le massif qui
porte le même nom, élevé de deux cents mètres au-dessus du niveau de la
plaine. Nous saluons en passant le chef du peut village d'Ouoro, où Ibra-
hima, le jeune fils de Tokonta et parent de ce chef, aurait voulu nous faire
passer la journée, et nous distinguons bientôt le gourbi que Vallière avait
fait construire à quelque distance du village de Goniokori, sous un joli
groupe de fromagers au tronc large et élancé.
CHAPITRE VI
Goniokori et le Fouladougou. — Souvenirs de Mungo-Park. — Barbarie des habitants du Fouladougou.
— Bivouac à Manambougou. — Passage du Kégnéko. — Le caméléon. — Incendie de Sérinafara.
— Le guide Abdoulaye. — Arrivée à Kita.
Goniokori se compose de trois villages situés à trois ou quatre cents
mètres l’un de l’autre, dans une petite plaine très fertile et plantée d'arbres
magnifiques : fromagers, cails-cédrats et roniers. Le beau massif monta-
gneux de Badougou au nord, le pic de Gotékrou à l’est, un plateau rocheux
au sud et le Bakhoy à l’ouest, limitent cette jolie plaine, dont le centre
est parcouru par un petit cours d'eau, bordé d’arbustes verdoyants, allant
se Jeter non loin de là dans le Bakhoy. Les trois villages réunis n’ont guère
plus de cinq cents habitants, et cependant ils représentent la capitale du
Fouladougou, ce vaste pays qui embrassa tous les territoires compris entre
le Kaarta, le Bélédougou et le Manding. Ce chiffre indique dans quel abais-
sement et quelle dépopulation est tombée cette malheureuse nation depuis
les longues guerres qu’elle a soutenues contre les Bambaras et, en dernier
lieu, contre l'invasion musulmane; c’est un peuple ruiné. Goniokori
n'est d’ailleurs qu'une capitale, et son chef, Boulounkoun Dafa, n’a d’autre
autorité que celle qu’il exerce sur ses cinq cents sujets. Bien qu'il soit
l'héritier des souverains de l’ancien Fouladougou, les autres chefs, profi-
tant de son impuissance et du démembrement du pays, se sont soustraits
à sa domination ét vivent indépendants sur leurs petits territoires.
Vallière, arrivé la veille, avait été fort surpris de la pauvreté et de la
barbarie de ce représentant des anciens rois du pays, que tous s’atten-
daient à trouver riche et obéi. L'accueil qu'il avait fait à mon envoyé mon-
trait de l’indifférence et même un peu de crainte. La nombreuse mission
qui lui était annoncée lui causait plus de frayeur que de joie réelle, et cepen-
dant je l’avais déjà fait informer par son fils, venu au-devant de moi à
Toudora et qui m'avait paru assez intelligent, que nous arrivions dans lin-
198 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
tention de nous allier avec lui contre ses adversaires naturels les Toucou-
leurs. Mais, comme presque tout son entourage, il ne semblait rien com-
prendre à ce qui se faisait, et son attitude était un mélange de résignation
et d'imbécillité. Il laissa notre officier éclaireur choisir le lieu du campe-
ment et s'installer, sans s'occuper autrement de lui; et, lorsque la mis-
sion tout entière déboucha avec son nombreux personnel et son long convoi,
il se contenta de m'envoyer saluer par l'un de ses principaux notables.
Ce chef singulier avait un frère, qui commandait sous ses ordres l’un
des trois villages. Celui-ci était aussi bruyant et empressé que son aîné
était réservé el insouciant. La surexcilation même qu'il montrait dans
ses paroles et dans ses gesles nous fit @viner rapidement que notre
homme était ivre. Une vieille négresse, aux seins larges et pendants, qui,
comme lui, semblait avoir absorbé une quantité déraisonnable de dolo”,
le suivait comme son ombre en balbutiant péniblement des paroles entre-
coupées de hoquets. Le spectacle eût été comique sans le grand âge de
ces deux disciples de Bacchus. Voyant que je ne pouvais rien tirer de ce
royal ivrogne, je m'adressai à un vieillard qui nous considérait avec un
air d'intérêt et s'efforçait d’éloigner les femmes et les enfants, qu’une
curiosité importune attrait autour de nous. Il m'apprit que, là où nous
campions, sous les trois magnifiques fromagers qui nous ombrageaient,
avait été la case de Mansa Numma, le roi de tout le Fouladougou, alors
riche, peuplé et puissant. « Un jour, nous dit-il, je n'étais pas né encore,
un homme à figure étrange parut sur la rive gauche, en face du village.
Il criait dans une langue inconnue et, voyant que l'on ne comprenait pas
ses paroles, il se lança dans la rivière, en sautant de roche en roche, et
aborda au milieu des notables qui attendaient sur la rive. On lui donna
une case pour passer la nuit, on lui apporta du couscous et du lait, et on
reçut ensuite de la même façon beaucoup d'hommes blancs qui arrivèrent
le lendemain. Ce chef blanc à laissé de bons souvenirs après lui. Il s’est
montré doux et généreux et a payé largement laceueil du roi en lui don-
nant en cadeau un magnifique bracelet d'argent. Ce bracelet a toujours
été porté par le chef de la famille royale, jusqu'au jour néfaste où El-Hadj,
en pillant le trésor des souverains du Fouladougou, l'avait emporté à
Ségou. » Notre orateur concluait en disant que nous étions plus riches
encore que le premier blane qui les avait visités et que nous ne manquerions
pas d’être aussi généreux en remplaçant le bracelet perdu et en y ajoutant
d'autres présents plus beaux encore.
1. Liqueur alcoolique fabriquée par les Malinkés avec du mil fermenté.
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VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 131
Ce petit discours intéressé nous remplit d'émotion. C'était la première
fois que nous trouvions les traces de Mungo-Park, notre devancier dans cette
région, et nous éprouvions un légitime orgueil à reposer sur une place que
l'illustre voyageur anglais avait choisie pour son campement quatre-vingt-
trois ans auparavant et où nul Européen n'avait paru depuis cette époque.
Je consultai alors la relation de voyage de cet explorateur et j'appris un
détail que le vieux Malinké avait négligé sans doute volontairement, car il
ne s'agissait rien moins que du pillage de l'Anglais par les aïeux du chef
actuel.
Plus tard, pendant mon séjour à Nango sur les bords du Niger, je char-
geai mes interprètes, en s'informant auprès du sultan Ahmadou, de recher-
cher ce bracelet et de le racheter, s’il était possible. Mais, malgré tous mes
efforts, je ne pus me procurer le moindre souvenir matériel de Mungo-
Park. J'aurais été heureux de transmettre celte précieuse relique à la
Société de géographie de Londres, en témoignage de notre admiration pour
l’intrépide voyageur qui parcourut le premier ces régions.
Cependant, notre ivrogne trouvait son frère tiède à notre égard et il alla
lui en faire de vifs reproches. « Comment, lui dit-il, voilà des chefs
blanes, riches et puissants, qui viennent pour le bien du pays, et tu ne leur
offres même pas une chèvre ? C'est indigne. Que vont-ils penser de nous?
Tu ne connais rien aux affaires et tu gdtes le pays. » Après cette apo-
strophe, dite avec la plus grande énergie, il saisit une chèvre qui — nous
le sûmes plus tard — appartenait à un malheureux eaptif du village, et vint
nous l’offrir en cadeau, en couvrant d’injures son ladre de frère. Cet acte
semblait partir d’un bon naturel et 1l eut tous nos remerciements. Nous
devions regretter plus tard cette illusion.
J'employai la journée à discuter le traité que nous devions passer avec le
chef du Fouladougou. Je ne me mis guère en frais de gracieuseté avec l’inin-
telligent Boulounkoun Dafa. Je me contentai, en lui montrant mon papier,
de lui demander s’il voulait se placer sous le protectorat des Français et
nous autoriser à bâtir un poste dans son village, où devait passer la voie
de communication que nous voulions établir entre Médine et le Niger. A
mon grand étonnement, il se leva de sa natte, en parlant avec un enthou-
siasme extraordinaire du gouverneur de Saint-Louis, dont il voulait désor-
mais devenir le plus humble sujet. Puis, à propos du pont à construire, 1l
m'offrit sa personne, ses sujets el tout son pays. Je reconnus sa bonne vo-
lonté en lui envoyant tout de suite deux belles pièces d’étoffe jaune, couleur
hautement prisée dans ces contrées et, sur ses instantes prières, une dame-
jeanne de tafña, cadeau qui eut un succès énorme à la cour de ce prince
152 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
africain, tout à fait gagné à nos idées par ce produit perfectionné de notre
civilisation.
J'appris le soir même la cause de l'empressement, bien en dehors de ses
habitudes, du vieux Boulounkoun Dafa à signer mon traité. Il craignait que,
poussé par Ibrahima, je ne voulusse me transporter au village d’Ouoro et
là, négocier avec le chef, qui m'avait déjà fait faire des propositions à cet
égard.
Vallière et Tautain avaient fait la veille l’ascension du massif de Badou-
sou, afin de se rendre compte de la configuration du pays, en même temps
que de la hauteur de la montagne. De là ils avaient vu le beau panorama
de la vallée du Bakhoy, des massifs du Gangaran et des hauteurs du Fou-
ladougou ; ils avaient même aperçu vers le sud-est, se perdant dans l'éloi-
gnement azuré de l'horizon, la montagne de Kita. Ils avaient pu alors con-
stater que la vallée du Bakhoy est complètement barrée par le plateau
rocheux qui s'élève au sud de Goniokori : la rivière en effet s'engage en cet
endroit dans un étroit défilé de moins de cent mètres de largeur, bordé de
chaque côté de hautes falaises de grès, ne laissant pas le moindre espace
entre elles et le cours d'eau. Il fallait done, comme naguère Mungo-Park, re-
noncer à continuer sa route en suivant la vallée et, pour se convaincre qu’il
y avait réellement impossibilité absolue, ces deux officiers entreprirent
l'exploration de ce défilé et des roches. Ils partirent donc vers le soir et
s'enfoncèrent dans les hautes herbes et la végétation inextricable qui cou-
vrait les rives du Bakhoy, mais ils ne tardèrent pas à être arrêtés par un
encombrement sans égal de roches et de trones d'arbres. Ils en furent ré-
duits à gravir, non sans péril, les flanes verticaux de ces falaises escarpées,
en s’aidant des aspérités du roc. Ils parvinrent au sommet et revinrent au
camp en parcourant un vaste plateau dallé de blocs énormes, séparés par
de larges et profondes crevasses, qu’il fallait franchir au moyen de grosses
cordes, portées par deux tirailleurs. Le passage était décidément imprati-
cable le long du Bakhoy. Cette partie de la rivière est peuplée de fauves
dangereux : la veille même de notre arrivée, un hardi chasseur en avait
fait une fois de plus la terrible expérience. Une panthère énorme, qu'il
n'avait pas aperçue dans la jungle, s'était tout d’un coup élancée sur lui
et l'avait terrassé. IT n'avait dû son salut qu'à l’heureux hasard qui lui
avait fait tuer raide la bête d’un seul coup de fusil, parti dans le désordre de
la lutte. Le docteur Tautain alla le visiter dans sa case; 1l portait de graves
blessures et était encore tout tremblant de peur.
Cependant, malgré des difficultés de toutes sortes, la mission voyait
chaque jour tomber de nouvelles barrières, Nous avions maintenant le Fou-
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 155
ladougou ouvert devant nous, et Kita ne nous semblait plus un objectif bien
éloigné. Mais si nous étions en bonnes dispositions d'esprit, il n'en était
pas de même de notre cuisinier Yoro, qui apportait dans ses fonctions une
néolisgence de plus en plus prononcée. Le pauvre garçon, malgré les pro-
messes qu'il m'avait faites, ne pouvait oublier ses cases de Bakel et les ten-
dres épouses qu’elles renfermaient. Plus on s’enfonçait dans le désert, el
plus il devenait perplexe. Ses inquiétudes conjugales allaient en augmen-
lant chaque jour, et, peu à peu, un ennui profond se glissait dans le cœur
de notre rustique Vatel. Malheureusement nos modestes repas se ressen-
lient beaucoup trop de l’état intime de cette âme en peine, et à Goniokori
il fallut frapper un grand coup. Notre chef de popote le prit à partie, lui
reprocha sa négligence et, devant l'indifférence avec laquelle Yoro accueil-
lait ses observations, accentua ces dernières de deux ou trois arguments vi-
voureusement appliqués au bas des reins, puis il expulsa incontinent le
marmiton récalcitrant. Ces procédés touchants eurent le plus heureux effet :
une réaclion bienfaisante s’opéra dans les réflexions de l’infortuné ceui-
sinier, qui, après avoir promené quelque temps sa tristesse à travers le
camp, revint tout repentant reprendre sa place auprès de ses casseroles.
Il fallut bien écouter la voix de l’indulgence et celle de nos estomacs en dé-
tresse. Tout fut donc oublié, mais, par la suite, 1l fallut quelquefois revenir
à ce mode de répression, qui ne manqua jamais son effel.
Au milieu de tous ces incidents, la journée nous avait paru courte à Go-
niokori, et, la nuit étant venue, nous nous préparions au repos, lorsque,
soudain, deux coups de feu retentirent dans le village; presque aussitôt un
concert de pleurs et de lamentations s’éleva, poussé par un grand nombre
de voix féminines. Que pouvait signifier tout ce tapage? On ne tarda pas à
nous l’apprendre. Plusieurs jeunes guerriers étaient partis, quelques mois
auparavant, pour aller rejoindre l’armée de Boubakar Saada, roi du Bondou,
État voisin de notre poste de Bakel. Ce souverain, qui voulait porter la
guerre dans le Oui, sur les bords de la Gambie, avait été battu, et deux
des Jeunes gens de Goniokori avaient trouvé la mort dans le combat. Les
survivants étaient de retour, et, s'étant réunis devant la case des défunts,
avaient déchargé leurs armes en signe de deuil. De là, les cris éplorés des
femmes du village, qui crurent devoir prolonger les manifestations de leur
douleur fort avant dans la nuit.
Le lendemain matin, nous allions nous mettre en marche, lorsqu'on vint
m'informer que deux fusils d’âniers avaient été volés. Après bien des re-
cherches, j’appris que le voleur n’était autre que le frère du roi en personne,
celui-là même qui avait défendu si chaudement notre cause la veille. Jen-
154 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
voyai chercher ce prince si peu scrupuleux : 1 m'exposa qu'il n'avait rien
volé, mais qu'il avait pris ces deux fusils en payement de la chèvre qu'il
nous avait offerte et qui, comme on l’a vu, ne lui appartenait même pas.
C'était un trait de plus à enregistrer au compte des qualités hospitalières
des Malinkés. Le pillage de Mungo-Park nous fut clairement expliqué, et les
{ils nous donnaient une idée de ce qu'avaient pu être les pères.
Après avoir fait restituer nos fusils, nous primes à l'est la route de Ma-
nambougou, où nous arrivämes de bonne heure, Ge petit village, enfermé
dans un faible tata, garni de tours rondes, à toit conique, est situé entre le
pie de Gotékrou et de hautes montagnes, au fond d’une vallée ravissante.
Un ruisseau, dont les eaux sont entièrement cachées par d'épais pandanus,
coule près de la muraille et serpente le long de la vallée, où se dressent de
nombreux et élégants roniers, L'ensemble constitue l’un des paysages les
plus gracieux que nous ayons rencontrés,
Les heureux habitants de ce joli coin de terre sont à peine au nombre de
trois cent cinquante et ne ressemblent en rien à leurs sauvages voisins de
Goniokori. Ils sont doux, réservés et à peu près habillés. Leur chef, accom-
pagné de quelques hommes de suite, vint nous souhaiter la bienvenue avec
beaucoup de tenue et de dignité. C'était un grand vieillard, au visage calme
et intelligent, vêtu d’un long boubou très propre, avec un turban autour
de la tête et un grand bâton sculpté à la main. Son costume et ses ma-
nières nous rappelaient involontairement les figures des patriarches de la
ble. Nous ne fûmes nullement surpris lorsqu'on nous apprit que cel
homme avait beaucoup voyagé et était fort aimé de ses sujets.
De Manambougou, je fus encore forcé de détacher Vallière en avant, car
l'inconnu recommençait devant nous, et nous ne savions où aller camper
le lendemain. Avec notre lourd convoi, nous ne pouvions partir à l'aventure
el nous exposer à manquer d’eau ou à nous heurter à quelque obstacle in-
franchissable. On nous disait bien que devant nous se trouvait une rivière,
le Kégnéko, mais on ne pouvait nous préciser son éloignement, ni les dif-
ficultés de la route, impraticable, selon nos guides, à nos chevaux et à
nos ânes chargés. Vallière partit le soir même avec les tirailleurs pour
mettre le sentier en état sur les points trop difficiles. Telle fut la diligence
déployée par notre officier éclaireur que, dès le lendemain matin, il nous
fit informer que le Kégnéko se trouvait à moins de huit kilomètres, et que
le convoi pourrait pousser jusqu'à la Sérinafara, petite rivière auprès de
laquelle il nous attendait.
En quittant Manambougou, la route gravit une forte pente, encombrée de
roches roulantes et longue de cinq à six cents mètres. Elle s'engage ensuite
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 155
dans un col rocheux, mais relativement aisé à traverser, pour déboucher
sur un plateau incliné vers l'est et couvert de bancs de grès ferrugineux,
glissants et présentant de brusques ressauts formant autant de passages
difficiles pour les bêtes de somme. La construction d’une voie ferrée exi-
verait, sur ce plateau, des travaux de déblai assez considérables.
Puis on gagne la pelite rivière de Disoumalé et l’on ne tarde pas à arri-
ver, par un bon chemin, au Kégnéko. Ce petit cours d’eau, large de quinze
à vingt mètres et profond de cinq à six, était envahi en ce moment par les
üirailleurs, qui, sous la direction du sergent Sadioka et du caporal Bénis,
Village de Manambougou.
s'occupaent activement de construire un pont de fortune pour livrer pas-
sage à notre convoi. Deux gros arbres avaient élé abattus sur chaque rive
et jetés dans le lit de l'obstacle, où leurs troncs se croisaient, en formant
une sorte d’X. Entre les jambes de VX, on avait disposé longitudinalement
de grosses branches, sur lesquelles des arbustes, garnis de leurs feuilles,
des bambous, des hautes herbes, le tout recouvert de cailloux et de terre,
constituaient un passage répondant parfaitement à l'usage momentané que
nous en voulions faire.
Pendant que le passage s’effectuait, nous nous arrèlâmes sous un grand
romager et nous nous mîmes à considérer avec attention les mouvements
d'un caméléon qui grimpait le long du tronc pour atteindre les branches
156 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
supérieures. Ce petit animal se mouvait lentement, accélérant sa marche
dès qu'il s'apercevait qu'on le regardait et se cachant au milieu des feuilles
où il n’était guère possible de le distinguer de la verdure. La couleur habi-
tuelle du caméléon est d’un vert vivace, qui, se modifiant suivant la nuance
de l’objet sur lequel l'animal est placé, devient foncé ou clair, jaune ou
olive, quelquefois même parsemé de taches presque noires. Na peau est
élastique et il a la singulière propriété de se gonfler ou de se contracter
au point de devenir presque entièrement plat. Quand on le regarde avec
attention, on le voit tout d'un coup lancer sa langue, qui est d’une lon-
oueur démesurée, sur les moustiques ou autres insectes qui passent à sa
portée. Les caméléons diffèrent de nos petits lézards d'Europe, à l'œil si
éveillé et aux mouvements si vifs: ils sont timides, craintifs, très lents et
solennels dans leur marche. L’étrangeté de leurs allures est encore augmen-
tée par la forme spéciale de leur œil; placé au centre d’un globe convexe,
il tourne avec la pupille et peut regarder en haut, en bas, en avant, en
arrière, de côté, la tête restant pendant tout ce temps complètement immo-
bile. Mon spahi, le grand Mahéri Tioub, prétendait que la vue de cet animal
portait malheur, et il ne pouvait dissimuler sa peur tandis que nous obser-
vions avec curiosité les évolutions de ce petit saurien.
À propos de Mahéri Tioub, il avait sur le visage une magnifique ba-
lafre,-qui lui partait de l'oreille droite et allait rejoindre l'extrémité de
la bouche. Il nous fit rire aux larmes en nous racontant, avec force
détails, comment cette blessure l'avait décidé à s'engager dans l’escadron
des spahis sénégalais. Il faisait partie, en 1879, de l’armée du marabout
Ahmadou Cheickou, qui, après avoir envahi le Cayor, marchait sur Saint-
Louis. La colonne française le rencontra à Boumdou, où, après une lutte
acharnée d'une heure, les musulmans, décimés par nos armes à tir rapide,
durent battre en retraite, poursuivis par nos spahis. Le pauvre Mahéri, resté
un peu en arrière, reçut dans la charge le beau coup de sabre qui défi-
gurait son visage. Il conçut dès ce moment une telle admiration pour nos
cavaliers qu'il se rendit aussitôt à Saint-Louis et demanda immédiatement
à s’enrôler dans l'escadron, dont il devint depuis le plus bel ornement, ou,
pour parler sérieusement, l’un des plus fidèles soldats.
Le Kégnéko dépassé, nous franchissons, par un col assez facile, un mas-
sif rocheux d'une cinquantaine de mètres de relief au-dessus du plateau;
nous tournons plusieurs pics isolés et, peu après avoir traversé le ruis-
seau de Bankhoilé, nous arrivons à la petite rivière de Sérinafara, dont
le lit, encombré d'enormes blocs, demanda quelque temps au convoi pour
être franchi.
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VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS." 159
Nous installâmes le camp sur la rive gauche du cours d’eau, en un en-
droit fort ensoleillé et dépourvu de l’ombrage des grands arbres. Cepen-
dant, la végétation autour de nous était excessivement drue; mais elle
se composait en grande partie d'arbustes peu touffus et d’épais bouquets
de bambous. Ces hautes tiges, avec leurs branches portant des feuilles
étroites, pointues et semblables à celles du saule, étaient constamment en
mouvement. Au moindre souffle d'air, on entendait frémir et craquer
ces roseaux élancés qui s’inclinaient gracieusement sous la poussée du
vent. On ne: pourrait guère les comparer qu’à un colossal panache de
plumes d’autruche, surmontant un casque gigantesque.
Le convoi courut ce jour-là un très grand danger, bien plus terrible
et plus imminent que celui auquel nous avions échappé naguère à Demba-
Dioubé. Vers deux heures de l’après-midi, 1l s'éleva tout d’un coup vers
l'est une immense colonne de fumée, qu'un vent brûlant chassait vers
notre camp. En très peu de temps, l’incendie arriva près de nos bagages,
et l'horrible crépitement des flammes tordant les bambous et les hautes
herbes nous fit craindre un instant un véritable désastre. Je récoltai là
pour la première fois les avantages des exercices de rassemblement que
j'avais fait faire à mes hommes depuis l'alerte de Toukoto. La générale
retentit et, en un clin d'æil, tout mon monde fut réuni et prèt à combattre
le danger. Les tirailleurs et laptots, s'armant de balais de branchages, cou-
rent au feu, tandis que les spahis, muletiers et âniers se hâtent d’em-
mener les animaux et de transporter les chargements sur l’autre rive du
Nérinafara. Ce n’est que vers les cinq heures que tout péril disparut. A la
nuit, l'incendie était éteint, à l’exception des grands arbres, qui montraient
encore dans l’obscurité leurs troncs incandescents.
Il est fâcheux que nous n’ayons pu, dans cette occasion, que nous occuper
de nos bagages et de nos bêtes, car nous aurions fait sans cela une chasse
splendide. Des bandes de singes eriant comme des désespérés, des trou-
peaux d’antilopes, biches, gazelles, dumsas, kobas, s’enfuyaient de notre
côlé, essayant d'échapper à l'incendie et se dirigeant, comme nous, vers
des lieux plus sûrs. Nous étions malheureusement trop inquiets nous-
mêmes sur notre propre sort, pour profiter de cette bonne aubaine.
Nous étions à peine remis de l’émotion que nous avait causée cet in-
cendie, dû à l’imprudence ou à la malveillance de quelque chasseur ma-
linké, qu'il fallut nous occuper de la route du lendemain. La marche
du 18 avait été difficile et laborieuse pour les animaux. L'état de nos
ânes empirait toujours; le mal menaçait de se généraliser et nous com-
mencions à craindre que notre convoi, jusque-là si mobile, ne nous créâl
140 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
avant peu de grosses difficultés. Cette considération m'engagea à envoyer
encore Vallière en avant avec les tirailleurs; 1l devait faire disparaître les
obstacles les plus importants du chemin. Je le fis accompagner par le guide
Abdoulaye, qu'il devait me renvoyer avec ses renseignements.
Abdoulaye est un homme qu'il importe de faire connaître, car il à
toujours joué dans la mission un rôle considérable. C'était un grand Bam-
bara, haut de un mètre quatre-vingt-dix, bien proportionné, avec des traits
plutôt européens que nègres et une physionomie sympathique. Lorsqu'il
était debout, regardant l'horizon, appuyé sur son long fusil pêint en rouge
el orné d’une multitude de gris-gris, nous le comparions à ces chasseurs
canadiens, aux formes athlétiques, dépeints par Fenimore Cooper. Il ha-
bitait autrefois le Raarta Biné, et pendant de longues années avait prati-
qué les pays que nous allions visiter et même le Bélédougou, chassant l’anti-
lope, la girafe, l'éléphant et même, il faut bien l'avouer, l'homme n’est
pas parfait, se mettant quelquefois à l'affût du dioula inoffensif. Il avait
été l’un des défenseurs de Guémonkoura et était ensuite venu se réfugier
avec Dama sur la rive gauche du Sénégal, au village de Goré. Là il avait
trouvé sans doute les environs trop peuplés et il était parti pour Bafou-
labé, où, tout en s'occupant de ses cultures d'hivernage, il pouvait se li-
vrer à la chasse, son passe-temps favori. C'est à Bafoulabé que je l'avais
connu, lors de ma première exploration. Vallière venait de faire une large
saignée dans un champ de maïs pour faciliter ses travaux topographiques,
quand il vit tout d'un coup se dresser devant lui un grand nègre qui eria
d'une voix menaçante que l’on était dans son lougan et que l’on eût à se
retirer. Toutefois il ne fut pas difficile de lui faire comprendre que l'on
avait toujours eu l'intention de l’indemniser largement, et Abdoulaye, mené
à notre bivouac et régalé de plusieurs verres de tafia, devint dès lors le
grand ami des blancs. Je l'avais ramené à Médine et recommandé aux
officiers de ce poste, où je l'avais éngagé de nouveau lors de mon dernier
passage.
Ce grand Bambara élait un homme précieux comme guide. Souvent il
ignorait les chemins, mais toujours, grâce à sa grande habitude de la
forêt et du désert, il redressait les erreurs de ceux qui nous conduisaient,
et ce fut lui qui, à maintes reprises, indiqua les bivouacs pourvus d’eau,
que les chasseurs malinkés ne voulaient pas nous faire connaître. Outre
son utilité pendant la route qu'il devait faire avec nous, je comptais beau-
coup sur sa connaissance des langues des pays bambaras, malinkés et tou-
couleurs, pour l'employer comme courrier vers nos postes, car c'était un
homme hardi et dévoué, tout à fait apte à servir de guide à de nou-
\
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 141
velles missions. Abdoulaye, au milieu de toutes ses qualités, avait le défaut
d'aimer un peu trop le cognac. Chaque matin, il s'approchait de nous et
ne s’éloignait que lorsqu'on lui avait offert un bon coup d’eau-de-vie. Il
nous disait, en mettant le doigt sur son œil et en regardant la terre, que ça
l'aidait à « mirer silo », c’est-à-dire à trouver le chemin. Abdoulaye ne
pouvait faillir à ses antécédents, et plus tard, dans le Bélédougou, il ful
surpris et tué en plein bois, alors que, cerné au camp de Guinina, je
l'avais chargé de porter de mes nouvelles au lieutenant Piétri à Bam-
mako.
De Sérinafara la mission se transporta à Boudovo, village du pays de
Kita. La route, durant ce trajet, est assez bonne jusqu'au petit col de Ouo-
lokrou, où quelques roches rendent la marche difficile. Au delà, on
entre dans une vaste plaine, à l’extrémité de laquelle se dresse le ma-
jestueux massif de Kita. Le chemin devient alors des meilleurs et l’on
arrive au joh village de Boudovo sur un terrain absolument plat.
Cette élape avait été longue et, malgré la praticabilité des chemins, le
mal que nous avions constalé parmi nos ânes s’aggravait avec une rapi-
dité inquiétante. À Boudovo, il en mourut quatre. Il est vrai qu'une
ânesse mit bas, mais cela n’améliorait nullement la situation. Néanmoins
la naissance de ce petit bourriquet causa une grande joie parmi les âniers,
qui le baptisèrent du nom du village où nous étions campés ce jour-là.
Nous nous trouvions done enfin au pied de cette fameuse montagne
de Kita, et avant peu nous serions à Makadiambougou, le point prin-
cipal de ce pays, déjà visité par Mage et situé à cinq kilomètres à peine
de Boudovo. Vallière m’envoyait déjà les meilleurs renseignements sur
Tokonta et nous étions tous très satisfaits d’avoir atteint avec tant de
promptitude et sans accidents graves cet objectif important de notre
voyage, le plus sérieux assurément entre Médine et le Niger. Malheureu-
sement, j'eus dans l'après-midi un violent accès de fièvre qui donna de
grosses inquiétudes aux docteurs Bayol et Tautain. Cependant, le lende-
main j'allais mieux et, aidé par mon ordonnance, je pus me hisser tant
bien que mal sur mon cheval pour gagner Makadiambougou, où la mis-
sion devait s’arrêter pendant une bonne semaine.
Une heure de route, à travers une étroite vallée, couverte de villages
et bordée d’un côté par le massif de Kita et de l’autre par un plateau peu
élevé se continuant au loin vers l’est, nous amena auprès de Tokonta. Ce
chef, encore jeune, à la figure intelligente, vigoureusement charpenté et
n'ayant nullement l'extérieur affaissé et abruti des souverains du Foula-
dougou, me reçut à la porte de son village et me souhaita la bienvenue eu
142 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
termes d’une courtoisie parfaite. Son fils Ibrahima, qui caracolait autour
de moi, fut très fêté. Il fut pour ainsi dire jeté à bas de son cheval par
les embrassements de ses parents. Les griots chantaient, les femmes le
liraient par son boubou au point de le faire tomber; bref, les honneurs de
la réception furent en grande partie pour lui.
Tokonta nous avait préparé une case spacieuse pour nous loger, mais
je la trouvai trop incommode, par suite de son voisinage du village, et
je donnai l’ordre de camper à trois ou quatre cents mètres de là, au milieu
même de la plaine. Le premier objectif de la mission était atteint et nous
avions bien droit à quelques jours de repos avant de reprendre la route du
Niger.
CHAPITRE VII
Séjour à Kita. — Importance politique et géographique de ce point. — Tokonta, chef de Makadiam—
bougou. — Négociation avec Tokonta. — Le village de Goubanko. — Travaux de la mission. —
Chaleur excessive. — Traité de Kita (25 avril 1880). — Fête militaire pour célébrer l'annexion
du pays à la colonie. — La population de Kita.
Makadiambougou est situé au débouché de la vallée que nous sui-
vions depuis Boudovo et à l'entrée d’une vaste plaine, entièrement décou-
verte au moment de la saison sèche. Pendant l’hivernage, cette vaste sur-
face dénudée se couvre de moissons. Nous eûmes beaucoup de peine dans
ce désert à trouver un campement commode, et il fallut nous contenter
d'un arbre assez maigre, planté au milieu d’un terrain brûlé par les rayons
du soleil. La haute montagne de Kita, dont les flancs dépouillés devenaient
de véritables réflecteurs, ajoutait encore à l’horrible chaleur qui nous eui-
sait. Nous étions également fort mal partagés au point de vue de l’eau;
aucun ruisseau ne venait rafraîchir les environs et permettre à nos hommes
et à nos animaux de prendre des bains salutaires. Il fallut nous contenter
de l’eau des puits, creusés dans. le lil d’un ruisseau desséché, eau jau-
nâtre, terreuse et d’un goût désagréable. Malgré ces conditions désavanta-
geuses, chacun était joyeux de penser qu’on allait enfin s'arrêter quel-
ques jours, avant de franchir les territoires inexplorés qui nous séparaient
du Djoliba.
Kita, nous l'avons dit, était le premier objectif important de la mis-
sion. Mage, dans son voyage, avait déjà signalé ce point comme l’un des
plus remarquables de la région, en raison de son excellente situation géo-
graphique. Les observations de notre compatriote sont des plus justes :
Kita, ou plutôt Makadiambougou, car Kita est le nom d’un territoire, est
la clef de toute cette partie du Soudan. On peut dire qu’au point de vue
politique la nation européenne qui en prendra possession pourra ètre
cerlaine d'attirer à elle toutes les populations malinkés du haut pays et
d'exercer une influence prépondérante jusqu'aux bords mêmes du Niger.
144 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
Au point de vue commercial, cette position est située sur l’une des voies
du Soudan les plus suivies par les caravanes, et 1l suffit de jeter les yeux
sur la carte de ces régions que nous avons dressée, pour voir qu’elle com-
mande d'une part la route de Nioro et des pays maures, d'autre part celle
qui relie nos établissements du Haut-Sénégal aux pays aurifères et à es-
claves du bassin supérieur du Niger. Le peu de produits manufacturés
d'Europe qui s'écoulent vers le grand fleuve passent par Kita, venant
de notre escale de Médine, ou par le Fouta-Djalon, venant des facto-
reries de la Gambie ou des rivières situées dans le sud de notre colonie
sénégambienne. Il est dès lors aisé de se rendre compte de l'importance
que prendrait un comptoir, placé à quelques jours de marche des marchés
maures, au centre des populations malinkés et non loin des régions peu-
plées, mais fermées jusqu'iet à tout commerce extérieur, qui occupent toute
la vallée supérieure du Niger.
Notre mission avait à étudier les conditions d'installation à Kita et à
passer un traité avec le chef du pays, afin que la France püt, dans le plus
bref délai possible, venir y planter son drapeau et y construire l’établis-
sement militaire et commercial qui devait nous ouvrir la voie du Soudan
central. Chacun se mit done à l’œuvre, et, tandis que Vallière s'occupait
à lever les environs de Makadiambougou, je commençai mes négocia-
lions avec Tokonta; mais je rencontrai de ce côté des résistances assez
inattendues, bien que très explicables.
Kita est très près de Mourgoula, la forteresse toucouleur qui tient sous
l'influence du sultan Ahmadou toutes les peuplades malinkés, depuis le
Manding jusqu'au Fouladougou. D'autre part, Nioro, où dominait Moun-
laga, le propre frère du roi de Ségou, n’est guère éloigné vers le nord.
Le chef de Kita se trouve done dans une situation assez périlleuse au
milieu des ennemis de sa race, et il se voit obligé, sous peine d'être ruiné
ou même détruit, de séparer souvent sa cause de celle des autres Malinkés
et de ne pas les suivre toujours dans leurs velléités de révolte. Il profite
même de toutes les occasions possibles pour faire preuve de fidélité envers
Ahmadou : au moment de notre passage, il avait l’une de ses filles
auprès de ce souverain et venait d'envoyer à l’almamy de Mourgoula le
petit revolver dont j'avais fait présent à son fils, lors de ma première expé-
dition de Bafoulabé. On comprend combien étaient grandes ses hésitations
avant de s’allier aux Français, les adversaires naturels des Toucouleurs.
On disait bien que les Français étaient des gens riches et puissants, mais
ils étaient bien éloignés de son pays... Pourraient-ils seulement venir
jusqu'à Kita? Ne devait-il pas craindre, après s'être donné aux nouveaux
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 145
venus, dont la protection ne pouvait ètre de longtemps efficace, de se voir
châtier en traître par les gens de Ségou ?
Une autre question venait encore compliquer la situation. Tokonta se
trouvait en guerre avec un village voisin, Goubanko, dont les habitants
étaient ses anciens sujets. Douze ou quinze ans auparavant, quelques Peuls,
chassés du pays de leurs pères par les déprédations d’Alpha Ousman,
lun des lieutenants d'El-Hadj Oumar, étaient venus, faibles et misérables,
lui demander un abri pour eux et leurs familles. Tokonta, non sans les
assujeltir à des redevances annuelles assez considérables, avait acquiescé
Village de Kita.
à leur demande et leur avait assigné pour résidence le territoire de
Goubanko, situé à deux ou trois heures de marche vers l’est. Puis, ces
étrangers avaient prospéré. Remplis de haine pour les musulmans, qui les
avaient forcés à s'exiler, ils avaient ouvert les portes de leur village à
tous ceux qui avaient mieux aimé s'enfuir que reconnaitre la loi du
Prophète. En peu de temps, Peuls, Bambaras, Malinkés avaient afflué
dans l’enceinte du tata élevé par les émigrants et avaient formé un
centre de population assez important pour résister aux volontés de leurs
oppresseurs. Tokonta, par ses injustes exigences, les avait poussés à la
révolte, et depuis plusieurs années ïls luttaient, avec le courage du
désespoir, contre toute la confédération du pays de Kita. Le chef de
10
146 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
Makadiambougou avait, pour les séduire, fait alliance avec l'almamy de
Mourgoula : niais, après plusieurs mois de siège, les assaillants avaient
dû se retirer devant l'énergie des défenseurs de Goubanko. Cet événement
remontait à deux ans, et depuis cette époque Tokonta se voyait braver
par ce village insurgé. L'annonce des Français arrivant nombreux, bien
armés, avec le prestige que leur donnait le récent succès de Sabouciré et
sous la conduite de son fils Tbrahima, lui fit concevoir le fol espoir d'aller
avec nous piller et enlever Goubanko, ne doutant pas un seul instant que
nous serions enchantés de coopérer à semblable entreprise. Aussi ne fut-1l
pas peu étonné de mon refus calégorique ; mais, comme celle affaire lui
lenait beaucoup au cœur, il imagina de faire de notre acceptation le prix
de son alliance avec nous.
Le lendemain de notre arrivée, désireux de nous montrer la puissance
de Kita dans une fête en notre honneur (et aussi, sans doute, dans le secret
dessein de nous convaincre que ses guerriers, unis aux forces de la mis-
sion, auraient rapidement raison des gens de Goubanko), il fit réunir tous
les contingents de son pays près de notre camp. Nous assistâmes ainsi à un
rassemblement d'armée nègre, et nous pouvons affirmer que cette opération
militaire est une belle confusion. Vers le soir, six cents hommes environ,
armés de fusils, se formèrent sur six rangs en observant fort peu les
principes de l'alignement. Puis ils s'arrêtèrent, les tam-tams résonnèrent
et la danse guerrière commença. Les gens les plus hauts de tulle, les plus
agiles et appartenant aux meilleures familles de la contrée sortirent des
rangs et se livrèrent à toutes sortes d’extravagances. Les uns, armés d'une
lance, prenaient des poses plastiques et exéculaient force moulinets:
d'autres, brandissant leurs fusils, semblaient s'embusquer et rer ensuite
sur un ennemi imaginaire: enfin, les derniers, avec leurs sabres, parais-
saient s'enfoncer dans la mêlée et frapper d'estoc et de taille. Tous ces
mouvements s'exécutaient selon une cadence rythmée par les tam-tams,
les clochettes et les trompes, qui faisaient un bruit d'enfer. Cette brillante
réjouissance ne cessa qu'avec le jour,
Cependant il fallait vainere les résistances de Tokonta. Une première en-
trevue, relative au traité, avait eu lieu; mais ce chef indigène, tout .en re-
connaissant que son alliance avec les Français ne pouvait donner que
d'excellents résultats, se refusait à signer et parlait toujours de Goubanko.
Je mis Alpha Séga en campagne. C'est au milieu de ces intrigues compli-
quées, soulevées pour des riens et dans lesquelles se complaisent les nègres
sénégambiens, que mon interprète se montrait réellement supérieur. Je lui
donnai l'ordre de gagner l'entourage de Tokonta et d'employer toute son
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 147
habileté à modifier l'esprit de ce chef. Je mis à sa disposition une abon-
dante provision de cadeaux en lui adjoignant, comme auxiliaire, le jeune
Ibrahima, ce fils du chef kitanké, qui avait reçu de si grandes marques
de notre bienveillance, tant à Saint-Louis que pendant la route et qui avait
pris notre cause en main avec un zèle évident. Mon malheureux Alpha, sil
rayonnait de se voir entouré et adulé par les notables de Makadiambougou,
dont la cupidité avait été mise en éveil par Papparition des riches présents
qu'il distribuait si largement à ceux qui lui montraient du dévouement,
vil d'autre part son estomac soumis à de bien rudes épreuves. Les Ma-
linkés, comme les Bambaras, sont au fond des ennemis fanatiques de Fisla-
misme et professent le plus profond mépris et la plus grande haine pour
« les têtes rasées, qui s’inclinent sur le sol et ont loujours la partie posté-
rieure de leur corps en lair'». Jamais, disent-ils, ils ne consentiraient à
des praliques aussi ridicules. Et, pour montrer leur aversion contre les
Toucouleurs, ils s’adonnent avec excès aux boissons alcooliques, réprou-
vées par le Coran. Ils fabriquent eux-mêmes une sorte de liqueur fer-
mentée, le dolo, assez semblable à de la bière mousseuse; mais ils la trou-
vaient bien inférieure au tafia que renfermaient nos barils et qui excita
dès lors toute leur convoitise, heureusement réprimée par les senti-
nelles que j'avais placées autour du camp. Notre infortuné interprète venait
donc, plusieurs fois par jour, remplir à nos barils les calebasses destinées
à donner de la force à ses raisonnements et à ses brillantes démonstrations.
I lui fallait, pour gagner la confiance de la cour de Tokonta, se livrer à des
libations interminables et absorber des quantités exagérées de la perfide
liqueur, que les griots et les femmes du chef savouraient avec délices.
Aussi, chaque soir était-ce en balbutiant qu'il venait me rendre compte du
résultat de ses laborieuses négociations.
Pendant que la politique allait son train, les officiers de la mission ne
restaient pas inactifs. La tente avait été transformée en bureau, et chacun
s’occupait de mettre au net, pour être expédiées sur Saint-Louis, ses obser-
vations politiques, topographiques, médicales, météorologiques et autres.
Cependant, la température était excessive et nos observations constataient
que le thermomètre marquait trente-quatre degrés centigrades dès dix
heures du matin et s'élevait régulièrement jusqu'à quarante degrés entre
deux heures et trois heures de l'après-midi.
Le vent d’est ou l’harmatan soufflait avec violence, et tout était cou-
vert de poussière. À Saint-Louis ou dans nos postes, lorsque ce vent règne,
1. Allusion à la position que prennent les musulmans en faisant le salam ou la prière.
14 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
Z
ce qui est le cas général de décembre à avril, on se calfeutre dans les ap-
partements en versant des lorrents d’eau sur les planchers. On obtient
ainsi une fraicheur relative. Mais nous ne pouvions prendre toutes ces pré-
cautions dans notre léger campement de Makadiambougou, au milieu de
la plaine brûlante que chauffait Pintolérable réverbération de la mon-
tagne. L'harmalan à toujours élé considéré comme un vent très sain, ba-
layant les miasmes de lhivernage, chassant les fièvres, raffermissant les
tissus et facilitant là respiration. Mais, en attendant, il nous faisait passer
des heures excessivement désagréables à cause de son extrême sécheresse
et de la poussière qu'il enlevail et qui formait tout autour de nous, nous
cachant presque la montagne, une sorte de brouillard épais, sombre et
rougeàtre. Les livres, papiers, règles, les tables elles-mêmes se déformaient
et se gondolaient; ces objets devenaient tellement fragiles, qu'ils se bri-
saient au moindre choc. Ge vent avait cependant un bon résultat : il ren-
dait l’eau très fraiche. Nous pouvions nous offrir ce luxe, à Kita, de boire
frais, en remplissant nos seaux en toile et en les suspendant à l’action du
vent qui, chaud et brûlant, produisait une évaporation rapide, et rendait
notre eau presque glacée.
Vallière aurait voulu profiter de son séjour à Kita pour faire le tour du
massif montagneux qui domine loute la contrée, mais personne ne voulut
lui servir de guide pour celte excursion. Il paraît que la mort attendait
l’audacieux qui entreprenait pareille expédition, et pas un Malinké, quelle
que fût la récompense promise, ne consentit à faire ce voyage. Tous ceux à
qui nous en parlions montraient mème une sorte de terreur en nous en-
tendant énoncer pareil projet.
Vallière fit alors avec Tautain l'ascension du sommet le plus élevé du
massif. La montagne de Kita s'élève brusquement au milieu d’une vaste
plaine en présentant trois murailles verticales successives, en retrait l'une
sur l’autre. Sa hauteur générale est d'environ deux cents mètres; sa base
a la forme d'un carré, dont les côtés, longs de cinq à six kilomètres, pré-
sentent au sud et à l'est du massif de nombreux rentrants, au fond des-
quels sont blottis de petits villages. On nous en à nommé au moins dix-
sepl. Les habitants sont toujours prèts à fuir la plaine et à se sauver dans
la montagne, à la première apparition des cavaliers toucouleurs.
Le sommet du massif n'est pas une table, comme il est ordinaire dans
la plupart des hauteurs de cette région ; il présente plusieurs pointes 1s0-
lées, qui dominent le plateau de vingt-cinq à trente mètres environ. Vallière
et Tautain, parvenus sur le principal de ces sommets, furent récompensés
de leurs fatigues par le magnifique panorama qui se déroulait devant eux.
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 149
Les massifs du Gadougou, les montagnes de Mourgoula et de Bangassi dres-
saient dans le lointain leurs cimes dentelées, tandis que la vallée du Bakhoy
se perdait vers le sud-est en montrant, comme un ruban brillant, les eaux
argentées de son cours. Cette ascension permit de se rendre un compte plus
exact de la configuration générale du pays et de compléter les travaux topo-
graphiques.
Les jours se passaient et la situation restait la même : Tokonta gar-
dait extérieurement une attitude très réservée, tandis qu’au fond il était
en proie à la plus grande agitation. Notre interprète, ses fils, les beaux
cadeaux que je lui envoyais, tout l’engageait à accepter nos propositions;
mais de temps en temps le fantôme toucouleur se dressait devant lui, et ses
perplexités revenaient. L'affaire de Goubanko le préoccupait encore plus
vivement : il voulait en finir avec ce village révolté et faire cesser une
siluation ruineuse pour ses sujets, qui, à chaque inslant, se voyaient en-
lever leurs femmes, leurs enfants, leurs captifs et leur bétail. Mon refus
de participer à une action armée l'avait beaucoup froissé. Il commença
du reste à montrer certaines appréhensions lorsque Alpha répandit adroi-
tement le bruit dans le village que, puisque les gens de Kila ne voulaient
pas accepter les propositions du gouverneur du Sénégal et du grand chef
des Français, j'allais me transporter à Goubanko et traiter avec les notables,
en leur offrant l'alliance avec les blancs. Pour peser encore plus sur l’es-
prit de Tokonta, je chargeai le docteur Tautain de se rendre à Goubanko
avec une escorte militaire et de commencer les pourparlers. Il revint le
soir même, m'amenant des émissaires, que la population me déléguait
pour nouer avec moi des relations de paix et d'amitié.
Ces agissements commencèrent à inquiéter l’orgueilleux Tokonta. Une
nouvelle démarche vint ébranler ses dernières velléités de résistance
J'avais appris que le souverain réel du pays de Kita n’était pas à Makadiam-
bougou, mais bien à Nahalla, où il résidait, pauvre el infirme, laissant
toute l’autorité à son puissant voisin. Tokonta n’était en réalité que le chef
le plus riche, le plus influent, en un mot l’homme le plus écouté de tout le
pays. Le véritable chef par la naissance et par la tradition subissait sa vo-
lonté; mais je feignis d'admettre que le traité ne pouvait se faire sans
son concours, el, Comme J'étais encore cloué sur ma couchette par la fièvre,
je me fis suppléer par le docteur Bayol, qui, escorté par les spahis, se rendit
à Nahalla et commença les relations avec ce souverain, relations très faciles
d'ailleurs, car le pauvre vieillard, qui représentait la légitimité dans le
pays, élait à l’absolne discrétion du remuant Tokonta. Ce va-et-vient des
officiers de la mission, l'attitude absolument confiante qu’ils conservaient,
150 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
durent commencer à inquiéter le chef de Makadiambougou, qui finit par
craindre de nous voir traiter avec d’autres qu'avec lui, ce qui l'aurait
relégué ainsi au second plan, tandis que Goubanko croîtrait encore en
puissance. Il changea donc complètement d'attitude en me faisant de-
mander mon intervention pour amener un rapprochement entre lui el ses
ennemis. Je me rendis sans peine à cette prière et lui promis: de m’em-
ployer de tout mon pouvoir pour décider ses anciens sujels à reconnaitre
leurs torts envers lui.
Le 25 avril ISSO, Tokonta, entouré de ses fils, des chefs et des prin-
cipaux notables du pays, signa le traité qui plaçait tous les territoires de
Kita sous le protectorat exclusif de la France, en nous autorisant à con-
struire, sur l'emplacement que nous choisirions, les postes ou établisse-
ments que nous jugerions nécessaires.
Je reproduis ici le traité de Kita pour donner une idée de la manière
dont ces actes étaient conclus. Comme ceux déjà conclus avec les chefs
du Bakhoy et du Fouladougou, il est rédigé à la fois en français et en arabe.
« Au nom de la République française,
« Entre G. Brière de l'Isle, colonel d'infanterie de marine, commandeur
de la Légion d'honneur, gouverneur du Sénégal et dépendances, représenté
par le capitaine Gallieni, chef de la mission du Haut-Niger, d’une part,
« Et Makadougou, chef du pays de Kita, Tokonta, chef de Makadiam-
bougou, assistés de leurs parents et des principaux notables, d’autre part,
« À élé conclu le traité suivant :
« AnricLe PREMIER, — Les chefs, notables et habitants du pays de Kita
déclarent qu'ils vivent indépendants de toute puissance étrangère et qu'ils
usent de cette indépendance pour placer de leur plein gré, eux, leur pays
et les populations qu'ils administrent, sous le protectorat exclusif de la
France.
« Arr. 2, — Le Gouvernement français s'engage à ne jamais s’immiscer
dans les affaires intérieures du pays, à laisser chaque chef gouverner
et administrer son peuple suivant leurs us, coutumes et religion, à ne
rien changer à la constitution du pays qu'il prend sous sa protection. Il
se réserve le seul droit de faire sur le territoire de Kita les établisse-
ments qu'il jugera nécessaires aux intérêts des parties contractantes,
sauf à indemmiser, S'il y a lieu, les particuliers dont les terrains seraient
choisis pour servir d'emplacement à ces établissements.
Signature du traité de Kita.
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 155
« Arr. D. — Les habitants de la région, reconnaissants envers le Gou-
vernement français qui les prend sous sa protection, s'engagent à mettre à
la disposition du gouverneur tous les moyens en leur pouvoir pour l'aider à
élever les constructions et établissements prévus par l’article 2 ci-dessus.
Tout travail exécuté par un habitant du pays pour le Gouvernement fran-
çais sera rétribué suivant le taux en usage.
« Arr. 4. — Le commerce se fera librement et sur le pied de la plus
parfaite égalité entre les nationaux français où autres, placés sous la
protection de la France, et les indigènes. Les chefs s'engagent à ne gêner
en rien les transactions entre vendeurs et acheteurs et à n’user de leur
autorité que pour protéger le commerce, favoriser l’arrivage des produits
et développer les cultures.
« Arr. 5. — En cas de contestation entre un individu de nationalité fran-
çaise et un chef du pays ou l’un de ses sujets, l'affaire sera jugée par le
représentant du gouverneur, sauf appel devant le chef de la colonie. En
aucune circonstance et sous quelque prétexte que ce soit, les opérations
commerciales d’un traitant ne pourront être suspendues par ordre des
chefs indigènes.
« Arr. 6. — Ceux-ci, comme leurs successeurs, s'engagent à préserver
de tout pillage les étrangers qui viendront faire le commerce chez eux, à
quelque nationalité qu'ils appartiennent. É
« Arr. 7. — Les chefs de la contrée n’exigeront aucun droit, aucune
coutume ou cadeau de la part des commerçants pour autoriser le com-
merce.
« Arr. 8. — Chaque année les chefs qui voudront se rendre à Saint-Louis
ou y envoyer un de leurs parents avec leurs pouvoirs pour traiter directe-
ment les affaires avec le gouverneur, y seront conduits gratuitement par
les soins des Français et ramenés de même à leur point de départ.
« Fait et signé en triple expédition au village de Makadiambougou, le
25 avril 1880, en présence de MM. Bayol, médecin de première classe
de la marine, Vallière, heutenant d'infanterie de marine, Tautain, mé-
decin auxiliaire de la marine, Alpha Séga, interprète. »
Quelques chefs ont signé en arabe, les autres ont apposé leur marque.
Tokonta à ajouté ce vœu à sa signature : « Au nom de Dieu, venez, à gou-
verneur; mon pays à moi Tokonta est à vous. »
Au traité de Kita, par une nouvelle convention, passée le surlendemain,
à élé ajouté l’acte additionnel suivant :
1954 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
« Les chefs, notables et habitants du pays de Kita, voulant montrer
leur vif désir de conserver et cimenter leur alliance avec les Français, al-
liance consacrée par le traité du 25 avril 180, signé à Makadiambougou
par eux et par le représentant du gouverneur, cèdent à la France en
toute propriété l'emplacement choisi pour y construire les établissements
nécessaires pour que la France puisse remplir les engagements qu'elle a
contractés envers le pays de Kita par le traité du 25 avril 1880.
« Ils consentent à ce que les Français viennent, dès la plus prochaine
saison sèche, où quand ils le voudront, construire sur cet emplacement
un poste capable de maintenir pour toujours la paix dans tout le pays et
sous la protection duquel se fera le commerce.
« Ils s'engagent à fournir les travailleurs nécessaires pour la construc-
on de ce poste et pour la route qui devra l’unir aux autres établisse-
ments français les plus voisins. Ces travailleurs seront nourris par les
Français et recevront pour chaque journée de travail une valeur de deux
coudées de guinée en nature’. »
Je voulus célébrer par une fête mémorable cette importante conquête,
qui portait notre influence à deux cents kilomètres à peine du Djoliba et
nous assurait dès ce moment la prééminence sur cette partie du Soudan
occidental. Tokonta désirait d’ailleurs connaître l'effet de nos armes se
chargeant par la culasse, et surtout 1l voulait entendre le bruit du
canon! On lui avait dit merveille des quatre petites espingoles d’embarca-
üon que j'avais apportées de Saint-Louis, et les détails qu'Ibrahima lui
avait donnés sur ces armes étranges avaient vivement surexcilé son imagi-
nation.
Le camp présentait done, dans l'après-midi du même jour, un spec-
tacle des plus brillants. Les ürailleurs et les spahis, vêtus de leurs
beaux costumes orientaux, formaient l'un des côtés du carré : les mule-
liers et âniers avaient également échangé leurs haiïllons de tous les jours
contre de beaux boubous blanes ou bleus, cachés dans le fond des m’bous
(peaux de bouc) el réservés pour les grandes occasions. Les laptots, dans
leurs coquets costumes de matelots, servaient la batterie d’espingoles,
établie à lun des angles du carré. Nous-mêmes avions revêtu nos beaux
dolmans en flanelle blanche, ornés de brandebourgs noirs, afin de mieux
frapper l'imagination des Malinkés, massés à quelque distance du village
pour assister au spectacle. Quant à Alpha Séva, il était rayonnant sous un
1. Deux coudées de guinée valent en France à peu près 62 centimes.
Fête militaire à Kita.
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 157
beau costume d’officier ture que je destinais à Ahmadou et que je lui
avais prêté pour la circonstance.
Un grand mât, planté au milieu du carré, supportait un immense pa-
villon tricolore. Nos cœurs ballaient en voyant les couleurs françaises
flotter fièrement sur ces plaines de Kita, dont la possession livrait à la
France toute la vallée du Bakhoy, route naturelle du Niger.
Les tirailleurs exécutèrent des exercices variés, puis des feux rapides
de chassepot, qui émerveillèrent les sauvages habitants de cette terre
éloignée. Mais l'enthousiasme fut encore plus grand lorsque les spahis,
vêtus de leurs turbans et de leurs beaux manteaux rouges, s’élancèrent
dans la plaine, sabrant de ei, de là, au galop de leurs magnifiques che-
vaux. Pendant la durée des manœuvres, les âniers du convoi déchar-
seaient leurs armes, el nos petits canons, servis avec un véritable enthou-
siasme par nos laptots, tiraient sans relâche. La population n'avait jamais
rien vu d'aussi beau, et son admiration touchait à la stupéfaction. D'ail-
leurs, chaque fois que l’on « fera parler la poudre » devant les hommes
du Soudan, on obtiendra toujours un grand succès.
Les derniers jours de notre séjour à Kita furent signalés par de fré-
quents lam-lams donnés en notre honneur. Tokonta nous envoyait ses
danseuses les plus réputées et son plus bruyant orchestre. Nous ne di-
rons rien de ce singulier corps de ballet, sinon que nous étions absolu-
ment écœurés par la grossière indécence des danses et le réalisme répu-
gnant des gestes.
En dehors de ces réjouissances officielles, nous avions le spectacle beau-
coup plus récréatif de la foule qui rôdait sans cesse autour de nous. Le
docteur Bayol, muni d’un appareil électro-magnétique, élait constam-
ment entouré de jeunes garçons, de jeunes filles et même de vieux nègres,
tout étonnés des effets singuliers de cet instrument mystérieux. On for-
mait des chaines d’un certain nombre d'individus qui, mis aussitôt sous
le courant électrique, se tordaient dans des contorsions d'un grotesque
fort divertissant. La population de Kita n’est pas belle, tant s'en faut :
les visages sont irréguliers, heurtés et d'expression un peu simiesque; on
devine aisément ce qu’ils devenaient lorsque, placés sous l’influence du
courant, ils exprimaient la surprise, la gaieté ou la stupéfaction.
Cependant nos affaires à Kila étaient terminées; le volumineux courrier
destiné au gouverneur était achevé et confié aux soins de Garan, deuxième
fils de Tokonta, qui s’acheminait vers Saint-Louis. Il fallait songer au
départ.
CHAPITRE VEN
Exploration du Ba-Oulé par le lieutenant Piétri. — Résultats de l'invasion musulmane. — Con-
fluent du Bakhoy et du Ba-Oulé. — Les hippopotames. — Cours du Ba-Oulé, — Confluent du
Bandinghô. — La caravane, — Séjour à Sambabougou. — Le désert. — Dogofili. — Retour à
Kita,
Le lieutenant Piétri était rentré le 26 au soir de son exploration du
Ba-Oulé. Ce chapitre, dans lequel nous lui Ruissons la parole, contient le
récit de sa petite expédition.
Dès le 15 avril au soir mon détachement était formé; 11 comprenait
l'interprète Alassane, deux muletiers et quatre tirailleurs commandés par le
vieux caporal Détié, Le lendemain matin, pendant que le convoi tout entier
commençait le passage du gué de Toukoto", je passai avec mes hommes sur
l'autre rive; je gravis immédiatement le plateau par le sentier de Gonio-
kori et je pris la route du nord. Je n'avais pas de guide; je ne compte pas
comme lel Founé, un fils du chef de Kita, qui prétendait connaître le pays:
il avait tenu à m'accompagner pour faire preuve de zèle et mériter le beau
fusil que le chef de la mission avait promis aux auxiliaires dont il serait
salisfait, Je m'aperçus bien vite que Founé s'était vanté ; 1 m'égara dès le
départ, et plus tard me causa des embarras dont j'aurai à parler.
Un quart d'heure après avoir quitté Toukoto, je traversai les ruines d'un
village autrefois important et qui s'appelait Koré-Koro. Il ne reste mainte-
nant debout que quelques pans de son mur d'enceinte et quelques inégalités
du sol qui montrent l'emplacement de certaines cases : au milieu un gros
arbre indique encore la place des palabres. Ces ruines témoignaient que la
conquête musulmane avait passé par là : vingt-cinq ans auparavant, EHadj
Oumar avait pris le village et l'avait détruit; c'est ainsi que s'imposait la
nouvelle domination partout où elle trouvait une ombre de résistance et
souvent même sans le moindre prétexte. Du reste 1l faut rendre cette
1. Voir chapitre V.
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 159
justice aux peuplades du Soudan, qu’elles ont toutes appliqué ces mêmes
principes contre leurs voisins vaincus, rarement pourtant avec la rigueur
et l'acharnement des musulmans. Les survivants de Koré-Koro sont re-
venus dans le pays, mais il semble qu'ils aient eu peur de s’isoler dans le
désert; ils habitent maintenant le petit village de Koré près de Goniokori.
Je ne vis de vivant au milieu des ruines qu'une biche qui traversait le
sentier devant nous et ne semblait pas trop effarouchée.
Alassane,
Je me trouvai bientôt au bord du plateau borné du côté du nord par
un éboulement causé par les pluies d’hivernage. Du point où j'étais, je
pus voir devant moi le cours sinueux du Bakhoy, que, faute de guide,
j'allais être obligé de suivre pour ne pas nr’égarer et arriver sûrement au
confluent que je cherchais. Il fallut faire un grand détour de plus d’une
heure, grâce à Founé, pour trouver une rampe praticable et rejoindre la
rivière. Quand j'y arrivai, il était tard et je m’arrêtai à un endroit appelé
Séro. Ce nom ainsi que quelques autres renseignements peu importants
me furent donnés par deux chasseurs de Badougou dont je fis la rencontre.
160 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS
Ils allaient vers le nord ainsi que moi, mais ils ne voulurent pas m'accom-
pagner. Ils parcouraient ce coin du désert, se mettant à l'affût des biches,
le matin, à l'heure de l’abreuvoir, et, le jour, recueillant le miel sauvage
dans le creux des arbres.
Le jour même, je me remis en marche de bonne heure, sur un terrain
légèrement accidenté, me repérant de temps en temps sur le Bakhoy, dont
je pouvais voir les sinuosités à ma gauche du sommet des hauteurs voisines.
Après trois heures de marche, au sortir d'un fourré épais, je me trouvai
brusquement au bord même d'une rivière large et paisible : e’était le
Ba-Oulé; son confluent avec le Bakhoy était 300 mètres plus bas. C’est à
la pointe même, dans un bouquet d'arbres, que j'allai camper. L'apparence
des deux rivières en ce point est bien trompeuse : tandis que le Ba-Oulé,
avec son lit large de près de deux cents mètres et bien rempli d'une eau
profonde, a l'air d’une grande rivière, le Bakhoy, qui a un débit à peu près
triple, roule très rapide, comme un gros ruisseau, sur des roches plates
et glissantes superposées en escalier.
La nuit, ce n'est pas seulement le bruit des eaux du Bakhoy qui trouble
le silence de ces solitudes : les hippopotames sont nombreux dans ces
rivières, dans le Ba-Oulé surtout ; le soir, 1ls sortent de l’eau, se hasardent
sur les bords pour y chercher leur pâture, Ss'appelant et se répondant par
des hennissements sonores qui sembleraient terribles si lon ne savait de
quelle bête paisible et craintive ils viennent.
Il y en avait une bande au confluent, que nous avions à peine effarou-
chée à notre arrivée par deux ou trois coups de fusil. Is n'avaient pas l’air
méliant. Le lendemain, comme je traversais le gué du Bakhoy, revenant
d'étudier la topographie de la rive gauche, je Grai un coup de fusil sur
un de ces animaux plus hardi que les autres et qui nous regardait passer,
tout le corps hors de l’eau. Aux coups de feu des tirailleurs qui me sui-
valent, il se sauva et chercha à gagner la berge, signe, disaient les noirs,
qu'il était blessé dangereusement. Pendant qu’il faisait ces tentatives, une
dernière balle de mousqueton l'acheva. Ce fut avec de grands efforts que
l'on parvint à le traîner au bord. Nous tenions d'autant plus à le dépecer
que nous aurions volontiers remplacé, pour un jour ou deux, nos conserves
par de la viande fraiche. En effet, les tirailleurs en firent une abondante
provision et j'en mangeai le matin même. À mon grand étonnement, Founé
avait disparu pendant la chasse. Il ne reparut qu’assez tard l'après-midi
avec les deux chasseurs que j'avais vus la veille à Séro. Ceux-ci vinrent me
prier de leur abandonner le reste de l'hippopotame : je le leur accordai
volontiers, et aussitôt avec des haches qu'on leur prèta ils se mirent en
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 161
devoir de continuer le dépeçage que les tirailleurs avaient entamé. Tout
ce jour-là et le suivant ils coupèrent la viande en lanières qu'ils mettaient
ensuite à fumer sur des bâtons croisés au-dessus du feu. Ils semblaient
ravis d'une si bonne aubaine et passèrent une partie de la nuit à danser
autour de leur feu : le lendemain, ils m'offrirent en remerciement une
Tirailleurs sénégalais.
petite calebasse remplie de miel sauvage. Quant à Founé, il ne s'était pas
mélé à leurs divertissements, et, lorsque j'en demandai la cause, j'appris
qu'il n'avait pas voulu assister à la mort de l'hippopotame parce que sa
famille respecte ce pachyderme comme son patron ou, comme on dit en
traduisant plus exactement le mot indigène, comme son parent. Il ne pou-
vait done ni le voir tuer, ni en manger : il aurait même dû, s’il avait été
fidèle Aux usages des noirs, s'opposer à ce qu'aucun mal lui fût fait:
11
162 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
mais le fils de Tokonta me semblait assez supérieur à lout préjugé, un
libre-penseur à la mode du pays: par respect humain, il ne mangea pas de
celle viande sacrée pour lui, mais il n'en était pas moins allé trouver les
deux chasseurs et s'était fait donner un bon cadeau de labac et de miel
pour les amener à mon campement et leur montrer notre chasse.
Je passai trois jours au confluent du Ba-Oulé. L'excursion la plus inté-
ressante et la plus utile fut celle que je fis le 16 avril; J'avais pris pour
but l'ascension de trois collines hautes d’une centaine de mètres sur la
rive droite du Bakhoy en aval du confluent : elles s’appellent le N'agnourou.
De leur sommet je pus voir toute la vallée depuis Badumbé jusqu'au
confluent, fixer quelques points de repère et mesurer approximalivement
la distance du confluent à Badumbé.
Tous les renseignements dont j'avais besoin étaient pris.
Comme trace de mon passage, je gravai au fer rouge sur un des plus
gros arbres de la pointe
MISS. GALL. 1880.
etle 17 au soir je continuai ma route vers l'est. Je suivais la rive gauche
du Ba-Oulé, obligé souvent de faire de grands détours pour éviter des
ravins infranchissables ou de monter sur le sommet de certaines collines
remarquables pour mieux juger de la configuration du pays. de pouvais de
temps en Lemps suivre les bords mêmes de la rivière et j'étais heureux de
ces occasions quand elles se présentaient, car J'avais alors souvent de
l'ombre et toujours un terrain couvert de verdure ; tandis que, lorsque
je m'en écarlais, je me trouvais sous un soleil très chaud et sur un sol
dont la réverbération était à peine supportable. Dès ma première élape, le
Ba-Oulé avait pris Faspeet d'un ruisseau presque perdu au milieu des
rochers qui remplissaient son lit. Assez souvent je rencontrais de pelits
biefs où l'eau était assez profonde et qui servaient d'asile à des familles
d’'hippopolames. Ils nous regardaient tranquillement passer, comme avec
curiosité, Parfois aussi nous voyions de grands troupeaux d’antilopes de
toute espèce dont se nourrissent les lions qui habitent ce désert. Je
n'ai pas vu de ces grands fauves, mais le matin nous entendions toujours
leurs rugissements, et le soir les tirailleurs allumaient de grands feux
pour les écarter; je crois même qu'ils prétendaient conjurer leur approche
au moyen de paroles magiques et de grands gestes aux quatre coins de
l'horizon.
Le 19 au soir, je croisai la route de Kita au Karta, route suivie par les
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 163
caravanes et que Mage avait parcourue dix-sept ans auparavant. Sur les
deux rives du Ba-Oulé, on voit le campement habituel des Dioulas ; c’est
un grand cercle marqué par des pierres deux par deux, sur lesquelles on
fait la cuisine.
Le Ba-Oulé, en cet endroit, reçoit un affluent important qui vient du
sud et dont un des noms les plus connus est Bandinghô (petite rivière).
Mage n'avait pas pu, en traversant, prendre des renseignements suffisants,
de sorte que, d’après sa carte, le Ba-Oulé n’était autre chose qu’un bras
du Bandinghô, détaché en aval de Maréna. Si ce fait était vrai, je devais,
en allant directement du confluent à Maréna, repasser le Ba-Oulé en un
autre point de son cours. Je franchis la rivière et J'allai camper à l'est du
confluent sur la rive droite du Bandinghô. Alassane partit aux renseigne-
ments vers Kouroundingkoto, car je ne voulais pas m'engager plus loin
dans le désert sans savoir si je n'y trouverais pas de villages et si je ne
courrais pas risque d’y souffrir trop de la faim ou de la soif.
Au confluent du Bakhoy et du Ba-Oulé, j'avais réussi facilement à dé-
terminer la latitude du lieu, qui plus tard a été trouvée exacte par la mission
Derrien. J’avais même espéré un instant en déterminer la longitude ; mais
les deux montres dont je disposais avaient une marche si irrégulière que
je dus y renoncer. J'avais pourtant essayé beaucoup de modes de transport
depuis notre départ, mais aucan n'avait donné de résultats convenables.
J'y renonçai donc au Bandinghô, où je fis mes dernières observations.
Avant d'aller plus loin, il faut expliquer pourquoi je crus nécessaire de
renoncer à certaines dénominations données par Mage aux rivières, pour
éviter la confusion dans les renseignements. Ki l'on se reporte à la carte
laissée par ce voyageur, très exacte pour tout ce qu'il a vu lui-même, on y
trouve un Bakhoy n° 1 à l’ouest de Kita et un Bakhoy n° 2 à l’est. Jusque-
à il n’y a que confusion de nom; mais il fait du Ba-Oulé un bras du
Bakhoy n° 2, et là il y a erreur. La cause de cette erreur tient sans doute
à la similitude des noms donnés au Ba-Oulé et au Bandinghô sur plusieurs
points de leur cours.
Les indigènes ne désignent pas une rivière où une montagne partout
par le même nom : chaque village en emploie de très divers. Pour un cours
d’eau, la dénomination change même d’après fa saison, suivant que les
eaux en sont pures ou chargées de boue, ou suivant la couleur des rives.
Ainsi le Bakhoy n° 1 s'appelle Bakhoy, Badié, Ouandan et même Ba-
Oulé. Le Bakhoy n° 2 porte aussi les noms de Bakhoy, Ba-Oulé, Ba-
bilé, Bani-Oulé, Bandinghô; la branche Ba-Oulé de Bakhoy, Badié,
Ba-Oulé, Babilé, ete.
164 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
Tous ces noms veulent dire fleuve blanc ou rouge; il fallait done en
choisir trois assez dissemblables pour éviter la confusion et le leur
appliquer tout le long de leur cours sur nos cartes.
Le nom de Bakhoy avait déjà été donné au Bakhoy n° 1: j'adoptai celui
de Ba-Oulé pour la rivière qui s'y Jette en aval de Toukoto et qui vient de
l’est au confluent de la route du Karta. Mage n'avait pas connu son cours
supérieur, que j'allais suivre et que nous allions retrouver à Koundou. II
ne restait que le nom de Bandinghô à choisir pour laffluent du Ba-Oulé
qui coule à l'est de Kita et est appelé par Mage Bakhoy n° 2.
Je me trouvais done au confluent du Ba-Oulé et du Bandinghô. La rive
sauche est plus haute que la rive droite et l'on ne descend dans le lit du
fleuve que par une pente très rapide, semée de pierres. Comme le jour
tombait, une caravane de Dioulas, venant de Kita, arriva au bord de la
rivière, Pendant que bêtes et gens roulaient plutôt qu'ils ne descendaient
pour la traverser, les tirailleurs, poussés par la curiosité, coururent vers
les nouveaux venus. Les Saracolets, méfiants par métier, se crurent un
instant surpris par des pillards; le désordre augmenta dans leur convoi,
et des cris d'appel retentirent de la tête à la queue de la colonne. Mais ils
furent vite rassurés par les éclats de rire et les moqueries de mes hommes
qui n'avaient même pas leurs fusils. Ce malentendu dissipé, le chef de la
caravane vint me voir et m'apprit que le convoi de la mission était
attendu, pour le lendemain 20 avril, à Kila.
Alassane revint le lendemain soir de Kouroundingkolo. Il amenail
avec lui deux hommes du village qui devaient me donner les renseigne-
ments nécessaires eLil m'apportait des vivres frais. Il m'apprit que le chef
l'avait bien reçu et lui avait facilement accordé tout ce qu'il avait demandé,
mais qu'il avait eu toutes les peines du monde à défendre Founé contre la
fureur de quelques habitants qui l'avaient reconnu et voulaient lui faire
un mauvais parti. [l paraît que le fils de Tokonta, encouragé probable-
ment par son honnête homme de père, avait fait assez longtemps le métier
de pillard dans ces parages et que, comme il n'avait pas de préférence, non
seulement 1] détroussait les Dioulas, mais encore les gens de Kourounding-
koto, Ce n'est que grâce au nom de Français dont Alassane avait su le
couvrir qu'il avait pu le ramener sain et sauf.
Du reste, Founé n'était pas le seul dans le pays à mener cette vie de
pillages lucratifs; ses frères en avaient fait autant, les fils des autres chefs
ne s'en privaient pas non plus. Ce métier n’a rien de déshonorant, au
contraire : c'est la seule occcupation digne d'un homme libre qui veut se
préparer aux grandes choses de la guerre; c'est le seul moyen honorable
VOYAGE AU SOUDAN FRANCGAIS. 169
d'acquérir des richesses; le travail des champs est avilissant et bon pour
des caplifs.
Les deux indigènes de Kouroundingkoto m'apprirent qu'un peu plus
haut, à cinq lieues de là sur le Ba-Oulé, il y avait un village appelé
Sambabougou, et ils m'avouèrent que depuis mon départ du Bakhoy nous
n'avions pas été perdus de vue par des chasseurs de leur village qui
suivaient la rive droite du Ba-Oulé. Ces chasseurs avaient même tué la
veille un éléphant, ce qui était pour fe village un événement extrêmement
heureux. Les éléphants sont nombreux dans cette région, mais les indigènes
en tuent rarement parce qu'ils sont mal armés et que le flair de cet
animal lui fait éviter bien des pièges. Ils ne le chassent guère qu’à l'affût :
mais comme ils savent qu'il devient très méchant quand il est blessé, dès
qu'ils ont envoyé leur coup de fusil ils s’enfuient à toutes jambes jusqu'à
ce qu'ils aient trouvé un asile sûr et inaccessible. Voilà leur chasse; c’est
bien là l’image de la guerre chez les Malinkés.
Ces détails me furent racontés au sujet d’un éléphant qui, deux soirs
de suite, était venu boire à la rivière près de notre campement et que nous
entendions barboter dans l’eau. Deux hommes étaient allés le voir de près,
mais j'avais défendu de l’attaquer; comme j'avais de la lumière pour écrire,
les indigènes voulaient me la faire souffler, prétendant que l'éléphant, quand
il voit du feu, la nuit, va toujours l’éteindre. Cette fois-là, pourtant, il ne
vint pas. |
Le lendemain, tout élant prèt pour envoyer des nouvelles et des rensei-
onements au chef de la mission, je fis partir un courrier et je me disposai
à partir moi-même pour Sambabougou. Mais je fus bien étonné quand les
deux hommes de Kouroundingkoto me dirent qu'ils ne voulaient pas n’y
accompagner. Ils essayèrent d’abord de me dissuader d’y aller moi-même,
m'affirmant que ma vie n’y serait pas en sûreté; puisils me demandèrent
un prix exorbitant pour leur voyage. Je les remerciai brusquement et leur
annonçai que j'irais tout seul; alors ils se décidèrent à me suivre. En
route, à une halte, j'appris que c'était Founé, désireux de rentrer tout
de suite à Kita, qui m'avait créé cette difficulté. Craignant que plus
tard ce drôle ne fût l’auteur d'embarras plus sérieux, je lui fis dire par
Alassane qu'à la première incartade je le laisserais garrotté au milieu
du désert; en attendant, je lui supprimai la ration qu'il avait eue
jusque-là. Il ne se mêla plus dès lors de modifier mon itinéraire; mais
il sut encore me voler un baril de poudre en abusant de la confiance
du caporal Détié, par la méthode dite, je crois, américaine. IL avait le
génie du vol: je n'attachai pas grande importance à ce méfait : je savais
166 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
que Je ne pouvais pas l'empêcher de voler; autant lui demander de ne
pas respirer.
Le pays que Je traversais présentait toujours le même aspect. C'était
partout la même végétation : quelques arbres de haute futaie au milieu
d'un bois d'arbustes, et parfois des clairières où paissaient des bandes
d'antilopes qui se sauvaient à peine à notre approche. Les ravins qui
avaient retardé ma marche les jours précédents, je les retrouvais aussi el
plus difficiles à franchir. À ma droite, à des distances variables, je laissai
des sommets d'environ trois cents mètres de hauteur, divisés en trois
croupes distinets. Le dernier pie le plus rapproché de la rivière une
fois dépassé, je me trouvai en vue de Sambabougou sur le bord du Ba-Oulé.
Le chef, Ba, me reçut avec la plus grande cordialité, Tout d’abord
même, avant de nr'entrelenir sur l'objet de ma visite, 1l me confia aux
soins hospitaliers du notable le plus important de la petite cité, appelé
Boha. C'était un vieil homme encore robuste, à la barbe blanche, qui
marchait et parlait avec gravité. [l'était au moins aussi riche que le chef et
semblait heureux d’avoir à m'héberger; mais j'étais devenu sceptique au
sujet du désintéressement des noirs, et sans doute Boha pensait au cadeau
que Je lui ferais au départ. Pourtant mon hôte valait mieux que la moyenne
et avait des façons très avenantes : il me mena à sa demeure et me fit
choisir la case qui me convenait le mieux. Tout aussitôt on m'apporta une
grande calebasse de lait, qui fut pour moi un vrai régal ; il y avait plus de
quinze jours que je n'en avais bu, et il constitue au Soudan la boisson la
plus saine, la nourriture la moins fatigante pour les Européens.
Je fus bientôt dans ma case l’objet de la curiosité la plus vive et la plus
génante, Les indigènes n'avaient Jamais vu d'homme blanc; un seul se
vantait d'avoir failli voir Mage et Quintin à Kita, où il était arrivé le lende-
main de leur départ. Aussi y eut-il bientôt foule dans la maison de Boha.
Ils se pressaient, se serraient dans un étroit espace pendant que je complétais
sommairement les notes prises pendant l’étape. Is restaient là tous immo-
biles, suivant des yeux tous mes mouvements ; de temps en temps un
d'entre eux disait un mot qui provoquait les lo! Oh! oh! et les commen-
taires. Je n’y pus tenir, tellement ils me pressaient et m'étouffaient. Je les
priai de me laisser respirer, je le dis à Boha et je le fis dire au chef; à la
fin je déclarai que, si l'on ne me délivrait pas de ces importunités, j'irais
camper hors du village. Boha s'émut et mit une sentinelle à la porte; le
nombre des curieux diminua et je pus enfin prendre un peu de repos.
Le soir, j'eus une entrevue avec le chef sur la place aux palabres. Ba
avait revêtu son plus beau costume de cérémonie : un boubou blane et un
VOYAGE AU SOUDAN FRANGAIS. 167
bonnet bambara orné de dessins de couleurs diverses. Toute la population,
naturellement, était réunie autour de nous. Je m'assis sur un escabeau des
plus rustiques, pendant que Ba me demandait pourquoi je ne voulais pas
me laisser voir à ses concitoyens. Je (âchai de lui faire comprendre que si
je venais dans son pays, c'élait précisément pour voir el être vu, mais que
par trop d’empressement il ne fallait pas m'étouffer ; que du reste 1l vien-
drait après moi bien d’autres Français pour faire le commerce et leur vendre
toutes espèces de belles choses ; et je lui développai le thème ordinaire de
nos conversations avec les indigènes. Le pauvre homme de temps en temps
Le village de Sambabougou.
répélait : «Oh! si tu disais vrai! je voudrais bien vous voir ici! Quand
viendrez-vous ? » Je comprenais bien ce qu'il n’osait dire; que nous étions
bien loin et les Toucouleurs bien près. Peu à peu pourtant, encouragé par
l'approbation quelquefois très bruyante de l'assistance, il parla avec moins
de réticences : « On dira ce qu'on voudra; que le gouverneur vienne, et tout
le monde ici sera pour lui. Les Toucouleurs sont trop méchants, ils nous
ont fait trop de mal. »
. Les notables renchérirent encore et déclarèrent que tout ce qu'ils avaient
était ma propriété.
Les relations ne pouvaient pas être plus cordiales. Je séjournai deux
168 VOYAGE AU SOUDAN FRANCGAIS.
Jours à Sambabougou, et les dons de toutes espèces affluèrent dans ma
case : du lait, des œufs, des poulets, des chèvres. Je ne savais qu'en faire ;
mes hommes étaient enchantés de cette grasse hospitalité qui les payait de
leurs privations des jours précédents; deux et trois fois par Jour, 1ls rece-
vaient de grandes calebasses de riz et de couscous accompagnés des sauces
les plus diverses. Je crois même qu'ils avaient du succès auprès des ména-
gères, car Je les ai entendus plus tard regretter les façons accortes des
lemmes de Sambabougou.
Mes deux journées furent bien remplies. Je visitai soigneusement les
environs et Je recueillis des renseignements très satisfaisants sur la géogra-
phie et l'histoire du pays. d'appris que le Ba-Oulé, à trois journées de marche
à l’est de Sambabougou (55 ou 60 kilomètres en ligne droite), tournait
brusquement vers le sud jusqu'à Koundou et qu'un marigot sans importance
continuait seul la direction primitive vers l'est. De ce même côté, à trois
kilomètres de Sambabougou, il y a une hauteur d’ascension difficile de trois
cents mètres environ, à pic sur la rive gauche du Ba-Oulé. Du sommet la
vue s'étend au loin, surtout du côté de l’est, où le sol semble moins acci-
denté. À perte de vue on voit la rivière avec la direction E. 20° N.
Pendant que j'étais dans le village, Boha ne me quittait pas. F°y trouvais
mon comple, car le vieillard étail très sensé, avait beaucoup vu et beau-
coup voyagé, un peu malgré lui, et je pouvais l’interroger utilement. Par
exemple, pour lui Fhistoire de son pays ne commençait qu'au passage des
Toucouleurs. € Et auparavant? disais-je. — Auparavant, nous étions bien
plus heureux et tu n'aurais pas traversé pour venir ici les déserts que tu
as vus. »
Dans ces regrets 11 y avait évidemment plus que le désir ordinaire des
vicillards de vanter le passé au détriment du présent. Il racontait que les
Toucouleurs élaient venus du nord en grandes bandes, que le village s'était
sauvéen masse, qu'ils avaient trouvé au delà des montagnes sur le Bandinghô
des fuyards d'autres villages à qui ils s'étaient joints, qu'ils avaient été
poursuivis et enfin qu'ils avaient pu arriver dans le Manding, d’où il était
revenu plus tard avec Ba et quelques autres fidèles au pays où ils étaient nés.
Ils étaient pauvres maintenant, et les Toucouleurs venaient encore de temps
en temps leur voler ce qu'ils pouvaient mettre de côté pendant l’année.
Si Boha eût connu toute l'histoire de son pays, il aurait pu raconter
qu'à une époque antérieure au dix-septième siècle une autre invasion venant
de l'est l'avait ravagé. C'étaient des Fouls, dont quelques-uns s'étaient fixés
dans le pays, trop peu nombreux pour créer une race mixte, tandis que
leurs frères avaient poussé jusqu'au Sénégal, où ils avaient été pères de ces
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 169
mêmes Toucouleurs, leurs conquérants d'aujourd'hui. Les seules traces qui
restent de l’ancienne conquête des Fouls sont : le nom de Fouladouyou (pays
des Fouls) qui a été donné à toute la contrée, quelques noms de famille
fouls et enfin quelques rares types très reconnaissables de cetle race parmi
les indigènes.
Le Sambabougou actuel est un petit village de deux cents habitants au
plus, assez industrieux. Il ÿ a parmi eux un nombre assez considérable
de forgerons qui s’adonnent spécialement à l'extraction du fer. Aux environs
du village, surtout sur la rive droite de la rivière, le terrain contient le
meilleur minerai de fer que l’on trouve, dit-on, à plusieurs journées de
marche à la ronde. Ce minerai que j'ai vu et dont j’aiemporté un échantillon
est en effet de l'oxyde magnétique de fer très peu mélangé ! Il y avait près
de la rivière quelques fours où l’extraction du métal se fait à peu près sui-
vant la méthode catalane. Le fer obtenu est très doux ; avec nos sabres-
baïonnettes on entamait les outils indigènes si facilement que leurs posses-
seurs s’en effrayaient.
Au grand regret de mes hommes pour qui Sambabougou était un vrai
pays de cocagne, au grand regret des habitants et de mon hôte, qui essayè-
rent de nous retenir quelques jours de plus et qui se disaient favorisés par
leurs fétiches parce qu'ils leur avaient envoyé la visite de l’homme blane, je
me disposai à continuer ma route. Je fis quelques pauvres cadeaux, mais
suffisants, dont tout le monde sembla content. Ce qui fit ouvrir les yeux à
toute la population et jeter des eris d’admiration, ce furent quelques
mètres d'étoffe jaune orangé du plus mauvais goût. Le chef et mon hôte
en eurent seuls de quoi se faire un costume ; ils étaient ravis.
Je n'avais plus aucun intérêt à poursuivre mes recherches vers l’est;
je me décidai à rentrer à Kila par Maréna, direction dans laquelle je pourrais
m'assurer positivement que la bifurcation du Bandinghô n'existait pas.
Le 24 au matin je sortis du village, accompagné des habitants, qui me
firent la conduite à quelques centaines de mètres. J'avais pris la veille tous
les renseignements nécessaires et, cette fois, j'avais deux bons guides. On
m'avait prévenu que la route la plus courte était très mauvaise et que
Jamais aucune caravane n'y passait. Je m’obstinai quand même à faire cette
tentative, pressé de rejoindre le convoi principal, afin de ne pas le retarder
dans sa marche. Les difficultés sérieuses ne se firent pas attendre. Au bout
d’une heure je gravissais péniblement un sentier à peine visible au milieu
de gros blocs de pierre où souvent mon cheval n'avait pas un pied assuré;
un peu plus lard j'arrivais devant une muraille à pic, soubassement d’une
haute colline qu'il fallait franchir. Les hommes y grimpaient en s’aidant des
L
170 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
pieds et des mains, mais nos chevaux et nos mulets ne pouvaient en faire
autant. Je finis par trouver un endroit où la muraille avait trois mètres à
peu près de hauteur; la roche était assez facile à entamer ; et en deux heures
Alassane et mes ürailleurs, s'aidant de la pioche et de la pince, pratiquèrent
une rampe que les mulets et les chevaux, tirés par devant, poussés par
derrière, parvinrent à monter. Le reste du sentier fut gravi péniblement ;
la descente de l'autre côté fut presque aussi difficile, mais nous fûmes
récompensés de nos efforts lorsque vers onze heures nous arrivämes à un
délicieux campement au bord du Ouassa, ruisseau qui va se Jeter dans le
Ba-Oulé en passant à travers une brèche étroite de la montagne que nous
venions de franchir.
La grande chaleur du jour tombée, je me remis en roule, cette fois sur
un sentier commode, le long du Ouassa, à l'ombre de beaux arbres, tama-
riniers, kay cédrats, palmiers, ete., qui bordaïent ce joli ruisseau. Je n'ar-
rivai à Dogofili, le premier point habité, que le lendemain soir. J'avais
parcouru pendant ces deux jours un pays absolument vide d'hommes, mais
très peuplé de fauves de toutes espèces. C’est là que je rencontrai un animal
qui est pour les indigènes le bœuf sauvage, et une autre espèce, semblable
aussi au bœuf mais plus forte, de robe rouge sombre, qu’on appelle lour ;
ces derniers étaient en bandes de cinq ou six et je les vis de très près ; Je
fus tireur très maladroit et je les manquai. Toute cette région est légèrement
accidentée, coupée d’une foule de ruisseaux bordés de beaux arbres touffus
qui offrent parfois un aspect très pittoresque.
Dogofili était le plus joli village nègre que j'eusse encore vu. Il est situé
sur une éminence à pente douce. Les environs, très bien arrosés, sont vers
le nord toujours couverts d’une belle végétation. Fy fus reçu avec autant
de cordialité qu'à Sambabougou. Démonstrations amicales, vivres en abon-
dance, musique même, rien ne manqua. Pendant que j'étais allé au village
rendre sa visite au chef, l'intimité entre mes ürailleurs et telles qui leur
avaient apporté leurs calebasses de couscous s'était établie au point que je
dus y mettre le holà, afin d’avoir le lendemain matin tout mon monde sous
la main au départ.
Le lendemain, après une course rapide de trois heures, j'arrivai à Marénaà,
où J'appris que la mission était encore à Kita ; Je ne m'arrêtai pas et
j'allai camper à dix kilomètres de là, sur le Bandinghô. La rivière fut fran-
chie avec les plus grandes difficultés, ear son lit est profond et très encaissé ;
enfin nous pûmes prendre un peu de repos sur la rive gauche à l'ombre de
beaux arbres. Le soir, un peu avant la nuit, je ne pus résister à la tenta-
üon de rejoindre mes compagnons de voyage, et, quelques heures après,
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 171
j'arrivai à Makadiambougou, harassé mais heureux de serrer les mains de
mes amis et d'échapper à la solitude où je vivais depuis mon départ.
En résumé, cette reconnaissance de treize Jours à travers une région pres-
) J RD ji
Types malinkés de Kita.
que déserte n'avait pas eu de résultats politiques, mais elle nous donnait
des renseignements précis sur la configuration du pays dont elle nous per-
mettait de rectifier et de continuer la carte.
CHAPITRE IX
Départ de Kita. — Choix de la route pour gagner le Niger. — Mauvaise volonté des âniers. Le
jeune Abdaramane, — Passage du Bandinghô. — Arrivée à Maréna. — Les guides de Goubanko.
Le lieutenant Piéti ayant ainsi terminé son exploration du Ba-Oulé, et
toutes nos opérations étant achevées à Kila, je décidai que l'on se remet-
trait en route le 27 au malin.
Nos animaux avaient cruellement souffert aux dernières étapes. Le
plus grand nombre des ânes avaient l’épine dorsale entièrement dénudée
et les chairs écorchées jusqu’au vif. Ces pauvres bêtes souffraient horrible-
ment et se promenaient mélancoliquement autour du camp, cherchant un
peu d’ombrage pour se garantir du soleil qui brülait leurs plaies. Chaque
jour, il en mourait trois ou quatre, et, détail hideux, on voyait les Malin-
kés, le couteau à la main, former autour des victimes agonisantes des
groupes impatients de se partager leur chair. Souvent même, ils n’atten-
daient pas que l'animal fût entièrement mort et ils se ruaient, comme des
bêtes, sur le corps encore palpitant qu’ils dépeçaient en quelques instants.
Chaque matin, on appliquait des médicaments sur les blessures; on
lavait les plaies purulentes à l'acide phénique, sans cependant arrêter
les progrès continuels de la maladie. Ces malheureux ânes, pour la plu-
part, avaient perdu toute souplesse et marchaient raides, comme s'ils
avaient élé d’une seule pièce.
Je n'étais donc pas sans inquiétude sur l'avenir et je cherchais chaque
Jour à m'éclairer davantage sur les routes qui pouvaient nous conduire au
Niger. Heureusement que Bammako n’était plas guère qu'à une douzaine
d'élapes el que là nous trouverions, pour continuer notre voyage, le
magnifique fleuve du Soudan. J'espérais donc encore pouvoir conduire
mon lourd convoi jusqu'au bout.
Quelle était maintenant la route qu'il convenait de prendre pour gagner
le Niger? Ce choix était d’une importance capitale, car de lui dépendaient
VOYAGE AU SOUDAN FRANCGAIS. 175
les résultats que nous voulions obtenir dans cette partie-du Soudan. Trois
voies m'étaient indiquées pour parvenir dans la vallée du haut Djoliba :
la première par Nioro et le Kaarta; la seconde par Bangassi et le Bélé-
dougou; la troisième par Mourgoula et le Manding. Malgré les avis con-
traires qui m’étaient donnés de loutes parts, je me décidai pour divers mo-
üifs àsuivre la route de Bangassi et du Bélédougou. Cette voie, me disait-on,
était dangereuse et tra-
versait un pays révolté
où les voyageurs n’0-
saient plus se mon-
trer depuis longtemps.
A Tokonta, les chefs
d'une grosse caravane
venue de la Gambie et
rejoignant Nioro, ne
m'avaient pas caché
leurs appréhensions.
Ils étaient même par-
venus à intimider mes
âniers, dont un grand
nombre voulaient m’a-
bandonner. Le décou-
ragement s'élail mis
parmi les indigènes
du convoi, sourde-
ment conseillés par
quelques espions tou-
couleurs, cachés à Kita
et qui tenaient à en-
traver ma marche vers
Bammako. — J'avais Type. — Un änicr.
dû réunir tous mes
conducteurs, et, affeciant une tranquillité que j'étais loin d’éprouver, Je
m'étais contenté de demander les noms des « lâches qui refusaient de me
suivre dans le Bélédougou et qui voulaient retourner à Bakel et à Médine, où
ils seraient déshonorés pour avoir abandonné les blancs qui avaient eu con-
fiance en eux ». Pas un seul ne s'était avancé et, cette fois encore, j'échappai
à la situation désastreuse dans laquelle m'aurait mis le départ de mes âniers.
Parvenir à Bammako el y planter notre pavillon en plaçant sous notre
174 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
protectorat, par un traité solide et durable, les chefs de ce célèbre marché,
connu par les relations de Mungo-Park : tel était avant tout le but à
atteindre par la mission que je dirigeais. Or, comment parvenir à Bam-
mako, ce refuge des Bambaras insurgés contre Ahmadou, si nous pas-
sions auparavant par des places toucouleurs, où les lieutenants du sultan
m'empècheraient certainement de continuer ma route? Je comparais ma si-
tuation à celle où s'était trouvé Mage dix-sept ans auparavant. Comme moi, ce
voyageur avait voulu atteindre Bammako, mais 11 avait dû s'arrêter à Kita
et suivre son guide officiel, qui devait le conduire à Kégou par la route
connue du Kaarta; il n'avait pu explorer la région qui le séparait du Haut-
Niger et d’où l'éloignait la méfiance des Toucouleurs qui, comme tous
les nègres africains, n'aiment pas à faire connaitre à des étrangers les
routes de leur pays. La mission devait done tenter ce que n'avaient pu
faire ses prédécesseurs et s'efforcer de percer le voile qui nous cachait
celle partie du Soudan, surveillée d’un œil jaloux par les fils d’'El-Hadj
Oumar, désireux sans doute de ne pas nous montrer l’état de délabrement
où ils avaient laissé tomber l'empire fondé par leur père.
Je ne songeai pas un seul instant à m'acheminer vers le Niger par Nioro
et le Kaarta. C'était vouer la mission à un insuceès complet. Mountaga,
le frère d’'Ahmadou, qui commandait à Nioro, nous aurait certainement re-
tenus auprès de lui, sous le prétexte que les pays bambaras qui le sépa-
raient de Négou étaient révoltés contre le sultan. Puis, l’hivernage serait
arrivé, nos animaux auraient suecombé, nos vivres se seraient épuisés ;
nous-mêmes, en proie aux fièvres de la saison pluvieuse, nous serions
devenus incapables de continuer notre voyage. Nous étions dès lors obligés
de revenir sur Médine, laissant encore dans l'ombre pour longtemps peut-
être les vallées du Bakhoy et du Ba-Oulé et nous posant en adversaires des
Malinkés et des Bambaras, nos alliés naturels dans l’œuvre eivilisatriee
que nous entreprenions.
La route par Mourgoula et Niagassola ne pouvait convenir non plus.
Elle traversait des contrées soumises plus où moins directement à l'influence
loucouleur. Le Birgo et le Gadougou payaient tribut à Ahmadou, tandis que
le Manding, tremblant devant le tata de lalmany Abdallah, avait rompu
toutes relations avec Bammako et le Bélédougou. Abdaramane, ce jeune
chef de Bammako que j'avais emméné avée moi, était du reste très caté-
gorique sur ce point el déclarait que nous ne serions bien accueillis dans
ce marché que si nous y parvenions par le Bélédougou. La suite de ce récit
nous apprendra d’ailleurs que le chef de Mourgoula avait reçu l’ordre formel
d'Ahmadou de nous arrêter et de nous faire rebrousser chemin sur Kita.
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 175
Je me trouvais donc placé entre ces deux alternatives : prendre la route
de Mourgoula, plus commode au point de vue topographique et plus sûre
au point de vue politique, mais risquer d'y être arrêté et être certain
d'échouer dans mes tentatives de négociations avec Bammako; prendre
la route du Bélédougou et être forcé alors de traverser un pays désert
et inhabité jusqu'au Ba-Oulé, mal famé et parcouru par les pillards
bambaras, entre celle rivière et le Niger. Je complais beaucoup, il est
vrai, sur Abdaramane pour me faciliter notre passage chez ses amis
les Béléris, mais je ne pouvais, malgré tout, m'empêcher de concevoir
quelques appréhensions à l’idée de pénétrer dans le Bélédougou, en
raison de la sauvagerie de ses habitants et de l'anarchie qui régnait dans
le pays.
Abdaramane, qui devait jouer un rôle important dans les événements
qui se préparaient, élait un lype indigène assez curieux pour que j'en dise
quelques mots. Il était le fils de l'un des principaux chefs de Bammako,
où son grand-père avail fondé, vers le commencement de ce siècle, un
marché qui avait eu longtemps une grande réputation. Riche et possédant
un millier de gros d'or et deux cents caplfs, ce jeune homme, dégoûté de
l'isolement où les envahissements des Toucouleurs mettaient sa ville natale,
voulut aller tenter fortune au loin. Il se rendit à Médine, emmenantune partie
de ses caplfs, qu'il se proposait de vendre en route. Mon interprète, Alpha
Séga, se rappelait l'avoir vu arriver, il y avait sept où huit ans, richement
équipé et suivi d’une nombreuse escorte. Mais là, trompé et volé par les
traitants de l’escale, il dissipa rapidement sa fortune et se trouvait à peu près
sans ressources lorsque je le ramassai à Goré, chez Dama, au moment où il
se proposait de partir pour les possessions anglaises du Sud, n’osant re-
tourner à Bammako par les routes inhospilalières du Fouladougou, du
Kaarta ou du Manding. Il avait un caractère froid et sérieux, ce qui est
rare chez un Soudanien, et nous étonnait souvent par sa modéralion, ses
manières réfléchies et le bon sens avec lequel il semblait examiner nos pro-
jets sur le Haut-Niger. Avant mon départ de Kila, J'appelai séricusement
son attention sur la gravité de la décision que j'allais prendre d’après
ses conseils, mais il persista dans ses déclarations, m'affirmant que la
voie du Bélédougou était la seule admissible si je voulais me présenter en
ami à Bammako. Il ne me cachait pas le degré de sauvagerie des Béléris
(habitants du Bélédougou), mais il insistait sur les liens d'amitié et de
parenté qui les unissaient à sa famille, ajoutant que l’exposé de nos pro-
jets suffirait pour nous attacher ces Bambaras, ‘en révolte ouverte contre
Ahmadou depuis longues années et qui comprendraient bien, en nous
176 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
voyant passer au milieu d'eux, que nous désirions devenir leurs alliés contre
les fils d'El-Hadj Oumar.
Je n'hésitai done pas et la marche sur le Niger par Bangassi et le Bé-
lédougou fut décidée. C'était la voie qu'avait suivie Mungo-Park à son
deuxième voyage (1805) et sur laquelle la mort de l'illustre voyageur
n'avait permis d'obtenir que peu de renseignements. Les bruits qui
m'élaient rapportés par des Sarracolets, venus de la Gambie, sur la
marche d'une expédition anglaise se dirigeant vers le Niger, et surtout
l'état inquiétant de mes bêtes de somme, me faisaient du reste une obli-
ation de me hâter et de prendre pour continuer mon voyage la voie la
plus courte.
On me pardonnera d'entrer dans tous ces détails sur le choix de la
roule qui devait me conduire à Bammako. Ma détermination devait mal-
heureusement entrainer plus tard, au combat de Dio, la mort d’un trop
grand nombre de mes braves indigènes, tombés courageusement pour
me sauver de Fhorrible sort que nous ménageaient les Béléris. Mais elle
élait nécessaire, car la suite du récit montrera que toute autre voie nous
était fermée pour gagner le grand fleuve des nègres.
Celle nécessité de suivre la route du Bélédougou ne pouvait cependant
faire négliger la vallée de Bakhoy, que suivaient le plus communément
les caravanes de Dioulas, commerçant entre le Haut-Sénégal et les mar-
chés du Haut-Niger. Le lala de Mourgoula, qui tenait sous sa dépendance
toutes les populations malinkés de la vallée, avait besoin d’être visité,
d'autant plus qu’on le représentait comme une place à peu près dépourvue
de défenseurs. Je chargeai done le lieutenant Vallière, accompagné de
quelques hommes seulement et d’un fils du chef de Niagassola, l'ex-tirail-
leur Khoumo, d'aller saluer lalmany Abdallah en lui remettant un
cadeau et une lettre de la part du gouverneur. Chemin faisant, Vallière
devait recueillir le plus de renseignements possible sur les pays qu'il
visiterait el spécialement sur le Bouré, contrée renommée par ses mines
d'or.
Notre itinéraire élant bien arrêté, je pris toutes les précautions de na-
ture à faciliter mon passage à travers les régions inconnues que j'allais
aborder. Comme guides, Kita ne pouvait nr'offrir aucune ressource : les
allaches de Tokonta avee Ségou étaient trop connues pour que les indi-
gènes que ce chef aurait pu me fournir eussent pu m'être de quelque
ulilité. Je ne trouvai d'ailleurs aucun Malinké de Kita, sauf le jeune
Ibrahima, qui consentit à me suivre, même au prix d'une forte récom-
pense. Tous craignaient non seulement le Bélédougou, mais aussi le
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 177
Fouladougou occidental, pays riche, très giboyeux, mais dépourvu d’ha-
bitants. Mais j'avais formé le projet de visiter Goubanko, ce qui devait
me fournir l'occasion de m'assurer le concours de plusieurs habitants de
ce village, chasseurs expérimentés et ayant conservé d'étroites relations
d'amitié avec leurs congénères bambaras, auprès desquels ils pouvaient
me servir d'intermédiaires.
Le 27 avril, la mission principale, sous la direction du docteur Tau-
ain, quittait Makadiambougou, se dirigeant vers le Bandinghô par le
chemin déjà suivi la veille par Piétri. Celui-ei et le docteur Bayol, qui
avaient encore affaire à Kila, ne devaient rejoindre le convoi que le soir.
Vallière et sa petite troupe prenaient la route de Mourgoula. Pour moi,
relenu encore quelques heures au campement par le départ du courrier
pour Saint-Louis, je devais le retrouver à Goubanko dans l'après-midi, y
régler le différend existant entre ce village et Tokonta et m'occuper surtout
de la question des guides, qui nous étaient indispensables pour gagner
le Niger.
Le convoi eut une étape des plus rudes pour parvenir au Bandinghô,.
Anes et àâniers avaient perdu l'habitude des longues marches; de plus, la
mort d'une vinglaine de ces animaux pendant notre séjour à Kita m'avait
obligé d'augmenter le chargement des bêtes survivantes, malgré l'état
d'extrême faiblesse dans lequel elles se trouvaient. On eût dit d'ailleurs
qu'en dépit de leurs promesses la répugnance qu'ils avaient à s'engager
sur la route du Bélédougou troublait un peu la tête d'un grand nombre
de mes hommes. Ces mauvaises dispositions étaient d'autant plus fâcheuses
que la roule commençait par une ascension passablement raide au milieu
des roches et que l'étape était assez longue. Toutefois, au delà de cette
pente, on trouvait un chemin facile sur un bon terrain argileux. La ca-
ravane traversa ainsi les cultures de Kita, puis entra sous bois dans des
forêts où. l’on rencontrait les mêmes essences d'arbres que dans le Foula-
dougou occidental. La région était déserte, les sentiers étaient à peine
tracés, el cependant on n’apercevait aucune bande d’antilopes comme dans
les marches précédentes, ce qui s’expliquait sans doute par l'éloignement
de l’eau. Ce n'est que vers midi, après avoir descendu une pente assez
douce, que le docteur Tautain parvenait à une grande clairière où l'herbe
plus verte annonçait le voisinage d’un cours d’eau. Les chevaux commen-
cèrent d'eux-mêmes à accélérer l'allure ct, quelques minutes après, ils
s’arrêlaient aux bords du Bandinghô.
Le docteur Tautain s'ocenpa immédiatement des mesures à prendre
pour franchir la rivière. Le passage semblait impraticable : les berges,
12
138 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
hautes de neuf à dix mètres, formaient une sorte de corridor d’une
vingtaine de mètres de large, obstrué en maints endroits par d'énormes
blocs de grès. La rive droite, presque à pic, élait constiluée par une argile
rouge durcie et ayant la consistance de la pierre; la rive gauche, un
peu moins malaisée, conduisait à un gué assez facile et peu profond. On
cut beau chercher en amont et en aval, on ne trouva pas de meilleure
Issue,
Notre jeune docteur se mit donc à l'œuvre. Les tirailleurs pratiquèrent
assez rapidement dans la berge de la rive gauche une rampe accessible à
nos animaux, mais pelles et pioches étaient impuissantes contre le sol durei
de la rive opposée, et l'on dut se contenter, en profitant de quelques aspé-
rités de ce terrain argileux, d'y tailler une sorte d'escalier irrégulier, pou-
vant permettre au moins le passage à nos hommes et aux ânes déchargés.
On s'occupa de faire passer d’abord les mulets. Ces animaux furent
débarrassés de leurs chargements, et les muletiers, aidés des spahis et des
ürailleurs, s'efforcèrent de leur faire franchir l'obstacle. Peine perdue !
Car ils descendirent facilement la rampe pratiquée sur la rive gauche
et entrèrent dans le lit de la rivière; mais on ne put, malgré tout, leur
faire gravir la berge à pie de la rive droite, Sambo vint heureusement,
par son ingéniosilé, nous Urer d'embarras. S'emparant de lune de nos
longues cordes de chargement, il la fit passer derrière la croupe de
l'animal, tandis que ïes deux extrémités étaient tenues par des hommes
placés au sommet de la berge. Un muletier, eramponné à quelques ar-
bustes qui avaient trouvé le moyen de pousser dans cette argile duree,
ürait le mulet par la bride. À un signal donné, la pauvre bête, tirée par
la bride et poussée par la corde qui Fobligeait à se porter en avant, fut
ainsi hissée au sommet de la berge. Tautain se promit bien de ne pas
oublier, quand l'occasion s'en présenterait, ce mode bizarre, mais pra-
lique néanmoins, de franchir les rivières du genre du Bandinghô,
Cependant, une partie du convoi n'arrivait pas. Quelques hommes eurent
heureusement l'idée de retourner en arrière avec des outres remplies
d'eau. A un kilomètre à peine, ils rencontrèrent une jeune négresse,
Coumba, qu'Abdaramane m'avait demandé l'autorisation d'emmener avec
lui à Bammako. Elle se mourait de soif avee son petit enfant Gandioura;
quelques gorgées d'eau les ranimèrent. Plus loin ee fut un bourriquot qui
élait tombé et ne pouvait se relever. Puis, toute la série des âniers qui
désespéraient d'arriver au terme de l'étape. Pendant tout l'après-midi,
on vil ainsi arriver successivement au bivouac des détachements isolés
d'ânes et d’âniers. Ges derniers couraient se plonger dans les eaux du Ban-
SE
VE
= ——
ut
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 181
dinghô. Quant aux ânes, ils se précipitaient aussitôt vers la rampe de
la rive gauche, cherchant à se dépasser les uns les autres, se bousculant
tant et si bien que, pendant un moment, aucun ne pouvait descendre.
Arrivés au bas de la berge, ils buvaient à longs traits avec une satisfac-
Lion non équivoque et ne se pressaient nullement de remonter pour faire
place à ceux qui se trouvaient derrière. Quelques-uns de ces roussins,
non moins raffinés que nos àniers, se couchaient même dans la rivière.
L'après-midi, le gué présenta ainsi un aspect des plus curieux : l'une des
berges, couverte d'animaux aux longues oreilles, pointées vers le cours
d'eau; l’autre rive, encore garnie de tirailleurs, travaillant avec la pioche
et le pie à perfectionner l'escalier commencé; au milieu, un mélange
bizarre d’ânes debout buvant, de noirs puisant de l’eau, d'hommes assis
dans le courant et d'animaux couchés, gardant, dans cette position, leur
physionomie éternellement sérieuse: le tout abrité par les grands arbres
qui couvraient les rives élevées du Bandinghô.
Enfin, une heure à peine avant le coucher du soleil, le travail étant
terminé et toutes les sections du convoi ayant rallié le camp, on put faire
une expérience, qui réussit à merveille : une dizaine d'hommes passèrent
avec des chargements variés sans la moindre difficulté et purent même re-
descendre aisément l'escalier. Les derniers ordres furent donnés pour le
lendemain, et chacun s’occupa d'oublier par un bon diner les fatigues du
jour. Le soleil tomba et tout bruit cessa dans le camp; les hommes
élaient épuisés de fatigue, et les Toucouleurs eux-mêmes, ces bavards in-
corrigibles, qui ne s’endormaient jamais avant le milieu de la nuit, se
laissèrent aller rapidement au sommeil. Il était déjà tard quand Piétri et
Bayol arrivèrent au bivouac.
Le lendemain, au point du jour, le passage commença et marcha vi-
vement sous l’active surveillance d’Alassane, de Samba Ouri et des chefs
de seclion. À onze heures, il ne restait plus sur la rive gauche que les
trois Européens et leurs ordonnances. Ils avaient préféré rester à leur
campement, la rive droite étant beaucoup moins boisée que le terrain
où ils avaient établi leur gourbi depuis la veille. Dégagés de toute
préoccupation, ils purent déjeuner tranquillement en examinant le beau
paysage qui les environnait. Ils voyaient là pour la première fois deux
arbres nouveaux qui les intéressaient beaucoup. Le premier, un bel arbre
touffa, est appelé n'taba par les Malinkés; son fruit est très agréable au
goût. Il est jaune, avec des taches carminées à l'état de maturité. Lors-
qu'on l’ouvre, on trouve de quatre à huil graines de la grosseur d’une
châlaigne et d’une jolie couleur carmin, baignées dans un liquide blan-
182 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
châtre et gluant. Les indigènes, guidés sans doute par Paspeet de ce liquide,
attribuent au fruit du N'taba des propriétés aphrodisiaques énergiques.
Le deuxième arbre était un figuier, que les Malinkés désignent sous le
nom d'arquine toro el les Bambaras sous celui de toroninhkoko. Les
feuilles, lisses, oblongues et petites, n'avaient rien de remarquable ; mais
ce qui atüra surtout l'attention du docteur Tautain, ce fut le fruit : les
figues, de forme comprimée, au lieu de pousser par une, deux ou trois
sur les rameaux terminaux avec leurs feuilles, pendaient par grosses
grappes sur le trone même et les branches principales.
A une heure, le convoi reprenait sa marche vers Maréna, laissant en-
core derrière lui trois ânes morts ou agonisants. La route élait bonne;
le paysage n'avait rien d’attrayant, et la grande plaine où se déroulait le
sentier ne présentait que quelques arbres, les arbustes et hautes herbes
ayant été récemment incendiés pour faire place aux prochaines récoltes de
l'hivernage. Au soir on arriva à Maréna.
Le lendemain, 29 avril, je rejoignis la mussion principale. J'avais
obtenu à Goubanko la réconciliation, au moins apparente, de ce village
avec Kita. De plus, les chefs n'avaient donné six où sept chasseurs peuls,
qui devaient nous conduire jusqu'au Ba-Oulé et nous servir ensuite d’in-
rmédiares auprès des habitants du Bélédougou. Parti de Goubanko.le 28
au soir, javais profité d’un beau clair de lune pour marcher une partie de
la nuit. La contrée, absolument déserte, était couverte de forêts épaisses,
au milieu desquelles mes guides eux-mêmes avaient de la peine à trouver
leur chemin.
CHAPITRE X
Route à travers le Fouladougou oriental. — Les mines de Bangassi. — Le campement des élé-
phants. — Chasse à Ja loutre. — Méfiance des habitants de Guénikoro. — Solitudes sans eau.
— Le village de Koundou. — Accueil plein de réserve qui nous est fait. — Passage du Ba-Oulé.
Le] Le
ou)
Dès mon arrivée, j'allai saluer le chef de Maréna. Ce village, comme
tous ceux du Fouladougou, avait été détruit par Alpha Ousman, à
l'époque où El-Hadj faisait la conquête du Kaarla. Les constructions ac-
tuelles ne dataient que de quatre ans environ. Au moment où nous le
visilions, le village était entouré d’un tata en bon élat qui rappelait les
fortifications du moyen àge. L’enceinte formait un carré, à chacun des
angles duquel se trouvait une tour ronde : les portes élaient ouvertes au
milieu des faces. Bien que le village fût entouré d’un ruisseau donnant
de l’eau toute l’année, les habitants avaient tenu à creuser des puits
d'environ trois mètres de profondeur et fournissant une eau assez fraiche
(vingt-quatre degrés centigrades), mais fortement chargée d’alumine, ce qui
la rendait peu agréable à boire pure.
Il ne fallait pas songer au départ pour le jour même, car l'heure était
trop avancée; mais j'envoyai Piétri en avant pour éclairer notre roule.
En nous promenant le soir aux environs du village, Alassane nous fit
remarquer une coutume superslilieuse des indigènes. Le sentier que nous
suivions circulait entre deux champs appartenant à deux propriétaires
différents. L'un d’eux avait placé sur le bord de son lougan une motte
de terre, au centre de laquelle il avait planté une petite branche d'arbre,
comptant que, si son voisin voulait Jeter un sort sur son bien, le sort
tomberait non sur les cultures, mais sur le rameau desséché.
Le 50 avril, le convoi se mit en marche en bon ordre, bien que, la
veille au soir, un grand nombre d’âniers et de ürailleurs, surtout les
Ouolofs à l'humeur toujours joyeuse, eussent dansé jusqu'à une heure
avancée de la nuit, aux sons peu harmonieux d’une marmite et d’un
184 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
bidon en fer-blane, sur lesquels Fun d'eux frappait à tour de bras. L'ordre
dans la marche était du reste fort nécessaire, car nous cheminions dans
un pays absolument désert et dépourvu de sentiers. La contrée avait un
aspect réellement sauvage : à gauche et à très petite distance, les mon-
tagnes de Bangassi, formant une gigantesque muraille complètement à pic;
en avant, des bois épais où dominaient les fromagers, les karités et les
tamariniers; de temps en temps d'énormes blocs de grès, détachés de la
montagne et barrant complètement le chemin, en nous forçant à faire de
nombreux et fatigants détours.
À quelques kilomètres de Maréna, nous rencontrons un lirailleur, por-
Montagnes de Bangassr.
teur d'une lettre de Piétri qui me recommande d'éviter les ruines de Ban-
gassi, impralicables pour notre convoi. Ce village, comme tous ceux de
celle malheureuse région, n'était plus représenté que par des débris de
murailles en pisé, autour desquels les termites avaient levé leurs curieuses
constructions en forme de pyramides.
Nous laissons les montagnes de Bangassi, dont la vue nous rappelle le
souvenir de Mungo-Park qui les signale dans sa relation de voyage, et nous
longeons le pied des monts de Faragangara, du sommet desquels les
cynocéphales nous poursuivent encore de leurs aboiements sonores. Le
pays est loujours aussi désert el nous sommes forcés, pour indiquer la
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS, 189
route à la caravane qui nous suit el dont les arbres nous dérobent la vue,
d'arracher des branches et de jalonner ainsi le chemin. Nos visages el
nos mains portent les traces de cette chevauchée à travers les lianes el
les épines de la forèt. Enfin, à quelque distance en avant, nous en-
tendons le hennissement d'un cheval et nous nous trouvons en face de
Piétri. Ses guides, après l'avoir promené en tous sens dans les bois,
avaient fini par l'égarer.
Il était onze heures, c’est-à-dire que le soleil rendait déjà la marche
Cynocéphales du Sénégal
presque impossible, et personne n'élait capable de nous renseigner sur
l'emplacement de l’eau, Le convoi ne pouvait continuer plus longtemps
au hasard. J'ordonne la halle, pendant qu'Alassane et deux de nos guides
se remettent à la recherche d'un abreuvoir. Par bonheur, l’une de nos
outres contient un peu d’eau; de plus, le petit Saïa, jeune garçon de Kita,
venu avec son maitre Ibrahima, nous en offre une à peu près pleine.
On édicte les peines les plus sévères contre le voluptueux qui voudra se
laver, même le bout des doigts, et le précieux liquide est réservé tout entier
pour la cuisine et la table.
186 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
Deux heures se passent; Alassane rentre tout ruisselant de sueur. Il a
trouvé de l'eau en abondance à peu de distance. IF nous raconte qu'au
moment où il buvait au ruisseau, il a failli être renversé par un gros
animal qu'il pense être un sanglier.
On se remet en route. Les âniers allérés pressent leurs bêtes, et Fétape
s'effectue rapidement. Les premiers arrivés retournent en arrière pour
porter à boire aux relardataires, Nous fixons notre campement au bord
du ruisseau, dont les guides ne purent où ne voulurent pas nous donner
le nom'. Au point où nous le traversions, on ne voyait que de grandes
euvelies remplies d’eau, mais plus en aval il formait un cours continu.
Ses bords élaient couverts de traces récentes d'animaux de loute espèce.
Un gros arbusle renversé, des empreintes de pieds, alleslaient la pré-
sence d'animaux de forte taille. En descendant la rive droite, on ren-
contrait dans la forèt de nombreuses sentes de lions et d’antilopes, et
nous vimes en effet bientôt, bondissant au milieu des arbres, tout un
troupeau de mignonnes petites biches dites à raie brune. Plusieurs
cirafes avaient aussi visité le ruisseau, mais leurs empreintes étaient
plus anciennes.
L'heure étant trop avancée pour aller se mettre à l'affût et notre repas
du malin ayant été des moins réconforlants, nous nous empressämes de
diner. À peine avions-nous commencé qu'une averse épouvantable vint
nous tremper jusqu'aux os. En moins de quelques minutes, tout fut inondé.
Par malheur, comme nous étions arrivés assez lard au campement, nous
avions négligé de dresser notre tente, On parvint à l'installer tant bien que
mal dans lobseurité; mais, la toile élant mal tendue, nous n'y trou-
vames qu'un abri tout à fait insuffisant. La pluie tomba presque toute la
nuit el nous ne pûmes fermer laæil, d'autant plus que le silence de la
forêt élail sans cesse troublé par le bruit des fauves qui se rendaient
à l’abreuvoir. Nous entendimes distinetement, à deux cents mètres à
peine, le bruit des branches brisées par le passage d’une bande d'élé-
phants. L'obscurité impénétrable qui nous entourait et notre ignorance
de la topographie des lieux nous empêchèrent de donner cours à nos
velléités de prendre nos mousquetons et d'aller chasser nos dangereux
VOISINS.
Le jour arriva à la satisfaction générale. Personne n'avait dormi. Cette
nuil nous laissait sous une impression de tristesse, car ectte première
averse nous annonçait l'approche de Fhivernage, dont les premières pluies
1. C'était le Tombhaguina.
bros
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 187
ont pour eflet inévitable de raviner le terrain, d’enfler les ruisseaux et ma-
rigots et d'augmenter considérablement les difficultés de la marche, sans
parler de l'influence pernicieuse qu'elles exercent sur la santé des hommes
et des animaux. J'avais toujours présent à la mémoire le souvenir de la
malheureuse expédition de Mungo-Park qui, dans cette même région,
avait vu successivement périr tous ses compagnons de voyage. Partis de la
Gambie au nombre de trente-neuf, ils n'étaient plus que cinq lorsqu'ils
parvinrent à Bammako.
La matinée du 1* mai fut employée à faire sécher la tente, les couver-
tures, les bàts, les selles, dont l'eau avait presque doublé le poids, ainsi que
les chargements de sucre, sel, café, qui se seraient avariés si l'on n’avait pas
pris celle précaution. On alluma donc partout de grands feux, el tout le
monde s’occupa à étaler les objets mouillés. Tout à coup, pendant que
nous-mêmes nous nous retournions devant la flamme pour nous réchauf-
fer, un grand bruit et un mouvement inusité se produisirent dans le camp.
Tous les hommes, spahis, lirailleurs, âniers, muleliers, se précipilaient
pêle-mêle vers le ruisseau, brandissant les armes les plus variées : fusils,
sabres, lances, bâtons, ete. Yoro lui-même désertait ses casseroles, agi-
tant un long couteau de cuisine. D'où pouvait provenir toute celle agitation?
Pris d'inquiétude, nous nous efforçons d'obtenir quelque renseignement.
Le vieux Sambo nous apprend enfin, dans son jargon peu intelligible,
qu'un digre, surpris par un spahi qui menait boire ses chevaux, s'était
élancé du fourré et venait de plonger dans le ruisseau. Nous sautons aus-
silôl sur nos mousquetons, el en quelques instants nous sommes au milieu
de nos hommes. N'Gor Faye, notre chasseur de Kobaboulinda, s'était jeté
dans le lit du marigot et, armé de son sabre-baïonnelte, semblait s’achar-
ner à la poursuite de l'animal qui mettait ainsi tout le camp en mouve-
ment. Toute la foule suivait sur les deux rives, les nègres se bousculant
pour barrer le passage au tigre en question. C’étaient des cris, des dis-
putes, des coups dans l’eau, occasionnant un vacarme dont nous ne dis-
Uünguions pas encore la vraie cause, malgré les explications du père Samho.
Nous avions remarqué que l'animal ainsi poursuivi restait fort longtemps
sous l’eau, de sorte que nous ne croyions plus au tigre ou plutôt à la
panthère, puisque le tigre est exclusivement asiatique. Enfin, par une des
percées ouvertes sur le ruisseau, nous pûmes voir la bête : c'était une ma-
gnifique loutre de plus d’un mètre de long. Impossible d’ailleurs de faire
feu de nos armes au milieu de toute cette cohue. Nous primes le parti de
revenir à notre tente où, quelques moments après, N'Gor Faye nous appor-
lt La loutre qu'il venait enfin de tuer. Quant à Sambo, il ne voulut pas
188 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
avoir le dernier mot et, comme nous le plaisantions sur son tigre, il nous
répondit : « Eh! oui... loutre, c'est tigre d'eau ».
Vers dix heures, nous nous remettions en marche, toujours précédés par
Piétri et nos guides de Goubanko. Le soleil avait chassé les nuages, et ses
chauds rayons achevaient de sécher nos bagages. La route traversait une
série d’ondulations de médiocre hauteur : tantôt nous cheminions sur
un vaste plateau parsemé de grandes clairières au sol dénudé et formé d’ar-
vile durcie, imprégnée de limonites; {tantôt nous étions obligés de nous
fraver un passage à travers les blocs de grès qui encombraient le terrain.
Nous rencontrions beaucoup de marigots ou de ruisseaux, aux bords cou-
verts de bambous et de pandanus. Tom, trompé par cette végétation, se pré-
cipitait au galop, la langue pendante, mais il ne tardait pas à revenir la
langue encore plus longue : le ruisseau était à sec. Cette étape fut pénible
pour tous. Nous n’eûmes guère qu'un bon moment, ce fut la traversée d’une
grande et belle forêt qui fit aussi le bonheur de Samba Ouri, notre chef
laptot. Il avait remarqué un arbre qui possédait, paraît-il, des propriétés
merveilleuses et dont les feuilles avaient une grande valeur à Médine et au
Sénégal. I voulait donc en faire une ample provision et, suivant la recette
des marabouts, les mettre à bouillir pour en obtenir une infusion, avec
laquelle il se laverait le corps tous les mois, ce qui devait le préserver de toute
espèce de maladie et le rendre invulnérable. À nos veux, ce bois avait un
autre mérile : 1l était fort dur et n'était pas attaqué par les termites. Aussi
avions-nous recommandé à Samba Ouri de nous en procurer quelques
échantillons, que nous aurions faitexaminer en France. Malheureusement,
le vieux Samba Ouri, qui n'avait pas eu le temps encore de faire l'essai
de sa précieuse infusion, ne devait plus revoir le Sénégal.
Continuant notre marche, nous descendons dans un bas-fond où, à
l'hivernage, cireulait un petit ruisseau toujours ombragé par le même
genre de végélation; Fherbe, plus verte, montrait que l'eau avait disparu
depuis peu de temps. Nous trouvons d’ailleurs un peu plus loin une grande
mare où Tom, imité par plusieurs de nos hommes, se mit à boire à
longs traits, malgré la mauvaise qualité des eaux. Auprès de la mare se
tenait Abdoulaye, que Piétri avait envoyé au-devant de nous : nous pou-
vions pousser jusqu'à Guénikoro, qui n'était plus qu'à trois kilomètres en-
viron. Nous arrivons bientôt au bord du Kégna, joli ruisseau très om
bragé, dont il nous fallut arranger les berges pour le passage du convoi;
puis, après avoir traversé des ruines nous annonçant que les Musulmans
avalent visité ces parages, nous nous arrètons au pied d'un beau ficus, à
l'ombre duquel Piétri nous attendait, à deux cents mètres du village. Con-
bd
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 189
lrairement à ce qui avait licu d'habitude, aucun rassemblement d'indi-
oènes ne s’élait formé autour de notre compatriote, et les abords de Gué-
nikoro semblaient déserts. Nous en sûmes bientôt la cause. Dès que les
habitants avaient vu arriver notre petite avant-garde, ils s'élaient ren-
fermés dans leur tata, avaient pris leurs armes cet refusé d'ouvrir leur
N'Gor Faye s’acharnant à la poursuite de l'animal qui mettal teut le camp en mouvement,
porte à Alassane qui s'empressait, suivant mes recommandations, d'aller
saluer le chef de ma part et lui annoncer mon arrivée. Je mis à contri-
bution les talents diplomatiques d'Alpha Séga; celui-ci fat assez heureux
pour rencontrer un indigène, revenant des champs, qui avait habité
quelque temps le Kaarta et vu quelques Dioulas venant de nos escales de
Bakel et Médine. Mon interprète réussit ainsi à tranquilliser la population
et à la convaincre que nous n’arrivions au milieu d'elle qu'avec les meil-
190 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
leures intentions et qu'elle n'aurait qu'à se louer de notre présence. L'atti-
tude des Malinkés de Guénikoro ne nous étonnait nullement; c'était celle
de gens vivant constamment dans leur solitude, cachée au milieu des
montagnes, n'ayant jamais vu de blanes et en ayant tout au plus entendu
parler par quelques rares voyageurs, qui leur avaient donné sur notre
comple les notions les plus fausses.
Le cercle habituel se reforma donc peu à peu autour de nous, et les
Malinkés se mirent à considérer silencieusement et d'un @æil stupidement
élonné tous les détails de notre installation. Ils étaient, du reste, extrê-
mement méfiants, et aucun d'eux ne voulut boire l'excellent grog que j'avais
préparé, avant que J'y eusse goûlé moi-même. Cependant, le soir, la
glace s'était à peu près rompue et le chef m'envoya pour mes hommes
une vingtaine de calebasses de lack-lallo, le mets national des Malinkés
et des Bambaras et pour nous un mouton vivant, qu'accompagnait un
plat de miébés-quertés, sorte de gros haricots contenus par deux dans une
coque poussant en lerre à la façon de l'arachide. Ajoutons-y deux ou trois
calebasses de lait de chèvre et un coral, espèce de canard à bee de forme
singulière, -que Piétri venait de tuer au bord du Kégna, et l’on verra que
notre lable ne manquait pas, ce soir-là, d'un certain luxe.
Après le diner, Piétri nous quitta de nouveau. Nous étions en plein désert
el je voulais que notre marche fût éclairée à une étape au moins en
avant du gros de la caravane, C'était un métier des plus fatigants pour
mes officiers, mais ceux-ci ne m'ont jamais marchandé leur dévouement
pendant loute celte rude campagne.
La nécessité de nous procurer du mil pour nos chevaux et mulets et le
besoin de repos de nos ânes nous obligèrent à passer toute la journée du
2 mai à Guénikoro. C'était un village de construction récente, bien situé
à l'entrée d'une vallée étroite, limitée par un eirque de hauteurs peu
élevées. [était entouré d'un tata à crémaillère peu épais, mais en assez bon
élal. La population paraissait en voie de S'augmenter, car on construisail
en dehors de l'enceinte un assez grand nombre de cases nouvelles, desti-
nées aux nouveaux venus. Quelques-unes de ces cases en pisé attirèrent
notre attention par leur façade bizarre, creusée de profonds enfoncements,
dans le fond de lun desquels se trouvait la porte. Nous entrâmes dans
l'une de ces habitations qui appartenait à un notable. Le mobilier en
élait élémentaire : un {ara, sorte de Hit fait de bambous, un fusil accroché
dans un coin el un petit are suspendu au plafond, en compagnie d'un ear-
quois contenant quelques flèches, Ces derniers objets étaient remarquables
par leur pelitesse : Pare n'avait pas plus d'une douzaine de centimètres
VOYAGE AU SOUDAN FRANCGAIS. 191
el les flèches ressemblaient à des allumettes. Ge ne pouvait donc guère être
qu'un gri-gri. Le Malinké nous apprit, en eflet, qu'il avait eu un fils quinze
jours auparavant et qu'au moment de la délivrance le sorcier du village
lui avait recommandé de suspendre cette petite amulette pour empêcher
l'enfant de mourir pendant le premier mois. Ce temps écoulé, lare et le
carquois n'auraient plus aucune action et pouvaient être Jelés sans incon-
vénient.
Les habitants tirent leur eau d’un puits d'environ sept mètres de pro-
fondeur et creusé au milieu du village. Le vieux Guénikoro, dont lempla-
cement était reconnaissable aux ruines voisines, élail silué près du Kégna,
fournissant une eau courante excellente. Mais les gens du nouveau village,
voulant se rapprocher des hauteurs pour être prêts à s'y réfugier en cas
d'alerte, avaient tenu à s’approvisionner d'eau dans l'intérieur même de
l'enceinte. Il existait bien à proximité un autre pelit ruisseau, mais 1} était
slagnant en saison sèche et, sur ses bords, poussaient des plantes toxiques
contre lesquelles on nous avait mis en garde en nous recommandant de ne
pas y laisser boire nos bêtes.
Toute la matinée, le campement fut agité. Tandis que je m'occupais
à interroger les notables de Guénikoro sur leur pays et leurs relations avec
les Toucouleurs de Ségou et les Bambaras du Bélédougou, mes chefs de
convoi passaient en revue leurs chargements, éprouvés par l'averse du
90 avril et la longue étape du jour précédent. De plus, comme 1l mourait
chaque jour trois ou quatre ânes, nous étions obligés de prendre conli-
nuellement de nouvelles mesures pour la répartition de nos bagages.
Pendant ce temps, le docteur Bayol, assis devant la tente, émerveillait
les indigènes en leur exhibant les objets les plus curieux de notre pacotille.
Nos boites à musique excitèrent au plus haut point leur étonnement,
mais ce fut le petit appareil électro-magnétique de Clarke qui eut le plus
grand succès. Quelques-uns des curieux consentirent, non sans peine, à
former une chaîne de cinq à six individus el à saisir les poignées en cuivre
de l'appareil. Le courant fut porté à son maximum d'intensité. La secousse
fut violente, mais la stupéfaction le fut encore plus, et c’est certainement
celle dernière qui jeta nos Malinkés tout ahuris sur le sol en se livrant aux
contorsions les plus bizarres et avec les mines les plus réjouissantes du
monde. Nous leur distribuâmes à chacun une poignée de verroteries pour
bien leur montrer que nous n'avions eu nullement l'intention de leur faire
du mal; ils refusèrent néanmoins de recommencer l'expérience et se reli-
rèrent derrière le cercle en marmottant quelques paroles, destinées sans
doute à conjurer le mauvais sort.
192 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
Dans l'après-midi, le grand Sambo tint un marché au mil. Notre chef
muletier avait les apütudes commerciales les plus remarquables, et per-
sonne n'eût pu le remplacer. Il fallait le voir marchander avec sa grosse voix
caverneuse et finalement arriver à acheter un moule (deux litres environ)
pour quelques grains de verroteries ou un petit quart de tafia fortement
baptisé. Quelquefois nous nous approchions et, en le voyant discuter
aussi chaleureusement avec ses pratiques, nous craignions de Jui voir
perdre, par son âpreté à sauvegarder nos intérêts, quelques paniers de
soubako, sorte de gros mil, dont les chevaux sont très friands:; mais,
à toutes nos observations, Sambo répondait invariablement : « Laisse faire,
moi y à connaitre Malinkés; y a tous voleurs ». Et nous laissions faire
Sambo qui, convaincu d'ailleurs qu'il agissait pour le mieux, aurait re-
commencé son marchandage enragé dès que nous aurions eu tourné les
talons. Nous pûmes avoir ainsi à assez bon compte trois jours de mil
pour nos chevaux et mulets; il en resta même quelques paniers que
je fis distribuer à nos malheureux bourriquots.
Le 5 mai, nous nous remetlons en roule. Nous commençons par nous
enfoncer dans la petite vallée, à l'entrée de laquelle est situé Guénikoro.
Le chemin est bordé de bambous de taille médiocre. Nous longeons à
gauche une ligne de hauteurs rocheuses, à pente très raide; à droite
sont des longans plantés de cotonniers et d’indigo. À l'entrée d'un petit
sentier, allant se perdre au milieu des champs, nous voyons un indigène
en train de saigner un poulet : est un chasseur qui, élant revenu
bredouille cinq ou six jours auparavant, offrait un sacrifice à ses fétiches
pour se les rendre favorables. Un peu plus loin, nous rencontrons encore
d'autres chasseurs; ils se sont réunis, au nombre de quatre, autour d’une
motte de terre placée au milieu du chemin sur un tas de feuilles sèches.
Is vont partir en chasse et jurent, selon l'usage, de partager fidèlement
entre eux tout le gibier tué, d'oublier toute querelle et de rester bons amis
ensemble pendant toute la durée de la chasse.
Le sol est parsemé de petites arachnides d’un beau rouge écarlate velouté,
Sur un ficus voisin du chemin, nous apercevons une cigogne à dos noir
avec reflets métalliques et le ventre blanc. Le guide nous apprend que ces
insectes el cet oiseau annoncent l'hivernage.
Nous quittons bientôt le sentier battu, impraticable pour notre convoi,
ct nous atteignons le fond de la vallée. Une ascension assez raide nous
conduit sur un plateau se prolongeant vers l’est en pente douce. En face
de nous, à l'horizon, se dessinent trois lignes de hauteurs dont la dernière,
très élevée, nous fait espérer que le Niger n’est pas loin et que nous
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 193
allons sortir bientôt du bassin du Sénégal. Vers neuf heures, la descente
augmente de rapidité et nous circulons entre de grosses roches. Dès que
nous les avons dépassées, nous nous trouvons en présence d’une pente
excessivement raide, encombrée de blocs de grès et de cailloux roulant sous
les pieds. Nous sommes forcés de mettre pied à terre et de prendre nos
chevaux par la bride. Nous n’arrivons au fond de la gorge qu'avec les
plus grandes difficultés, ayant dû descendre la rampe en décrivant de
longs lacets et en dirigeant soigneusement la marche de nos montures.
Mais le convoi, comment pourra-t-il venir à bout de cet obstacle? Les
hommes d’escorte se mettent tous à l’ouvrage, déplaçant les blocs, faisant
rouler ou calant ceux qui manquent de solidité, comblant avec de la terre
les excavations trop dangereuses. Les mulets arrivent bientôt. On les fait
descendre un par un, quatre hommes retenant les charges, tandis qu’un
cinquième conduit l'animal. Pour les ânes, ce fut plus facile. À peine
parvenus au sommet de la pente, nous les vimes se disperser et marcher
ensuite pêle-mêle en choisissant eux-mêmes avec beaucoup de discernement
les points où ils mettaient les pieds, les âniers n’ayant guère qu’à veiller aux
chargements qui menaçaient à tout moment de tomber. Dès qu'ils avaient
atteint le bas-fond où nous les attendions, je mettais mes bourriquots
immédiatement en mouvement; car, avec des bêtes fourbues et malades
comme les nôtres, le moindre arrêt occasionnerait une perte de temps
considérable. Tous les ânes, incapables de se tenir sur leurs jambes fati-
guées, se couchaient aussitôt en jetant bas leurs charges, et les conducteurs
avaient toutes les peines du monde à les relever. On peut dire qu'ils étaient
forcés de se réunir deux ou trois pour remettre chaque bête sur ses pattes
et la déterminer à reprendre la marche.
Tandis que nous surveillions la descente, Tautain remettait done le
convoi en marche. Nous le rejoignions peu après et nous traversions une
grande plaine herbeuse en terrain marécageux. Ensuite le guide nous
arrêta bientôt devant une petite mare, déclarant qu'à moins d'aller jus-
qu'au village de Koundou, nous ne rencontrerions plus d'eau. La mare
était petite et boueuse; elle mesurait à peine quelques centimètres de
profondeur et trois mètres carrés en surface. Ce n’élait pas suffisant pour
notre convoi, en admettant encore que l’eau fût potable. Cependant, Piétri
m'avait fait informer que nous trouverions de l'eau en abondance au
marigot de Sidimala. J’insistai donc auprès du guide, en lui nommant
l'endroit que me désignait mon compagnon; mais il me répondit avec le
plus grand sang-froid que je m'étais trompé et que le Sidimala se trouvait
à une demi-heure de marche à peine de Koundou et nullement dans l’en-
15
104 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
droit où nousevenions de nous arrêter. Il était d’ailleurs tout prêt à nous
conduire jusqu'au village, mais il nous faisait remarquer que le soleil était
déjà haut, — il était onze heures, — et que nous ne serions pas arrivés
avant trois bonnes heures de marche. Nous étions navrés et la tristesse
nous gagnait bn voyant nos malheureux ânes arriver peu à peu aux abords
de la mare, puis se coucher mélancoliquement en attendant que j'eusse pris
une décision. La Providence vint heureusement à notre secours en nous
envoyant le grand Abdoulaye, qui se fit fort de trouver ce que nous cher-
chions. Tautain, Sadioka et deux spahis le suivent et j'ai bientôt la satis-
faction de voir revenir le brigadier Barka, m’annonçant que le fameux
marigot de Sidimala est tout proche et nous fournirait autant d'eau que nous
en désirerions. J'ordonnai néanmoins de camper à l'endroit où nous nous
trouvions, car nos ânes étaient incapables de pousser plus loin. L'extrème
faiblesse de ces animaux m'inquiétait de plus en plus et je me demandais
souvent si je ne serais pas forcé d'abandonner une partie de mon convoi
pour parvenir à Bammako. Plus nous approchions du Niger et plus ce
crand fleuve, objectif si désiré, paraissait s'éloigner. Les renseignements
de nos guides étaient tellement vagues, tellement contradictoires, que nous
ne savions pas encore à quoi nous en tenir sur la distance qui nous séparail
du Djoliba, quoique nous fussions convaincus qu'elle ne devait pas dépasser
six ou sept de nos étapes ordinaires.
Le lieu choisi pour notre campement élait des plus sauvages et nous
nous étions arrèlés à la lisière d'une grande forêt peuplée de tamariniers
et d'arbres appartenant à différentes espèces d’acacias. Je fis faire bonne
garde autour du camp pendant toute la nuit. J'étais mis en éveil par les
allures étranges de nos guides. Déjà, entre Maréna et le Campement de la
loutre, 11 nous avaient donné de fausses indications sur la route. Ce jour
mème, ils refusaient encore de nous renseigner sur la posilion du marigot
de Sidimala. Alassane prétendait que ces indigènes, tous chasseurs de
profession, ne voulaient pas nous faire connaître les abreuvoirs où ils
venaient se mettre à l'affût des fauves qui abondaient dans ces solitudes.
Pour moi, je commençais à croire qu'ils élaient animés de mauvais desseins
à notre endroit el qu'ils s’efforçaient, par toutes ces fausses manœuvres,
d'augmenter l'embarras où me mettait l'état inquiétant de mes bêtes de
somme. Mais nous étions à la merci de ces chasseurs, puisque nous nous
lrouvions dans un pays désert, inconnu et entièrement dénué de voies de
communication,
Le temps se couvrit dans la soirée et devint même menaçant. Allions-
nous avoir une nouvelle édition de l'averse du 50? Cela paraissait probable.
VOYAGE AU SOUDAN FRANGAIS. 199
Aussi primes-nous nos dispositions en conséquence. Mais nous en fûmes
quittes pour une petite pluie fine qui cessa vers le milieu de la nuit.
Toutefois, le ciel resta sombre; les éclairs se succédaient rapidement, suivis
de coups de tonnerre. L’hivernage arrivait à grands pas et avec lui son
cortèse habituel de fièvres et de maladies.
Le 4 mai, le soleil éclaira notre départ. Nous nous enfonçons dans la
forêt, où, après quelques kilomètres, nous voyons les karités succéder aux
lamariniers et aux acacias. Comme la veille, nous marchons en dehors de
tout sentier frayé. Les tirailleurs et laptots, suivant immédiatement les
guides, abattent de leurs haches et sabres d’abatis les branches qui
obstruent la voie. Nous venons derrière avec les spahis, cheminant à la file
indienne, de manière à tracer une route à la caravane qui se traine péni-
blement derrière nous. Vers dix heures, nous tombons sur le sentier de
Koundou, après avoir tourné un contrefort rocheux, issu des monts Tiéni-
farana ‘, que nous apercevions à notre gauche depuis le commencement de
l'étape. Nous ne tardons pas à entrer dans les lougans du village et à arriver
sur le bord du Tongoroutou*, ruisseau ombragé de pandanus et contenant
de distance en distance des flaques d’eau, couvertes de nénuphars, dont les
indioènes se nourrissaient, paraît-il, en temps de famine. Les guides nous
montrent un petit mamelon qui nous cache le village. Nous le dépassons
et entrons dans un véritable champ de ruines : c’est le vieux Koundou,
détruit par les Musulmans. Un peu plus loin se trouve le nouveau village,
le plus grand centre de population que nous ayons rencontré depuis Kita.
Nous allons camper sous un magnifique lamarinier, émergeant au milieu
d'une plaine découverte et dénudée à la suite des défrichements nécessités
par l'approche de l’époque des semailles.
Le village de Koundou est le plus important de tout le Fouladougou. II
peut avoir de sept à huit cents habitants, et sa proximité du Bélédougou,
avec lequel il a d’étroites relations, l'a mis à l'abri des tentatives des Tou-
couleurs. Les Malinkés de l’ancien Koundou et des autres villages détruits
par Alpha Ousman, le lieutenant d'El-Hadj, se sont empressés de profiter
des succès des Béléris pour reconstituer, dans leur voisinage, un centre
considérable que sa situation protège contre les razzias des cavaliers
d'Ahmadou. :
Le village est dominé à huit cents mètres vers le sud par une hauteur
d'une cinquantaine de mètres de relief. Les bords en sont presque à pic
d’un côté, tandis que de l’autre ils se terminent par une large rampe en
1. Ou bien Dlaba.
9. Ou bien Kossofera.
196 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
pente douce. Le plateau est assez large pour y recevoir une construction
européenne avec ses dépendances ; il possède en outre des carrières de
grès facilement utilisables. Koundou, placé à l'entrée du Bélédougou et
à trois kilomètres à peine du Ba-Oulé, est appelé, dans cette région, à
servir d'intermédiaire entre Kita et Bammako en admettant, ce que Je ne
pense pas, que l'on ehoisisse cet itinéraire pour parvenir au Niger. Suivant
moi, la meilleure voie à suivre par la route commerciale que nous voulons
créer dans cette partie du Soudan est celle qui nous est ouverte par le
thalwes même du Bakhoy, dans les contrées que Vallière visitait en ce
moment et sur lesquelles je reviendrai plus loin.
Un tirailleur, laissé par Piétri à Koundou, me remit une lettre contenant
de précieux renseignements sur le Bélédougou où nous allions enfin entrer,
à la grande frayeur de nos âniers toucouleurs. Mon éclaireur avait tout
d'abord été reçu avec beaucoup de méfiance. Les habitants s'étaient ras-
semblés en armes derrière les murs de leur tata, et Alassane avait été fort
rudoyé lorsqu'il avait réussi à y pénétrer. Toute la population était ivre
de dolo et par suite fort mal disposée à écouter ses explications sur notre
arrivée dans le pays. Quant au chef, il était beaucoup plus ivre que ses
administrés et l'on n'avait rien pu en tirer. Heureusement que, le lende-
main, toute cette effervescence s'était calmée, et les notables de Koundou,
mis en belle humeur par un cadeau d'étoffes et de sel, que leur avait fait
mon officier, s'étaient longuement entretenus avec lui sur notre voyage.
Se conformant à mes recommandations, Piétri s'était efforcé de faire com-
prendre à nos nouveaux amis les raisons qui m'avaient déterminé à prendre
la route du Bélédougou pour gagner Bammako et le Niger : je voulais obéir
aux ordres de mon chef de Saint-Louis qui m'avait prescrit d'offrir son
amitié el sa protection aux Malinkés et aux Bambaras, opprimés par leurs
ennemis de Ségou. Le chef de Koundou avait hautement approuvé toutes
ces paroles et avait aussitôt dépêché l’un de ses fidèles avec nos chasseurs
de Goubanko pour informer Guisoumalé, le premier village du Bélédougou,
de notre arrivée et lui demander des guides et des hommes sûrs, destinés
à m'accompagner dans la nouvelle région que j'allais visiter et à m'annoncer
auprès des chefs du pays. Cela fait, Piétri était parti pour aller reconnaître
le Ba-Oulé et examiner les mesures à prendre pour son franchissement.
Je reconnus la complaisance des notables de Koundou en leur envoyant
un sac de sel et plusieurs poignées de verroteries. J’ordonnai en même temps
au convoi de camper suivant l'habitude, mais de se tenir prêt à partir au
premier signe. La menace de l'hivernage me talonnait et j'attendais avec
impatience un avis de Piétri pour gagner les bords du Ba-Oulé.
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS, 19%
En revenant de notre visite au chef, nous nous mimes à rôder autour
du village qu'environnait une ligne de puits bordés de jolis jardins. Un
grand mouvement animait la plaine aux abords du tata. Ici une robuste
négresse, aux formes viriles, pilait du mil dans un mortier en bois à l'aide
d'un énorme pilon qu'elle manœuvrait avec une vigueur toute masculine.
Là un üisserand, assis dans son trou, faisait mouvoir avec assez de dex-
térilé le grossier métier qui lui servait à fabriquer les bandes d’étofle
Le village de Koundou.
destinées à la confection des boubous et des pagnes dont se vêtent les
indigènes. Plus loin, une petite fillette, presque entièrement nue, filait le
coton, que le tisserand disposait ensuite sur son mélier, entre les dents
du peigne que lui avait vendu un Dioula venant de nos escales du haut
(o)
Sénégal. Enfin, tout auprès de la porte principale, un potier faisait cuire
la terre argileuse avec laquelle il fabriquait les grossières poteries dans
[e) (e)
lesquelles les indigènes renferment leur eau et leurs grains.
Piétri arriva vers midi. Il était accompagné de l’émissaire expédié dans
le Bélédougou, ramenant avec lui six Bambaras de Guisoumalé, chargés
198 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS,
de m'informer que je serais le bienvenu dans leur pays et que j'y trouverais
aisément des hommes pour me guider jusqu'à Bammako. Je comblai ces
envoyés de caresses et les remis entre les mains d'Alpha Séga, lui recom-
mandant de s'appliquer à gagner toute leur confiance en les mettant au
courant de nos projets vers le Haut-Niger, où nous voulions nous appuyer
sur les Bambaras contre leurs ennemis de Ségou.
Piétri m'apprenait en même temps que le Ba-Oulé n'était qu'à trois kilo-
mètres et me conseillait, pour gagner une journée, de franchir la rivière
le jour même. En conséquence, il partit presque aussitôt avec Tautain et
les tirailleurs pour la préparation du passage. Quant à nous, nous devions
suivre avec le convoi, que je voulais laisser souffler quelques heures. Le
père Sambo profita de cette courte halte pour se procurer encore quelques
paniers de mil, et Je dois avouer ici que sa clientèle préféra le talia aux
verroleries.
Le Ba-Oulé où fleuve rouge était ce même cours d’eau que Piétri avail
exploré quelque Lemps auparavant dans sa partie inférieure ; il formait
une jolie petite rivière d’une vingtaine de mètres de large, aux berges
élevées mais à pente assez douce. Une épaisse végétation couvrait ses rives,
ct de grands et beaux arbres nous cachaïent tout le terrain environnant.
Le passage s'effectua rapidement, grâce aux deux rampes d'accès que nos
hommes avaient pratiquées dans les berges. À cinq heures du soir, notre
campement était établi sur la rive droite, en territoire bambara. Je me
hâtais, car la mortalité sévissait toujours sur les ânes et je tenais maintenant
à transporter out mon convoi jusqu'au Niger. Tout avait bien fonctionné
jusque-là et ma nombreuse caravane, comptant plus de quatre cents animaux
et environ cent trente indigènes, n'avait pas manqué un seul jour de vivres
depuis notre départ de Bakel. Ni les difficultés de la route’, ni les pertes en
bêtes de somme que nous avions faites depuis Kita, ne nous avaient empêché
d'arriver dans le plus grand ordre jusqu'au Ba-Oulé. Là je fus forcé, pour
pouvoir emporter tous mes bagages, d'utiliser les chevaux de mes chefs de
convoi et des spahis et, cette ressource ne suffisant pas, d'employer comme
porteurs, malgré leur répugnance, un certain nombre de nos äâniers. Le
Niger ne se trouvait plus heureusement, m'assurait-on, qu'à cinq jours de
marche.
1. Depuis Bakel nous avions franchi cinq rivières et plus de cent ruisseaux où marigots,
CHAPITRE XI
Entrée dans le Bélédougou. — Situation géographique et politique de ce pays. — Méfiance des
habitants. — Séjour à Guisoumalé et Ouoloni, — Bivouac au marigot de Tarangué. — Tentative
d'attaque contre le docteur Tautain. — Réception hostile à Guinina. — Dispositions de défense.
— Absence de guides. — Embuscade sur la route de Dio,
Le Ba-Oulé sépare les Malinkés des Bambaras, le Fouladougou du Pé-
lédougou.
Le Bélédougou n’était nullement cette région nue, inhabitée et découverte
que nous avaient décrile nos renseignements pris à Saint-Louis et les do-
cuments rapportés par Mage de son voyage à Ségou. C'était, au contraire,
un beau pays, bien arrosé par le Ba-Oulé et ses affluents et dont les ondu-
lations, très accusées, s'étendent en s’accroissant jusqu’au Niger, à travers
une végétation riche et dense.
Les villages, au nombre de deux cents à deux cent cinquante, cachés
dans les dépressions du terrain et entourés de forts talas, occupent géné-
ralement de grandes elairières au milieu des belles forêts qui couvrent la
contrée. Toujours en guerre entre eux ou avec leurs voisins, les habitants
de ce vaste territoire vivent isolés des États environnants chez lesquels ils
se livrent à des pillages continuels. Les Dioulas ne les visitent jamais, ct
c'est au marché de Bammako qu'ils vont s’approvisionner des objets indis-
pensables, tels que sel et poudre; de leur côté, ils y portent leurs produits
agricoles et le considèrent comme une place amie qu'ils doivent protéger
de tous leurs efforts contre les ennemis extérieurs.
De cet échange de bons procédés est née l'intimité qui unit les mar-
chands maures de Bammako, adeptes de l'islamisme, aux guerriers sau-
vages du Bélédougou, dont les nombreuses bandes sont toujours en cam-
pagne, soit pour aller rançonner les voyageurs qui vont de Ségou à Nioro,
soit pour aller dévaster les villages de la rive droite du Niger, dépendants
d'Ahmadou.
Les Béléris, et c’est ce qui cause leur faiblesse, sont profondément divisés
200 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS,
entre eux, Chaque village vit indépendant sous un chef particulier, qui n’a
lui-même le plus souvent qu'une autorité purement nominale. Il n'y a
entente partielle que lorsqu'il s'agit d'organiser un pillage ou de diriger
des incursions armées vers les contrées voisines!, Eux-mêmes sont en butle
aux fréquentes agressions des cavaliers toucouleurs, qui apparaissent ino-
pinément devant un village, le détruisent et s'en retournent aussitôt,
emmenant en captivité les femmes et enfants qui n'ont pas trouvé la mort
dans le combat. De ces luttes sans merci où le vaincu, devenu l’eselave du
vainqueur, est vendu aux étrangers, est résullé la dépopulation de la rive
gauche du Niger, presque déserte sur une longueur de plusieurs centaines
de kilomètres.
C'est le Bélédougou qui, depuis longtemps, fait le plus sérieusement
échec à la puissance d’Ahmadou. Il le sépare de ses provinces du Kaarta et
de la vallée du Bakhoy, et sa soumission aurait sans doute pour objet de
donner de l'homogénéité à l'empire de Ségou, actuellement moreelé et dont
les divers tronçons, enhardis par l'exemple des Béléris révoltés, ne sup-
portent qu'avec impatience le joug musulman.
C'est dans cette région que je pénétrai le à mai. Pour achever de dis-
siper la méfiance qui pouvait exister encore chez ces populations sauvages
et surexcitées par dix années de luttes incessantes contre les fils d'El-Hadij,
je me fis précéder dans ma marche par Piétri, qu'accompagnaient Abda-
ramane et l'interprète Alpha Séga. Cet officier devait s'arrêter dans chacun
des villages situés sur notre route, m'annoncer auprès des habitants, leur
dire que j'étais chargé par le gouverneur du Sénégal de leur apporter des
cadeaux et de leur offrir l'amitié des Français, qui désiraient s'établir chez
eux en y fondant des établissements, à l'abri desquels ils pourraient doré-
navant défier toutes les attaques des Toucouleurs, etc., ete.
La présence d’Abdaramane, dont l'influence à Bammako n'était pas dou-
teuse et qui avait assisté à toutes mes négociations avec les Malinkés, diri-
gées essentiellement contre Ahmadou, devait achever de convertir à nos
projets les Bambaras du Bélédougou.
Une courte élape, en terrain tourmenté et raviné, couvert çà et là de
beaux bouquets de karités et de tamariniers, nous conduisit jusqu'à Gui-
soumalé, village d'environ cinq cents habitants, dominé de près par des
hauteurs.
J'avais précédé le convoi pour aller saluer le chef, auprès duquel
1. La situation politique, mieux connue plus tard, a montré qu'il y avait quelques cantons ou réu-
nions permanentes de villages obéissant à un même chef,
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 201
m'avaient déjà annoncé Piétri et Abdaramane. Il m'accueillit très courtoi-
sement et répondit en excellents termes à mon pelit discours. Je lui fis
remettre aussitôt un vêtement complet en étoffe jaune, un baril de poudre
et un fusil à pierre; à son fils, qui faisait partie des gens qui élaient venu:
me chercher à Koundou, je donnai un fusil. Je voulais, par ces largesses,
gagner dès l'origine la confiance de ces indigènes, tout étonnés de voir
s'aventurer au milieu d'eux une caravane aussi importante que la mienne.
À peine rentré au camp, le chef bambara m’envoya une chèvre, du miel,
du lait, du gros mil pour nos chevaux et du lakh-lallo pour nos hommes.
Toute la journée, notre campement fut envahi par les habitants du village,
hommes, femmes, enfants, suivant tous nos mouvements d’un œil curieux
et s’enfuyant dès que l’un de nous s'approchait d'eux. Je leur fis une abon-
dante distribution de verroteries, de pièces de cinquante centimes, de petits
couteaux, tandis que Bayol et Tautain, visités par un grand nombre de
clients atteints d’affections les plus diverses, délivraient gratis les médica-
ments dont étaient amplement pourvues nos cantines d'infirmerie. La plus
grande cordialilé s'établit en un mot entre les Bambaras et nous. J'avais
du reste donné les ordres les plus sévères pour que mes hommes ne par-
lassent pas de Ségou, objectif assigné à la mission dès notre départ de
Saint-Louis. avais même fait enlever les bonnets blancs de mes âniers
toucouleurs, qui les avaient remplacés par la coiffure bambara.
Le lendemain, ayant encore serré la main au chef de Guisoumalé, et tou-
jours guidé par son fils, je parvenais au village de Ouolont après une
étape d'une douzaine de kilomètres à peine.
Comme la veille, j'avais pris les devants; mais, lorsque je voulus pénétrer
dans l'enceinte, je trouvai porte close. Les abords du tata étaient déserts
et un groupe d'habitants, semblant attendre mon arrivée, se tenait seul à
quelque distance de la muraille. Je leur demandai à voir le chef; ils me ré-
pondirent qu'il était dans le village, mais qu'il avait délégué ses principaux
notables pour entendre mes paroles. Je les assuraï aussitôt de mes inten-
lions pacifiques et leur expliquai en quelques mots le but de mon voyage.
Ils me dirent qu'ils allaient informer « le vieux » de ce qu'ils avaient en-
tendu et me prièrent d'attendre leur réponse. Tous ces préambules étaient
bien mystérieux et dénotaient chez ces Bambaras un commencement de
méfiance, que ni ma conduite ni mes paroles ne semblaient motiver.
J'avais à peine choisi mon campement, à proximilé d’un petit ruisseau
et à {rois cents mètres environ du village, lorsqu'on vint m'avertir que je
pouvais pénétrer auprès du chef. J'étais accompagné simplement du doc-
teur Tautain et d’Alassane, afin d’inspirer plus de confiance à ces nègres
202 VOYAGE AU SOURAN FRANCAIS.
ombrageux. Nous n'avions du reste aucune arme apparente. Après avoir
tourné longtemps dans le dédale des ruelles étroites du village, nous par-
venons dans une petite cour au milieu de laquelle le chef, vieillard impo-
tent et aveugle, se tenait entouré de ses notables ayant tous leurs fusils
entre les jambes. Quant à lui-même, la tête baissée et le visage absolument
dépourvu d'intelligence, il comptait, de ses doigts tremblants, les grains
d'un chapelet fait de petites vertèbres d'animaux. Il me remit un billet,
dans lequel Piétri me donnait des renseignements sur le chemin de Gui-
nina, le village voisin, et se félicitait de la bonne réception qu'on lui avait
faite à Ouoloni. Le contenu de cette lettre ne s'accordait guère avec les pré-
cautions, pleines de méfiance, que l’on avait prises pour m'introduire au-
près du vieux chef. Toutefois, je mis ces dernières sur le compte de la sau-
vagerie de mes hôtes et, prenant place au milieu du cercle, je les entretins
longuement des avantages qu'ils pourraient retirer de leurs relations avee
nous. Ils étaient à peu près nus : nous leur apporterions des étoffes pour
se vêtir.— [ls n'avaient ni poudre, ni balles; ils n'avaient que de mauvais
fusils, qu'on leur vendait fort cher dans le Fouta-Djalon : nous leur
procurerions tous ces objets en échange de leur riz, leurs arachides, leur
beurre végélal, leur coton, ete. — Ils étaient journellement inquiélés par
les Toucouleurs et ne pouvaient se livrer tranquillement à leurs travaux
d'agriculture : ils trouveraient désormais un abri sous nos établissements
el vivraient en paix sous notre protection.
Je terminai en leur offrant le cadeau de rigueur. Je choisissais ordinai-
rement des fusils à pierre et de petits barils de poudre, afin de bien con-
vaincre ces Bambaras de notre désir de les avoir pour alliés et par suite de
les voir forts et bien armés vis-à-vis de leurs ennemis de Ségou. L'un des
notables, paraissant moins abruti que les autres, me répondit très amicale-
ment que mes paroles avaient complètement dissipé leurs doutes sur mes
véritables intentions, et il m'invila, au nom du chef, à me reposer dans son
village.
Je passai la journée à Ouoloni, et, comme à Guisoumalé, mon campe-
ment fut visité par un grand nombre d'habitants. Je ne pouvais cependant
m'empêcher de concevoir de l'inquiétude en apprenant les bruits qui
m'élaient rapportés sur l'état d'effervescence où se trouvait le pays. On me
disait notamment que les Béléris s'étaient réunis en grand nombre, à une
journée de marche à peine vers le nord, et qu'ils se disposaient à entrer
en campagne dans une direction que l'on ne pouvait m'indiquer. D'autre
part, on m'informait qu'un gros parti de cavalerie toucouleur se pré-
parait à franchir le Niger en face de Bammako et à faire irruplion
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 203
dans le Bélédougou. Ma situation allait devenir bien difficile entre les
deux armées.
Je quittai Ouoloni le 7 au malin. Au moment du départ, le fils du chef
de Guisoumalé, qui avait promis de m’accompagner en me guidant jus-
qu'au Niger, vint m'informer que sa mère élait morte et qu'il ne pouvait
plus continuer la route. C’était évidemment un grossier mensonge. J'in-
sislai néanmoins pour qu'il Lint sa promesse, en lui offrant une très forte
récompense; mais tout fut inutile. Je fis alors demander un autre guide au
chef de Ouoloni, mais celui-ci me répondit que tous les jeunes gens de son
village étaient aux champs et qu'il regrettait de ne pouvoir délérer à ma
demande.
Il y avait là une mauvaise volonté manifeste et l’on semblait se donner le
mot pour me priver de guides. C'était une grave complication dans un
pays aussi accidenté que le Bélédougou, où les sentiers, à peine tracés par
les piétons qui parcourent seuls cette contrée, inhospitalière aux voyageurs
et aux Dioulas, se déroulent en méandres irréguliers à travers les forêts
ou les massifs rocheux qui rendent souvent le pays impraticable aux ani-
maux.
D'un autre côté, le nombre de nos ânes diminuait chaque jour, les signes
précurseurs de l’hivernage devenaient de plus en plus menaçants, et Je
brülais d’impatience en me voyant arrêté par la méfiance des Béléris au
moment de parvenir au terme tant désiré du voyage.
Cependant, je me disposais à partir quand même, lorsque Alassane
m'amena quatre jeunes gens qui me remirent un billet de Piétri, Celui-ci
m'annonçait que ces indigènes, habitants de Guinina, étaient chargés de
me conduire à ce village par une bonne route, et que le prix qu'ils devaient
recevoir pour leur peine était déjà convenu à l'avance. Malgré la méfiance
que je commençais à avoir contre tous ces Bambaras, je n'hésilai pas à
partir aussitôt à leur suite, leur promettant une forte récompense s'ils me
menaient jusqu'à Guinina par une route praticable à mon convoi.
Avant le départ, je fus obligé de laisser à Ouoloni vingt-cinq charges
d’ânes sous la garde de Tautain, d’Alassane et d’une douzaine de üirailleurs.
Je devais, dès mon arrivée au bivouac, lui renvoyer les ânes à vide pour
emporter tous ces bagages.
Je me mis done en marche vers les sept heures du matin. Je pris tout
de suite les devants avec les spahis et urailleurs qui me restaient, afin de
faire préparer la voie, que Piétri me signalait comme assez mauvaise. En
effet, une heure à peine après avoir quitté le camp, nous nous heurtions
à un marigot vasceux, large d’une dizaine de mètres, profond de 75 centi-
204 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
mètres environ et limité par des berges à pic. Les piétons auraient pu le
franchir à la rigueur, mais c'était un obstacle que ni nos chevaux ni nos
ânes chargés ne pouvaient passer à gué, Les guides, soit par mauvaise
volonté, soit qu'il n'existàt réellement pas de meilleur passage, refusèrent
de répondre à mes questions sur la possibilité de tourner le marigot. Mes
gens, stimulés par l'exemple que nous leur donnons-nous-mêmes, se met-
tent aussitôt à l'ouvrage, Des arbres sont abattus et renversés dans le lit
du ruisseau où ils sont recouverts rapidement d'un tablier de branchages, .
de bautes herbes et de terre. Une demi-heure après, nous pouvons reprendre
notre marche. Tous ces contrelemps achevaient d’user nos animaux et de
mettre nos ânes hors de service.
Le pays se présentait sous l'aspect de fortes ondulations rocalleuses, qui
ne nous permettaient même pas de rester à cheval et qui retardaient con-
sidérablement nos mouvements. Nous eûmes particulièrement à descendre
une pente excessivement raide, longue d'un kilomètre et que d'énormes
blocs de grès rendaient des plus dangereuses pour nos bêtes. J'ordonnai la
halte à onze heures, auprès du petit ruisseau de Tarangué, en pleine forêt.
Nous nous trouvions encore à douze kilomètres de Guinina, mais nous ne
pouvions aller plus loin. Les guides me quittèrent en cet endroil, me
disant qu'ils reviendraient le lendemain matin pour me conduire jusqu'à
leur village. Ces Bambaras excitaient de plus en plus mes soupçons, et
J'étais bien convaineu qu'ils étaient plutôt venus pour m'espionner que
pour me guider. Mais que faire ? Il fallait m'armer de patience et m'efforcer
de gagner au plus vite des rives du Djoliba. Je remis même à l'un de ces
jeunes gens un beau cadeau d'étoffes pour le chef de Guinina, espérant
ainsi me faire bien venir à l'avance de ce dernier.
Nous venions à peine de nous installer au campement qu'une alerte se
produisit : nos tirailleurs qui s'étaient dirigés vers le ruisseau pour
remplir leurs bidons virent tout d'un coup s'enfuir devant eux un énorme
boa. Ils se mirent aussitôt à sa poursuite, et l’un d'eux labattit d’un
coup de fusil au moment où, pour leur échapper, il cherchait à se cacher
dans l'épaisse végétation qui couvrait les bords du Tarangué, Il mesurait
six mètres de long et dix centimètres de diamètre.
Je passai tranquillement Ja journée au bivouac de Tarangué. Quelques
indigènes armés vinrent bien rôder autour du camp, mais ils semblaient
poussés plutôt par une curiosité craintive que par le désir de nous nuire.
Je réussis même, en employant les Bambaras de Dama que j'avais engagés
comme âniers à Goré, à les attirer auprès de moi. Ces gens étaient du
pelit village voisin de Siracoro, situé à deux kilomètres vers le sud. Is
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 209
parurent très salisfaits de mon accueil et allèrent même me chercher leur
vieux chef, tandis que leurs femmes venaient installer dans le camp un
petit marché où je pus acheter du mil pour nos chevaux et mulets. Je
donnai au chef un beau cadeau, et en retour, à peine rentré dans son village,
il m'expédia une chèvre et une calebasse de miel. Je fus cependant étonné
de son insistance à vouloir me faire passer par son village, qui était en
dchors de la route de Bammako.
Je ne pouvais, vu les difficultés du chemin et la fatigue de mes ânes,
renvoyer ces derniers à Tautain dans la journée même; aussi fis-je appel,
Rencontre d'un boa,
pour aller rechercher les bagages laissés en arrière, à la bonne volonté de
mes gens qui ne m'a Jamais fait défaut pendant toute cette rude cam-
pagne. Tirailleurs, spahis, muletiers, âniers, laptots, reprirent, au nombre
de cinquante environ, la route du matin ; ils devaient former un convoi de
porteurs, qui me rejoindrait beaucoup plus rapidement que mes malheu-
reux bourriquots, qu'une triple étape dans une même journée aurail cer-
lainement {ués.
Le 8 au malin, pour ne pas perdre de temps, le docteur Bayol partait
pour Guinina avec tous les chargements que les ânes pouvaient emporter.
Il devait me renvoyer ces animaux aussilôt après son arrivée. L'élape était
206 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
courte et le chemin bon; j'espérais done pouvoir transporter lout mon
convoi à Guinina dans la journée.
Les difficultés eroissaient à mesure que nous approchions du Niger. Les
premières pluies de lhivernage, limpraticabilité des chemins, la morta-
lité des bêtes de somme, la méfiance des Béléris, la nécessité de nous
diviser continuellement pour diriger les différénts échelons du convoi, tout
contribuait à augmenter nos faligues et à rendre notre situation des plus
dangereuses.
Vers dix heures du matin, Tautain rentrait au camp avec les bagages
laissés en arrière et il me rendait compte des faits suivants. Les habitants
d'Ouoloni qui, la veille, s'étaient montrés si bien disposés à notre égard,
avaient commencé, dans l'après-midi, à se grouper d'une manière mena-
cante autour de nos bagages réunis au pied d'un arbre. Alassane et ceux
de nos lirailleurs qui comprenaient la langue bambara avaient même
entendu les Béléris prononcer des paroles de mort contre « le blane qu'il
fallait tuer avant qu'il m'eût rejoint ». Notre jeune docteur n'avait pas
perdu son sang-froid et avait aussitôt envoyé prévenir le chef, en lui
demandant des explications sur l’attitude de ses gens qui, la veille,
s'étaient montrés nos amis et m'avaient assuré de leurs intentions paci-
liques. En même temps, 1l faisait prendre les armes à son petit détache-
ment et se tenait prét à Lout événement. Le vieux chef lui fit répondre qu'il
ne devait rien craindre et lui proposait de rentrer dans le tata avec ses
bagages. Obéissant à la prudence la plus élémentaire, Tautain déclina avec
empressement l'offre qui lui était faite et S'occupa de défendre ses ballots
le mieux qu'il put contre la rapaeilé des indigènes, que le petit nombre
de nos tirailleurs enhardissait. Heureusement arrivèrent en ce moment
à Ouoloni les hommes que j'envoyais pour transporter les bagages; joints
aux tirailleurs qui s'y trouvaient déjà, ils formaient une force respectable.
Aussi, Tautain, malgré l'insistance du chef et après avoir perdu beaucoup
de temps à chercher un guide que lui procura enfin l’un des anciens
Bambaras, se mit-il en marche vers neuf heures du soir par une pluie bat-
lante et au milieu d’une nuit des plus obscures. À minuit, il s’arrètait au
haut de la pente rocheuse que j'ai déjà signalée et y attendait le jour en
faisant bonne garde. Pendant sa marche, il avait été suivi par un grand
nombre de Béléris, que la vue de nos hommes armés empêcha sans doute
de piller les bagages. Au matin, ils avaient disparu et -seule la petite
troupe avait rallié le bivouac de Tarangué. x
Ce rapport m'inquiéla vivement, car il confirmait mes soupçons sur
l'hostilité, déguisée jusqu'alors, des Bambaras. Il ne fallait plus songer à
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 207
gaoner le Niger en nous échelonnant, comme nous l’avions fait depuis le
Ba-Oulé, et le meilleur parti à prendre était de nous débarrasser dès ce
moment d’une partie des bagages, soit en les détruisant, soit en les con-
fiant à tout hasard au chef du village le plus voisin. Mais c'était une dure
extrémilé, alors surtout que nous n'élions plus qu'à deux ou trois étapes
du Djoliba et que Piétri était déjà sans doute parvenu à Bammako.
Le docteur Tautain à Ouoleni,
Vers midi, les ânes revinrent à vide de Guinina. Avant de partir moi-
même pour ce village, je voulus montrer aux guides qui se trouvaient alors
dans le camp que, si mes intentions étaient pacifiques, J'élais cependant
capable de me défendre à l’occasion. Je les réunis done autour de mot et
Je me plaignis de la tentative d’attaque qui avait eu lieu la nuit précédente,
ajoulant que les gens sages devaient s’efforcer de dissuader leurs congénères
208 VOYAGE AU SCUDAN FRANCAIS,
de leurs projets insensés, car je possédais assez d'armes pour châtier d’im-
portance les malfaiteurs qui seraient tentés de me piller. En même temps,
je fis sonner la générale. En un clin d'œil, tout mon monde se rassembla,
chacun à son poste respectif; puis les ürailleurs et spahis exécutèrent quel-
ques feux rapides, tandis que les laplots chargeaient fortement les quatre
espingoles que j'avais apportées pour être données en cadeau aux chefs de
Bammako. Les détonalions de ces vieux engins de guerre parurent im-
pressionner beaucoup les Bambaras.
Je quittai le bivouac de Tarangué vers une heure de l'après-midi. J'avais
hâte d'arriver à Guinina, car les âniers que m'avait renvoyés Bayol m’avaient
apporté un billet dans lequel ce dernier m’informait qu'il avait trouvé une
grande réserve chez le chef et que l’on parlait ouvertement dans le pays de
nous attaquer et de nous piller. Deux heures de marche nous amenèrent
auprès du village. Les abords en étaient déserts et l’on ne voyait personne
en dehors du tala. Le docteur Bayol avait choisi un excellent emplacement
pour le camp, à cinq cents mètres environ des murailles du village, au pied
de quelques beaux arbres, à proximité d’un marigot fournissant de l’eau et
au centre d'un terrain bien découvert sur deux ou trois cents mètres toul
autour.
Dès que j'eus mis pied à terre, je me rendis auprès du chef qui n'avait
pas voulu recevoir Bayol dans la matinée. Fétais seul avec ce dernier et un
interprète. Plusieurs Bambaras, assis en armes à côté de l’une des portes du
lala, me barrèrent le passage lorsque je voulus pénétrer dans l'enceinte.
On me dit d'attendre et qu'on allait prévenir le chef. Celui-ei parut peu
après. Contrairement à ce que j'avais vu jusqu'alors dans le Fouladougou el
le Bélédougou, c'était un beau vieillard, robuste et bien conservé, qui se
rappelait, étant tout enfant, avoir entendu parler du passage d'un blanc à
travers le pays’. [répondit très froidement à mes salutations et 1l ne me fut
pas difficile de voir que j'avais en face de moi un homme déjà prévenu
contre nous. J’insistai done encore plus que je ne l'avais fait dans les
villages précédents sur le caractère essentiellement pacifique et anti-
musulman de la mission que le gouverneur envoyait à Bammako. Je lui
montrai avec quel soin j'avais évité, depuis mon départ de Bafoulabé, les
contrées où dominait le sultan de Ségou, afin de bien prouver aux Malinkés
et aux Bambaras, tous rebelles aux Toucouleurs, notre désir de nouer des
relations d'amitié avec eux et de les protéger contre leurs anciens conquérants
qui, incapables de les dominer aujourd'hui, voulaient néanmoins les em-
1. Mungo-Park, à son deuxième voyage,
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 209
pêcher de se reconstituer, en pillant leurs troupeaux, en dévastant leurs
lougans et en menaçant leur liberté. La conduite des Français était tout
autre : nous ne voulions ni territoires, ni dimes, ni caplifs ; nous laissions
à chacun la liberté de s’administrer comme il l’entendait, sans toucher ni
aux chefs, ni aux coutumes, ni à la religion. Nous désirions seulement
élendre notre commerce en fondant dans les pays que nous visilions des éla-
blissements, à l'abri desquels pourraient circuler les caravanes de Dioulas et où
les habitants viendraient échanger leurs produits contre nos marchandises.
Les méfiances vraies ou feintes que je trouvais sur mon passage
m’obligeaient à prendre dès lors cette attitude franchement anti-toucouleur,
sans me préoccuper des conséquences funestes qu'elle pouvait avoir ensuite
sur mon voyage à Ségou. Malgré moi, je me préparais un mauvais accueil
chez Ahmadou et, comme on le verra plus tard, ce souverain devait me
faire un erime de mon passage à travers des populations ennemies qu'il
considérait toujours comme vassales.
Le vieux chef me répondit brutalement : « Qui me prouve que tu me dis
la vérité? On m'a déjà tenu le même discours. Quand El-Hadj Oumar vint
dans notre pays, il nous parla comme tu viens de le faire. Il nous combla
de caresses et de présents, disant que nous étions faibles et qu’il voulait nous
protéger. Peu après, nous étions les esclaves de Ségou; nos femmes ne nous
appartenaient plus et nos villages étaient anéantis. Nous élions forcés de
nous réfugier dans les montagnes, et depuis celle époque nous avons sans
cesse les armes à la main. Nous venons de reprendre Guigué aux Toucou-
leurs et nous faisons la guerre aux Talibés d’Ahmadou. Qui nous dit que tu
ne veux pas nous tromper comme les hommes d'El-Hadj? Tu traverses mon
territoire avec de riches cadeaux et je ne sais pas à qui tu les destines. Mes
notables croient que tu es un ennemi et me conseillent de t’empècher d'aller
plus loin. »
La mauvaise foi de ce nègre était évidente et sa cupidité perçait malgré
lui. Le seul fait de mon passage à travers le Bélédéugou aurait dà prouver
à ses sauvages habitants que c'était leur alliance que je recherchais et non
celle de leurs ennemis. Mais je ne pouvais me dissimuler maintenant que
je m'élais fourvoyé au milieu de gens dont les convoitises avaient été éveillées
par la vue de mon convoi, des coffres, des ballots, qu'ils se figuraient ren-
fermer des richesses énormes et dont ils voulaient avoir une bonne part.
Pour ces Bambaras, habitués à la guerre et vivant surtout de pillages, mon
arrivée était une bonne aubaine dont il fallait profiter et, au lieu de voir
en moi l’envoyé pacifique du gouverneur, ils ne songeaient qu’à s'emparer
de mes « biens »,
14
210 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
J'essayai encore de convaincre le vieux chef de labsurdité de ses méfiances
et je tâchai, en lui promettant une forte récompense, d'obtenir des guides
pour le lendemain. Il me répondit d’une manière évasive et se refusa par-
ticulièrement à me donner des renseignements sur Piétri, dont je n'avais
pas trouvé de nouvelles à Guiniua. Bref, je partis convaincu que les Béléris
n’attendaient qu’une occasion favorable pour laisser éclater leur hostilité,
causée non seulement par la crainte de me voir parvenir à Ségou, mais
surtout par leur désir de s'emparer du convoi. Le silence de Piétri m'in-
spirait les plus grandes inquiétudes, et l'incertitude où je me trouvais
sur les dispositions des habitants de Bammako envers la mission augmen-
lait encore mes perplexités dans notre situation critique.
Rentré au camp, je pris toutes mes dispositions pour résister à une
attaque si elle venait à se produire. Je fis prendre au carré une formation
plus serrée que de coutume. Les bagages, soigneusement rangés et empilés
ies uns sur les autres, de manière à constituer une sorte de rempart, for-
mèrent les trois premiers côtés; l’autre côté était occupé par les spahis et
muletiers, avec leurs chevaux et mulets. Les ânes, pour lesquels j'avais en-
voyé les âniers couper de l'herbe aux environs, étaient attachés à l’intérieur,
derrière les bagages. Les lirailleurs, placés en réserve, étaient tout prêts à
se porter vers la face menacée, Quant à notre tente, je l'avais fait disposer
au centre du carré, sous deux grands arbres touffus où des tirailleurs se
tenaient cachés, pouvant ainsi plonger dans l’intérieur du village et faire feu
dans le tata. Aux angles du carré, les espingoles, placées sur de grossiers
affüts, formés de troncs d'arbres enfoncés en terre, étaient braquées sur les
portes du village et la forèt qui entourait la clairière où nous étions campés.
Je distribuai une abondante provision de cartouches à mes hommes, à
qui j'assignai les postes de combat qu'ils auraient à occuper au premier
signal du clairon.
Pendant tout Paprès-midi, il y eut un grand mouvement d'hommes armés
entre le tata de Guinina et la campagne environnante. Les Bambaras, vêlus
de leurs haillons de cotonnade Jaune et portant leurs longs fusils ornés de
gris-gris, traversaient la forêt à deux cents ou trois cents mètres de notre
camp et entraient dans le village par une porte de derrière. Quelques indi-
gènes, en petit nombre, vinrent visiter notre bivouac; mais, détail caractéris-
tique, il n'y avait parmi eux ni femmes ni enfants.
Au soir, j'élablis un service de sûreté avancé en poussant au loin, à deux
cents ou trois cents mètres du camp, plusieurs groupes de sentinelles doubles,
soutenues plus en arrière par quelques petits détachements de tirailleurs et
de spahis. En outre, pour éclairer de temps en temps les abords du village,
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 211
je faisais allumer des feux Coston de différentes couleurs" et je lançais vers
le tata des fusées marines qui montaient à une grande hauteur et devaient,
en retombant en pluie de feu, jeter la crainte dans l'esprit des Béléris. Tout
mouvement aval cessé du reste autour de nous et nous pûmes même pousser
nos rondes jusque sous les murs du tata. Thiama et Abdoulaye, Bambaras
|
|
|
[
DO
Éclairage des abords du village par des feux Coston de différentes couleurs.
de race et connaissant parfaitement cetle langue, nous accompagnant.
On entendait derrière les murailles un grand bruit d'hommes qui sem-
blaient discuter avec animation. Nos interprètes purent même comprendre
que l’on parlait ouvertement d’exterminer « les blancs, qui venaient dans
le Bélédougou pour tromper les habitants et aider les Toucouleurs à les
1, Employés comme signaux dans la marine.
212 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
subjuguer ». Nous pouvions, la nuit, nous approcher presque impunément
de l'enceinte, parce que les indigènes de celle région sont presque tous
alteints de maladies d'yeux, attribuées à leur misérable nourriture et à
l'insalubrité des logements, et qui les empêchent d'agir dans l'obscurité.
Nous arrivons ainsi au malin du 9 mai. Les Bambaras, nous voyant sur
nos gardes, n'avaient pas osé bouger et, à part le grand nombre d'hommes
armés que l'on voyail traverser au loin, dans la direction de Dio, on eût pu
croire que rien d’anormal ne s'était passé depuis la veille. Je fis rentrer mes
sentinelles et cacher les espingoles, mais personne ne devait s'éloigner du
camp sans mon ordre exprès. Les habitants de Guinina venaient, mais en
très petit nombre, visiter notre bivouac, observant d’un œil cupide nos
bagages entassés en lignes régulières devant les faisceaux de nos tirailleurs.
Dès le lever du soleil, j'envoyai Thiama demander des guides au chef de
Guinina. Ce vieux Bambara, qui s'était montré si réservé avec moi le jour
précédent et qui était certainement au courant des tentatives d’attaque
ourdies contre ma caravane, puisqu'il avait accueilli dans son tata tous les
sens des environs, reçut mon interprète avec la plus grande cordialité.
Après s'être informé de l'heure exacte à laquelle je voulais partir, il proposa
non seulement des guides, mais même des captfs pour porter les charges
que mes ânes ne pouvaient enlever. C'était un excès de complaisance dont
je n'étais pas dupe, el ce changement d'altitude, rapproché de tout le mou-
vement d'hommes armés qui avait lieu en ce moment entre son village et
Dio, ne pouvait qu'augmenter mes soupçons sur la mauvaise foi de ce chef.
Je feignis cependant d'ignorer encore ses mauvais desseins et je le fis remer-
cier de son offre, en linformant que je partirais vers midi. En même temps,
je lançais de nombreux espions et une reconnaissance de spahis dans la
direction de Dio, pour observer les abords de la route jusqu’à la plus grande
distance possible.
Je commençai de bonne heure les préparatifs du départ. Les Bambaras
avaient cessé de circuler dans la campagne, et l’on ne voyait pas comme
d'habitude de nombreux curieux stationner autour de notre campement
au moment où nous quitlions le bivouac. Avant de partir, je me rendis
moi-même auprès du chef pour prendre congé de lui et, en réalité, pour
essayer de saisir quelques nouveaux indices sur les projets des Béléris. Le
tata était silencieux et l’on n'apercevait personne en dehors des murailles.
Le chef seul, entouré d'une vingtaine de guerriers, armés et complètement
équipés, se lenail à peu de distance de l’une des portes. Il répondit avec
empressement à tous mes compliments el m'assura que je pouvais partir
tranquille et que personne n'oserait m'allaquer, Lant que je serais sur son
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 915
territoire. Mais il ne me parla plus des porteurs qu’il voulait me donner
pour emporter une partie de mes bagages, et me conseilla de laisser
ceux-ci sous sa garde jusqu'à mon arrivée à Bammako. Ce bon accueil
tardif du chef, ce tata dont on m'interdisait l’entrée, cet isolement qui
régnait autour de nous, ne firent qu'augmenter mon inquiétude et Je
rentrai tout pensif au camp, avec le guide qui devait nous conduire
jusqu’à Dio.
Tout était prêt, et j'allais prendre la têle de la colonne lorsque les
éclaireurs que j'avais envoyés en avant rentrèrent. Barka et Maheri, qui
s'étaient acquittés de leur mission en soldats braves et expérimentés,
avaient aperçu à deux kilomètres environ, à gauche de la route, un millier
de Bambaras se dissimulant dans un pli de terrain très fourré, près d'un
marigot qui barrait le sentier. Cette forte embuscade nous préparait nne
formidable attaque. Je suspendis immédiatement le départ, d'autant plus
que le chef de Guinina, apprenant que je faisais décharger les ânes,
m'envoyait aussitôt prévenir par quelques-uns de ses principaux notables
que les bruits hostiles qui m'étaient rapportés étaient complètement
mensongers et qu'il se portait lui-même garant de ma sûreté pendant la
route. Son insistance me confirma dans ma résolution, et je donnai l’ordre
de reprendre les dispositions de campement de la veille, espérant recevoir
dans la soirée des nouvelles de Piétri et de Bammako.
J'élais toujours dans linquiétude de ce côté et je me livrais aux
conjectures les plus diverses. Piétri était-il parvenu à Bammako ou avait-il
élé arrêté en roule? Comment avait-il été reçu et pourquoi ne m'envoyait-il
pas de ses nouvelles? Cette ignorance des événements compliquait beaucoup
ma silualion ct gênait mes résolutions. De plus, des bruits vagues couraient
encore sur celle armée’, réunie à quelques kilomètres au nord de notre
roule et qui, d’après les uns, n’était autre que celle qui avait pris Guigné
quelques mois auparavant et tenait en ce moment la campagne contre la
cavalerie d’Ahmadou, prête à passer sur la rive gauche du Niger. Je pouvais
penser que les pillards qui m'attendaient sur la route de Dio précédaient
cette armée, forte de 2000 à 5000 hommes, qui serait tentée à son tour
de s’abattre sur mon escorte, tout à fait insuffisante pour protéger le lourd
convoi que je lrainais après moi.
Je résolus d'attendre le lendemain et d’essayer alors, coûte que coûte,
et après avoir épuisé tous les moyens de conciliation, de percer jusqu'au
1. Je prends ici le mot armée dans le sens des indigènes, qui appliquent cette dénomination à
toute réunion d'hommes armés, quel que soit leur nombre. Ainsi, on a vu des armées qui ne com -
prenaient pas plus de 800 à 1000 gucrriers.
214 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
Niger, en brûlant la plus grande partie de mes bagages et en tuant nos
malheureux ânes, incapables de nous suivre dans notre marche forcée
jusqu'à Bammako. Je fis prévenir le chef de ma nouvelle détermination,
en me plaignant vivement de sa mauvaise foi et en l'informant que je ne
quitterais son village que lorsqu'il m'aurait donné plusieurs guides sûrs,
choisis parmi ses parents et principaux notables. Je renouvelai aussi mes
menaces contre les insensés qui oseraient n'attaquer, voulant ainsi linti-
mider et l’amener peut-être à composition. Thiama et Alassane avaient cru
remarquer que, s’il ne s’opposait pas à une agression dirigée contre nous,
il semblait craindre du moins qu'un combat fût livré près de son village.
Le récit qui lui avait été fait de ma démonstration militaire de Tarangué,
ainsi qu'une crainte superstitieuse de nos armes, et surtout de nos
espingoles, le portaient à empècher toute attaque aux environs de son tata,
sur lequel il s'imaginait que j'exercerais aussitôt ma vengeance d'une
manière terrible.
Je remis mes espions en campagne et préparai une lettre pour Piétri,
linformant de ma situation et linvitant à prendre toutes les mesures
nécessaires avec le jeune Abderamane pour m'aider à tirer mon convoi
des griffes des Béléris. Je remis cette lettre à Abdoulaye. Ce courageux
indigène quitta le camp à la nuit dans la direction de Dio. Je ne l'ai plus
revu depuis. Deux jours après, J'apprenais que mon émissaire, surpris
dans la forêt par les coureurs bambaras, avait été mis à mort après une
défense acharnée. Piétri ne reçut jamais mon billet.
Je redoublais de précautions et de surveillance pendant cette deuxième
nuit. Comme la veille, nous pûmes nous glisser jusqu'aux murs du tata
el nous convaincre par nous-mêmes des sentiments d'hostilité qui
existaient chez tous ces hommes, enfermés dans leurs murailles et
diseutant bruyamment entre eux.
Le lendemain matin, j'avisai à prendre une détermination définitive.
Cette situation ne pouvait s’éterniser et j'examinai successivement tous les
moyens d'en sortir. Je pensai un moment à rester à Guinina et à entourer
mon camp d’une fortilicalion passagère. J'avais des vivres jusqu'à la fin
du mois, l'eau était à proximité et Barka avait déjà pris toutes ses dispo-
sitions pour s'emparer avec ses spahis du troupeau du village. L'emplace-
ment que j'occupais était très bien choisi et je me faisais fort d'y défier les
attaques des Béléris, fussent-ils vingt fois supérieurs en nombre à ma
petite escorte. Mais cet arrêt compromettait la suite du voyage, car les ânes
mouraient chaque jour, l'hivernage approchait, et je me trouvais coupé
de Bammako, le seul point d’où je pus attendre des secours; puis, Je per-
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS, 215
mettais à mes adversaires de se concerter, de se réunir de plus en plus
nombreux, de nous cerner et de nous préparer une mort horrible et
mystérieuse, à plus de 150 lieues de tout établissement français. Cependant
je ne pouvais me mettre en route avec une escorte insuffisante pour
protéger mes bagages, transportés par des animaux affablis, sans guides,
dans un pays inconnu et avec la presque certitude d'être attaqué en
chemin.
Un revirement dans les dispositions du vieux chef vint heureusement
me tirer d'embarras. Inquiet sans doute de voir mes espingoles braquées
sur la porte principale de son tala et intrigué par les gerbes de feu que
j'avais lancées les deux nuits précédentes, il m'offrit de me fournir cinq
guides, choisis dans sa famille, m'assurant par serment que je ne serais
pas pillé jusqu'à Dio; il se chargeait de plus de garder à Guinina les
bagages que je ne voulais pas emporter avec moi. En échange, je devais lui
donner un cadeau assez considérable : quatre pièces d’étoffe jaune, six
lames de sabre, un baril de rhum, ete.
Je m'empressai l’accepler ces propositions. À une heure de l'après-midi,
tout élait prêt pour le départ : les guides étaient au camp, le vieux chef
avait reçu son cadeau, et les chargements que je laissais étaient transportés
dans le village. Le départ eut lieu aussitôt après et, bien que Sambo
m'affirmaät qu'un Bambara n'avait jamais trahi son serment, je pris toutes
mes précautions pour éviter une atlaque. Les cinq guides furent répartis,
{rois en Lête avec moi, deux en queue avec Tautain; ils étaient étroitement
surveillés et devaient être mis à mort au moindre signe suspect. Après les
guides de tête venaient l'interprète etles spahis, que j'avais remis à cheval et
qui étaient déployés de chaque côté de la route sur un front de deux cent
cinquante mètres. Je venais derrière eux avec la moitié des tirailleurs;
puis suivait le convoi. Taulain fermait la marche avec le reste des tirail-
leurs.
L'étape s'effectua sans difficulté. La route était bonne et complètement
déserte. Les Béléris, que nous avions vus en si grand nombre les jours
précédents, avaient évidemment renoncé pour le moment à leurs projets
hostiles, mais il n’était guère probable qu'ils se fussent dispersés pour
loujours, laissant échapper sans retour la proie qu’ils convoitaient. En tout
élal de cause, je m'étais rapproché de Bammako et du Niger, d’où je ne
me trouvais plus qu’à deux petites élapes, tandis que les frontières du
Bélédougou n'étaient plus qu’à quelques heures de marche.
CHAPITRE XII
Arrivée à Dio. — Inquiétudes sur le sort de Piétri, — Attaque du convoi, — Combat acharné autour
des ruines et du ruisseau de Dio, — Défense héroïque du docteur Tautain. — En retraite vers le
Niger ! — Poursuite des Bambaras. — Courageuse conduite des tirailleurs et des spahis. — Une
halte dans la nuit.-— Arrivée au village de Guiningoumé. — Nous nous retrouvons tous à Bam-
mako.
Nous étions à Dio vers cinq heures du soir. Je dépassai le village et
all m'installer à six cents mètres environ, en terrain découvert; un ruis-
seau assez profond, silué à cent mètres vers le sud-ouest, nous fournissait
de l’eau. Ce petit cours d’eau n'était autre que le Ba-Oulé, que nous retrou-
vions là pour la deuxième fois et qui, après avoir arrosé le Bélédougou de
ses méandres capricieux, allait prendre sa source derrière Bammako.
J'avais à peine assis notre campement que le chef de Dio m'envoya saluer
par ses deux frères qui, à ma grande joie, me remirent un billet de
Piétri, dans lequel cet officier se louait de laceueil plein de cordialité
qu'il avait reçu à Dio, grâce à l'influence d’Abderamane. Bien que toujours
rempli de méfiance, je me pris cependant à espérer que le chef de Dio,
uni à Bammako par des liens d’amitié résultant de sa proximité de ce
grand marché, s'était refusé à recevoir les bandes de pillards qui m'avaient
inquiété les jours précédents. Je demandai toutefois aux deux Bambaras
s'ils n'avaient pas d'autre lettre pour moi, car le billet de Piétri, daté du
T mai, ne me donnait aucun renseignement sur la route de Dio à Diokou,
le village suivant, ce qui me surprenait. |
Quoi qu'il en fût, je pris les mêmes dispositions de défense qu'à Guinina ;
puis je me dirigeai vers le village pour voir le chef. Mais il me fut encore
impossible de pénétrer dans l'enceinte. Un groupe de Bambaras, assis à
cent mètres environ des murailles, m'arrêla, l'un d’eux m'informant que
leur chef était trop vieux pour quitter sa case et qu'il les avait chargés de
me recevoir et de m'offrir l'hospitalité. Ces indigènes semblaient se
préoccuper beaucoup de leur Lala, autour duquel on ne voyait personne el
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 217
qui, malgré son élendue, paraissait contenir peu d'habitants, car il était
silencieux et comme abandonné. Ils répondirent très cordialement aux
plaintes un peu vives que je leur adressai sur l'hostilité que j'avais ren-
contrée jusqu'alors dans le Bélédougou et m'affirmèrent que dorénavant je
n'avais plus rien à craindre, puisque j'étais amené dans le pays par leur
ami Abderamane. Ils me promirent ensuite des guides pour le lendemain,
et l’un des frères du chef s'offrit même à partir avec moi jusqu'au Niger.
En somme, la situation paraissait s'améliorer. Si aueun incident nou-
veau ne survenait, je pouvais considérer l'étape du lendemain, c'est-à-dire
Village de Dio.
l'avant-dernière avant Bammako, comme assurée, puisque je devais avoir
avec moi, outre les cinq guides de Guinina, l’un des personnages les plus
importants de Dio, le propre frère du chef. Mais je comptais sans la cu pi-
dité des Béléris, excitée au plus haut degré par le désir de s'emparer de
mon convoi, que défendait une si faible escorte. À la nuit, les espions que
j'avais envoyés rôder autour du tata vinrent m'informer que le village,
loin d'être privé d'habitants, était rempli de guerriers qui concerlaient
bruyamment leur plan d'attaque contre nous. L'énervement commençait
à nous gagner : le vide qui s’était fait autour de nous, le peu de confiance
que m’inspirait le personnel des âniers, lous gens sans armes el accessi-
bles à la crane, la privation de sommeil depuis quelques jours, la néces-
218 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
sité où j'allais être sans doute de m'écarter de la ligne de conduite pacifique
que m'avait tracée le gouverneur, tout cela contribuait à gêner nos mouve-
ments et à nous jeter dans une incertitude mortelle, Songeant que quel-
ques heures de marche nous séparaient à peine du Niger, j'eus un moment
l'idée de profiter de la nuit et de la répagnance bien connue des Bambaras
à agir dans l'obscurité pour reprendre ma marche et me rapprocher encore
de Bammako; mais j'étais empêché par la fatigue de mes ânes et l'absence
de guides, ceux de Guinina s'étant retirés dans le village. J'étais impatient
en outre de savoir ce qu'élait devenu Piétri et s'il avait réussi dans les
négociations préliminaires que je lui avais prescrit d'entamer avec les
chefs de Bammako. S'il avait échoué, nous étions perdus sans retour et il
ne nous restait plus qu'à vendre chèrement notre vie, car toute issue pour
regagner le Sénégal nous était fermée, Si je n'avais pas craint une attaque
imminente, j'aurais devancé le convoi pour m'éclairer à tout prix sur la
situation qui allait nous être faite par les congénères d’Abderamane. Mais
il n'y fallait pas penser et J'acceptai l'offre que me fit le docteur Bayol de
parir lui-même vers dix heures du soir, alors que les Béléris étaient tous
renfermés dans leurs villages, pour essayer de rejoindre Piétri et de lin-
former de notre triste situation, Je lui donnai pour guide un Bambara de
Guinina qui offrit, moyennant une forte rémunération, que je lui comp-
lai d'avance, de le conduire par un chemin sûr et non fréquenté par les
indigènes. Cette tentative de communiquer avec Bammako resta infrue-
tueuse, car le docteur, mis en éveil par les hésitations du guide qui
prétendait s'être égaré, fit à peine cinq cents mètres en dehors du camp et
rentra presque aussitôt.
Cependant, la nuit se passa tranquille. J'avais organisé le service de sur-
veillance avec le plus grand soin, et l'éloignement de nos petits postes
rendait toute surprise impossible. Pensant que, malgré limminence du
danger, 11 était nécessaire de prendre quelque repos pour mieux nous
préparer aux fatigues du lendemain, Tautain et moi nous nous étions
étendus tout habillés sur nos lits de campagne, nos armes à notre portée.
Alassane et Sadioka devaient nous éveiller à la moindre alerte.
Le TT mai, de bon matin, J'envoyai un cadeau important au chef de
Dio, en le remerciant de son bon accueil et en le priant de m’expédier les
guides qu'il m'avait promis la veille et qui, avec ceux provenant de Guinina,
devaient m'accompagner jusqu'à Bammako. En même temps, Alassane,
Sadioka et une partie des tirailleurs allaient reconnaitre la route de
Diokou et fouiller les environs du camp, tandis que les laptots arrangeaient
le passage du ruisseau.
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 219
Le chef de Dio me remercia beaucoup de mon cadeau, me fil présent de
deux beaux paniers de mil pour mes chevaux et me fit dire qu'au moment
du départ il m’enverrait deux bons guides; toutefois, son frère, qui s'était
montré si empressé la veille, se fit excuser de ne pas partir avee moi, en
alléguant une infirmité qui l'empèchait de marcher. Bien plus, les cinq
jeunes gens de Guinina qui devaient m'accompagner jusqu'au Niger
vinrent tout d'un coup m'avertir qu'ils étaient fatigués et qu'ils voulaient
rentrer chez eux.
Ma patience, qui fut mise à une rude épreuve pendant ces quelques
journées, fut bien près de m’échapper et j’eus un moment l'envie de faire
garrotter ces cinq misérables et de les faire ainsi marcher devant les spahis,
avec menace d'être fusillés au premier indice d'agression. Mais était-ce
bien à moi d'ouvrir les hostilités contre les Bambaras et ne valait-il pas
mieux dans le doute user de tous les moyens de conciliation, que me
commandait du reste le caractère pacifique de ma mission”? Je laissai donc
aller ces cinq indigènes.
La reconnaissance rentra vers dix heures du malin. Elle n'avait rien
remarqué d'anormal aux abords de la route. Le passage du ruisseau avait
été préparé el Alassane avait même poussé ses investigations au loin, de
manière à pouvoir, à la rigueur, se passer de guide. J'avais d'ailleurs avec
moi Coumba, la femme d’Abderamane, qui se rappelait avoir suivi celte
route quelques années auparavant el espérait pouvoir nous remettre en bon
chemin, si nous nous égarions.
Les guides arrivèrent au camp vers midi. L'un d'eux élait un Jeune
homme qui émit des prétentions tellement élevées sur le prix de ses servi-
ces que nous ne pümes nous entendre; 1l exigeait en outre que notre
départ fût reculé de deux heures. L'autre était celui-là même qui s'était
offert pour conduire Bayol la veille et qui était revenu presque aussitôt au
camp. Il ne n'inspirait pas la moindre confiance, mais que faire ? Je voyais
dans ces entraves apportées à mon départ le désir de me retenir le plus
longtemps possible dans le Bélédougou.
Nous quittions le camp à une heure de l'après-midi. Cette heure pouvait
seule convenir malgré l'inconvénient de la chaleur et du soleil, car nos
hommes et nous-mêmes, harassés par nos nuits de veille et d'inquiétudes,
nous ne pouvions prendre ur peu de repos que dans la matinée. De plus,
en cas d'attaque, il nous était plus facile de nous dérober, les Bambaras
n'aimant pas, comme je l’ai déjà signalé, à marcher de nuit. Notre ordre
de marche était le même que le jour précédent : en tête, le guide, étroite-
ment surveillé par le brigadier Barka ; Thiama, me servant d'interprèle;
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS,
les spahis, moi et le docteur Bayol, la négresse Coumba, puis Sadioka avec
dix tirailleurs. Nous avions tous le mousqueton ou le fusil haut. Le convoi
suivait, les ânes marchant péniblement derrière nous à la file indienne.
Tautain et Alassane fermaient la marche avee les dix ürailleurs restants,
que précédaient les laptots et muletiers. Je les avais laissés en queue,
parce que, élant armés de fusils doubles”, ils étaient capables, à un moment
donné, de renforcer les tirailleurs de l'arrière-garde. Comme on le voit,
mon escorte élait bien faible pour couvrir ce long convoi de cent quatre-
vingts ânes, affaiblis par leurs blessures, se couchant au moindre arrêt et
conduits par des hommes sans armes et prêts à lâcher pied à la première
alerte. Les trente tirailleurs et spahis que j'avais amenés de Médine et qui
élaient, en principe, destinés à me servir d’escorte d'honneur à mon entrée
à Bammako et à Ségou, avaient joué un rôle des plus importants pendant
la route; tour à tour soldats, courriers, pionniers, porteurs ou àmiers, ils
avaient presque loujours précédé le gros de la colonne, préparant la voie,
pratiquant des rampes d’accès dans les berges à pie des cours d'eau ou
débarrassant le chemin des roches qui lobstruaient. Parfaitement comman-
dés par Sadioka et Barka, ces soldats indigènes avaient pu suffire à ce ser-
vice des plus rudes, grâce à leur bonne volonté et à leur excellent esprit,
mais ils n'étaient plus en nombre du jour où les populations devenaient
hostiles et où il fallait songer, outre la préparation de la voie, à la garde de
notre convoi, qui n'occupait pas moins de cinq à six cents mètres de lon-
gueur lorsqu'il était en marche. C’est ainsi qu’au départ de Dio les flanes
de la colonne étaient complètement à découvert, la faiblesse de l’escorte ne
me permellant pas de morceler celle-ci en y détachant des « flanqueurs »,
qui auraient été en dehors de mon action au moment du combat et qui
auraient diminué la force des deux groupes de tête et de queue.
Le terrain était accidenté autour de Dio. Le sentier qui menait vers
Diokou, après avoir passé entre le village et notre campement, s’enfonçait
par une pente douce et en suivant une direction sud-est dans la dépression
où coulait le ruisseau, qu'il atteignait à six cents mètres environ du
bivouac. Il était bordé au nord-est par une immense forêt d'arbres à beurre,
qui s'étendait entre le village et le ruisseau et se prolongeait vers les hau-
teurs qui dominaient le pays au nord-est de Dio. Le Ba-Oulé présentait une
largeur de sept à huit mètres et une profondeur de soixante-quinze eenti-
mètres; ses bords, de nature argileuse, étaient escarpés, et il avait fallu, le
malin même, y pratiquer des rampes d’aceès pour faciliter son franchisse-
1. Ancienne carabine des voltigeurs corses, qui était devenue l’arme des tirailleurs, avant que
ceux-ci eussent reçu le chassepot ou le gras.
VOYAGE AU SOUDAN FRANGAIS.! 221
ment au convoi; une épaisse végétation garnissait ses rives. De l’autre
côté du ruisseau, le sentier suivait une pente légèrement ascendante dans
un terrain ondulé, présentant des déchirements argileux qui devaient
sèner et ralentir considérablement notre marche. La forêt de tamariniers
ct d'arbres à beurre couvrait tout le terrain et barrait la vue de tous les
côtés. Les ruines d'un ancien tata m'avaient élé signalées par la recon-
naissance au nord-est du sentier, à sept cents mètres environ du ruisseau
et à quelque distance d’une éminence qui dominait légèrement le ruisseau
et ses abords.
-Je quittai le camp, me dirigeant immédiatement vers le Ba-Oulé. Un
silence de mort régnait Lout autour de nous; le tala, la forêt, le ruisseau,
tout semblait désert et avait un air mystérieux.
« Tu verras, capitaine, me dit Barka, véléran de nos expéditions séné-
galaises, tu verras, il y aura quelque chose... »
Nous franchissons le ruisseau sans difficulté, je déploie les spahis et
nous nous enfonçons sous bois, l’œil aux aguets ct les mousquetons à notre
portée, en travers de nos selles, le revolver dans la fonte découverte.
Quelques minutes se passent ; le guide, sous prétexte de tourner un passage
difficile pour nos animaux, nous jette à droite du sentier, dans un terrain
raviné par les eaux, miné de trous et bosselé par d'énormes termitières.
Une gorge étroite, bordée de talus élevés et escarpés, nous ouvre un
passage. Avant de nous y engager, j'interroge Coumba : elle me répond en
tremblant que nous avons eu tort de quitter le sentier. J'arrête le guide,
en lui ordonnant de nous remettre sur la vraie route. Cet homme, tout
ahuri, hésite, se jette à mes pieds, en lançant des regards inquiets tout
autour de lui. Barka le menace de son sabre. Au même moment, uné
fusillade nourrie retentit dans la direction du ruisseau et d’affreux hurle-
ments qui se répereutent sous les arbres de la forêt nous renseignent sur
le grand nombre de nos barbares ennemis. Ceux-ci, tapis derrière les
arbres et les buissons, se ruent sur nous en poussant des cris sauvages.
Le bruit du tam-tam de guerre se mêle à ces clameurs. Une horrible mêlée
nous met pendant quelques minutes à la merci des Béléris, qui nous -
serrent de si près que nous ne pouvons que difficilement faire usage de nos
armes. Plusieurs de nos hommes jonchent déjà le sol; le pauvre Tom lui-
mème est tué par un Bambara dans le désordre de la lutte. Heureusement
que les spahis et tirailleurs, renforcés par quelques âniers, se rallient ra-
pidement au son du clairon et ouvrent sur nos assaillants un feu des plus
meurtriers qui élargit bientôt le cercle qui nous enserre. Barka, qui a
songé avant tout à châlier le traître qui nous conduisait, prend la tête
222 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
avec ses spahis, dont les grands chevaux et les vêtements rouges effrayaient
nos adversaires ; nous le suivons de près et nous perçons ainsi jusqu'aux
ruines, qui peuvent seules nous fournir un point favorable à la défense et
nous permettre de nous concerter pour sortir du dangereux guet-apens où
nous venons de tomber. Les Béléris nous fusillent et nous harcèlent, mais
nous les bousculons avec une telle impétuosité qu'ils se jettent dans les
fourrés voisins et nous font place. Nous profitons de l’étonnement produit
chez eux par cette méthode de combattre qu'ils ne connaissaient pas,
pour déloger l'ennemi qui occupait les ruines et y prendre pied nous-mêmes
d'une façon solide. Notre nouvelle position, bien qu'entourée de tous côtés
par la forêt, nous offre cependant quelque répit. Une fusillade intense se
fait toujours entendre vers le ruisseau; quant au convoi, il a disparu et l'on
ne voit plus que quelques ânes couchés ou morts au milieu des bagages
et ballots, dispersés çà et là. Les Bambaras remplissent la forêt jusque vers
le village, entourant d'un double cercle notre faible troupe, séparée en
deux tronçons qui, à ce moment, ne peuvent s'apercevoir l'un l'autre. Is
s'étaient tenus cachés pendant que la tête franchissait le ruisseau, ayant
remarqué que cette partie de la colonne était généralement plus fortement
organisée que la queue, puis avaient dû commencer l'attaque sur celle-ci
au moment où elle traversait le Ba-Oulé, ‘tandis que les guerriers embus-
qués sur le chemin enlevaient le convoi et me eernaient à mon tour pour
me couper de larrière-garde. Ils devaient être très nombreux, quinze cents
à deux mille environ, à en juger par les cris qu'ils poussaient, par là
fusillade nourrie qu'ils entretenaient et surtout par la grande étendue de
terrain qu'ils couvraient.
Après m'être ainsi rendu compte le mieux possible de notre situation,
Je ne pense plus qu'à rejoindre Tautain, qui devait être encore plus en
danger que nous, puisqu'il n'avait autour de lui comme comballants
sérieux qu'une dizaine de tirailleurs et quelques muletiers et laptots, armés
de fusils doubles. C'était en outre sur lui qu'était tombé apparemment
l'effort le plus considérable de l'adversaire. Avant tout, il nous faut dégager
les ruines, autour desquelles s’est rapidement formé un cercle épais de
Bambaras, combattant à la manière indigène, c’est-à-dire se reculant dès
qu'ils avaient tiré et cédant la place à d’autres. Mes hommes, excités par
la lâcheté des Béléris, sont toujours pleins d’entrain, {ls obéissent avec
sang-froid à tous mes ordres, me eriant qu'ils nous défendront jusqu'à la
dernière extrémité et « qu’ils seraient déshonorés s'ils rentraient sans nous
à Saint-Louis », se jetant au-devant de mon cheval et me couvrant de leurs
corps lorsque je me portais en avant. Leurs décharges, faites avec en-
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 229
semble, sont immédiatement suivies de mouvements en avant, qui déblayent
momentanément le terrain et à la faveur desquels les spahis poussent d’au-
dacieuses pointes jusqu’au milieu des groupes bambaras, que celte tactique
nouvelle rend de plus en plus timides dans leurs attaques. Barka, Mahéri
et leurs intrépides camarades reviennent chaque fois, le sabre teint de sang,
s’inquiélant peu des blessures, légères d’ailleurs, qui leur sont faites. En
Europe, la conduite de ces braves, en face de forces aussi supérieures, les
aurait couverts de gloire. C’est le dévouement, naïf et héroïque en même
temps, de ces soldats nègres qui nous a permis d'échapper à l'horrible sort
qui nous attendait, alors que, quelques mois plus tard, une mission fran-
çaise qui, comme nous, cherchait à s'ouvrir la route de Tombouctou,
devait disparaître après un drame dont les péripéties ont si douloureuse-
ment ému l'opinion publique en France.
Cependant, la vitesse avec laquelle se succèdent nos décharges, les
grandes distances où ils se voient frappés, les horribles blessures que leur
font nos projectiles, l'audace de nos ürailleurs et spahis, l’invulnérabilité
qui semble protéger les blancs, tout cela refroidit peu à peu l’ardeur des
Béléris et, après une lutte qui ne dura pas moins d'une demi-heure, nous
réussissons, non sans laisser plusieurs des nôtres morts ou blessés au
milieu des ruines, à nous ouvrir un chemin au milieu des Bambaras que
déciment nos armes à tir rapide, et à prendre la direction du ruisseau, où
la mousqueterie semblait toujours aussi vive. Nous allions atteindre l’émi-
nence que l’on apercevait des ruines, lorsque nous vimes tout d’un coup
déboucher vers nous l'interprète Alassane, ayant Taulain en croupe de son
cheval et suivi par les débris de l’arrière-garde.
Voici ce qui s'élait passé du côté du Ba-Oulé. Tautain avait quitté le
campement le defnier, ayant devant lui quelques ânes retardataires et les
subdivisions de laptots et de muletiers. Il était à peine à cinquante mètres
du ruisseau et les mulets venaient seulement de s’y engager quand l'attaque
commença. Les Bambaras, sortant d’un peu partout, de la forêt, du village
et de l'épaisse végétation qui ccuvrait les bords du Ba-Oulé, se ruèrent, en
poussant leur lugubre eri de guerre, sur le convoi de l’escorte; tandis que
d’autres, cachés dans les fourrés impénétrables qui bordaient le sentier et
le ruisseau, profitant du temps d’arrêt produit par le franchissement de cet
obstacle, tuaient ou blessaient les mulets, dont les cadavres obstruaient
ainsi le passage, isolant le convoi, qui devenait dès lors une proie facile
pour les pillards. Les âmiers, pour la plupart sans armes, s'étaient enfuis
aux premiers coups de feu, essayant de rallier l’un des deux groupes de tête
ou de queue; les ânes, dont la plupart avaient été tués ou blessés dès les
15
926 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
premières décharges, s'élaient couchés, permettant aux Bambaras, favorisés
par l’abri de la forêt, de s'emparer facilement de leurs charges. L'action, en
somme, avait été assez bien combinée, et les Béléris avaient réussi, par leur
triple agression, à couper l’escorte en deux et à disperser le convoi dès le
commencement de la lutte.
Tautain’, dont le courage et le sang-froid ont été vraiment au-dessus de
tout éloge pendant l'attaque, avait immédiatement rallié autour de lui les
hommes restés en deçà du ruisseau ; lui-même, ayant abandonné son
cheval que le bruit du combat rendait indocile et qui s'était aussitôt enfui
affolé, faisait feu de son mousqueton, encourageant par sa froide intré-
pidité les défenseurs qui s'étaient réunis à lui et qu'il essayait de conduire
au Ba-Oulé, ayant pensé comme moi-même que notre salut ne pouvait se
trouver que dans notre Jonction faite le plus vite possible. Mais les progrès
de cette petite troupe étaient lents, et le ruisseau fut pendant plus d’une
demi-heure le théâtre d’un combat acharné. Là tombèrent successivement
le grand Sambo, qui s’efforçait de relever ses mulets gisant dans le lit
même du cours d’eau; le vieux Samba Ouri, qui dirigeait ses laptots, tous
anciens marins de nos avisos, luttant avec une bravoure remarquable ; le
caporal de tirailleurs Détié, frappé de trois coups de feu presque en même
temps; le laptot Saër qui, quoique blessé deux fois aux jambes, s'était
assis et n’en continuait pas moins à lirer, lorsque quatre nouvelles bles-
sures vinrent l’étendre à terre. Des dix tirailleurs composant l’arrière-garde,
trois étaient Lués, cinq blessés grièvement. Enfin, les Bambaras, décimés
par le ir de nos armes rapides et dont les cadavres encombraient le ruisseau
et les berges, avaient fait un mouvement de recul. Tautain, épuisé par le
combat et ayant dû quitter ses bottes, remplies de la boue sanglante de ce
terrain si chaudement disputé, en profita pour monter en croupe d’Alassane,
dont le cheval avait été heureusement épargné dans la bagarre. Mon jeune
médecin, suivi des débris de l’arrière-garde, avait pris pour objectif l'émi-
nence que je voulais moi-même atteindre; il allait y parvenir, lorsqu'il
entendit les sons du elairon et aperçut à travers les arbres les vestes rouges
de nos spahis. En quelques moments il fut au milieu de nous.
Nous regagnons ensemble les ruines. Il ne fallait plus songer à reprendre
le convoi, déjà dispersé et en grande partie aux mains des Bambaras. Le
meilleur parti à prendre était donc de nous mettre en retraite vers le Niger.
1. Notre jeune docteur, qui sauva réellement la situation au combat de Dio, avait à peine vingt-
trois ans lors de cette glorieuse défense, qui lui valut la croix de la Légion d'honneur à sa rentrée
en France, bien qu'il n’eût encore que trois ans de service.
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Le docteur Tautauin sauvé par Alassance.
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 229
Je savais que ce fleuve se trouvait à cinquante ou soixante kilomètres vers
l'est, et il nous était possible, en marchant tout le jour et toute la nuit,
d'y parvenir avant le lendemain matin. Là nous aurions examiné ce qu’il
fallait faire, car nous ignorions encore la réception qui nous attendait à
Bammako. Dans tous les cas, notre arrivée sur les bords du grand fleuve
nous offrait une chance de salut, et nous pouvions même, si nous y devan-
cions les Bambaras, essayer de mettre ce cours d’eau entre nous et nos
adversaires.
Tout fut donc préparé pour la retraite. Nous avions environ une vingtaine
de tués et autant de blessés. Ceux-ci sont installés sur les chevaux et mulets
qui nous restent encore, et je veille avec le plus grand soin à ce qu'aucun
de ces braves soldats ne soit oublié sur le champ de bataille. Les spahis
prennent la tête, et Barka reçoit l’ordre de se diriger droit vers l’est, sans
se préoccuper des accidents de terrain, que nous comptons franchir par le
milieu, en dehors des sentiers frayés. Les laptots, muletiers et âniers armés
sont échelonnés sur les flancs, tandis que les tirailleurs se déploient à
l’arrière-garde pour couvrir notre marche; au centre, les mulets portant
les blessés, et pêle-mêle les âniers et conducteurs sans armes. Alassane se
multiplie pour porter mes ordres aux différentes fractions de notre colonne.
qui comptait quatre-vingts hommes, parmi lesquels une trentaine de fusils
à tir rapide.
Deux ou trois décharges et un mouvement en avant de tout notre monde
ayant neltoyé le terrain environnant, nous quittons les ruines.
Il m'est impossible de décrire ici tous les épisodes de cette marche vers
le Niger, à travers un pays inconnu et accidenté, au milieu d’ennemis
acharnés à notre ruine et qui nous ménageaient l’une de ces morts hor-
ribles et mystérieuses, telles que nous les relate trop souvent malheurcu-
sement le martyrologe des explorations africaines. Que le lecteur se rap-
pelle seulement que nous pénétrions alors dans le massif de hauteurs
formant la ligne de partage des eaux entre les bassins du Sénégal et du
Niger, et que nous avions ainsi à franchir, pendant plus de cinquante
kilomètres, une série de chaînons parallèles, aux flancs généralement
abrupts et rocheux, laissant entre eux de profondes dépressions où cou-
laient des ruisseaux aux berges élevées. Qu'il se figure notre malheu-
reuse caravane, cheminant ainsi, sans autre guide que le soleil, s’arrêtant
sans cesse pour éloigner les Bambaras, qui nous fusillent à distance,
mais n’osent, malgré notre petit nombre, nous aborder et nous attaquer
de près.
Jusqu'à quatre heures, la poursuile-est très vive; puis il y eut un moment
250 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
de répit. Peu après, Barka me signale le tata de Diokou. Nous nous jetons
aussitôt à gauche; mais 1 le marigot de Diokou, profondément encaissé
entre ses rives argileuses, nous force à faire un long détour pour trouver
un point favorable au passage. Nous y parvenons enfin et pénétrons dans
un cirque étroit, bordé de hautes murailles à pic, dans lequel nous cher-
chons vainement une issue pour continuer notre route. Barka et Alassane
trouvent cependant un défilé où nous nous engageons aussitôt, mais les
murailles sont couronnées par les Béléris, qui tentent de nous barrer le
passage. Le désespoir nous donne encore la force de surmonter le danger.
Nous passons, mais nul doute que, sans leur lâcheté et la crainte supersti-
Lieuse que leur inspirent nos armes se chargeant par la culasse, aucun de
nous n'aurait pu échapper à ces sauvages, qui nous sont si supérieurs
en nombre. La poursuite se ralentit ensuite de plus en plus pour cesser
complètement à l'entrée de la nuit. Mes trailleurs et spahis, réduits de
plus de moitié, furent admirables de bravoure et d’entrain pendant toute
cette retraite. Sadioka et ses vaillants indigènes ne cessèrent de faire le
coup de feu à la queue de la colonne, se ruant à la baïonnette sur les
Béléris lorsque ceux-ci les pressaient de trop près. Les spahis, malgré
leur petit nombre, chargèrent plusieurs fois des groupes ennemis qui, à la
faveur des grands arbres, cherchaient à nous séparer de l'arrière-garde.
Quant aux laptols, qui s'étaient emparés des fusils et des cartouches des
tirailleurs morts, ils combattaient avec une ardeur que rien ne pouvait
arrêter, tellement était grand leur désir de venger leur « père », le vieux
Samba Ouri, tombé l’un des premiers sur les bords du ruisseau de Dio,
Alassane se mullipliait pour me faciliter ma tâche de chef de ma petite
colonne, et, quand il était auprès de moi, il cherchait sans cesse à me
couvrir de son corps et à me garantir des projectiles ennemis. Je dus, à
plusieurs reprises, lui intimer l’ordre de me laisser libre de mes mouve-
ments. Puis, cet homme dévoué, qui, pendant toute l’action, ne songea
absolument qu'à nous, qu'aux blancs, dont il s’imaginait avoir la garde
spéciale, voulut nous contraindre à continuer notre marche vers le Niger,
landis que lui, aidé des tirailleurs et des laptots, s’efforcerait d'arrêter les
Bambaras, jusqu'à ce que nous fussions hors de danger. Ce dernier trait
ne suffit-1l pas à dépeindre le dévouement absolu de ces braves nègres,
qui auraient pu cependant se disperser dans les bois et échapper au sort
qui nous menaçait? Quand j'avais quitté Saint-Louis, plusieurs de mes
camarades m'avaient blämé de me lancer ainsi seul vers le Niger avec
une escorte exclusivement composée d'indigènes, émettant des doutes sur
la fidélité de mes noirs auxiliaires. La liste de mes morts et de mes
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 251
blessés, glorieuses victimes de leur dévouement à la cause française, a
donné une preuve éclatante de l'injustice de ces soupçons. L'expérience est
faite désormais, et je déclare hautement pour ma part que ces auxiliaires
indigènes, interprètes, soldats ou autres, ne m'ont jamais marchandé leur
concours le plus fidèle, le plus énergique, dans toutes les missions que J'ai
La retraite.
accomplies sur le territoire sénégambien. Agir sans eux me parait impos-
sible, et ils me semblent devoir être les principaux instruments de l’œuvre
de civilisation qui doit conduire la France à Tombouctou et au cœur du
Soudan.
Cependant la nuit était venue. Elle nous mettait momentanément à
l'abri des Bambaras, mais elle gênait notre marche ; l'obscurité nous empè-
chait de voir le terrain environnant, et nous nous engagions souvent dans
232 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
des obstacles d’où nous ne sortions qu'avec les plus grandes difficultés.
C'est ainsi que nous employons plus d'une heure à descendre une pente
rocheuse, encombrée d'énormes blocs de grès et barrée de bambous; nous
y perdons deux de nos chevaux, qui s’abattent épuisés et ne peuvent sé
relever. Nos blessés, affaiblis par les cahots de la marche, ne supportent
que péniblement la fatigue, qui nous gagne tous. Nos hommes eux-mêmes,
ayant les pieds meurtris el coupés par les aspérités de ce sol rocailleux,
commencent à se laisser aller au découragement: mais on avance toujours,
guidé par les étoiles. Vers onze heures du soir, on se heurte contre un
village situé dans le fond d’une large dépression, où coule un marigot pro-
fond et vaseux, qui nous sépare d’une dernière ligne de hauteurs, d’où
j'espère enfin apercevoir le Niger. Nous passons le marigot à la nage. Deux
de nos hommes s'embarrassent dans la végétation qui en garnit les bords
et se noient; mon cheval, qui me portait ainsi que Tautain, que J'avais
pris en croupe, s'embourbe un moment et va disparaitre. Yoro Kane, l’un
de nos noirs, domestique du docteur Bayol, plonge dans le marigot pour
pêcher mes sacoches, qui contiennent le peu d'argent que nous ayons pu
sauver du pillage. Pendant ce temps, les Lirailleurs ramènent mon cheval
sur la rive. Nous franchissons ensuite le versant ouest du chainon qui
s'étend devant nous, mais la lassitude de nos hommes est réellement trop
grande, ils supportent difficilement Ja marche sur les roches aiguës du
terrain; plusieurs même s'arrêtent, refusant d'aller plus loin. Du reste,
vers minuit, le ciel se couvre de nuages, qui nous cachent les étoiles qui
nous ont guidés jusqu'alors. J’ordonne la halte dans une grande clairière,
avant d’avoir pu même atteindre le sommet de la montagne. Les indigènes,
harassés de fatigue, se couchent pêle-mèle, se préoecupant peu des dangers
qui les entourent et attendant la mort avec celle indifférence propre aux
musulmans, qui a fait place à l'énergie déployée pendant le combat. Nous
veillons seuls auprès de nos chevaux, le mousqueton en arrêt, les yeux fixés
avec une sombre inquiétude sur les buissons qui s'étendent du côté de la
forêt; Alassane, Barka et Sadioka font comme nous. Le ciel s’obseureit de
plus en plus, les éclairs sillonnent l'atmosphère, et la tornade s'abat sur
nous avec celte violence qui caractérise les orages africains. Heureusement
qu'elle n’est pas de longue durée et que, vers trois heures du matin, quel-
ques étoiles se montrent à l'horizon, nous indiquant de nouveau la route
de l’est. Nous reprenons la marche. Nos hommes prétendent que je vais les
égarer et les ramener dans le Bélédougou ; mais, sur ma menace de les
abandonner seuls en pays ennemi, ils me suivent. Je veux me rapprocher
du Niger avant que le jour se lève, car je ne doute pas que les Bambaras
Le campement de minuit,
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 255
ne reprennent leur poursuite dès le matin; la nuit les a arrêtés un moment
et leur a peut-être fait perdre nos traces, mais au lever du soleil ils nous
auront vite retrouvés. Or nous ne sommes plus en état de soutenir une
lutte comme celle de la veille; nous sommes privés de nourriture depuis
la veille au malin, nos animaux el nos noirs sont exténués, et, ce qui est
encore plus grave, nous ne possédons plus que quelques paquets de car-
touches. On en a fait une telle consommation la journée précédente !
Je marche en tête, ayant laissé mon cheval à Tautain et voulant donner
moi-même la direction à la colonne. Nous sommes bientôt au haut de la
montagne; c’est un large plaleau rocailleux, que nous mettons plus de
deux heures à traverser. Enfin nous en atteignons le bord oriental et nous
apercevons au loin une vaste plaine, au centre de laquelle des nuages amon-
celés dénotent la présence d'un grand cours d’eau ; c’est le Djoliba! Le pla-
teau se termine par une pente abruple, parsemée d'énormes rochers et de
bambous gigantesques. Nous la descendons au prix des plus grands efforts
et parvenons dans une sorte de cirque étroit, perpendiculaire à la direction
de la montagne et limité de chaque côté par un éperon assez élevé, aux
flancs boisés et fortement inclinés. Nous venons seulement — le fait est
curieux à constater — de quitter le bassin du Sénégal pour entrer dans
celui du Niger, que limite dans cette région une véritable muraille, formée
par les monts du Manding, courant à trois ou quatre kilomètres à peine du
grand fleuve du Soudan.
Nous cheminons dans cette nouvelle direction, nous frayant difficile-
ment un passage à travers les rochers et la végétation. Puis j'aperçois le
tata d’un village, placé au pied des hauteurs; quelques habitants, qui gar-
dent un troupeau de bœufs, s’enfuient à notre approche. En même temps,
Sadioka m'annonce que les Béléris viennent d’apparaître sur nos derrières
et s'apprêtent à couronner les hauteurs qui nous environnent de tous côtés.
Que faire? notre situation ne peut durer ainsi. Mieux vaut s'adresser
aux habitants de ce nouveau village, qui dépend peut-être du territoire de
Pammako, que d'entamer une nouvelle lutte, désespérée cette fois, avec les
Bambaras. Je n’hésite done pas, malgré les supplications de nos hommes ;
je leur ordonne de s’arrèter et je m’avance, seul avec Alassane, vers le tata;
tous les habitants sont réunis en grand nombre devant l’enceinte; ils sont
assis, silencieux et leurs fusils posés entre leurs jambes. Le moindre mou-
vement, un eri, un coup de feu pouvaient décider en ce moment de notre
destinée. Toutefois ils ne bougent pas en voyant un homme blane s'approcher
seul et sans armes. J’entre dans le cercle, je les entretiens, leur raconte
les événements du jour précédent, leur dis la trahison des Bambaras en-
256 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS,
vers un homme ami de Bammako et envoyé vers cette ville en pacificateur,
sous la conduite du propre fils de Fun des principaux chefs de ce grand
marché. On écoute mes paroles, on m'apprend que je suis à Guiningoumé,
village appartenant à la famille d'Abdaramane, et qu'ils vont me conduire
auprès de ce dernier. En attendant, ils envoient quelques-uns des leurs pré-
venir les Béléris que les blancs sont sous leur protection et qu'ils ne veu-
lent pas souffrir qu'il leur soit fait de mal. Puis ils nous font apporter de
l’eau et quelques calebasses d’arachides. Cet accueil me rassure et me fait
espérer que nous serons mieux reçus à Bammako que nous ne l'avons été
dans le Bélédougou.
Toutefois je ne laisse pas se refroidir le zèle de nos hôtes et je leur
demande aussitôt des guides pour nous conduire à Bammako. Il faut pala-
brer quelque temps, car ces indigènes, lents el indécis comme tous ceux de
leur race, veulent attendre et envoyer d’abord prévenir Abdaramane. F'in-
sisle, ne me fiant que lout juste aux habitants de Guiningoumé et me
souciant peu de rester exposé à une agression des Béléris dans le coupe-
orge où nous venions d'aboutir. Ils s’exécutent enfin et nous pouvons nous
mettre en route, vers huit heures du matin, sous la conduite de plusieurs
de leurs jeunes gens.
Le sentier que nous suivons se déroule le long de la montagne, laissant
sur sa gauche un ravin large et profond, orné d’une végétation plantu-
reuse, nous cachant un ruisseau coulant sur un fond de roches. Nous
alleignons bientôt le fond de ce ravin, qui va s’élargissant, de manière à
former un joli vallon limité toujours par les deux éperons rocheux, du
sommet desquels s'échappent plusieurs cascades jaillissantes. A onze
heures du matin, nous pouvons enfin apercevoir le Niger, coulant au loin
dans la plaine, qui allait se perdre vers l’est. Que notre arrivée sur ce
grand fleuve était triste et différente de ce que nous avions espéré ! La mis-
sion était dans un état lamentable; toutes nos ressources nous avaient été
enlevées, et nous ne savions pas ce que serait le lendemain. Puis, qu'étaient
devenus Piétri et Vallière, que je n'avais pas craint de lancer en avant
dans un pays inconnu, au milieu des plus grands dangers?
Vers midi, nous entrons dans la plaine et rejoignons le grand sentier qui
mène à Bammako. Peu après, je me trouve en face d'Abdaramane et de
plusieurs de ses parents. Je ne lui fais pas de reproches, mais je me con-
tente de lui montrer nos malheureux blessés et de prononcer les noms de
ceux qui ne sont plus. Il m'explique que Piétri, inquiet sur mon retard, l'a
envoyé au-devant de moi, le 10, vers quatre heures du soir, mais qu'il s'était
arrêté à Diokou, où les habitants l'avaient retenu jusqu'au lendemain, et
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 251
qu'il n'était parvenu à Dio qu'après le combat, ayant entendu le bruit de
la fusillade et n'ayant pas su la direction que nous avions prise. Il me
remet plusieurs lettres, dont la lecture m'ôte toute inquiétude sur le sort
de Piétri et Vallière et me fait même espérer que tout n’est pas encore
perdu. Tout avait bien marché à Bammako et l’on n’attendait plus que mon
le
|
Palabre avec les gens de Guiningoumé,
arrivée pour conclure définitivement le traité de paix qui devait placer
cette ville sous le protectorat français. Quant à Vallière, 1l était arrivé le 11
après une exploration de toute la vallée du Bakhoy, aussi profitable au point
de vue topographique que politique. Abdaramane, qui semble navré des évé-
nements, m'aflirme qu'il fera tout son possible pour réparer le mal que
nous ont fait les Béléris, et qu'il espère même pouvoir me faire restituer la
plus grande partie des objets qui nous ont élé volés.
258 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
À une heure, nous sommes devant Bammako. Piétri et Vallière, infor-
més de notre arrivée et de notre désastre quelques instants seulement avant
notre apparition, viennent à cheval au-devant de nous. Quelle satisfaction
de nous trouver réunis tous les cinq après les événements des jours précé-
dents!
Une des premières impressions de nos deux camarades avait été un vif
désappointement, et il était difficile de ne pas sourire en voyant l’effare-
ment de leurs physionomies.
L'arrivée du convoi, dans leur esprit, était synonyme de ravitaillement ;
car ils commençaient à être très à court et de provisions et de moyens
d'échange. Ils pensaient, avec une certaine satisfaction, que bientôt ils
allaient retrouver, en même temps que des camarades, du vin, du café et
une table un peu meilleure, et, dans cette attente, recommençaient des
estimations sur notre marche pour fixer la date de notre arrivée.
Et voilà que les rôles étaient renversés : qu'au lieu de l'aspect réjouis-
sant du convoi et de leurs camarades respirant le bien-être, ils avaient
sous les yeux une bande d'individus dépenaillés, déchirés à toutes les
épines el les roches du chemin, crottés de toute la boue du Bélédougou.
aux traits Lirés par le jeûne et la fatigue, et qui s'informaient anxieusement
s'ils n'avaient pas quelque nourriture à leur offrir et s’il ne restait pas.
par hasard, dans un coin de leurs cantines, quelques grains de café,
quelques gouttes de vin et quelques miettes de biscuit.
Puis, de part et d'autre, nous ne songeàmes plus qu'à nous interroger
sur les événements écoulés depuis la séparation.
CHAPITRE XIII
Route de Piétri à travers le Bélédougou. — Réception qui lui est faite à Ouoloni, Guinina et Dio. —
Ses négociations à Bammako. — Karamakho Oulé et Titi. — Séjour de la mission à Bammako.
© — Dangers qui la menacent. — Route vers Nafadié, le long du Niger. — État misérable de la
mission. — Résolution de franchir le Niger malgré les dangers signalés sur la rive droite. —
Dispositions prises avant l’entrée en pays toucouleur. — Arrêt au village de Djoliba.
Nous étions à Bammako. Notre situation n'était certainement pas bril-
lante; cependant, dans notre détresse, un irréparable malheur nous avait
été épargné. Nous nous trouvions réunis tous les cinq, sans blessures et
dans un état de santé à peu près satisfaisant. Comment, par des routes si
différentes, la fortune nous avait-elle fait, malgré les Bambaras, la faveur
de nous rassembler au jour voulu el au point désigné d'avance? C'est ce
que nos deux compagnons de voyage nous apprirent bientôt.
On se rappelle sans doute que Piétri nous avait quittés à Koundou pour
nous précéder dans le Bélédougou, avec une escorte aussi réduite que
possible pour ne gèner en rien la rapidité de sa marche : Abdaramane,
Alpha Séga, un tirailleur et le fidèle Moussa l’accompagnaient seuls. Le
jeune chef de Bammako, sur les conseils duquel j'avais pris cette voie,
semblait rempli de confiance, et à Koundou, avec l’emphase particulière
aux noirs, il nous avait dit: « À partir d’ici, vous êtes chez moi ; je réponds
de vous et je me charge de vous mener sains et saufs à Bammako. »
C'était donc avec tranquillité et l’espoir d’arriver rapidement au but de son
voyage que Piétri s’enfonçail dans les pays bambaras. Cependant il com-
mença à s’apercevoir dès Ouoloni qu'Abdaramane avait considérablement
exagéré son influence, car il ne fut reconnu que difficilement par les
habitants, qui soulevèrent même quelques protestations à l’idée d'accueillir
mon envoyé. Le véritable maître du village était Baëri, fils du chef. Cet
épais sauvage, qui avait fait de copieuses libations de dolo dans la journée,
reçut fort rudement Alpha Séga et alla même jusqu’à proférer des menaces
240 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
contre les Tidiami‘ et leurs amis. Il logea Piétri dans une case mal famée,
où l’on avait l'habitude d'hospitaliser, de piller et souvent même de tuer
les rares Dioulas qui s'égaraient dans la contrée. Malheureusement, mon
interprète ne tint aucun compte de ses paroles et n'en informa pas mon
compagnon de voyage, espérant qu'elles provenaient simplement de son état
d'ivresse. Du reste, il se montra plus gracieux dans la soirée et fit même
‘un cadeau de lait et de volailles à Piétri, qui jugea à propos, dans la lettre
qu'il m'adressait, de me le recommander, comme le plus influent du vil-
lage. Ce n’est que plus tard qu'il apprit ces détails caractéristiques dont
nous aurions tous fait notre profit.
C'est sous l'impression qu'il venait de quitter un village ami que mon
officier continua sa route vers Guinina. Il avait réussi, non sans peine, à
trouver un guide qui le conduisit par la route que nous devions suivre
nous-mêmes quelques jours après. Elle serpentait tout d’abord à travers
une petite vallée, resserrée entre deux hauts massifs à pie, les monts Soufi
au sud, les monts de Koulicoro au nord; puis elle était limitée à son
origine par un col très élevé que le convoi, ainsi qu'on se le rappelle, avait
eu les plus grandes difficultés à franchir.
L'avant-garde n'arriva à Guinina qu'à midi. Comme d'habitude, Alpha
Séva et Abdaramane s'étaient détachés pour aller saluer le chef et lui
annoncer l’arrivée d'un blanc. On voyait peu de monde en dehors du tata;
quelques femmes puisaient de l'eau dans des puits assez profonds, et Piétri,
qui voulut leur demander à boire, les vit s'enfuir à son approche. Il dut
lancer lui-même au fond du puits la calebasse qui servait de seau et
puiser l’eau nécessaire pour se rafraichir et donner à boire à son cheval.
Alpha revint à ce moment avec plusieurs indigènes, qui s'empressèrent
d'apporter des vivres. Le chef de Guinina s'était, paraît-1l, montré tout
d'abord très réservé, et il avait fallu le témoignage de quatre habitants qui
avaient reconnu Abdaramane, pour qu'il fit bon accueil à la petite troupe.
Cependant, tout s'était terminé amicalement, et Alpha repartit bientôt
demander des guides pour les blanes qui arrivaient et qui se trouvaient en
ce moment à Ouoloni, Ces guides, désignés séance tenante, fixèrent eux-
mêmes le prix de leur voyage et partirent aussitôt pour Ouoloni.
Piétri passa laprès-midi à Guinina, entouré d'une foule curieuse et
bruyante, qui n'avait d’ailleurs aucune apparence hostile. Il put même
s'entrelenir avec plusieurs vieillards, dont lun lui parla de Mungo-Park,
1. Tidiani est le nom de la secte à laquelle appartenait El-Hadj Oumar et, par suite, est resté
le nom sous lequel on désigne les Toucouleurs de Ségou.
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 241
qui avait visité cette région en 1805 et dont le vieil indigène avait gardé le
souvenir. « Le blanc, dit-il, arriva ici très fatigué; il soutenait un autre
blanc malade de la fièvre. La vue de ces hommes à visage extraordinaire
fit peur aux premiers qui les rencontrèrent. Mais les principaux notables
s’avancèrent en dehors du tata et se portèrent au-devant des blancs. Ceux-ci
étaient assis sous un arbre ; l’un d'eux, couché, semblait mort. On leur
offrit du riz et du lait; eux, à leur tour, nous firent quelques cadeaux. Ils
dirent qu'ils venaient de l’ouest et qu'ils allaient voir le roi de Ségou.
Ils restèrent deux jours dans notre village et furent rejoints pendant ce
temps par six autres blancs, qui paraissaient tous bien malades. L'un d’eux
ne put partir avec les autres et mourut à quelque distance du village. »
Piétri quitta Guinina dans la soirée. 11 suivit un chemin un peu différent
de celui que nous devions prendre quelques jours après. Il traversa un
petit village à moitié ruiné, Sonsorobougou, et s’engagea ensuite dans un
bois de karités ou arbres à beurre, où beaucoup de femmes et d'enfants
élaient occupés à recueillir les fruits déjà tombés. Il se régala de ces fruits,
dont il mangeait pour la première fois.
Dio est à 8 kilomètres environ de Guinina. Abdaramane y était plus
connu qu'à Guinina, car, sitôt arrivé, il fut entouré et fêté par tous. La
considération dont il était l’objet rejallit sur les autres voyageurs, et le
chef donna à Piétri une grande case, commode et bien aérée, lui envoyant
d'abondantes provisions pour les hommes et les animaux. Les frères du
chef et les notables se montrèrent très empressés, apportant tous des
cadeaux en lait et en volailles. Une foule curieuse et sympathique entourait
notre ami; tous disaient qu'ils avaient entendu parler des blancs et qu’ils
voulaient être nos fidèles alliés. L'un des assistants serra chaleureusement
les mains de Piétri en lui disant qu'il était déjà son ami, mais qu'il voulait
être son frère. Et, pendant que ces protestations d'amitié étaient ainsi
prodiguées à mon officier, le chef et les notables, à l'insu d’Abdaramane,
complotaient l’attaque du convoi et le massacre des blancs! Les émissaires,
venus de Guisoumalé et de Guinina, étaient arrivés le soir même, annonçant
qu'un grand palabre avait été tenu au village de Daba et qu'on y avait
résolu la mort des blancs. Les espions bambaras, venus au-devant de la
mission au Ba-Oulé, avaient remarqué le grand nombre des bagages, la
faiblesse de l’escorte, le triste état de nos ânes et la petitesse de nos fusils.
Aussi avaient-ils conclu que rien ne serait plus aisé que de s'emparer de
ce riche convoi, que défendaient à peine quelques hommes armés de fusils,
des jouets d'enfants, et qui se disperseraient aux premiers coups de feu:
Il avait donc été décidé qu’on laisserait la mission s'engager tranquille-
16
242 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
ment dans le cœur du pays, puis qu'on profiterait d’une bonne occasion
pour lui dresser une formidable embuscade. Voilà ce que le chef de Dio et
ses notables venaient d'apprendre el pourquoi Piétri et ses compagnons
étaient reçus avec tant de cordialité. Il est difficile, après cela, de parler de
la bonne foi des nègres africains! De trop nombreux exemples, du reste,
ont prouvé combien la duplicité était un défaut inné chez ces barbares,
méfiants et cupides.
Le lendemain, 7 mai, la petite troupe était sur pied de bonne heure.
Piétri fit quelques menus cadeaux de verroteries à tous les braves gens
qui l'avaient si bien accueilli à Dio, promettant que je serais beaucoup
plus libéral que lui, puis il prit la route de Bammako. Abdaramane lui
avait promis qu'il verrait le Niger le jour même. Aussi, plus que jamais,
pressait-il l'allure de son cheval que ses hommes à pied avaient de la peine
à suivre. Il traversa le Ba-Oulé, ce ruisseau de Dio qui, quatre jours plus
tard, devait être le théâtre d’une lutte sanglante, s'arrêta quelques instants
aux villages de Makadiambougou, Nolobougou et Diokou, profitant de ces
haltes pour faire quelques relèvements et compléter ses notes. Alpha et
Abdaramance lui firent remarquer que ses gestes élaient épiés et le prièrent
de n'écrire que hors de la vue des indigènes. Ceux-e1 s’imaginent, lui
disait-on, que « vous jetez des sorts sur leurs villages, que vous empoi-
sonnez leurs puits, et craignent que vos gris-gris ne les fassent mourir
dans l’année ». Un pareil excès de croyances superstilieuses semblait
difficile à admettre, mais il fallait néanmoins se rendre à l'évidence. Ces
populations sont fétichistes, et Alpha montrait en route les arbres sacrés
sous lesquels s'accomplissent certains rites religieux, particulièrement la
circoncision.
Diokou était le dernier village du Bélédougou. Là, comme partout ailleurs,
Piétri fut entouré de curieux; l’un d’eux essayait de lui baragouiner quel-
ques mots d'anglais qu'il avait appris à Sierra-Leone. Le chef, arrivant
avec l’inévitable cadeau de lait, regretta qu'il ne s’arrètät pas plus long-
temps dans son village, mais dit qu'il espérait bien se montrer plus
hospitalier envers le chef de la mission, quand celui-ci passerait. Piétri
remercia ce brave homme qui, en effet, me reçut à coups de fusil, ainsi
qu'on l’a vu dans le chapitre précédent.
Mon compagnon de voyage continua son chemin avec la plus grande
rapidité. Il était neuf heures et demie, et Abdaramane lui promettait à
chaque instant qu'il verrait le Niger; mais les ondulations de terrain se
succédaient les unes aux autres
, et le grand fleuve n'apparaissait point.
À peu de distance de Diokou, on rencontra un ruisseau assez important,
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 243
qui allait encore jeter ses eaux dans le Ba-Oulé; ainsi on se trouvait à une
dizaine de kilomètres à peine du Niger et l’on n'avait pas encore rencontré
un seul affluent de ce grand fleuve. Le sentier montait beaucoup, les
accidents du sol devenaient de plus en plus accentués et l’on pénétrait dans
le massif montagneux qui sépare les bassins des deux grands fleuves du
Soudan oceidental. On s’engagea dans un col qui s’ouvrait sur la vallée du
Niger. Depuis Diokou, on était dans le Bammako, et plusieurs villages en
ruines attestaient que cet État n'était pas aussi florissant qu'on l'avait
affirmé. Cependant, Piétri rencontra plusieurs indigènes: c'étaient des
esclaves, des femmes chargées de fardeaux et des hommes armés. Tous
reconnaissaient Abdaramane et lui témoignaient le plus grand respeel; ils
venaient du marché de Bammako.
Le Niger ne se montrait pas encore, et Piétri commençait à désespérer de
le voir jamais. Vers midi, Abdaramane lui-même proposa de s’arrèter à
Khati, village autrefois peuplé mais ne contenant plus que trois habitants,
qui vinrent saluer Abdaramane et lui apporter des fruits de karité qui,
avec quelques morceaux de biscuit, formèrent tout le déjeuner des voya-
geurs. On repartit presque aussitôt après, car un orage menaçait, et l’im-
patience gagnait de plus en plus le jeune Maure qui, après sept ans
d'absence, ne se trouvait plus qu’à quelques kilomètres de sa ville natale.
Et puis, il tardait à tous de voir enfin cette immense vallée, ce grand
fleuve, cette ville qui était l'objet principal du voyage. Le sentier était
devenu difficile, les pentes de plus en plus rapides; le sol était parsemé de
cailloux ronds et ferrugineux. Il était évident qu'on approchait du sommet
de la ligne de partage des eaux; mais, en attendant, un nouveau rideau
d'arbres venait, à chaque exhaussement du sol, barrer la vue. Enfin,
vers quatre heures, Abdaramane, qui tenait la tête, s'arrêta tout d’un
coup. Piétri se trouva bientôt à ses côtés et il vit s’étaler devant ses
yeux un horizon immense, une vallée verdoyante s'étendant à perte de
vue et traversée par un long ruban, brillant et irrégulier, que tachaient
çà et là des points noirs, îles ou roches. C'était le Niger, qui venait du
sud-ouest et baignait le pied des hauteurs que franchissait en ce moment
la petite caravane.
« Et Bammako! » dit Piétri. Abdaramane montra l’est en répliquant :
« Bientôt nous y serons. » La pente qui menait au pied de la montagne
était très abrupte. Il fallut mettre pied à terre pour conduire les chevaux
par la bride, On descendit dans un joli vallon, à l'aspect des plus pitto-
resques; dans la verdure se cachait le coquet village de Soknafi. Trois
ruisseaux bien ombragés, sortant des flancs de la montagne, arrosaient ce
244 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
coin si frais de l'Afrique. Que n'existe-il de pareilles retraites aux environs
de nos comptoirs du Sénégal !
On fit une courte halte en cet endroit, car 1l fallait arriver à Bammako
avant le soir. Le vallon de Soknafi se termine par un précipice de plus
de 20 mètres de profondeur, où tombent en grondant les ruisseaux qui
l'arrosent '. Un sentier, pouvant à peine laisser passer un homme, en
longeait le bord. La petite troupe parvint dans la plaine, où elle n'avait
plus d'obstacles devant elle. Abdaramane marchait lentement. Enfin il
s'arrête, criant : « Bammako! voilà Bammako! » Piétri resta stupéfait. II
avait devant lui une longue muraille d'argile, semblable à toutes celles
qui servent d'enceinte aux villages bambaras. C'était un tata des plus
ordinaires, étalé silencieux et solitaire au milieu de la plaine, à un millier
de mètres des hauteurs abruptes qui, dans le pays, portent le nom de
monts de Bammako. Quoi! c'était là cette ville si vantée, ce marché si
renommé ! Où était done ce mouvement perpétuel qui entoure nos grandes
cités, celle animation que l’on trouve aux environs des centres commerciaux
les moins importants! Piétri regarda Abdaramane pour lui demander
comment il avait pu ainsi comparer sa ville natale à Saint-Louis, voire
même à Bakel. Mais il n’osa lui faire aucun reproche, car le Jeune chef,
comme le hibou de La Fontaine, aveuglé par l'amour maternel, était per-
suadé que Bammako était une merveille. I était tout souriant et montrait
avec complaisance une lerrasse qui émergeait un peu au-dessus des autres
cases. C'était sa maison, celte fameuse maison à étage, dont 1l nous avait
tant parlé et où nous rêvions de nous installer. Piétri était complètement
déçu. Comme nous tous, il avait rêvé une grande ville, animée, riche,
commerçante, et il se trouvait devant un gros village du Bélédougou. La
mauvaise humeur commençait à le gagner, et il demanda brusquement à
Abdaramane pourquoi on n’entrait pas tout de suite. « Je ne puis rentrer
avant le coucher du soleil, répondit-il; il est d'usage ici que tout homme
revenant d’un long voyage ne rentre pas avant la nuit. »
On ne se remiten marche qu’au bout d'une heure. En approchant du tata,
un grand nombre de jeunes garçons, vêtus de longs boubous blancs, vinrent
au-devant de la caravane ; c’étaient les circoncis de l’année. Abdaramane
fut vite reconnu, entouré, annoncé dans le village. À peine entré dans le
lata, la foule grossit de plus en plus compacte, car chacun voulait saluer le
voyageur. Ce fut bien pis encore quand il approcha de sa demeure. Avant
1. Je ne doute pas que Soknafi ne soit choisi plus tard comme sanilarium de notre nouveau poste
de Bammako, de même que le sommet de la montagne de Kita a déjà été choisi pour le même
objet aux environs de notre poste de Makadiambougou.
ha
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 245
d'entrer, il déchargea les deux coups de son fusil. Aussitôt des cris reten-
rent, les parents parurent sur le seuil de la porte; en même temps se
croisaient les exelamations les plus diverses et les plus bizarres, les griots
et les esclaves chantaient et dansaient, donnant les signes de la joie la plus
extravagante, Au milieu de tout ce tumulte, Piétri parvint enfin à mettre
pied à terre. Abdaramane le présenta à Karamakho Oulé, l’un de ses oncles,
qui l’accueillit avec le bissimilahi habituel. On l'introduisit dans la case,
où on lui apporta aussitôt des nattes; une jeune esclave se mit à l’éventer,
Yue de Bammako sur le Niger.
tandis qu’une autre, apportant une calebasse d'eau chaude, lavait les pieds
d'Abdaramane.
L'intérieur de Bammako ne répondait même pas à l'apparence extérieure
et au grand développement de l'enceinte. On y trouve de vastes terrains
vagues qui, à la saison d’hivernage, deviennent de véritables mares. Piétri
évalua à 1000 habitants au maximum la population de ce village.
Quoi qu'il en fût, il fallait s'occuper de l’arrivée prochaine de la mission,
et, dès les premiers moments, Abdaramane montra une activité extrême.
Le soir même de son arrivée, il alla voir ses parents et leur expliqua lon-
guement l'objet du voyage des blancs à Bammako. Piétri, toujours entouré
de curieux pendant ce temps, était confié spécialement aux soins d'une sœur
de son hôte, qui se montrait fort empressée et attentive à lui procurer tout
246 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS,
le bien-être qu'on peat trouver au Soudan. Cette jeune personne, belle fille
de seize ans, métisse de Maure et de nègre, portait, suivant la mode du
pays, un anneau d’or fixé à la cloison du nez ; elle avait un nom qu'on ne
se serait pas attendu à rencontrer sur les bords du Niger : elle s'appelait
Nana. Ajoutons que le frère du chef, l'homme le plus important de la ville,
s'appelait Titi.
Cependant Abdaramane continuait sa campagne en notre faveur, Malgré
l'évidence de ses démonstrations, il rencontra tout d'abord d'assez grandes
résistances, et il se heurta à une méfiance qui avait sa source dans les
idées superstitieuses des habitants et dans leur haine des Toucouleurs. Les
bruits les plus mensongers circulaient sur notre compte : nous n’arrivions
que pour faire le malheur de ce peuple et surtout de la famille d'Abdaramane.
Le lendemain même de son arrivée, Piétri voulut faire une promenade aux
environs du village et aller surtout examiner de près le Niger, qui coulait
à moins d’un kilomètre. En rentrant, il trouva toute la famille de son hôte
dans la désolation ; les mauvaises dispositions de quelques notables de Bam-
mako l'avaient effrayée, et elle se désespérait de l'arrivée des blanes qui
allait peut-être faire son malheur. I fallut toute l'éloquence du jeune Maure
pour faire comprendre à ses parents l'absurdité de leurs appréhensions.
Sans doute, tout le monde n’était pas encore convaineu, mais, avant le soir,
tous serangeraient à son opinion et comprendraient la nécessité de l'alliance
avec le Gouverneur du Sénégal.
Ce même jour, Piétri m'écrivit une lettre pour me renseigner sur litiné-
raire suivi et m'apprendre son arrivée à Bammako. Il conduisit lui-même
le courrier jusqu'en dehors des murailles. On se rappelle que j'étais en ce
moment à Guinina et que cette lettre ne me parvint pas.
Bammako était soumis nominalement aux Niaré, famille de Bambaras,
premiers maitres du pays. Mais depuis longtemps une famille de Maures s’y
était installée, s'était emparée de tout le commerce de la ville et avait fini
par devenir beaucoup plus riche même que les Niaré, qui ne vivaient du
reste que des droits ou cadeaux que voulaient bien leur donner les com-
merçants. Au moment où Piétri parvenait à Bammako, le chef nominal du
village, Biraman, était un pauvre hère qui s’effaçait complètement devant
son frère Titi, plus riche de quelque argent qu'il avait gagné dans un
voyage à Sierra-Leone. Titi employait consciencieusement tous ses revenus à
la fabrication du dolo et tout son temps à boire cette liqueur fermentée.
Il était presque toujours ivre et l’on ne pouvait guère lui parler que le matin
de bonne heure, alors qu'il n’avait pas encore commencé ses interminables
libations. Piétri lui demanda pourquoi il buvait ainsi ; ce chef lui répondit
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 247
que c’élait pour deux raisons : d’abord, parce que le dolo était bon, ensuite
parce qu'il tenait à prouver tous les jours qu'il n’était ni musulman, ni
sujet d'Ahmadou, l'islamisme et le sultan de Ségou défendant en effet de
boire du dolo. À part ce défaut engendré par un patriotisme exagéré, Titi
était un brave homme, facétieux à ses heures et dont le bonheur était, de
temps en temps, dé faire sentir aux Maures qu'après tout c'était lui qui com-
mandait à Bammako.
La famille de ces commerçants élait représentée par trois frères, dont
Karamakho Oulé était le moins âgé, mais le plus riche. C'était un grand
vieillard un peu maigre, très aimable, capable même d’une délicatesse de
sentiments inconnue dans le Soudan. Il avait bien vite compris tous les
avantages que son pays et sa famille pourraient relirer de l'installation des
Français à Bammako. Dès le lendemain de l’arrivée de Piétri, il le reçut
dans sa case et, après avoir entendu toutes ses explications sur nos projets
politiques et commerciaux, il lui avait promis que tout irait au mieux de
ses désirs et que nous serions satisfaits de notre voyage.
Le lendemain, 9 mai, ce fut le tour des deux frères. Mêmes palabres,
mêmes réponses; cependant, rien n’était encore fait, tant qu’on n'aurait
pas l’assentiment du chef. C'était, il est vrai, une simple formalité, mais
il fallut que Piétri s’y soumit et subit un long palabre, qui eut lieu le soir
même. Titi, entouré de tous les chefs du pays et d’une assistance nombreuse,
avait à côté de lui une grande calebasse remplie de dolo et une plus petite,
servant à puiser le liquide. Les salutations faites, il offrit à notre compatriote
une large rasade de sa mauvaise bière et se mit lui-même à boire à même
à la grande calebasse. Puis le palabre commença. Piétri développa le thème
ordinaire : notre désir était de nous allier aux Bambaras, en faisant avec
eux un traité de commerce et d'amitié; nous apportions non seulement la
richesse, mais aussi la paix et la sécurité, car les Toucouleurs n’oseraient
jamais s'attaquer à nos alliés. À mesure que Piétri parlait, Titi vidait cale-
basses sur calebasses, puis il répondit qu’il connaissait les blancs, qu'il était
allé à Sierra-Leone, qu'il savait combien ils étaient puissants et généreux.
Il se tourna vers les chefs et leur demanda à chacun leur avis, et s'adressant
à mon officier : « Tout le monde est d'accord ; nous ferons ce que voudront
les Maures. Qu'Abdaramane et Karamakho Oulé agissent comme ils l’en-
tendent : tout ce qu'ils feront sera bien fait. »
Piétri aurait voulu se retirer à ce moment, car tout était terminé, mais
Titi, que l'ivresse commençait à gagner, le retint et devint bavard. Il parla
des musulmans aux têtes rasées, de la haine des Bambaras contre leurs
féroces conquérants, et, devant l'assistance, qui rit jusqu'aux larmes, fit les
248 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
grimaces les plus risibles, les contorsions les plus grotesques, mimant ainsi
toutes les misères et les hontes que subissaient les sujets d'Ahmadou. De
temps en temps il criait comme dans un transport d'ivresse et en montrant
la direction de Ségou : « J'ai peur, mais je n'ai pas peur. » Ou bien: « Je
n'ai pas peur, mais j'ai peur. » Évidemment, le dolo commençait à agir
sérieusement. Piétri lui promit beaucoup de bons fusils pour qu’il n’eût
plus peur de personne.
Les négociations diplomatiques étaient done dans la meilleure voie et tout
serait allé pour le mieux si Alpha Séga n'était venu tout d’un coup annoncer
à Piétri que ses lettres de la veille et du matin n'étaient pas parvenues à
destination et que les courriers avaient été arrêtés en route. Le courrier
parti le dernier, qui était l'un des deux tirailleurs de la petite escorte,
rendit compte qu'il avait été arrêté et fouillé à Soknafi. On comprend sans
peine l'émotion de notre camarade, qui courut aussitôt se plaindre à Kara-
makho Oulé de cet acte d'hostilité. Le vieillard, pressé de questions, ne put
que répondre ceci: « Les gens de ce pays sont ignorants et ne savent pas
pourquoi les blancs sont venus à Bammako. Ici même toutes les méfiances
ne sont pas encore dissipées, et il ne faut pas s'étonner qu'on ait cru bien
faire à Soknafi en arrêtant un homme inconnu et porteur de papiers qui
leur font toujours peur. » Piétri était bien forcé d'admettre ces raisons qui
étaient d'ailleurs assez plausibles, mais il insista pour avoir le lendemain
un courrier sûr et que personne ne pût arrêter, ajoutant que, si l'on refusait
ce qu'il demandait, il serait obligé de partir lui-même pour me renseigner
sur les événements. Que de fois n’avons-nous pas entendu plus tard à Nango
notre ami regretter de n'avoir pas mis tout de suite sa menace à exécution !
Peut-être serait-il arrivé à Dio avant le combat et aurait-il pu guider la
mission par un chemin facile et rapide jusqu'au Niger ! Karamakho se
chargea de tout pour le lendemain. « J'enverrai, dit-il, mon fils, un fils
de Niaré et Abdaramane au-devant du capitaine. Ils lui porteront les lettres
et partiront demain matin. » Il dit ensuite à Piétri pour le rassurer : « Sois
donc tranquille, sois prudent et patient; de ton affaire je fais mon affaire. »
Et, les deux jours suivants, il lui promit de chercher dans le village la case
qui lui paraïîtrait convenir le mieux au futur résident, demandant comme
une faveur que cette case fût choisie parmi celles qui lui appartenaient.
Karamakho tint parole et, le lendemain, les trois hommes désignés par-
ürent à la rencontre du convoi, sous le prétexte d'aller examiner de près
les quatre espingoles, dont les habitants de Bammako s'étaient fait, paraît-
il, une effrayante idée. Le départ, malgré tous les efforts de Piétri, ne put
avoir lieu que dans l’après-midi. Celui-ci m'informait que les bruits les
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 249
plus singuliers couraient sur notre compte; que nous arrivions avec soixante
canons et toute une armée, que nous devions aller à Ségou pour donner
tous nos cadeaux à Ahmadou, que nous possédions une influence magi-
que, ete., ete. Mais, ce qui était plus grave : un courrier du Bélédougou était,
disait-on, venu demander par deux fois à Titi la permission de piller le
convoi, et le frère de Biraman lui avait répondu par des injures et même
des coups.
Voilà où l’on en était à Bammako le 10 mai, c’est-à-dire le jour même où
nous quittions Guinina et parvenions à Dio. Le lendemain matin, Piétri
était rejoint par Vallière, qui avait réussi complètement dans son exploration
de la vallée du Bakhoy ‘. Tous deux, inquiets de n’avoir aucunes nouvelles
du convoi depuis le 5, convinrent de venir à ma rencontre, si je n’arrivais
pas le lendemain. Le lendemain, j'arrivai, mais dans quel état! le désastre
était complet et tout allait nous manquer.
Tous ces détails, que Piétri nous donna dès notre arrivée à Bammako,
nous, montrèrent combien étaient vaines les espérances que nous avions
placées dans les secours attendus de cette ville et de ses habitants. Ils nous
expliquèrent de quel faible poids avait dû être l'intervention d’Abdaramane
et de sa famille dans les projets hostiles du Bélédougou. Toutefois, Bam-
mako pouvait être alors pour nous un lieu de refuge ; je le pensai du moins,
lorsque nous nous arrêtâmes sous le grand doubalel, situé à quelques pas
du tata et où mes compagnons avaient déjà établi leur bivouac. Nous n'avions
pas fermé l'œil depuis la nuit du 8 à Guinina, nos blessés étaient dans un
état affreux, quelques-uns ayant jusqu’à quatre ou cinq blessures. Un repos
nous était donc indispensable, et il nous eût été impossible de continuer
notre route dans la misérable situation où nous nous trouvions. Malheu-
reusement, les promesses d’Abdaramane ne se réalisèrent pas et nous fûmes
accueillis très froidement par la population de Bammako et spécialement
par les chefs militaires, Biraman Niaré et son frère Titi. La nouvelle de notre
pillage y était parvenue et l’on craignait de se compromettre aux yeux des
Béléris. Au salut que j'envoyai au chef dès mon arrivée, il fut répondu
textuellement ceci : « Il vous est arrivé un grand malheur, auquel je ne puis
porter remède ; tout ce que je puis faire, c’est de vous laisser partir avec
ce que vous possédez encore. »
Cette réponse n'avait que le mérite d'être claire; 1l ne nous restait plus
qu'à plier bagage au plus vite, si nous ne voulions pas nous livrer aux
Bambaras, qui ne devaient pas tarder à sortir de leurs montagnes pour
1. On trouvera dans les chapitres suivants le récit détaillé de la remarquable exploration du lieu-
tenant Valère par le Birgo et le Manding.
250 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
achever l'œuvre si bien commencée, J'étais certain d’ailleurs qu'il se trouvait
dans le tata des agents du Bélédougou, qui poussaient les chefs à nous
abandonner sans merci el qui avaient déjà réussi à changer leurs bonnes
dispositions en une hostililé contenue. Je rends justice dans celte circonstance
aux services rendus à la mission par la famille d’Abdaramane, qui pourvut
à la nourriture de loute ma troupe pendant mon séjour à Bammako ‘. Son
intervention nous procura dans ce village un répit de vingt-quatre heures, qui
nous permit de respirer un peu et de songer à l'avenir. Les renseignements
rapportés par Vallière de son expédition dans le Bakhoy me donnaient le
loisir d'examiner dès ce moment les moyens de fuir Bammako et le dangereux
voisinage du Bélédougou. La route que cet officier avait suivie depuis Kita
conduisait, par Mourgoula et Niagassola, sur le village de Nafadié, situé à
45 kilomètres au sud de Bammako, non loin des rives du Niger. Ce lieu,
bien qu'habité par des Malinkés, était soumis à l'influence d'Ahmadou,
dont les cavaliers menaçaient sans cesse cette partie du haut Djoliba. Il
s’en fallait que cette voie fût encore très sûre, car, pour nous rendre à Nafa-
dié, nous devions longer les montagnes du Manding, limite du Bélédougou,
trajet long et coupé de plusieurs ruisseaux difficiles. Toutefois, ce moyen
valait encore mieux que celui que nous avions agilé pendant quelque temps,
à savoir de nous emparer de vive force des deux ou trois pirogues que Piétri
avait trouvées à Bammakd et de nous rendre ensuite au barrage de Sotuba,
à 10 kilomètres vers l'est, d’où nous aurions pu nous embarquer pour Ségou.
C'élait un parti désespéré, auquel il ne fallait évidemment songer que dans
le cas d’une nouvelle attaque subite des Béléris.
La nuit du 12 au 15 s'écoula encore pour nous dans une inquiétude
mortelle. Piétriet Vallière, qui s'étaient chargés de veiller pendant que nous
reposions, conscients des dangers qui nous environnaient par les fatigues
des jours précédents, observaient d’un œil anxieux le tata, d'où ils crai-
enaient à tout instant de voir sortir nos hideux adversaires de Dio. Une fois
même, ils crurent les Bambaras sur nos traces, ayant remarqué que des
feux s'allumaient dans la montagne, qui auraient pu servir de signaux entre
les Béléris et les gens de Bammako. Il n'en était rien, heureusement pour
nous, car nos hommes, plongés dans le plus profond sommeil, auraient été
incapables de courir aux armes et de se défendre.
Au malin, nous commençons nos préparatifs pour quitter le bivouac.
Nos blessés, pansés tant bien que mal par Bayol et Tautain, sont installés
1. Nous apprimes plus {ard, à Nango, que les Maures avaient manifesté toute leur indignation
contre les auteurs du pillage. IIS défendirent à leurs amis et à leurs captifs, qui forment deux ou
trois villages du Bimmako, de rien acheter ni accepter de ce qui nous avait appartenu.
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 251
sur les chevaux et mulels, tandis que moi-même, admis à entretenir les
chefs et notables de Bammako, je me plains énergiquement de la perfidie
des Bambaras et leur prédis qu'avant peu leurs voisins seront punis pour
avoir attaqué et pillé les ambassadeurs que la France leur envoyait.
Nous partons à quatre heures, malgré les bruits hostiles qui nous sont
rapportés de plusieurs côtés à la fois. Nous prenons d’ailleurs les plus
grandes précautions : les tirailleurs, spahis et laptots, répartis en trois
groupes, encadrent les âniers et les blessés. Chaque homme possédait
encore une vingtaine de cartouches ; e’était peu, mais suffisant encore pour
résister à une nouvelle attaque des Béléris, car le terrain nous était beau-
coup plus favorable que dans le Bélédougou.- Nous longions le Niger à
2 kilomètres environ et n'avions ainsi à surveiller que notre flanc droit.
Nous possédions du reste un excellent guide, le propre fils du chef de
Nafadié, le seul qui eût osé accompagner Vallière jusqu’à Bammako, les
relations entre ces deux villages ayant été longtemps hostiles et s'étant
transformées peu à peu en une sorte de trêve tacite.
Nous nous arrêtons à dix heures du soir, après avoir franchi, sans avoir
élé inquiélés, trois ruisseaux où les Bambaras, favorisés par lépaisse végé-
tation des rives, auraient pu aisément nous dresser une dernière embus-
cade. Nous campons au milieu d’une clairière dans l'obscurité la plus pro-
fonde, pour ne pas indiquer par nos feux notre emplacement aux Béléris
qui pouvaient nous observer du sommet des hauteurs. Le lendemain,
14 mai, à quatre heures du matin, nous nous remettons en marche. Nous
sommes à Nafadié vers midi. La fatigue avait été grande après cette
marche forcée, faite de nuit et succédant à la retraite de Dio ; hommes et
animaux étaient rendus en s’arrêtant au bivouac.
Nous fûmes reçus cordialement à Nafadié; Vallière, lors de son passage,
y avait laissé d'excellents souvenirs; et le chef me parut tout d’abord très
bien disposé à nous fournir toutes les indications nécessaires pour conti-
nuer notre route dans la direction que nous choisirions. Je pensais dès ce
moment à me transporter sur la rive droite du Niger pour gagner la capi-
tale d'Ahmadou. Je savais que le sultan de Ségou possédait de ce côté une
ligne de villages bambaras qui lui étaient plus ou moins soumis ; mais il
y avait à craindre que les gens du Bélédougou, joints à ceux de Bammako,
irrilés de me voir passer chez leur ennemi irréconciliable, ne fissent tous
leurs efforts pour me couper la route du nord. Ce n'était pas la première
fois qu'ils auraient fait de semblables incursions sur la rive droite, où tous
les villages riverains favorisaient leurs opérations contre Ahmadou..
Cependant la mission se trouvait alors dans l’état le plus lamentable,
252 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
Nous n'avions plus ni munitions, ni cadeaux à offrir, ni vivres, ni médica-
ments. Quel serait, dans ces conditions, l’accueil fait désormais à ces
hommes blanes, aux vêtements en lambeaux, que suivait une escorte d’in-
digènes blessés, malades, déguenillés, désarmés, puisqu'ils ne possédaient
plus que quelques cartouches? Ce fut un moment solennel celui où, réunis-
sant mes compagnons de route dans une sorte de conseil de guerre, tenu
en vue des montagnes du Bélédougou, et à quelques pas à peine de nos
malheureux blessés, je proposai de franchir le Niger malgré notre dénà-
ment absolu et de continuer notre voyage vers Ségou.
Retourner en arrière, nous n'y songeñmes même pas. Quel déplorable
effet eût produit cette sorte de fuite sur des populations que nous venions
de traverser naguère en protecteurs! Il fallait, au contraire, malgré la ruine
et la perte de toutes nos ressources, redoubler d'énergie pour montrer aux
peuplades nègres que les gens du Bélédougou, si redoutés dans cette partie
du Soudan, ne pouvaient rien sur nous. Déjà, nous avions étonné tous les
habitants de ces contrées par notre marche audacieuse vers Bammako, à
travers ces Béléris, qui n'avaient pu nous entamer malgré leur immense
supériorité de nombre et auxquels nos armes à tir rapide avaient infligé
des pertes énormes. Il s'agissait done de conserver notre réputation intacte
et de continuer hardiment notre voyage sur Négou. Aux yeux des indigènes,
le parti le plus énergique est toujours le meilleur, et il est certain qu’en
regagnant précipitamment le Sénégal, après le pillage de Dio, nous aurions
porté un coup funeste à l’influence française, encore naissante dans ces
régions. Sans doute, nous allions entrer dans l'inconnu et nous livrer à
la discrétion du sultan de Ségou; mais, en reculant, nous compromettions
les résultats déjà obtenus et abandonnions la place à d’autres.
L'énergie et le patriotisme de mes officiers soutinrent ma proposition.
La marche en avant fut résolue.
En même temps, il était urgent de faire parvenir des renseignements
exacts à Saint-Louis. Le docteur Bayol, dont la mission spéciale pouvait
ètre considérée comme terminée, puisqu'il avait été impossible de le laisser
comme résident à Bammako, s'offrit pour accomplir ce voyage. L’explora-
on de Vallière dans la vallée du Bakhoy nous fut alors très utile. Non
seulement ses informations m'avaient permis de m'éclairer sur l’impor-
tance des contrées inconnues qu'il venait de visiter, mais encore elles
offraient à M. Bayol une voie sûre et déjà frayée pour atteindre Kita et de
là Bafoulabé. Vallière pui remettre au docteur une liste indiquant les villa-
ges qu'il trouverait sur son itinéraire, avec des renseignements sur les
distances séparant ces villages, sur les noms et les dispositions de leurs
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 253
chefs, etc. Je lui donnai pour guide l'interprète Sori lui-même, qui venait
d'achever ce voyage et s'était fait de nombreux amis parmi les habitants
des villages échelonnés entre Nafadié et Makadiambougou. M. Bayol choisit
en outre les hommes qui lui étaient nécessaires et l’un de nos meilleurs
chevaux; il se tint prêt à partir pour le lendemain.
Je m'occupai ensuite de préparer le départ du personnel d'äniers, qui
devenait de plus en plus encombrant. Il m'était impossible de traîner avec
moi Jusqu'à Sécou tous ces indigènes, qui formaient autant de bouches
inutiles et effrayaient, par leur aspect sauvage et misérable, les habitants
des villages où nous
passions. Ils s'étaient
montrés parfaitement
dévoués jusqu'alors et
J'avais souvent oblenu
d'eux, dans le difficile
et long trajet de Bakel
à Dio, des efforts que
l’on peut espérer ra-
rement des noirs sé-
négambiens. Plusieurs
avaient combattu avec
le plus grand courage
à nos côtés pendant là
journée du 11; quel-
ques-unsélaientmorts,
d’autres avaient élé
blessés. Je tenais done
à acheminer ceux qui ENST UE Enr
me restaient vers les
posles du haut fleuve, de manière à leur éviter tout accident en route;
je les mis sous la conduite de Thiama et de Silman, qui devaient marcher
sur les talons du docteur Bayol. Avant leur départ, je les réunis et les
remerciai, en les assurant que le gouverneur, à qui j'écrivais à leur sujet,
reconnaitrait et récompenserait largement leurs services. Beaucoup de ces
braves gens voulaient me suivre, mais je ne pus y consentir.
Je ne voulus pas me séparer des spahis et des tirailleurs, réduits à un
bien petit nombre par les balles des Bambaras. Leur qualité de soldats fran-
çais, leur répugnance à m'abandonner après leur brillante conduite à Dio
et surtout la possibilité d’une nouvelle attaque sur la rive droite, me déter-
254 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
minèrent à conserver auprès de moi ces auxiliaires dévoués. Je gardai éga-
lement les laptots: ces enfants de Saint-Louis avaient formé, pendant toute
l'expédition, un groupe à part dirigé par le patron Samba Ouri, qui comp-
tait parmi eux plusieurs de ses parents; ils s'étaient très bien comportés
à l'attaque du convoi, et les meilleurs d’entre eux avaient succombé.
Je remis à Bayol, avant son départ, un rapport succinct sur l’affaire de
Dio, destiné au gouverneur, lui recommandant en outre de prendre à Bafou-
labé des dispositions pour nous faire parvenir le plus rapidement possible
les objets qui nous étaient le plus indispensables et spécialement des médi-
caments. Toute notre pharmacie consistait en une trentaine de grammes de
quinine, et nous étions déjà dans la saison d'hivernage. Rarement voyageurs
avaient été réduits à une pareille misère.
Nous nous éloignämes de Nafadié le 15, vers neuf heures du matin. Il
importait de ne pas perdre de temps : un homme du village, qui était allé
chasser dans la direction de Bammako, nous avertissait que les Béléris
s'approchaient pour s'opposer à notre marche vers la rive droite du Niger :
déjà le tam-tam de guerre avait retenti et les gens du village s'empres-
saient de rassembler leurs troupeaux et de se renfermer dans leur tata.
Vers onze heures, nous étions au village de Djoliba, situé à deux ou
trois kilomètres à peine du fleuve; Bayol, suivi de près par les äniers,
avais pris la route de Kita. J’emmenai avee moi les blessés, malgré leur
désir de rester à Nafadié, où je ne les jugeais pas en sûreté. Ceux qui ne
pouvaient supporter la marche à cheval avaient été installés sur des bran-
cards el étaient transportés par leurs camarades. Piétri et Alassane
m'avaient précédé à Djoliba pour préparer, dans la journée même, notre
passage sur la rive droite. Le chef du village avait affirmé à mon envoyé
que nous pourrions franchir le fleuve dès notre arrivée; mais il n’en fut
rien, et ce Malinké semblait vouloir nous retenir jusqu’au lendemain. Ce
retard nuisait à notre rapidité, qui nous avait seule sauvés jusqu'alors; les
Bambaras devaient être en ce moment à notre poursuite. Je m'abouchaï
donc directement avec les somonos ou passeurs qui, au prix considérable
de deux fusils à pierre, s'engagèrent à nous transporter de l’autre côté
du Niger.
Une heure de route à travers une grande plaine herbeuse, inondée en
hivernage, nous amena enfin aux bords du grand fleuve du Soudan.
Ici commence la deuxième partie de notre voyage. Nous en avons fini
avec les populations fétichistes, les Malinkés et les Bambaras, et nous allons
entrer chez les Toucouleurs, fervents adeptes de l’islamisme. Nos épreuves
ne sont pas terminées pour cela, et l'hospitalité d’Ahmadou, l’ombrageux
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 5
Lo
Dh)
sullan de Ségou, va souvent nous faire regretter le parti que nous avions
pris de franchir le Niger et de pénétrer dans ses États. Toutefois, avant de
continuer notre récit, 11 nous semble utile de donner la parole au licute-
Alassane et Thramde
nant Vallière qui, comme on se le rappelle, s'était séparé de la mission à
Kita dans le but d'explorer la vallée du Bakhoy. On remarquera l'impor-
fance toute particulière de ce voyage, accompli dans une région qu'aucun
Européen n'avait encore visitée et qui a servi à indiquer la véritable voie à
suivre par la route commerciale projetée vers le Niger.
CHAPITRE XIV
EXPLORATION DU LIEUTENANT VALLIÈRE DANS LE BIRGO
ET LE MANDING
Personnel indigène emmené par VYallière. — Séjour à Goubanko. — Aventüres de Khoumo. —
Bivouac au bord du Bammako. — Défilé de Sitakoto. — Mourgoula et l'almamy Abdallah. —
Fortifications de cette place toucouleur,
Le 27 avril, au réveil, la plus grande activité régnait dans le camp.
Après un repos de dix jours, la marche vers le Niger allait être reprise, et
chacun hâtait ses préparatifs. Pendant que le convoi principal se rassem-
blait, mon modeste détachement s’organisait à l'écart. À six heures préei-
ses, après avoir serré une dernière fois la main de mes compagnons, je pris
la route de Mourgoula à la tête de ma petite troupe. Au même instant, le
gros de l'expédition s’ébranlait et se dirigeait à l’est par la route de Ban-
gassi; je le suivis quelque temps des yeux avec un serrement de cœur
involontaire et, lorsque tout le convoi eut disparu dans l'immense nuage
de poussière qu'il soulevait, mes pensées se retournèrent vers l'objet de
mon voyaue.
Pourquoi ne pas l'avouer? Malgré le regret de me séparer de mes cama-
rades, j'éprouvais la satisfaction, un peu puérile peut-être, mais réelle,
que ressent tout voyageur en abordant une terre inconnue. J’allais entrer
le premier dans une région inexplorée, je connaîtrais des peuplades sur
lesquelles planait encore un certain mystère. Que de choses nouvelles
j'allais voir!
Cependant, nous eûmes bientôt gagné le pied des collines qui bornent la
plaine de Kita au sud-est, Le chef de la mission avait composé mon escorte
avec le plus grand soin. Sori, l'interprète, était un Bambara, ancien cuisi-
nier du gouverneur el très honnête homme; conduit en France dans sa
jeunesse par un négociant de Saint-Louis, ce voyage lui avait appris à
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 297
aimer et à respecter les Français; il possédait d’ailleurs très bien les
langues bambara, peul et malinké. Sori emmenait un de ses anciens marmi-
tons, bonhomme de quatorze ans, aussi intelligent que mauvais sujet; on
l’appelait Baba, mais ce nom, cher aux gourmands, n’a, dans ce pays,
aucune origine culinaire; il est très répandu dans le Fouta. Durant l’expé-
dition, j'avais pu juger des talents de ce jeune garçon. Étant un jour
d'avant-garde, il avait,
à ma grande satisfac-
tion, égorgé, plumé et
fait rôtir un poulet
en quelques minutes.
Cette opération méri-
Loire, menée si rapi-
dement à si bonne fin,
l'avait fait prendre en
haute estime, et il n’é-
tait certes pas le moin-
dre personnage du con-
voi. Bénis, caporal de
üralleurs, était un
vieux militaire mé-
daillé, ayant fait ses
preuves. On pouvait
compiler sur son dé-
- vouement ; 1l comman-
dait à un seul tirail-
leur: Moro Dialo, jeune
Ouassoulounké, très
intelligent, qui avait
l'art de comprendre Moro Dialo, type ouassoulounké.
au simple geste; bien
qu'ignorant la langue française, c’était un domestique satisfaisant, Quant
aux muletiers, c’étaient également des hommes de choix. Avec un pareil
personnel, je partais plein de confiance.
Les instructions du capitaine Gallieni étaient bien présentes à mon esprit
et quoiqu'elles ne continssent que des prescriptions d’une exécution facile,
il ne fallait pas se dissimuler que nous allions nous trouver en face de
populations d’une extrème défiance, qui pouvaient prendre ombrage de nos
plus simples actions et s’effrayer de nos moindres paroles. En outre, les
17
258 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS,
contrées que nous devions traverser n'obéissaient pas lôutes aux mêmes
chefs; il existait même des divisions profondes entre pays voisins, et, en
passant parmi toutes ces peuplades ennemies les unes des autres, j'aurais
sans doute à changer souvent d’attitude et de langage, tant pour éviter tout
danger que pour laisser de bons souvenirs après nous.
La route de Mourgoula, en quittant la plaine de Kita, gravit une pente
pierreuse, assez abrupte, donnant accès au plateau de Goubanko. Ce village,
disait-on, était encore à six ou sept kilomètres en avant ; c'était là une étape
trop courte et je me proposais d'aller chercher au delà quelque bon campe-
ment, mais l'individu qui seul pouvait nous renseigner, Khoumo, ne nous
avait pas encore rejoints.
Khoumo était un prétendu fils du chef manding de Niagassola, que le
chef de la mission avait pris au bataillon de tirailleurs sénégalais afin de
nous faciliter le passage dans le haut Bakhoy. La mission principale ne
prenant plus cette voie, on avait attaché l'ex-tirailleur à notre exploration,
où sa connaissance du pays, ses relations et sa qualité de fils d’un chef
important pouvaient être des plus utiles. Bien qu'il nous eût causé quel-
ques soucis, à Médine, par la violence de son caractère, nous le considérions
comme un auxiliaire utile.
Lorsque Khoumo nous rejoignit, il m'apprit que, le premier campement
après Goubanko étant très éloigné, nous devions nous résigner à passer la
journée à ce village. C'était une perte de temps, mais j'en fus vite consolé
en songeant que j'y gagnais une bonne soirée intime avec le capitaine
Gallieni, qui devait venir le jour même conférer avec les chefs ennemis de
Tokonta.
Vers sept heures, nous cheminions dans la magnifique forêt qui précède
la plaine de Goubanko. L'étroit sentier, sablonneux, serpentait à l'ombre de
très beaux karités et nous permettait une marche rapide. Soudain, nous
aperçümes un jeune indigène, armé de son fusil, debout, nous barrant le
passage. Ce n’était qu'une sentinelle, chargée d'aller prévenir le village de
l'arrivée des blancs. Quelques instants plus tard, la forêt s'éclaireit et fit
place à une plaine fertile, traversée par un petit cours d’eau bordé d’une
épaisse végétation, et entourée de collines basses et boisées ; vers le centre,
on distinguait les lignes régulières d’un tata : c'était Goubanko.
En moins d’une demi-heure nous arrivions devant la porte principale de
ce village; je la franchis aussitôt au trot de mon cheval, à la grande stupé-
faction d'un groupe d'hommes qui semblaient la garder et vouloir s'opposer
à mon entrée immédiate. L'un de ces individus fut requis par Sori pour
nous conduire auprès du chef, et au bout de quelques minutes de marche
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 259
à travers des ruelles étroites et tortueuses, nous étions en présence de plu-
sieurs vieillards accroupis. En échangeant les poignées de main d'usage,
je remarquai que ces pauvres gens étaient aveugles et que leur grand âge
leur retirait Jusqu'à la faculté de parler; il fallut, en conséquence, engager
la conversation avec un homme plus jeune, un fils sans doute, assis au
milieu d'eux. J’expliquai donc à ce dernier que « j'étais simplement de
passage, allant vers le Niger, et que le chef blanc qu'ils attendaient vien-
drait dans la soirée les entretenir de leur différend avec Tokonta ; ils verraient
alors combien on les avait trompés sur le compte des Français; nous étions
des hommes de paix et ils pouvaient être sûrs que tous nos efforts tendraient
à les réconcilier avec les gens de Kita ». Le jeune homme remercia très
simplement, et les vieillards balbutièrent également quelques paroles con-
fuses de reconnaissance; Je pris aussitôt congé et allai rejoindre l’escorte
déjà campée sous un bel arbre, situé sur la route de Mourgoula.
Durant cette courte visile, j'avais été frappé de la pureté de traits des
visages des chefs, de la faible coloration de leur peau et de la dignité de
leur maintien; de même, dans la rue, les enfants m’avaient paru très
jolis; enfin, notre passage, au lieu de soulever cette curiosité bruyante
et incommode que nous rencontrions partout, avait provoqué un éton-
nement, marqué seulement par un empressement plein de réserve;
évidemment c'était là une population digne de fixer l'attention. D'ailleurs,
la situation politique étrange de ce village, luttant seul contre ses voi-
sins acharnés à sa perte, excitait vivement mon intérêt. J’envoyai donc
Sori aux renseignements et j'examinai de mon mieux Goubanko et ses
alentours.
Le tata est composé de deux rectangles, accolés par un de leurs sommets
et communiquant entre eux. Sans nul doute, il n’y avait eu d’abord qu'un
seul rectangle, mais, la population augmentant, on avait dû créer une
deuxième enceinte pour contenir les nouveaux arrivants. On avait alors
abattu un coin de l’ancienne muraille, et construit la nouvelle en copiant la
forme existante, de sorte que le tracé était devenu un octogone irrégulier,
présentant deux grands rentrants, espèces de tenailles au fond desquelles
sont pratiquées des portes. L'entrée principale, moins bien placée que ces
dernières, fait face au nord; ses abords ne sont pas flanqués, mais les gens
de Goubanko ont suppléé à ce manque de flanquement de la façon la plus
ingénieuse. Une grosse tour carrée de 35 mètres de côté, surmontée d’un
toit pointu, a été construite à quelques mètres en arrière du front de la
muraille ; à droite et à gauche, deux abris rectangulaires, recouverts d’un
toit en terre durcie, à l’épreuve de la balle, relient la tour et le mur d’en-
260 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
ceinte et créent ainsi, en avant de la porte, un étroit couloir de 2 mètres
environ de largeur.
Les défenseurs placés dans ces sortes de caponnières peuvent tirer et
dans le couloir et dans la tour. Les portes donnant accès dans la tour et
permettant d'aller de l'extérieur à l’intérieur du village ne sont pas
ouvertes lune vis-à-vis de l’autre; cette disposition, faite pour arrêter l'élan
de l’assaillant, oblige à changer de direction à droite pour pénétrer dans
l'enceinte. Enfin l'entrée extérieure est elle-même masquée par un tam-
bour en saillie sur le front de la fortification, ne laissant qu'un étroit pas-
sage sur le côté, à peine praticable à un cavalier. Cet ensemble de dispo-
silions défensives dénote réellement de l'intelligence et de la réflexion chez
son auteur. Quant à la muraille du tata, elle ne présente rien d’excep-
tionnel : comme toutes ces sortes de constructions, elle est en argile
durcie, avec une coudée d'épaisseur à la base et 2",90 à 5 mètres de hau-
teur; son périmètre total peut avoir S00 mètres ; des tours élevées de loin en
loin et légèrement en saillie sur le mur assurent le flanquement et per-
meltent à des guelleurs, juchés sur de grossiers échafaudages, de sur-
veiller au loin la plaine. On sait comment se défendent ces fortifications :
les défenseurs placés derrière l'enceinte et dans les tours percent à hau-
teur d'appui de petits trous ronds pour donner passage aux canons des
fusils, et cherchent par leur feu à tenir l'ennemi loin des murailles. Si
l'enceinte est forcée, la première ligne des cases en constitue une nouvelle
non moins solide; mais les armées indigènes sont à peu près dépourvues
de moyens d'attaque, et il est fort rare qu'un lata bien défendu soit enlevé
autrement que par le blocus et la trahison ; les quelques assauts que lon
cite ont tous été très meurtriers. Goubanko est habilement placé dans une
boucle du ruisseau le Farako, qui sert ainsi de fossé sur les faces est et
sud ; les deux autres côtés sont également protégés par une dépression,
sans doute pleine d'eau en hivernage, où sont creusés de nombreux puits
entourés de pelits jardins gardés par des palissades; en outre, la lerre
ayant servi aux constructions a été prise au pied de la muraille, et il en est
résullé de profondes excavations qui forment de sérieux obstacles aux
abords. On voit, par cet aperçu, que les habitants de ce village ont mis un
certain art à couvrir leurs personnes et leurs biens contre les attaques de
leurs nombreux ennemis.
À l'intérieur, les habitations se pressent les unes contre les autres, en ne
laissant entre elles que des ruelles étroites et tortueuses ; les cases sont en
général composées d’un mur de terre circulaire, surmonté d'un toit conique
de paille; cependant on y voit quelques constructions rectangulaires avec
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 261
argamasses dans le genre de ce qui se fait à Bakel. Chaque particulier
entoure les deux ou trois cases qu'il possède d’une enceinte de terre ; cet
usage a transformé le village en un véritable dédale de murs et de passages
où les étrangers ne peuvent se retrouver. Un assaut livré au milieu d’un
pareil amas d'obstacles coûterait certainement beaucoup d'hommes à
l'assaillant; il est vrai, d'autre part, que la défense manquerait d'ensemble
et serait pour ainsi dire disloquée.
On doit done compter que Goubanko, avec son millier d'habitants
d'aspect énergique et en apparence bien disciplinés, est un très fort village
en face d’une armée noire; mais ceux qui l'ont fortifié ne pouvaient se
préoccuper des effets de l’artillerie européenne, qu’ils ignoraient, et ils
ont placé leur tata à 400 mètres environ d’une colline de 50 mètres d’élé-
valion; cette circonstance mettrait les défenseurs dans limpossibilité de
résister victorieusement à une troupe pourvue de canons et de fusils à
longue portée.
Le nombre des curieux qui nous avaient entourés à notre arrivée avail
considérablement grossi, mais tous ces individus, bien que très vivement
intrigués à la vue des différents objets que Baba et Moro sortaient des can-
lines, conservaient une attitude réservée, presque respectueuse. Quelques
jeunes gens, s'étant montrés trop turbulents, avaient été aussitôt répri-
mandés par les hommes plus âgés. C'étaient là des habitudes bien diffé-
rentes de celles que nous avions constatées jusqu'alors chez les indigènes
de ces contrées.
Un autre fait digne de remarque était l'extrême variété des types de la
foule des curieux qui nous entourèrent. Les uns avaient la tête ronde, les
cheveux crépus et la teinte foncée des noirs du bas Sénégal; les autres
étaient de purs Malinkés, avec le bonnet jaune de rigueur, les tatouages et
les longues mèches de cheveux; enfin les plus nombreux avaient le profil
aquilin et distingué du Peul, son beau regard et ses formes élégantes.
Tous ces hommes d'origines si diverses parlaient cependant le même lan-
gage malinké.
Les habitants de Goubanko, qui avaient lutté avec courage contre To-
konta et l’almamy de Mourgoula', se considèrent comme indépendants. Ils
ont organisé leur gouvernement d'une facon assez singulière. Les intérêts
du village sont discutés dans des palabres où chaque homme libre a la
parole, puis les chefs des quelques familles le plus anciennement respec-
tées prennent, après une nouvelle délibération, des décisions qui sont
4. Voir chapitre VII.
262 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
vénéralement exécutées sans soulever de protestations. Ce semblant de con-
stitution a donné des résultats excellents : on a vu en effet des hommes de
nationalités diverses acquérir l'union et la discipline nécessaires pour
lutter avec avantage contre des ennemis acharnés et puissants. Toutefois il
est permis de supposer, surtout en face de l’état de barbarie de ce peuple,
que la certitude de trouver un vainqueur implacable après la défaite a plus
fait pour les encourager dans la lutte que le sentiment purement patrio-
tique.
Cependant la journée s’écoulait rapidement et il fallait assurer le départ
du lendemain. Je fis appeler Khoumo. Cet homme avait eu toute la journée
une attitude des plus singulières ; il allait et venait du camp au village, en
proie à une vérilable agitation. J'avais observé ses allures étranges, mais
je les attribuais à l’émotion de se voir enfin en route pour son pays. Il
m'appril que nous n'élions qu'à deux journées de marche indigène de
Mourgoula ; je devais dès lors compter sur trois bonnes étapes. La route
élait bien frayée, mais nous ne devions attendre aucune ressource des
villages, car Siracoro, le premier que nous rencontrerions, était lui-même
situé aux portes de la capitale du Birgo; notre première halte serait sur
les bords du Bammako, petite rivière fournissant abondamment une eau
excellente. Les ordres furent donnés en conséquence et je prévins Khoumo
qu'élant notre seul guide il devait se trouver avec nous à cheval, le len-
demain au point du jour.
Quelle ne fut pas ma surprise lorsqu'il refusa net d’être au rendez-
vous! À quel mobile obéissait done cet individu, que nous avions comblé
de faveurs? Je lui reprochai son refus et lui rappelai l'engagement solen-
nel qu'il avait pris devant le chef de la mission de me conduire à Niagas-
sola, I'agissait en homme sans foi, en nous abandonnant ainsi dans une
circonstance où nous ne pouvions trouver d'autre guide, Je terminais en le
menaçant de dénoncer partout son indigne conduite et de lui enlever les
armes et le cheval que nous lui avions donnés. Ce dernier argument parut
surtout le toucher et il promit tout ce que je voulus.
A la nuit tombante, le capitaine Gallieni, suivi de quatre spahis et de
l'interprète Alpha Séga, entra dans notre campement. Peu de temps après,
nous étions assis devant toute la population masculine du village, et le
palabre où devaient se régler les affaires avec Kita commença. Je n’en par-
lerai que pour dire que la vue de cette foule d'hommes de tous les âges,
écoutant gravement les orateurs, était des plus saisissantes. La nuit était
venue, et nous n'étions plus éclairés que par la pâle clarté des étoiles et
les lueurs bleuâtres qui s'échappaient des cheminées des deux fourneaux
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 265
de forges situés près de nous. Cette lumière blafarde, se reflétant sur tous
ces visages aux lignes heurtées, donnait à la scène un aspect réellement
fantastique. D'autre part, il me semble qu'il y avait quelque chose de
grand dans ce spectacle d’un homme blanc en face de ce millier de sau-
vages accroupis, et leur parlant des avantages de l'union, de la solidarité
et de la paix. Que se passait-il dans ces âmes barbares en entendant ce
langage ? La lumière allait-elle se faire dans ces esprits obscurcis par l’igno-
rance ? J’eus un moment de foi entière et, me laissant aller au courant de
mes pensées, Je vis, comme dans un rêve, cette race noire infortunée,
perdant son aveuglement, comprenant sa malheureuse condition, renoncer
enfin à ses haines sauvages et écouter la voix de la civilisation qui lui
parlait par une bouche française. Aujourd'hui, mieux instruit par les évé-
nements, J'ai peine à comprendre cet élan enthousiaste d’un instant.
Le palabre s’interrompit bientôt. On ne pouvait prendre aucune décision
sans l’avis des vieillards, et une nouvelle réunion serait nécessaire le lende-
main. Nous connaissions assez la lenteur des indigènes pour n’éprouver
aucune surprise de cet ajournement. Quelques moments après, nous
dinions gaiement, le capitaine et moi, confiants l’un et l’autre dans la
bonne réussite de la mission. Je lui fis connaître toutefois les ennuis que
Khoumo m'avait causés et le priai de renouveler les reproches que j'avais
dù lui faire; le pauvre garçon les reçut tout confus et se retira l'oreille
basse.
Le lendemain matin, après une bonne nuit passée sous le gros figuier
qui nous servait d’abri, nous échangions les derniers adieux et nous nous
préparions à prendre la route de Mourgoula; mais Khoumo n’était pas au
rendez-vous. Il fallut alors chercher un nouveau guide, et les gens de Gou-
banko se souciaient peu de s'engager sur le territoire de l’almamy. Enfin,
un Birgo, hardi chasseur, voulut bien, moyennant une forte récompense,
nous conduire Jusqu'à la rivière de Bammako. Peu après, nous cheminions
sur un large sentier à travers des terres cultivées.
La route de Mourgoula, après avoir franchi des terrains cultivés, se con-
tinue dans un ravin au fond duquel coule un petit ruisseau, affluent du
Farako ; elle longe quelque temps ce dernier cours d’eau, puis, devenue
très praticable, elle s'enfonce dans une vaste et belle forèt qui couvre au
loin le pays.
Nous marchions paisiblement au milieu du plus profond silence ; aucun
4. Au moment où nous écrivions ces lignes, nous étions encore sous l'impression fâcheuse que
l'attaque des Bambaras à Dio nous avait donnée contre ces populations sauvages.
264 VOYAGE AU SOUNAN FRANCAIS,
cri d'être vivant, aucun son ne venaient frapper nos oreilles. Le matin,
avant que le soleil ait allumé tous ses feux, ces solitudes africaines im-
pressionnent vivement ; il semble à l'Européen, habitué à l'animation et
au bruit, qu'il traverse une terre morte. Toul à coup, le galop d’un cheval
se fit entendre en arrière el peu après un spahi me remit une lettre;
c'était un mot du capitaine, donnant l’explication des allures énigma-
tiques de maitre Khoumo. Durant notre séjour à Kita, il avait séduit et
enlevé deux jeunes femmes, et, le jour du départ, les avait cachées dans Gou-
banko; il venait de quitter ce dernier village avec elles, allant dans notre
direction. Cette mauvaise action créait des embarras au chef de la mission,
qui se voyait assailli de réclamations de la part des gens de Makadiam-
bougou; en conséquence, il me preserivait de lui renvoyer les deux femmes
si je les rencontrais, en les confiant au spahi el à un homme du pays qui
l’accompagnait. I y avait là, en effet, un Birgo que je n'avais pas encore
aperçu, qui nous dit que Khoumo et ses complices allaient arriver. Cinq
minutes ne s'étaient pas écoulées que chacun partit d'un grand éclat de
rire; Khoumo débouchait de la forêt dans l'équipage le plus burlesque.
Il arrivait au pelit trot de son cheval, ayant une femme devant lui et
l'autre derrière ; sa vilaine figure, rendue soucieuse à notre aspeet, eri-
maçait comiquement sous un vaste chapeau de paille, entre les visages niai-
sement étonnés de ses deux compagnes. Sa pauvre bête, les flancs battus
par les six jambes de ses trois cavaliers, soufflait bruyamment et semblait
protester contre la charge énorme dont on l’accablait. Lorsque notre homme
fut près de nous, je lui ordonnai de mettre pied à terre; il s'exécuta tout
interdit, puis il descendit, avec les précautions les plus délicates, les deux
singulières Hélènes, absolument stupéfaites de tout ce qui arrivait. Je dis
alors à Khoumo : « Tu es un voleur, tu as pris ces deux femmes à leur
mari el, en outre, tu as indignement trompé nolre confiance en commet
tant un acte qui pouvait jeter la défaveur sur les Français, tes bienfaiteurs;
Lu vas immédiatement remettre ces malheureuses au spahi, qui les ramè-
nera au capitaine. » Mais cette conclusion était loin de satisfaire Khoumo ;
il m'expliqua qu'il n'avait pas volé ces deux femmes. IT aimait éperdu-
ment la première, Aïssé; quant à la deuxième, elle avait conçu pour lui
un attachement si profond qu'elle avait voulu le suivre malgré loutes ses
remontrances. Il était du reste bien risible en racontant ces choses ; la
nature marâtre l'avait doté d’un physique peu fait pour remuer ainsi les
cœurs, et certains paquets de guinées et de calicot que J'apercevais entre
les mains de ses victimes indiquaient que leur fugue n'avait pas eu seule-
ment l’amour pour cause. Je donnai l'ordre au spahi de se saisir puremen
Retour de Khoumo.
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 967
et simplement des femmes. L'une d'elles se mit alors à pleurer, disant
qu'elle serait horriblement battue par son mari ; quant à l’autre, absolu-
ment inconsciente de tout ce qui se faisait, elle paraissait presque heureuse
d'être ainsi sur un grand cheval avec un bel homme tout habillé de rouge.
Au moment où le cavalier tournait bride, notre ravisseur, sortant tout à
coup de son abattement, se mit à protester : « Les femmes, disait-il, ne
partiraient pas sans lui ; il voulait savoir ce qu'elles deviendraient, et per-
sonne au monde ne pouvait lui prendre son bien, » etc... Son ton deve-
nait même menaçant. Je lui ordonnai tranquillement de rester avec nous,
comme c'était son devoir, et tâchai de lui faire entendre que, s’il retournait
en arrière, les gens de Kita lui feraient un mauvais parti. Il pouvait être
sûr, au surplus, que le capitaine Gallieni ne voudrait pas le recevoir; enfin
je le prévins qu’à la moindre violence je le ferais amarrer par les tirail-
leurs. Puis, sur un signe, je fis partir le spahi, le Birgo et les femmes.
Khoumo, au moment où le groupe disparut, se mit à appeler : Aïssé!
Aïssé! d’une voix déchirante; mais malgré ses lamentations on pouvait
voir que sa douleur n'était que celle d’un voleur qui se voit arracher sa
proie.
Cette aventure nous avait beaucoup attardés, et le soleil commençait
à nous piquer de ses chauds rayons; il fallait partir. En conséquence,
Khoumo fut placé, malgré ses cris, en tête avec le guide, et notre petite
caravane reprit sa route. Cinq minutes après, j'entendais une voix Joyeuse
devant nous; c'était celle du ravisseur qui, paraissant avoir tout oublié,
expliquait à Sori que j'avais très bien agi, et il convenait de sa sottise.
Il était neuf heures passées et la chaleur devenait intolérable lorsque enfin
nous aperçûmes devant nous, au fond d’une légère dépression, un haut
rideau de verdure sombre et épaisse, dissimulant un cours d’eau. Bientôt,
nous arrivions à un élroit passage, pratiqué sous une voûte de branchages
qui nous obligeaient à nous courber sur le dos des chevaux. La vue des
eaux claires et peu profondes de la petite rivière de Bammako et l’aspect
des arceaux verdoyants et touffus qui couvraient nos têles, nous causaient
une impression de fraicheur bien agréable. Je campai sous l'ombre épaisse
d’arbustes en fleur, tandis que les hommes, dont les crânes étaient moins
sensibles, allaient se placer, à quelques pas, sous un arbre presque dépourvu
de feuilles. Sori me fit alors remarquer que Khoumo n'avait pas rejoint le
convoi; j'envoyai au diable cet être importun qui, au lieu de nous être utile,
devenait une cause d’ennuis de toute nature.
Notre guide vint bientôt demander à retourner chez lui; nous pouvions,
disait-il, reprendre seuls notre route, car le sentier se continuait sans
268 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
interruption ni bifurcation jusqu'à la case d’un vieux pêcheur, située sur
le bord de la Delaba; il désignait sous ce nom une vaste mare située à
quelques kilomètres devant nous. Je lui donnai la récompense promise
et il reprit, tout joyeux, le chemin de Goubanko.
Il était midi et chacun prenait un peu de repos, lorsque Khoumo apparut
blanc de poussière et sa bête couverte d’'écume. Je feignis de ne prèter au-
cune attention à son retour; quelques instants après, un second spahi dé-
boucha de la rizière et vint me remettre une lettre racontant qu'après nous
avoir quittés, Khoumo s'étant élancé à la poursuite des hommes qui emme-
naient Aïssé, les avait rapidement rejoints et avait proposé à l’homme
de Goubanko, à l’insu du spahi, de garder une des femmes, tandis qu’il
reprendrait l’autre, celle qu'il chérissait le plus. Le Birgo accepta la propo-
sition. En conséquence, ils restèrent un peu en arrière du militaire et
exéculèrent leur complot. Notre spahi était donc arrivé les mains vides
devant le chef de la mission. Cette fois, le capitaine me demandait, à mon
grand plaisir, de lui envoyer Khoumo en personne. Je fis venir cet homme,
déjà tout inquiet depuis l’arrivée du cavalier, et lui demandai brusquement
où élait cachée la femme qu'il avait volée une seconde fois. Cette question
inattendue le surprit tellement qu'il balbutia au lieu de répondre ; il appela
et Aïssé sortit d’un fourré situé à quelques pas de nous. Le spahi la saisit
aussitôt et la mit en selle; quant à Khoumo, pris soudain d'un accès de
rage, il refusa net d'aller rejoindre le capitaine, et, saisissant son fusil, 1l
menaça de s'en servir contre qui l’approcherait. Voyant cette attitude, je le
fis désarmer et lui expliquai, avec tout le calme possible, qu’il devait partir
à l'instant même et que si, en route, il tentait de s'échapper, le spahi tire-
rait sur lui.
Notre campement n'offrait aucun intérêt; aussi je résolus d'aller le soir
mème chez le vieux pêcheur dont le guide nous avait parlé. En consé-
quence, à trois heures, nous quittions le Bammako pour nous diriger vers
la mare de Delaba. Au bout d’une heure de marche à peine, la route se
trouva presque barrée par une sorte de cordon de petites mares que reliait
un canal, dont le lit assez creux était à peu près à sec. Un troupeau de belles
biches, venues pour s’abreuver, sortirent des hautes herbes et s'arrêtèrent
étonnées à notre aspect; puis soudain, prises d’une folle terreur, elles s'en-
fairent dans toutes les directions. Parvenus à ce point, l'interprète pré-
tendit que nous étions arrivés et que cette espèce de cours d’eau était la
Delaba; c'est en vain que je lui opposai qu'il n’y avait devant nous ni vieux
pêcheur ni vaste mare, il persista dans ses affirmations. Je parus me
rendre à ses raisons et consentis à ne pas aller plus loin, dans la erainte de
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 269
nous voir exposés à errer à l'aventure et sans guide. En longeant le mince
filet d’eau que nous venions de franchir, je constatai avec étonnement que
son courant se dirigeait vers l’est, alors que le Bakhoy était à l'opposé. Où
allaient ces eaux? Était-ce dans le Ba-Oulé? La carte de Mage n’indiquait
rien à cet égard et nous n’avions personne connaissant le pays.
Tornade dans le Birgo.
Vers la tombée de la nuit, un vent d'une extrême violence se mit à souf-
fler tout à coup; les éclairs illuminèrent l'atmosphère et la foudre tomba à
quelques pas, brisant un cail-cédrat; nous étions campés en terrain décou-
vert et sans abri d'aucune sorte. Aussi en un instant nous fümes enve-
loppés d’un épais tourbillon de poussière; nos visages et nos mains étaient
douloureusement fouettés par de petits cailloux que la tornade soulevait
avec fureur; nous n'osions ouvrir ni les yeux ni la bouche, dans la crainte
270 VOYAGE AU SOUDAN FRANCGAIS.
d’être aveuglés ou étouffés. En outre, chacun songeait avec effroi à la nuit
que nous allions passer : la pluie survenait déjà et nous n’avions aucun
moyen de nous en préserver; or, une nuit de pluie, c’est la fièvre pour le
lendemain. Cette perspective nous laissait assez tristes; heureusement la
tourmente cessa presque aussi subitement qu'elle était venue; il y eut en-
core quelques éclairs, le ciel resta longtemps menaçant, mais enfin la pluie
ne vint pas. C'était l’un de ces orages violents, mais de courte durée, parti-
euliers à cette région et qui annoncent infailliblement l'approche de l'hiver-
nage.
L'obscurité était complète et je commençais à m’endormir, lorsque Sori
amena un indigène porteur d’une lettre. Je reconnus aussitôt cet individu
pour l'avoir vu à Makadiambougou, le jour de notre arrivée; il m'avait
même fourni les premiers renseignements sur les routes du Niger. Par cette
lettre, le capitaine Gallieni m'informait qu'il laissait à Goubanko un cour-
rier qui lui porterait les nouvelles que je ne manquerais pas de lui adresser
de Mourgoula ; il m'avertissait, en outre, que le porteur était peut-être un
espion. J'élais déjà fixé sur ce point; je savais que cet homme, captif de
l'almamy, se nommait Moussa, et la façon louche dont il rôdait autour de
notre camp à Kita m'avait fait pressentir le rôle qu’il remplissait. Je me
félicitai néanmoins de son arrivée et résolus de l'employer, car, en agissant
autrement, nous aurions été sans guide.
Le lendemain, nous parlimes au point du jour, espérant, d'après les
renseignements du guide, arriver à Mourgoula le matin mème. La forêt
continuait et devenait plus belle. Nous étions sous une véritable futaie. Les
noirs du bas Sénégal admiraient sans réserve cette végétation, dont leur
pays est dépourvu. Il était du reste assez surprenant de trouver une nature
aussi verdoyante à celte époque, la plus brülante de l’année.
Dans cette partie de l'itinéraire, la route se compose d’un véritable ré-
seau de petits sentiers, qui se croisent ou se suivent parallèlement; cette
disposition augmente l’espace découvert et porte à plusieurs mètres le ter-
rain battu dans le va-et-vient des caravanes. D'autre part, le sol est très
ferme et rend la marche très facile. À trois kilomètres du point de départ,
nous eûmes encore à franchir un petit cours d’eau, dont le courant se diri-
geait à l’est comme celui de la veille. J'interrogeai alors le guide et il
m'apprit que nous avions à notre gauche et devant nous une grande région
marécageuse se transformant à la saison des pluies en un vaste lac. Gette
dépression formait un bassin intérieur dans lequel bon nombre de ruis-
seaux écoulaient leurs eaux. Le lac, ajoutait-il, ainsi que tous ses affluents,
se nommait Delaba ; il possédait un déversoir que nous ne tarderions pas à
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 271
rencontrer, et par ce canal s'écoulait, en hivernage, l'excédent des eaux
pluviales. En saison sèche, la Delaba présente encore plusieurs nappes d’eau
assez étendues et très poissonneuses.
Après deux heures de marche, nous atteignimes l’une de ces nappes,
dont les eaux bleues couvraient le plateau jusqu’à une belle montagne co-
nique de deux mètres environ de relief; le déversoir, que nous traversämes
peu après, était alors à sec. Il était aisé de voir, aux traces laissées par
l'inondation, qu'à la suite des grandes pluies l'étendue de la Delaba devait
être assez considérable et que de grandes masses d’eau devaient tout d’un
coup être précipitées dans le Bakhoy.
Le plateau concave où est située la Delaba est à une altitude élevée. Aussi
l'horizon y est-il très découvert; nous apercevions à notre gauche la masse
sombre du massif de Bangassi; devant nous, une ligne de collines aux
formes rocheuses et abruptes nous indiquant que nous allions pénétrer
dans une région plus accidentée; enfin, tout au loin, vers la droite, les
massifs montagneux du Gangaran montrant leur cime dentelée.
En quittant la Delaba, il faut encore traverser une zone marécageuse
qui n’en est que la suite. Dans cette partie du plateau, la végétation arbo-
rescente est rabougrie et clairsemée.
Après avoir franchi cette région, on rencontre un tout autre terrain ;
la route s'engage sur une rampe assez forte, à travers une longue clairière
pierreuse où la marche est pénible, même pour les mulets. Ces grandes
surfaces couvertes de petites pierres, assez fréquentes dans le Soudan
occidental, présentent l'aspect le plus singulier : on dirait qu’une pluie de
cailloux est tombée là, ou bien qu'on y a répandu à dessein une couche
de ballast cassé menu. Ces petites pierres d’un roux foncé sont en grès
ferrugineux; leur dureté est extrème et les indigènes les emploient comme
projectiles à la guerre lorsque les balles de fer viennent à leur manquer.
Arrivés au sommet de la rampe, les hommes essoufflés s’arrêtèrent pour
respirer; J'utilisai cette station pour prendre quelques indicalions topo-
graphiques. Le lieu se prêtait très bien à cette opération : nous apercevions
à la fois le massif de Kita, celui de Bangassi, les hautes tables du Gadougou,
la montagne de Goukouba et un grand nombre d’autres points intermé-
diaires.
Vers neuf heures et demie, lorsqu'il fallut reprendre la marche, le
soleil était devenu brûlant, et ses rayons, en frappant sur la roche nue,
nous causaient de pénibles éblouissements; il y avait danger à nous
attarder. Le sentier, s'allongeant devant nous en ligne droite, se dirigeait
sur une large brèche pratiquée dans le mont Goukoubakrou, véritable
272 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
rempart placé en travers de la route. Ce long ruban de deux kilomètres,
tout pierreux et sans végétation aux abords, s'élevait selon une pente assez
raide; 1] parut d’une longueur démesurée aux hommes du convoi, dont
les pieds nus se meurtrissaient sur les cailloux, tandis qu'un soleil de
plomb brülait leurs crânes découverts. Enfin, nous atteignimes la brèche,
et une descente très brusque nous mit rapidement sur un meilleur
teyrain et sous l’ombrage d’une riche végétation.
Ce curieux passage est d’une réelle importance, en ce qu’il constitue la
seule entrée par le nord dans la vallée de Mourgoula; sa forme est celle
KE NS
à NII
Sant 5
CoukoaboalkiR
Konègal, à (urnes)
DK,
VALLÉE
DE
MOURGOULA
30 Avril
Enve par Erkcrd
Dressée par le Gpitane Filere.
Echelle _1:120.000
pa RU QU
o - 3 2Eorn
Carte de la vallée de Mourgoula.
d'un corridor de deux cents mètres de largeur à l'entrée, allant en
s'élargissant, peu à peu, sur une longueur de près d’un kilomètre ; à
droite et à gauche s'élèvent les hautes murailles rocheuses de la montagne.
La régularité de ce singulier mouvement de terrain est telle, qu'il produit
l'impression d’une tranchée colossale ouverte par la main des hommes
pour donner accès dans la plaine de Sitakoto. Il est certain que, sans celte
immense brèche, la barrière formée par le mont Goukoubakrou n'eût pu
ètre tournée que par un très long détour.
À la sortie du passage, on se trouve en face d'un remarquable pano-
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 219
rama : le lerrain s’abaisse en pente douce vers le joli tata de Sitakolo, pour
se relever ensuite en présentant au loin plusieurs étages de gracieuses
ondulations, couvertes d'une végétation luxuriante. À gauche, des collines
boisées forment un premier cadre à ce tableau, et derrière elles, barrant
complètement l'horizon, se dresse une chaîne rocheuse d’une élévation de
près de cent mètres; à droite, une haute colline présente, dans ses flancs
ravinés, une couche d'argile rougeâtre mêlée de roches roulantes:; enfin,
le paysage se termine, en avant, par un mélange confus de pics, de dômes,
de montagnes massives, dont l'effet est des plus pittoresques.
Col de Sitakoto,
J1 était plus de dix heures quand nous arrivämes enfin devant la porte du
tala de Silakoto. Je désirais, avant de camper, aller saluer le chef, quand
on nous prévint qu'il était à son champ; en conséquence Je jetai les yeux
autour de nous pour trouver un arbre qui püt nous abriter de l’excessive
chaleur, mais au pied de chacun d'eux il y avait déjà des groupes de
noirs étendus et entassés. C’élaient des caravanes de Dioulas, venant du
-Haut-Niger, et ramenant comme toujours une longue suite d'esclaves de
tous les sexes et de tous les âges; ces malheureux, éreintés par la marche
de la matinée, se reposent un instant en attendant l'étape du soir. Je
détournai les regards de ce spectacle affligeant et cherchai à m'en éloigner
18
974 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
le plus possible. Enfin, à trois ou quatre cents mètres du tata et tout près
d'un frais ruisseau, nous trouvàmes un magnifique figuier présentant un
bon campement.
Nous avions fait plus de vingt-cinq kilomètres dans notre malinée ; aussi
les hommes étaient-ils harassés. Quant à moi, j'avais la tête en feu, et les
tempes me batlaient douloureusement. Je crus un instant avoir été frappé
d'insolation; mais il me suffit heureusement de maintenir quelque temps
ma tête dans un seau d’eau fraiche pour faire cesser les élourdissements.
Le frère du chef de Sitakoto arriva bientôt, accompagné de son guitariste
et suivi de ses forgerons, pour nous rendre notre salut. «Il considérait,
disait-il, comme un grand honneur pour son village, la visite d’un chef
blanc; mais ils étaient bien pauvres et ne pouvaient me faire une brillante
réception. » Celle entrée en matière me mit tout à fait à l'aise et Je
répondis au brave Birgo que les chefs français avaient pour principe de ne
mettre personne à contribution et de payer au comptant tout ce qu'ils
prenaient; en conséquence, je ne lui demandais qu'un service, c'était de
faciliter à l'interprète l'achat des vivres nécessaires aux hommes et aux
animaux de ma suite. Le chef reprit qu'il avait entendu parler de la
générosité des Français el il voyait maintenant qu'ils étaient justes ; puis,
après une pause, il ajouta sur un ton lamentable que chez lui le mil était
bien cher et bien rare. Décidément, cet individu, malgré son origine peule,
élait aussi cafard et avide que le pire Malinké. Sori paya au double de sa
valeur tout ce qu'il acheta.
Tous les noirs de ces contrées sont tellement habitués à se voir voler
par ceux qui les commandent, qu'ils ne peuvent en croire leurs oreilles
lorsqu'on parle de les payer; ils s'empressent alors de devenir voleurs à
leur tour et vendent les moindres choses à des prix exorbitants. D'autre
part, le manque d'habitude des transactions les empêche de discerner la
valeur relative des objets et des denrées, et ils échelonnent leurs prix de
la façon la plus illogique. L'argent, qui, à leurs yeux, a une grande valeur,
est cependant assez souvent refusé dans les petits achats; ils ne voudraient
recevoir que les grosses pièces de cinq francs; celles de cinquante centimes
ne leur semblent pas sérieuses. J'ai vu refuser un franc d'un poulet qu'on
obtenait, séance tenante, pour quelques grains de verroterie dont la valeur
n'était pas de vingt centimes.
Les Dioulas de passage vinrent à leur tour me rendre visite. Le plus âgé
expliqua que, chaque fois qu'ils rencontraient sur leur chemin un voyageur
de qualité, ils venaient le saluer ; mais que j'étais plus que cela : J'étais un
de leurs chefs, car souvent ils allaient dans les postes du Sénégal et ils
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 279
savaient que les Français en élaient les maîtres, etc., ete. Il m'offrit
ensuite des colas. Je le remerciai au plus vite, disant que nous aimions les
marchands.
Mais j'apercevais au loin les groupes attristés des malheureux caplifs,
et celle vue n'élait pas de nature à augmenter ma sympathie pour des
hommes faisant un si détestable trafic.
Cependant je me préoccupais toujours de notre arrivée à Mourgoula, dont
nous n’élions plus séparés que par quelques kilomètres. Quelle serait
l'attitude des Toucouleurs et surtout de l’almamy? La réputation de ce
dernier personnage était peu rassurante : il passait pour un sombre tyran,
toujours enfermé dans son lala, ne se montrant jamais qu'à la gucrre,
pressurant ses sujets de la façon la plus odieuse et ne perdant jamais
l’occasion de faire un exemple en faisant couper par-ci1 par-là quelque
tête birgo. D'autre part, les Dioulas venaient toujours camper à Silakoto,
afin de soustraire leurs marchandises et leurs captifs à la vue et surtout
aux dangereuses tentations du commandant de Mourgoula. Tous ces bruits
semblaient justifiés par l'attitude des habitants : ils ne prononçaient Jamais
le nom de l’almamy sans un tremblement dans la voix, et on les voyait se
lever vivement, sans répondre, devant une question un peu trop directe
sur les Toucouleurs. Le chef de Sitakoto, Falikoro, me donna une nouvelle
preuve de cette sorte de terreur qui pesait sur les esprits. Au retour de son
champ, il était venu nous voir sous notre arbre, et, après avoir souhaité la
bienvenue, il ajouta : « Je ne puis te recevoir comme je le voudrais, car je
suis pauvre; la guerre nous a ruinés, et les hommes de l’almamy nous
prennent tout. En ce moment, j'envoie mon frère à Mourgoula pour
l'informer de ton arrivée et prendre les ordres du chef à ton égard. Si par
malheur {u étais son ennemi et que je L’aie bien reçu, je serais un homme
perdu. »
Durant notre halte de Sitakoto, j'appris bien des détails navrants sur les
malheureux Birgos. La conquête toucouleure a, paraït-il, dans cette contrée
revêtu un caractère exceptionnel de férocité ; le farouche Alpha Ousman
avait couvert le pays de ruines. Avant son passage, il existait dans le
Birgo cinquante villages bien peuplés et prospères ; actuellement, il en
resle à peine vingt, et encore sont-ils bien petits. L'ancienne population a
été exterminéc, dispersée ou réduite en captivité; aussi le pays, malgré
sa beauté, est presque désert. La vallée du Bakhoy, composée de terres
alluvionnaires d’une rare fertilité, n’a plus de villages sur la rive droite de
la rivière, depuis Kita jusqu'au Manding. Un habitant auquel je demandais
les raisons qui les retenaient loin de cette région, maintenant que la
276 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
paix était venue, me dit, en se couvrant les yeux, que : « l’eau du fleuve
faisait mal à la vue ». Cette réponse singulière résultait d’une superstition
entretenue parmi ces malheureux. Il parait que les populations de la vallée
furent les plus éprouvées pendant l'invasion, en raison du manque de
refuge, tandis que celles de la région montagneuse trouvèrent dans les
roches des abris pour une partie de leurs biens. De là l'éloignement des
Birgos pour les bords du Bakhoy et leur prédilection pour le voisinage des
montagnes.
Vers deux heures, notre attention fut attirée par la vue d'un cavalier
descendant le chemin du Kita; nous reconnümes bientôt, avec un véri-
table dépit, la silhouelte disgracieuse de Khoumo. Que nous voulait
encore cet être désagréable? 1 fut bientôt près de nous et me dit que :
« chassé par le capitaine Gallieni, il ne savait plus où aller ». En con-
séquence 1l venait se mettre à ma disposition; mais je le chassai définiti-
vement à mon tour. Get individu fourbe et violent, bien qu'il pût nous
nuire en semant sur notre route, à travers ces pays inconnus, le mensonge
et la défiance, ne pouvait plus être conservé dans le détachement.
La chaleur ayant un peu baissé, nous quittämes à quatre heures notre
campement de Sitakoto avec l'intention d'aller coucher à Mourgoula. Chacun
avait hâte de voir la terrible forteresse. Nous allions, nous disait-on,
l'apercevoir du sommet de la colline argileuse située devant nous. En effet,
parvenus à ce point, le guide nous montra dans le lointain quelques toits
de cases émergeant au-dessus des arbres; mais on ne pouvait distinguer
encore aucun détail. Les approches de la capitale du Birgo portent des
traces nombreuses des dévastations de la conquête; la vallée, verdoyante
et fertile, est absolument inculle; partout une végétation broussailleuse
couvre le sol. On ne voit pas un seul village, mais de loin en loin des
pans de murailles écroulées indiquent que le pays a été plus prospère. Le
désert se continue ainsi jusqu'à Mourgoula, au milieu du plus beau des
sites ; on sent que la forteresse à fait le vide autour d'elle.
À cinq heures, nous arrivàmes enfin en vue du tata. C'était le plus
vaste que nous eussions encore rencontré. Quelques hommes vêtus de
blanc étaient groupés devant une porte. Je me dirigeai vers eux; aussitôt
ils se levèrent, et un grand Toucouleur au visage froid et sévère, porteur
d'un long sabre, se plaça devant mon cheval en me disant de le suivre.
L'intérieur de la vaste enceinte présentait beaucoup de terrains vagues, et
les cases, entourées d’une sorte de clayonnage, étaient fort clairsemées. A
peine avions-nous fait quelques pas, que plusieurs griots nous entourèrent
en hurlant à tue-tête des chants et des discours précipités où les mots de
FL
“R[NOGINOJ| 0P JE] NB 09ARMVY
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 219
« Toulab » et d’«Ahmadou » revenaient sans cesse, Ces courtisans ordi-
naires des chefs nous recevaient en voyageurs de qualité. Il nous fallut
franchir une deuxième enceinte et traverser un nouveau village, dont les
habitations étaient plus pressées et où les visages toucouleurs se montraient
en plus grand nombre. Nous arrivämes enfin devant une troisième
muraille, présentant une seule porte. Une foule d'individus accroupis ou
paresseusement étendus se levèrent à notre aspect, et tout ce monde se mit
à causer bruyamment : c’élaient de grands éclats de voix, des eris de
surprise, des propos véhéments et des gestes désordonnés au milieu des-
quels il nous était impossible de nous faire entendre. L'homme qui nous
avait guidés alla cependant prévenir l’almamy que je désirais le saluer. Au
bout de quelques minutes d'attente, pendant lesquelles les Toucouleurs
avaient passé en revue tous les détails du harnachement de nos chevaux et
surtout de mes vêtements, on nous informa que le chef ne pouvait nous
recevoir dans la soirée et que nous aurions à nous choisir un campement
dans le village. Mais je tenais absolument à rester à l'extérieur, afin de
conserver notre liberté d’allures, et je m'installai dans la campagne, près
des murailles. ;
Nous sorlimes de Mourgoula, suivis d’une foule nombreuse et des griots
hurleurs ; tous: ces individus faisaient le tapage le plus assourdissant et le
plus ennuyeux. La fin de la soirée fut excessivement désagréable : hommes,
femmes et enfants tournaient autour de nous, passant audacieusement entre
nos cantines, touchant à tous les objets, non pour satisfaire une curiosité
naïve, mais, en quelque sorte, pour faire des perquisitions et s’assurer que
nous ne dissimulions dans nos- bagages aucun engin dangereux. Les plus
âgés disculaient vivement en me montrant du doigt, les uns avec menace,
les autres avec moquerie. Décidément, nous n’élions pas sympathiques aux
Toucouleurs. =
À la fin, impatienté, j'envoyai prévenir l’almamy que j'étais très mé-
content des obsessions des habitants. Trois ou quatre hommes du chef
arrivèrent, parlèrent à la foule et parvinrent à nous dégager un peu; mais
ce ne fut réellement qu'à la nuit que nos ennuis cessèrent.
Vers sept heures du soir, le tam-tam battit hors des murs; en un clin
d'œil les curieux rentrèrent dans le tata. -On nous apprit que ce départ
soudain était causé par la présence dans la campagne d’une bande de mal-
faiteurs. La veille encore, une femme et un jeune garçon avaient été enlevés
non loin des murailles.
Ces chasseurs d’esclaves ne nous inspiraient aucune crainte, et malgré
l'avertissement qu'on nous donnait de rentrer, nous élions prêts à les
280 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
préférer à celte cohue agressive qui durant qüelques heures avait soumis
noire patience à une rude épreuve.
Sori, en revenant du village, avait emmené un individu qui, lorsque tout
le monde fut parti, vint me saluer en français, C'était un Soninké, ancien
mulelier du train, habitant momentanément Mourgoula ; il affirmait avoir
conservé le meilleur souvenir de Saint-Louis et de ses anciens chefs. Je
lui demandai alors les raisons de l'attitude hostile des habitants. Il m'ex-
pliqua que jamais aucun blanc n'était venu dans le pays et que e‘était un
premier sujet d'émotion ; d'autre part, on avait parlé, ces Jours derniers,
d'une colonne française déjà rendue à Kita et marchant sur Ségou. On
ignorait quels étaient ses desseins. Les uns prétendaient qu'elle prendrait
le village en passant ; les autres affirmaient qu'elle allait porter des renforts
aux gens du Bélédougou ; mais tout le monde s’accordait pour dire qu’elle
élait dirigée contre les Toucouleurs. Lorsqu'on avait appris, dans la
journée, qu'un seul blane arrivait avec quelques hommes pour toute suite,
on avait élé étonné; mais bientôt les supposilions avaient recommencé :
celui qui arrivait devait étudier la route, voir les dispositions du lala et,
qui sait, peut-être jeler sur le village quelque odieux maléfice; un homme
venu de Sitakoto tout exprès l'avait vu écrire, regarder les arbres, les
montagnes et lire sur de petits instruments inconnus, ete., ete. ; de là
une certaine effervescence chez tout le monde; les moins hostiles espéraient
bien que l'almamy nous interdirait le séjour de Mourgoula.
Comme nous allions nous endormir, plusieurs coups de feu retentirent
près de nous ; Sorti nous apprit que c'était le cérémonial habituel des noces
du pays.
Le lendemain, à huit heures du matin, je me présentait de nouveau à la
porte de lalmamy, mais il fit répondre qu'il avait un grand nombre
d'affaires à régler et ne pouvait me recevoir. Ce prétexte était inadmissible
à pareille heure; je lui fis répondre que « j'étais l’oflicier du gouverneur
de Saint-Louis dont l’arrivée lui était annoncée, et que la mission dont
J'élais chargé ne pouvait souffrir aucun retard; en conséquence, je parti-
rais certainement dans la soirée et, s'il le fallait, avec le regret de ne pas
l'avoir vu ». L'effet de ce discours fut immédiat ; je n'avais pas fait vingt
pas que le chef de Mourgoula m'appelait auprès de lui. .
Après avoir franchi une porte sombre et traversé un étroit couloir où il
fallut distribuer force poignées de main, j'arrivai à une cour intérieure
recouverte dun toit en paille. Il y avait à cinq ou six graves personnages
accroupis et immobiles ; ils me tendirent silencieusement la main et me
montrèrent une peau d'antilope étendue à terre pour servir de siège. Au
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VOYAGE AU SOUDAN FRANCGAIS; 283
lieu d’obéir, je nv’assis sur mon pliant. Le chef de Mourgoula avait déployé
un certain appareil: la case était balayée avec le plus grand soin; des peaux
de mouton étaient disposées les unes contre les autres, formant une sorte
de tapis; un sabre de forme orientale était à mes pieds, et de l’autre côté
on voyait un petit banc vide placé sur la dépouille d’une panthère. Après
quelques minutes d'attente, l’almamy fit son entrée, le visage entièrement
masqué à l'exception des yeux, et la tête entourée d’un épais turban. Je le
saluai à la française et exposai l’objet de ma mission; puis je lui remis la
lettre que lui adressait le gouverneur du Sénégal. Abdallah (c’est le nom
du chef) prit la lettre, l’examina avec lenteur et la passa à un vieux mara-
bout, en lui disant de la lire; mais ce dernier observa que c'était Là un
document important qui demandait à être étudié avec soin avant d’être lu
couramment. Ge vieux leltré ne ressemblait guère à ses voisins; son nez
busqué, ses yeux couverts d’épais sourcils, sa barbe lisse et fournie, le
teint assez clair de sa peau, le rapprochaient bien plus du type sémitique
que de celui du nègre.
L’almamy me demanda alors, non sans vivacité, pourquoi on avait
réconcilié Kila et Goubanko sans le consulter. N’était-il pas le véritable
chef territorial du pays”? Ge fait le mécontentait beaucoup, et il voyait plus
de raisons pour nous refuser sa confiance que pour nous l’accorder. Cette
brusque sortie me surprit tout d’abord; néanmoins j'essayai de lui dé-
montrer que les motifs qui avaient guidé le chef de la mission en acceptant
d'être l'arbitre entre deux villages voisins qui se faisaient depuis longtemps
une guerre injuste et ruineuse, n'avaient eu rien que d’honorable. Je fus à
ce moment heureusement interrompu. Le ntarabout, resté plongé jus-
qu'alors dans l'étude de la lettre du gouverneur, prévint Abdallah qu'il
pouvait maintenant la lire à haute voix.
La scène devint assez plaisante. L’unique lettré de la réunion se recueillit,
toussa, prit une attitude presque solennelle et d’une voix aigre et chevro-
tante commença sa lecture. L'assistance eut un mouvement général d'at-
tention; les cous se tendirent curieusement, et tous les regards se fixèrent
sur ce papier qui allait révéler Lant de choses. Le marabout, après chaque
phrase, faisait une petite pause et donnait la traduction du texte en
soulignant ses mots d’un geste noble; les têtes s’'inclinaient en signe
d'intelligence, tandis qu'un petit gloussement see approbatif sortait de
toutes les bouches. La lettre opérait un effet magique : les visages, d’abord
impassibles et froids, s’animaient peu à peu; les marques d'approbation
se mullipliaient ; enfin, lorsque le lecteur, parvenu au dernier paragraphe,
parla des cadeaux dont J'étais porteur, ce fut un murmure général de vive
284 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
satisfaction. Les yeux se tournèrent de mon côté avec intérêt ct je ne ren-
contrai plus que des physionomies absolument bienveillantes. La lecture
terminée, l'étonnant papier fut passé de main en main, touché, retourné
dans tous les sens et finalement remis à Abdallah, qui l'enfonça avce
beaucoup de précautions dans la vaste poche de son boubou.
L'almamy prit aussitôt la parole: « Je viens, dit-il, d'entendre tout ce
que le gouverneur de Saint-Louis me dit dans celle lettre; elle ne
contient rien que de bien. Puisque tu vas chez Ahmadou, lu es le bien-
venu; étant ici, tu es chez lui, car moi je ne suis que l'œil de mon
maitre. »
Après celle phrase imagée, il me fit part de sa surprise en nous voyant
prendre la route du Bélédougou pour atteindre le Niger. « Les Bambaras
n'élaient-ils pas ennemis des Toucouleurs? » Je m'efforçai, dans mes
réponses, de dissiper ses défiances, et peu à peu la conversation changea
et devint plus intime. Abdallah se montra aimable, prévenant, et nr'offrit
pour guide vers Niagassola le neveu même du chef, qui servait sous ses
ordres, Je lui racontai l'histoire de Khoumo, en faisant entendre que cet
individu, avec sa fourberie habituelle, ne manquerait pas de nous préparer
un mauvais accueil dans son pays. Je demandai donc qu'un courrier fût
envoyé en avant avec une lettre explicative. L'almamy consentit à tout;
la lettre fut écrile séance tenante par le vieux marabout et remise à un
capuif, qui part aussitôt. Enfin je quittai le chef de Mourgoula dans les
meilleurs termes ; il me pria même de lui faire une nouvelle visite dans
la soirée.
De relour au camp, je fis parvenir à l’almamy le beau fusil et le riche
manteau qui lui étaient destinés; puis, comprenant qu'il fallut conserver
les bonnes impressions que j'avais lues sur les visages de son entourage,
Je fis quelques largesses. Siléman, le deuxième personnage du pays, reçut
un beau boubou; le marabout lecteur, du papier et deux pièces de einq
francs; enfin, j'expédiai aux femmes de la maison d'Abdallah quelques
facons d’odeur et un certain nombre de pièces blanches, dont elles font
des bijoux.
I'est utile d'entrer dans ces détails pour montrer combien l'influence
des cadeaux est réelle chez les chefs noirs. I est bon que l’on sache que
les présents resteront longtemps encore le moyen le plus puissant pour
assurer le succès d'une mission ou le passage d’un voyageur.
Le bruit de nos bons rapports avec l'almamy s'était répandu rapide-
ment; aussi la foule changea d’allures, et la sourde hostilité de la veille
disparut complètement. Mais l'envoi des cadeaux nous suseita des ennuis
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 985
d'un nouveau genre: les griots, toujours à l'affül, avaient vu passer les
riches objets, et leur avidité habituelle avait été violemment surexcitée.
Ces individus sont faits pour inspirer le dégoût : leur manie de pro-
diguer les flatteries les plus absurdes et leur basse servilité les rendent
méprisables; aussi leurs obsessions ne réussirent qu'à m'indisposer
davantage et je leur refusai tout cadeau. Leur chef, cependant, montrait
un rare acharnement; il venait jusque sous mon visage tirer la langue ù
faire les grimaces les plus extravagantes, dans le seul but de provoquer mon
hilarité et de soutirer ainsi une valeur quelconque ; j'en fus réduit, à bout
d’expédients, à repousser cet odieux bouffon en lui disant que les blancs
détestaient les mendiants de son espèce. Il paraît que ses femmes, indignées,
vomirent toute sorte d'injures contre la ladrerie des chefs européens; mais
elles n’osèrent le faire devant le nouvel ami du maitre de Mourgoula.
Le soir, vers quatre heures, on vint me prévenir que l’almamy
m'attendait. Il venait d'achever son salam, et je constatai en arrivant
que la mise en scène du malin avait disparu; les notables étaient absents
et il ne restait plus auprès du chef que le marabout à tête juive. Abdallah
lui-même avait enlevé tous ses voiles et se montrait vêtu d’un simple
boubou blanc. Je vis alors un homme de cinquante-cinq ans environ, très
vert et d’un visage énergique; à ce moment ses traits exprimaient presque
la bonté, et son œil particulièrement avait beaucoup de douceur. Était-ce
là le maitre farouche ct le tyran détesté dont on n'avait parlé? Il est
probable que le vieil almamy sait changer de masque et que, devant ses
sujets, sa physionomie revêt une tout autre expression. Notre entrevue fut
des plus cordiales ; il se confondit en remerciements pour les beaux cadeaux
qu'il avait reçus et parut surtout très fier qu'ils lui vinssent d’un aussi
grand chef que le gouverneur de Saint-Louis. Sa fille vint également, à son
appel, me remercier à genoux des menus présents qu'on lui avait remis
en mon nom. J’appris que celte peu libérale personne avait tout gardé
pour elle. Abdallah m'invita ensuite à causer franchement et familièrement,
comme devaient le faire « les serviteurs de deux maîtres également
puissants ». Il m’entretint de sa personne : ancien captif d'El-Hadj, il avait
accompagné son maître à la Mecque et dans toutes ses grandes guerres.
Ahmadou l’aimait beaucoup et, en souvenir des services rendus, lui avait
confié, à la mort d’Alpha Ousman, le magnifique commandement de
Mourgoula. Il se faisait gloire d’avoir mérité la confiance de son souveriuu ;
les affaires n’avaient pas périclité entre ses mains, etses tributaires restaient
fidèles. Insensiblement, le vieux chef devenait loquace. « Oui, me dit-il
trislement, Mourgoula tient toujours, mais, sur d'autres points, on n’a
285 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS,
pas su veiller, et il ne restera bientôt plus à Ahmadon, en dehors de nous,
que Nioro et Ségou. » Ces aveux de la décadence de l'empire toucouleur
me surprenaient beaucoup de la part de ce vieux et dévoué serviteur;
mais, après tout, il voulait peut-être me conduire à des confidences poli-
tiques. Toutefois, sincère ou non, il ne faisait guère que constater létat
réel des choses.
L'almamy, ne voulant pas sans doute me laisser sous une fâcheuse im-
pression, parla aussitôt des immenses trésors du roi de Ségou, dont le tata
renfermait trois magasins pleins d'or! Je lui dis, à mon tour, que les
Français avaient une grande admiration pour la puissance d’Ahmadou,
puis Je tâchai de lui faire comprendre que le gouverneur de Kaint-
Louis, avec toutes les richesses de la France derrière lui, était également
un chef fort respectable; il en convint d’ailleurs très aisément. En cau-
sant du fusil ornementé qu'il avait reçu en cadeau, le vieux guerrier fit
preuve de quelques idées fort pratiques: « C'était là, disait-il, une arme de
parade, sans utilité à la guerre; le gouverneur eût bien mieux fait de lui
envoyer cinq ou six gros fusils à un coup, avec quelques barils de poudre.
Dans le pays on n'aimait pas les armes à deux canons; on savait bien que
généralement elles ne supportaient pas la charge entière et que la cloison
qui séparait les deux âmes se rompait souvent, en tuant quelquefois le
tireur. » Puis, à propos du manteau, pour lequel il avait une admiration
sans réserve, 1l me fit remarquer que le présent n'était pas complet ; on
aurait dù lui donner une lenue entière, et il n'avait pas de turban. Je crus
devoir combler une lacune si regrettable aux veux du vieux chef, et lui
remis quelques mètres de calicot. Lorsque je quitlai le tata, il me sembla
qu'il n'y avait plus aucun nuage entre nous.
Les Toucouleurs poussent l'art de la dissimulation à un très haut degré,
et l’almamy, ainsi que je l'appris bientôt, ne faisait pas exception à la
règle. En effet, peu après ma sortie du village, le marabout Siléman, recon-
naissant du cadeau qu'il avait reçu, vint nous prévenir secrètement
qu'Abdallah hésitait beaucoup à nous laisser continuer notre route vers
le Niger.
Une lettre, reçue de Ségou depuis quelques jours, lui preserivait
d'arrêter la mission à Mourgoula et de la faire remonter par la route du
Kaarta; or, le convoi principal s'étant engagé à son insu dans le Bélé-
dougou, il était très perplexe sur les mesures à prendre à notre égard.
L'avertissement élait précieux, et je le mis à profit en faisant tout préparer
pour le départ; le guide seul ne devait ètre averti que quelques minutes
avant d’être en selle.
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 287
Mourgoula, avons-nous dit, est situé au milieu d’un très beau site, mais
sa situation au point de vue militaire est encore plus remarquable. Les
monts Goukoubakrou au nord, Biguetou et Kégnendi à l’est, Nianfa au sud
et enfin les collines ravinées de l'Ouest forment un vaste rectangle dont
l'intérieur est une plaine légèrement ondulée. Quatre routes donnent accès
dans celle enceinte naturelle : au nord, celle de Kita pénètre par la brèche
que nous avons décrite et dont la sortie est gardée par le tata de Sitakoto;
à l’ouest, la route du Gadougou et de tous les pays au delà du Bakhoy
vient se réunir à la première sous les murailles du même village ; la troi-
sième, venant de Niagassola, arrive à travers le Nianfakrou par un col
TATA He
DE MOURGOULA : FD Millage extérieur
Plan du tata de Mourgoula.
étroit et difficile; enfin, la dernière, aujourd'hui peu fréquentée, se dirige
à l’est vers le Bélédougon. Deux ruisseaux, donnant de l’eau toute l'année,
passent, l’un près de Mourgoula, l’autre près de Sitakoto, et se réunissent
à l’angle N.-E. du rectangle pour se jeter ensuite dans la Delaba. Cet en-
semble de remparts naturels et d'entrées peu praticables constitue pour
la place des moyens excellents de défense extérieure. Quant aux fortifica-
tions elles-mêmes, elles ont élé construites avec un certain soin par l’al-
mamy Alpha Ousman, qui semble surtout s'être préoccupé de leur donner
des proportions inusilées. Elles se composent de trois enceintes concen-
triques. La première a la forme d’un pentagone irrégulier, dont le péri-
mètre total peut avoir 1200 mètres; la muraille, en maçonnerie grossière
28S VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
vers le sud, en terre sur les autres faces, a une hauteur générale de
o mètres; de nombreuses tours carrées ou rondes, disposées de loin en
loin sur toute sa longueur, s'avancent en saillie sur le front extérieur et
assurent le flanquement; les portes sont percées soit dans l'axe des tours,
soit dans le rentrant qu'elles forment avec le mur. Cette vaste construction
est en mauvais état, et l’on semble la laisser dans l'abandon; au moment
de notre passage, les Loits des tours s’éboulaient et l'on pouvait voir des
commencements de brèches, qui ont dà aller s'élargissant, si lincurie de
l'almamy actuel s'est continuée. La deuxième enceinte est rectangulaire,
avec de grosses tours à ses angles; les faces peuvent avoir 125 mètres sur
le grand côté et 100 mètres sur le petit; la construction est beaucoup
mieux entretenue que dans la première. Enfin, la troisième muraille con-
slilue une sorle de réduit; ses murs, de 2",90 de hauteur, ne renferment
que les cases de lalmamy. Vers le centre, une tour un peu plus élevée
forme une sorte de donjon donnant vue sur la place et permettant au
guetteur de surveiller au loin la plaine. On voit, par cet exposé, que la
forteresse présente des défenses fort respectables et lon comprend le grand
renom dont elle jouit auprès des indigènes, qui la considèrent comme
imprenable. Cependant, un rapide examen ne tarde pas à montrer ses
nombreux points faibles.
D'abord, comme partout, on ne s’est pas préoccupé des effets de l'artil-
lerie, et lemplacement à été mal choisi : une colline de 20 à 50 mètres
d'élévation, située à moins de 00 mètres au N.-0. commande entièrement
le Lata et le met à la merci des canons et des fusils à longue portée. D'autre
part, et c’est là le côté sur lequel il faut le plus insister, la place n'a pas
assez de défenseurs pour ses immenses remparts. Un résumé historique
expliquera ce manque de guerriers.
A l'époque de la conquête du Birgo et du Manding, Alpha Ousman avait
élevé cette vaste enceinte pour abriter les prises de la guerre et, durant
quelques années, les caplifs de toutes les razzias y furent entassés. Une
belle armée de Talibés fanatiques et d’aventuriers de tout le Soudan défen-
dait ces biens: ce fut la période glorieuse de Mourgoula. L'abondance étail
dans la place, les troupeaux enlevés au loin étaient parqués sous ses murs,
les greniers se remplissaient de mil dérobé aux infortunés habitants des
villages environnants; en un mot, toutes les richesses affluaient chez les
vainqueurs. Le souvenir de ces temps de pillages, de violences et de jouis-
sances vit encore dans la mémoire des populations et constitue principale-
ment le prestige dont Mourgoula est encore entouré. Mais le jour où la
soumission et la ruine des pays furent complètes, les excursions militaires
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 289
devenant moins fréquentes, les razzias ne rapportant plus qu'un maigre
bulin, l'existence devint précaire pour cette nombreuse armée, habituée à
plus de bien-être; alors le vaste tata se vida peu à peu, et les Talibés se por-
tèrent de préférence vers Nioro et Sézou, où la guerre continuait toujours
fructueuse. La mort d’Alpha Ousman hâta ce mouvement de déserlion; ce
chef disparu, tout espoir de voir revenir les beaux jours d'autrefois était
perdu, et 1l ne resta plus à Mourgoula que quelques Toucouleurs d'humeur
sédentaire. Quant aux gens du pays, ils ont de tout temps cherché à fuir
le voisinage des almamys.
Le résullat de cet abandon général a été l'affaiblissement graduel de la
place, et actuellement les dimensions extraordinaires des forüifications sont
hors de proportion avec la populalion. Cette population n'étant pas supé-
rieure à 600 habitants ne peut donner plus de 200 guerriers. Comment
ferait cette fable garnison pour garder sa triple enceinte? En admettant
que l'almamy, en face de circonstances graves, fasse un appel aux contin-
gents de ses tributaires, 1l réunirait à peine mille fusils; or c'est là une
force insuffisante pour défendre et les passages des montagnes et les
longues murailles de sa capitale. On peut dire, d'ailleurs, que les Toucou-
leurs ont donné une preuve de leur faiblesse en venant échouer piteuse-
ment, il y a deux ans, devant le village de Goubanko, malgré les renforts
fournis par Kita et le Gadougou. Mourgoula n’est done plus une place mili-
taire à la hauteur de sa réputalion et, si le gouvernement de Ségou n'y
prend garde, elle subira promptement lé sort de Koundian. Ce n'est pas, en
effet, l’administralion actuelle qui parviendra à ramener la population dans
ses murs. On raconte que la nombreuse maison de l'almamy, les hauts
personnages de son entourage et Lout un peuple de griots vivent des réqui-
sitions faites sur les habitants de la contrée. Les malheureux Birgos, en
dehors des tributs réguliers, doivent satisfaire les appétits de cette bande
de parasites; aussi aucun d'eux ne peut amasser quelque bien sans s'en
voir dépouiller aussitôt. On devine avec quel soin chacun s'éloigne d'un
village pareil, malgré la fertilité reconnue des environs.
Voilà à quelle extrémité est réduite la sentinelle avancée de l'empire
d'Ahmadou dans ces contrées, celle qui retient sous l'influence toucouleur
les vallées du Bakhoy et du Bafng et qui représente la clef militaire et
politique du Fouladougou. On peut affirmer que, dans l'état actuel, elle ne
serait pas à l'abri d’un coup de main vigoureusement exécuté.
19
CHAPITRE XV
EXPLORATION DU LIEUTENANT VALLIERE (SUITE)
Les villages de Koukouroni et de Niagakoura. — Sauvagerie des habitants. — Bain dans le Kané-
kouo, — Le Birgo; sa situation politique et géographique. — Arrivée à Niagassola. — Le vieux
Mambi. — Renseignements sur le Bouré et les productions aurifères de ce pays. — Séjour à
Koumakhana. — Les mines d’or,
Le 1% mai, avant le jour, nous nous mettions en marche pour Niagassola.
Le neveu du chef, parti depuis une heure, nous précédait dans les villages,
afin de détruire tout ce que Khoumo aurait pu dire de malveillant contre
nous. Le Manding a, mème parmi les autres Malinkés, une réputation de
sauyagerie qui nous causait des appréhensions bien naturelles. Notre guide
était ce même Moussa qui nous avait déjà conduits à Mourgoula. Bien qu'il
ne fût au fond qu'un espion de l’almamy, j'avais accepté ses offres à cause
de son empressement à satisfaire tous mes désirs et à me fournir tous les
renseignements que Je lui demandais.
Nous marchions depuis un quart d'heure à peine. Sori m'expliquait que
le nom du Namakouroukrou, pie conique situé à notre droite, signifiait mont
des hyènes, lorsque soudain un de ces animaux se montra dans le chemin,
à quarante pas devant nous. Mettre une cartouche dans mon mousqueton
ne fut que l'affaire d’un instant; mais, au moment d'ajuster, la hyène dis-
parut dans les broussailles. Je regrettai vivement de n’avoir pas eu mon arme
déjà chargée, car l'animal était de belle taille et sa fourrure d’une beauté
exceptionnelle : d'autre part, c'était le premier carnassier que je rencontrais
à bonne portée, et il m'en coûtait de le voir s'échapper. Lorsqu'on s'engage
dans les épaisses forêts et les vastes solitudes de l'Afrique, on s'attend à de
fréquentes rencontres de bêtes féroces; on pense même qu'elles seront un
des principaux dangers à affronter; mais presque toujours ce sont là des
dangers chimériques. Tous ces animaux évitent la rencontre de l’homme,
ils fuient ou se cachent à son aspect. Les chasseurs seuls ont occasion de
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 291
les voir face à face et de les combattre. Pour le voyageur, tout se borne,
dans la journée, à trouver de nombreuses traces de leur passage et, la nuit,
à entendre leurs rugissements ou leurs cris.
À trois kilomètres au sud de Mourgoula, la route s'engage dans le col de
Nianfakrou. Ce passage, d’abord large, facile et légèrement ascendant, se
change bientôt en une descente abrupte et encombrée de roches. Le chemin,
mal tracé, longe, pendant un bon kilomètre, un ravin étroit et profond, au
fond duquel roule en hivernage un lorrent rapide. Les chevaux, tout crain-
tifs, descendaient avec une extrème lenteur, se raidissant pour ne pas tomber
en avant. Malgré le mauvais état de cette route, nous ne pouvions nous
empêcher d'admirer la beauté de l’immense panorama qui se déroulait sous
nos yeux. À gauche, le pie de Kroudian, semblable à quelque énorme monu-
ment hindou, dressait ses murailles rocheuses jusqu'à plus de trois cents
mètres dans les airs. À nos pieds, de hautes collines, couvertes d’une épaisse
forêt, s’étageaient en allongeant parallèlement leurs eroupes verdoyantes
jusqu’à la vallée du Bakhoy, où elles s'arrêtaient brusquement; à droite,
masquant l'horizon, se montraient les crêtes bleues et dentelées du Gadou-
gou ; enfin, vers le sud, deux dômes, dont les eimes jumelles se perdaient
dans l’azur du ciel, formaient le fond du tableau.
Le guide nous apprit que Niagassola élait situé au pied de l’une de ces
dernières montagnes. À la sortie du col, nous fûmes croisés par deux jeunes
Mandingues, se rendant à Mourgoula ; leur aspect sauvage nous frappa et
fit pressentir que nous allions bientôt rencontrer une population plus
arriérée que celles que nous avions vues jusqu'alors.
La route, après avoir atteint le pied de Nianfakrou, devient plus prati-
cable, bien qu’elle traverse encore des mouvements de terrain assez brusques.
Elle parcourt le plus souvent de grandes elairières couvertes d’une sorte de
gravier ferrugineux. Enfin, après avoir franchi les passages assez mauvais
des ruisseaux de Pété, de Tambaoura et de Bassa et passé près de plusieurs
ruines, elle arrive en vue du Koukouroni.
Ce village comptait autrefois mille habitants ; détruit par les Toucouleurs,
il en à aujourd’hui cent cinquante! Le type seul s’estconservé très pur parmi
les habitants; le chef particulièrement avait la peau d’une teinte café au
lait clair, le nez droit et tous les traits d’une grande finesse. Ces pauvres
sens élaient en général bien tristes et bien misérables. Notre séjour au
milieu d'eux fut une journée de véritable repos; ils vinrent en petit nombre
s'asseoir auprès de nous en conservant l'attitude la plus humble et la plus
sympathique. Un homme ayant demandé l’usage du revolver, je tirai suc-
cessivement les six coups au grand effroi des habitants, qui criaient au
292 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
sortilège. Une ravissante petite fille peule de neuf à dix ans vint nous voir.
Jamais nous n’avions aperçu un visage aussi charmant: ses cheveux, disposés
en tresses garnies de verroteries, lui formaient une brillante couronne,
tandis que ses beaux veux, dilatés par l'étonnement et ombragés de longs
cils, se fixaient sur nous tout rèveurs ; sa petite personne élait la grâce
même. Je ne pus résister au désir de dessiner celle mignonne enfant,
et la vue de ce croquis, par hasard ressemblant, rendit tout stupéfaits
ces pauvres ignorants
Birgos.
A Koukourom, Je
remarquai un forgeron -
malinké. Ses instru-
ments étaient bien sim-
ples; il se servait, en
guise de marteau, d'u-
ne lourde masse de fer
et d'une petite enclume
posée à terre. Le soul-
let, grossier, consistait
en deux tuyaux de cuir
par lesquels laide for-
geron presse l'air à tra-
vers des orifices d’ar-
gile. (Cest avec ces
moyens rudimentaires
que les forgerons du
pays fabriquent les fers
de pioches et de haches
Jeune fille de Koukouroni. que nous voyons entre
les mains des indigènes.
Vers le soir, deux hommes se présentèrent au nom de l’almamy. Je crus
un instant que ce chef, mécontent de notre brusque départ, m'expédiait
deux de ses gens soit pour nous faire rebrousser chemin, soit pour m'adresser
des reproches. I n'en était rien, et je crois qu'Abdallah me savait gré, au
fond, d'avoir mis fin à ses hésitations en prenant, sans le consulter, la route
de Niagassola. Ces deux individus étaient : l'un le fils de Diango, chef de
Koundian, et l’autre un vieux Toucouleur de sa compagnie; ils venaient se
joindre à nous pour voyager de conserve jusqu'à Ségou. Étant seuls, disaient-
ils, ils n'auraient pas osé affronter le Manding et se seraient dirigés vers
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS,
19
Q5
Nioro ; mais avec nous ils étaient sans inquiétude. Je n'eus qu'à me réjouir
de leur venue, car ils me fournirent beaucoup de renseignements sur le
Bafing et les pays voisins.
J'eus encore ce jour-là le bonheur de tomber sur un Birgo, grand voyageur
et grand bavard, qui nous donna de précieuses indications sur la configura-
tion de la vallée du Bakhoy et ie Diallonkadougou ; ect individu était porteur
d'un fusil de chasse à deux coups, d’un remarquable travail et de fabrique
française; mais c'est en vain que je lui demandai la provenance de cette
belle arme : notre homme resta obslinément muet.
Le lendemain matin, ? mai, nous étions sur la route de Niagassola. Kou-
kouroni, avait dit le guide, était à égale distance de Mourgoula et du
village Manding ; en conséquence, nous devions arriver à ce dernier le
matin même; mais le propre des renseignements fournis par les indigènes
est de manquer de précision, et nous eûmes à en faire ce jour-là une nou-
velle expérience.
La route, dans cette partie de l'itinéraire, est difficile; en sortant de
Koukouroni, elle parcourt un plateau pierreux et broussailleux, après
lequel se trouve la profonde vallée du Souloun. Les chemins de cette vallée
sont très abrupts, et d'autre part une ligne de roches verticales forme à mi-
côte une chute de plusieurs mètres de hauteur. Aussi le sentier, après une
descente assez raide, est obligé de changer de direction et de longer cette
chute jusqu'à une brèche étroite, impralicable à un convoi d'animaux chargés.
La route gagne ensuite le fond de la vallée et arrive au Souloun, pelite rivière
dont le lit a environ 15 mètres de largeur et 2 à 5 mètres de profondeur;
en saison sèche, elle contient à peine SO centimètres d’eau. On traverse
ensuile des terres alluvionnaires, couvertes d'une épaisse végétation et d'une
rare fertilité; on regrette qu'il n'y ait pas là quelque gros village pour
cultiver ce terrain. Le paysage devient surtout très joli lorsqu'on débouche
tout à coup sur le Farako, gros affluent du Souloun. Le lit de ce cours
d’eau est formé de roches plates ferrugineuses, produisant de petites cas-
cades successives du plus gracieux effet. Les eaux ont déposé sur ces roches
une couche terreuse d’un jaune d’or éclatant: l'examen de ces dépôts, d'une
couleur si différente de celle des terrains avoisinants, me fit supposer que
le Farako devait prendre sa source dans des gisements aurifères, et J'inter-
rogeai le guide à ce sujet. Il m’apprit en effet que ce ruisseau passait à
Banarikoro, pelit village perdu dans les montagnes, où, avant le passage
des Toucouleurs, on extrayait de l'or; mais depuis longtemps déjà il
n'était plus question de ces mines.
Après avoir longé pendant 2 kilomètres le Farako et gravi une légère
294 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
rampe, nous atteignimes le village de Niagakoura. Rien n'égalait la pauvreté
de cette misérable agglomération de cases. Il y avait là à peine 100 habi-
lants, presque nus, qui, à notre aspect, allèrent s'embusquer dans les
démolitions de leur tata pour nous examiner ensuite à travers les trous de
leurs murs en terre; c'est en vain que les noirs du détachement leur crièrent
les salutations d'usage, aucun d'eux ne répondit.
I n'y avait là évidemment aucune hostilité, mais plutôt une extrème sau-
vagerie. Quelle condition que celle de ces malheureux, oubliés dans les
roches avec le désert autour d'eux! Ils sont là sous des huttes à peine couvertes,
usés par les besoins, en proie à toutes les terreurs, vivant littéralement
comme des fauves. Quel abaissement de la race humaine! En face de ce
spectacle, l'Européen se demande si réellement on ne tente pas l'impossib'e
en cherchant à sortir ces êtres déshérités de la barbarie où 1ls semblent se
complaire.
Les habitants de Niagakoura, déjà si isolés du reste des hommes, ont
voulu augmenter encore les barrières naturelles qui les entourent en creu-
sant à la sortie de leur village un ravin de plusieurs mètres de profondeur.
Cet obstacle barre la route en obligeant les cavaliers à quitter leurs montures
et les conducteurs à décharger leurs animaux ; il serait d’ailleurs aisé de
le faire disparaitre soit en le remblayant, soit en construisant un pont par-
dessus. À moins d’un kilomètre de marche, le chemin vient se heurter à
une forte rampe couverte de blocs roulants qui, heureusement, ne se conti-
nue que sur une centaine de mètres ; puis il débouche sur un vaste plateau
pierreux et dénudé, où nous eûmes beaucoup à souffrir de la réverbération
du soleil, On quitte ce plateau pour traverser ensuite une région rocheuse
et couverte d'une maigre végétalion; enfin, on arrive dans la vallée du
Kanékouo.
Il était plus de dix heures, et depuis longtemps déjà la chaleur était
intolérable ; nos veux, éblouis par l'éclat extraordinaire des roches nues
situées aux abords du chemin, ne s’ouvraient plus qu'avec difficulté ;
les hommes se déclaraient fatigués et demandaient grâce; enfin le guide
assurait que nous étions encore éloignés de Niagassola ; il fallait s'arrêter.
Le lieu d'ailleurs était charmant et convenait très bien pour une halte. La
petite rivière, barrée par de grosses roches, tombait en nombreuses cascades,
et ses eaux allaient en bouillons argentés se perdre dans un eourant préci-
pité. Au-dessus des roches, au contraire, le lit, profond de plusieurs mètres,
présentait une onde tranquille et diaphane; les rives, espacées de dix mètres
à peine, étaient bordées de grands et beaux arbres dont le feuillage, en se
rejoignant au-dessus du cours d'eau, formait une voñte sombre d'une rare
Bain dans le Kanékouo,
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 297
fraicheur. Des bambous, des pandanus et des hautes herbes de toute nature
couvraient les abords d’une végétation inextricable et toufflue ; nous ne pou-
vions tomber sur un campement meilleur. À peine arrêtés, chacun se mit
à nu et se plongea dans cette onde fraiche, dont le contact causait la plus
agréable impression. Les noirs étaient dans ieravissement; ils se poussaient,
se Jelaient de l’eau au visage avec des cris de Joie. Quant à moi, placé entre
deux roches énormes, je recevais sur la tête et le dos la douche formidable
d'un gros bouillon tombant de près d’un mètre de hauteur. Pendant ce
bain, je pus remarquer sur les roches des dépôts terreux d’un jaune d’or,
semblables à d’autres que j'avais vus le matin même au bord du Farako.
Évidemment, le Kanékouo prenait sa source dans la même région. La rivière
contenait quelques poissons semblables à des perches et dont le goût fut
trouvé excellent. Mais ce qui causa un étonnement général, ce fut la présence,
aux environs, de plusieurs perroquets gris à queue rouge, dits perroquets
du Gabon; nous étions loin de penser que nous trouverions ces oiseaux
sous celte latitude.
Le Kanékouo forme, dit-on, la limite entre le Birgo et le Manding. Au
total, le Birgo est une contrée bien arrosée et fertile. Il se compose de deux
régions bien distinctes : la plaine du Bakhoy et les plateaux parcourus par
la route que nous venions de suivre. Toutes les deux sont couvertes par
une immense forêt qui ne s'interrompt que sur les sommets, où les roches
se montrent à nu, et aux abords des villages, où elle fait place aux terres
cultivées.
La population, malheureusement peu nombreuse, est une des plus belles
du Soudan et se rapproche beaucoup plus du type peul que de celui du nègre.
Elle est en général mal vètue ; le coton, assez abondant dans le pays, est tissé
dans les villages et sert à la confection de tous les vêtements. Il est rare
qu'un homme ait à la fois deux costumes dans sa vie; le premier sert jus-
qu'à ce qu'il soit réduit à l’état de loque. Les femmes ne portent qu’une
étroite ceinture, el les enfants vont nus jusqu'à un âge assez avancé.
Nous avons déjà dit combien cette population avait eu à souffrir lors de
la conquête toucouleur et comment, de 20 000 habitants environ, elle était
descendue à 4000. Nous connaissons également le régime odieux de terreur
et d’arbitraire que les almamys ont fait peser sur cet infortuné pays, régime
qui rendra longtemps encore la repopulation impossible. Les Birgos cepen-
dant méritaient un sort meilleur ; leur race est forte, et dans la défense de
leurs foyers ils ont montré une certaine énergie et une grande opinitreté.
Is sont bons cultivateurs, hardis chasseurs et forgerons. Dans leur temps
de prospérité, ils avaient défriché de grandes surfaces, tant dans la vallée
298 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
du Bakhoy, que sur les bords de leurs autres cours d’eau ; ils élevaient de
beaux et nombreux troupeaux de bœufs, de moutons et de chèvres. Durant
la saison sèche, les jeunes gens s’adonnaient à la chasse des éléphants et
des fauves de toute espèce qui peuplentleurs forêts. Enfin, un certain nombre
d’entre eux allaient dans les montagnes, extrêmement riches en minerai de
fer, chercher le métal nécessaire à la confection des instruments d’agri-
culture et à celle des projectiles de guerre. Nous avons remarqué qu'ils
avaient une tendance à l'avarice et à la cupidité ; avec un peu moins d'igno-
rance, ils sauraient certainement tirer tout le profit possible de leur travail.
Actuellement, le Birgo n'offre que très peu de ressources pour les
transactions. Son agriculture se borne à assurer la consommation d’une
année en mil, en mais et en arachides. La culture du coton ne suffit pas
à vélir les habitants; on n'y voit plus de bœufs, et c’est tout au plus si l'on
rencontre quelques troupeaux de moutons et de chèvres ; les arbres à beurre,
partout très abondants et pouvant devenir la source d’une véritable industrie,
ne sont pas exploités; les habitants en cueillent juste assez pour les besoins
de l’année ; les grandes chasses ont été abandonnées; enfin les fers ne
sont l'occasion d'aucun échange. Une des routes les plus commerciales du
Soudan occidental, celle de Nioro au Haut-Niger, traverse le pays sans
donner lieu à aucun commerce. Les Dioulas ne s’y arrêtent pas; la population,
trop pauvre pour leur acheter de l'or ou des étoffes, se borne à de simples
échanges de verroteries ou de menus objets contre les vivres nécessaires aux
caravanes.
La condition malheureuse de ce pays, que la nature a cependant beaucoup
plus favorisé que la plupart des contrées riveraines du Sénégal, ne doit
pas être considérée comme irrémédiable ; elle cessera avec le déplorable
gouvernement des almamys. Le jour où une voie de communicalion pra-
licable etsûre mettra les habitants en rapports faciles avec les postes français,
le Birgo prendra un certain développement. Le repeuplement s'accomplira
peu à peu; les cullivateurs, assurés de la vente de leurs récoltes, défriche-
ront de nouvelles surfaces ; les Peuls, certains de la sécurité et de la paix,
reconslitueront les anciens troupeaux; en un mot, la prospérité renaîtra
el succédera à la misère actuelle. Mais ce résultat si désirable ne sera atteint
que si l’on remplace la domination des Toucouleurs par l'influence bien-
faisante et civilisatrice de la France.
1 était trois heures quand, pour continuer notre marche vers Niagassola,
nous quiltâmes avec regrel notre délicieux campement, La chaleur étaitencore
très lourde; mais le guide ne pouvait préciser la distance qui nous séparait
du village, et d'ailleurs nous avions tout intérêt à arriver avant la nuit.
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. : 299
Après le Kanékouo, la route devient meilleure ; elle longe quelque temps la
rive gauche du cours d’eau, s'élève ensuite à flanc de coteau jusqu'à une
croupe qui se fond insensiblement avec un plateau assez étendu, borné en
avant par une haute colline. Nous parvinmes bientôt sur la crête d’un talus
abrupt, haut d'environ 25 mètres, d’où nous apercevions le magnifique
Vue de Niagassola.
speelacle de la vallée du Bakhoy. A nos pieds, la plaine, verdoyante et fai-
blement ondulée, s’étendait à perte de vue. Seuls les deux dômes isolés de
Niassola et de Diali dressaient leurs cimes jumelles à plus de 200 mètres
de hauteur; au fond, le massif du Kénékgrou, bleui par l'éloignement,
allongeait dans la brume ses longues croupes. Nos chevaux descendirent,
non sans difficulté, le talus du plateau, et, après avoir tourné une dernière
hauteur, nous aperçûümes le mur à crémaillère du tata de Niagassola.
300 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
Peu après, nous entrions dans le village, au grand effroi des femmes et
des enfants, qui s'enfuyaient à notre vue. Puis nous arrivämes sur une
pelite place où un grand nombre d'individus vêtus de haïllons sordides
étaient mollement étendus, savourant avec délices la chaleur, douce pour
eux, des derniers rayons du soleil couchant. Comment distinguer un chef
au milieu de tous ces hommes d'aspect également misérable et tous cloués
par la surprise? Enfin, sur notre demande, un vieillard se leva en essayant
de sourire et nous fit le signal de le suivre : c'était le frère même du roi!
Après avoir mis pied à terre, nous entrâmes dans la case du chef de Niagas-
sola. Mes yeux, d'abord surpris par Pobseurité de cet intérieur, ne distin-
euaient rien, et je marchaï, par inadvertance, sur les pieds de quelque haut
personnage, qui recula en grondant. J'aperçus enfin, accroupi sur une
natte, le vieux Mambi.
Ce chef, d'une grande et ancienne renommée dans le pays, est un vicil-
lard de soixante ans environ, gros, gras et court; les traits de son visage
sont violemment heurtés et, comme pour ajouter à son extrême laideur, la
nature l’a fait horriblement borgne. Son œil gauche, dépourvu de pau-
pières et entouré de plis, se montre fixe et démesurément ouvert au milieu
de la joue; cette infirmité lui donne la physionomie la plus étrange. Il parut
très impressionné à la vue d’un blane, et ce fut presque en balbutiant qu'il
me souhaila la bienvenue. Après l'échange de quelques paroles insigni-
fiantes, je pris congé pour aller à la recherche d’un campement.
Les abords du tata n'offrant d'abord aucun abri, je dus aller jusqu’au
pied du Niassola-Krou pour trouver à la fois de l'ombre et de Peau. Notre
arrivée avait produit la plus grande effervescence, et la population tout
entière vint assister à notre installation au milieu du plus affreux tapage :
c'élail un concert discordant de cris, de rires et d’exclamations de tous
genres ; la vue de nos mulets, particulièrement, produisait une impression
extraordinaire. On les regardait avec un élonnement mêlé de crainte, et
nous entendions émettre les opinions les plus invraisemblables sur la pro-
venance de ces étranges animaux", Toutes ces bruyantes manifestations
n'avaient rien d'hostile ; elles étaient simplement l'explosion d’une curio-
sité violemment surexcitée; aussi, à part l’agacement que finissent par
produire les importunités de tant de gens réunis, nous n'éprouvions aucune
contrariété, Assis sur un pliant au milieu d’une herbe assez épaisse, J'ob-
servais cet entassement d'individus de tous les âges et de tous les sexes,
attentifs à mes moindres gestes ; le spcelacle élait ascez nouveau. À part
1. Les mulets sont absolument inconrus Cans toute cette partie du Soudan occidental,
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 301
quelques rares exceptions, les hommes se présentaient vêtus de loques d’un
jaune sale. Leurs visages, généralement fort laids, prenaient sous le bonnet
à pointe une expression absolument sauvage; même quand ils riaient, ces
individus avaient quelque chose des fauves de leur pays. Par un singulier
renversement des lois de la pudeur, les femmes, moins vêlues que les
hommes, n'avaient pour couvrir leur nudité qu'une étroite bande de toile
leur passant entre les
jambes et venant se
nouer à une ceinture
qui n'était elle-même
qu'une ficelle; en de-
hors de ce vêtement,
ces plus ou moins gra-
cieuses personnes ne
portaient que des an-
neaux d'or au nez, aux
oreilles et aux doigts.
Un grand nombre d’en-
tre elles, pour ajouter à
leurs charmes, avaient
couvert leur corps de
tatouages dessinant de
orossières arabesques.
Quant aux enfants, ils
élaient tout nus.
Un groupe de jeunes
filles assez jolies se fai-
saient remarquer par
le nombre de leurs bi-
joux et la singularité Jeune fille de Niagassola.
de leur coiffure. Au-
dessus des tresses qu'elles avaient disposées comme leurs compagnes
s'élevait une petite tige supportant une large touffe de plumes blanches
formant cimier. J'appris que ces coquettes demoiselles étaient de la maison
du chef. Je dessinai l’une de ces princesses, et lous les regards étaient
curieusement fixés sur mon travail, quand tout à coup un tumulle épou-
vantable se produisit ; la foule, en proie à une véritable terreur, s'enfuit
de tous côtés en jetant des cris d’effroi. Je cherchais vainement la cause
de cette panique subite, quand un jeune homme, plus brave que les
302 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
autres, s’avança derrière moi, un bâton levé; je me relournai vivement el
aperçus alors un serpent dressant sa tête au-dessus des herbes. L'adroit
Malinké l’atteignit du premier coup ; le reptile tordit un instant ses an-
neaux et relomba inanimé. La bête avait à peine un mètre cinquante de
longueur, sa peau était grise comme celle des couleuvres de France ;
elle appartenait évidemment à une espèce peu dangereuse.
Nous n'avions pas été heureux dans le choix de notre campement; car,
peu après la scène précédente, il nous fallut quitter la place. Nous avions
affaire cette fois avec un ennemi autrement nombreux et tenace : les four-
mis. Mes malheureux hommes en avaient les jambes couvertes sans pouvoir
s’en débarrasser, ct je voyais, à leurs grimaces grotesques, qu'ils étaient
horriblement piqués. Il fallut renoncer, pour la soirée, à tout ombrage ;
mais on entreunt, fort avant dans la nuit, un grand feu de paille qui
dispersa ces affreux insectes, et, le lendemain, le camp fut remis sous le
gros arbre.
Niagassola est un gros village de plus de mille habitants. Sa situation
à l'entrée de la vallée du Bakhoy et à l'intersection des principales routes
commerciales du Soudan occidental en fait un point très important, sur-
tout pour l'avenir. La population, bien que renseignée sur l'existence d'une
civilisation supérieure, reste superslitieuse et sauvage, un peu pillarde el
très soupçonneuse. Pour elle, tout étranger doit être pillé S'il est riche,
éloigné s'il est pauvre. Toutefois le chef actuel a su faire régner une
sécurité relative sur les routes, et les Dioulas s'engagent sans trop de crainte
dans ces parages, où autrefois ils ne pénétraient qu'avec la plus grande
inquiétude.
À Niagassola, on déteste les Toucouleurs de Mourgoula, mais on les
craint, On se souvient encore des razzias d’Alpha Ousman et des massacres
qu'il commeltait devant toute tentative de résistance. Mambi pense comme
ses sujels; le voisinage du représentant de Ségou lui est même particuliè-
rement odieux, car il gène ses projets ambitieux d'extension et de puissance.
Toutefois, 11 cache son dépit et paye d'assez mauvaise grâce un maigre
tribut à Falmamy, Il a certainement fallu toutes les exigences de la poli-
üque pour que le chef mandingue s’humilie ainsi, et il n’est pas douteux
qu'à la première occasion favorable il ne rompe avec Mourgoula pour de-
venir son ennemi. Mambi est de l’illustre famille des Kéita, qui règne à
Kangaba et sur les villages les plus importants du pays; ses sujets le tien-
nent en haute estime et lui obéissent assez volontiers. Ils admirent sa mo-
bilité d'esprit, assez extraordinaire chez un noir, et la promptitude de ses
décisions. Ils vantent sa justice, son imparüalité, et redoutent l'inf'exibilité
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 305
de ses arrêts. Il s'est montré plusieurs fois inexorable pour ses propres
parents.
Le portrait que l’on me faisait du vieil impotent eraintif que j'avais vu,
me surprenait fort; mais je pus me convaincre, par la suite, que son atti-
tude embarrassée était due uniquement à l’étonnement subit produit par
notre brusque arrivée.
J'appris aussi, non sans plaisir, que l’infidèle Khoumo, dont nous redou-
tions tant les manœuvres, était très déconsidéré parmi ses compatriotes, à
la suite de nombreux méfaits, et que jamais il n’oserait se présenter devant
son oncle Mambi.
Ainsi qu'on le voit, il nous avait menti en se disant fils de ce chef,
Le lendemain matin, à sept heures, je me présentai chez le roi, déjà
prêt à nous recevoir. En raison de l'importance qu'il attachait à celte vi-
site, il avait pris certaines mesures de propreté dont je lui fus très recon-
naissant ; il avait surtout mis un soin tout particulier à éloigner les im-
portuns et les indiscrets. Sous ce rapport, il poussa la défiance jusqu'à
nous réunir dans la case la plus éloignée et la plus obscure de son tata.
Je lui exposai le but de ma mission : « Le gouverneur français de Saint-
Louis, ayant entendu parler de Niagassola et de son chef dans les termes
les plus élogicux, avait pensé à entrer en relations d'amitié avec lui. En
conséquence, J'étais envoyé pour lui remettre des présents destinés à com-
mencer ces relations. Afin de montrer tout le prix qu'il attachait à son
alliance, le gouverneur avait libéré Khoumo, son neveu, de l'engagement
aux üiralleurs. Malheureusement, ce dernier, qui devait me conduire dans
le Manding, avait tenu une conduite indigne et je m'élais, à mon grand
regret, séparé de lui. J'ignorais ce qu'il élait devenu. »
Le vieux chef répondit que j'étais le bienvenu; son encêtre, il y a bien
longtemps, avait donné l’hospitalité à un homme blanc : à son tour, il
avait le mème honneur. Ces deux événements étaient bien Éatteurs pour sa
famille. Son neveu avait bien fait de ne pas venir à’ Niagassola, car il lui
aurait infligé quelque dur châtiment; ce parent était sa honte. Deux ans
auparavant, 1] l'avait chargé d’une mission auprès de Sambala à Médine ;
mais, loin de se conformer aux ordres reçus, Khoumo avait dissipé les
sommes qu'oa lui avait confiées et s'était sauvé à Saint-Louis sans donner
de ses nouvelles. Mambi me priait d'oublier ce misérable.
Il ajouta qu'il connaissait les Français par le combat de Sabouciré et l’oc-
cupation de Bafoulabé. Ces deux faits, qui nous rapprochaient de son pays,
l'avaient profondément sausfait, car les Dioulas vantaient beaucoup notre
justice, nos richesses et notre douceur. Il ne pourrait donc résulter que du
504 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS
bien des relations de ses sujets avec des hommes comme nous. Aussi,
puisque le gouverneur avait songé à lui, il se proposait d'envoyer à son
tour deux de ses hommes de confiance à Saint-Louis. — J'encourageai
fort le vieux chef à mettre celle idée à exécution et lui indiquai les moyens
pour que ses envoyés fissent un prompt et rapide voyage. Il fut encore
question de la réconciliation de Kita avec Goubanko, qui avait produit le
meilleur effet à Niagassola. Mambi l'avait tentée autrefois sans succès, se
heurtant sans cesse à la mauvaise volonté de Tokonta, qu'il accusait d'être
un homme pervers et un faux Malinké. Ainsi qu'on le voit, notre entretien
avec ce chef intelligent avait pris la meilleure tournure.
C'est en vain que j'essayai plusieurs fois de me retirer; il fallut rester
encore et continuer à répondre aux mille questions qui m'étaient posées.
Je dus parler tour à tour du but de notre voyage à Ségou, du gouverneur,
des postes français, de la France, de nos usages, ele. Le vieux Mambi
voulait tout connaitre. Il me montra ensuite ses pauvres membres endoloris
par les rhumatismes et me pria de le guérir. C'est en vain que je lui expli-
quai que je n'avais pas ce pouvoir ; il fallut tout un discours pour lui dé-
montrer que Lous les blancs ne possédaient pas l’art de guérir, mais seule-
ment les médecins.
Un nouveau débat s'engagea alors sur le moment de notre départ. Son
intention était de nous garder plusieurs jours; il ne voulait pas admettre
les raisons impérieuses qui m'obligeaient à parür le soir même. Enfin une
dernière batulle se livra avec ce vieillard entêté sur la route qu'il fallait
prendre pour se rendre à Bammako ; à ses yeux, il n'y en avait qu'une, celle
de Kangaba. Je trouverait là un autre Mambi, son parent, qui me recevrait
bien, car toute sa famille était composée d’honnètes gens.
En passant au contraire par Naréna, nous n’étions plus en sûreté ; 1l s’y
trouvait des villages peuplés de sauvages dangereux, ne craignant ni le
gouverneur, ni Ahmadou, ni personne,
Quant à lui, il ne ‘nous donnerait pas d'hommes pour nous conduire
de ee côté, dans la crainte de ne plus les revoir. Cette question des
guides me fit réfléchir, et je lui promis d'examiner les conseils qu'il me
donnait dès que je serais parvenu à Koumakhana, point où les routes se
bifurquaient.
Je pris enfin congé, au grand chagrin de mon hôte, qui eût voulu me
retenir encore sous son toit.
Mambi m'avait paru supérieur à la majorité des chefs indigènes que nous
avions vus jusqu'alors. Il semble accessible aux idées de progrès, de paix
et de commerce. Puisque la colonie du Sénégal est décidée à porter ses
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 309
efforts de ce côté, je crois qu’elle pourra se faire à Niagassola un allié
fidèle, qui lui ouvrira la porte du Manding.
De retour au camp, je reçus la visite d’un jeune homme du Bouré, que je
reconnus aussitôt pour l'avoir vu l’année précédente au poste de Médine.
Des gens de. ce village l’avaient volé et l'autorité française lui avait fait res-
tiluer ses biens. Il rappela ce fait en parlant avec chaleur de la justice
des blancs et de la confiance avec laquelle il retournait dans le Sénégal
faire le commerce. Ces propos, au milieu de la foule attentive, produisaient
un excellent effet. Le jeune commerçant mit le comble à son obligeance en
me parlant longuement de son pays. Ses renseignements, joints à tous ceux
que j'ai pu recueillir, semblent établir que la richesse aurifère du Bouré a
été surfaite, du moins en ce qui concerne les quantités extraites annuelle-
ment. En effet, ce pelit pays, situé à trois Journées au sud de Niagassola,
comprend à peine six mille habitants, répartis dans dix villages, dont cinq
seulement ont une réelle importance : ce sont Didi, Sétignia, Kintinian,
Balato, Fatoïa. [l est évident qu’une aussi minime population ne doit pas
extraire tout l'or qui arrive aux marchés de l’intérieur du Soudan et sur la
côle occidentale d'Afrique, sous le nom d’or du Bouré. Ce sont les com-
merçants indigènes qui, voulant augmenter la valeur de la malière pré-
cieuse qu'ils apportent, lui donnent cette provenance, parce qu'ils savent
que l’or du Bouré est considéré par les noirs comme le plus pur et le plus
beau de tout le Soudan; souvent, cependant, ils ont fait leurs acquisitions
dans le Ouassoulou ou simplement dans le Bambouk. 11 faudra une explo-
ration sérieuse du Bouré pour établir définitivement sa fortune aurifère,
mais on peut dès à présent supputcr assez approximativement son revenu
annuel en raisonnant comme suit. Sur les six mille habitants, mille
travaillent aux mines; la durée du travail est celle de la saison sèche, soit
six mois; d'autre part, un mineur heureux peut se faire, il est vrai, trois
et quatre gros par semaine, mais la moyenne réelle ne dépasse guère un
grain par Jour, soit un gros tous les quatre Jours; un travailleur se fait
donc quarante-cinq à cinquante gros dans sa campagne, et mille travailleurs
en extraient quarante-cinq à cinquante mille. Cette quantité représente en
argent, dans le pays même, une valeur de deux cent mille francs et en
Europe cinq cent mille francs.
Ces chiffres doivent se rapprocher sensiblement de la réalité, bien qu’ils
s’éloignent des suppositions exagérées que l’on est tenté de faire sur
l'extrême richesse du Bouré. Nul doute, d’ailleurs, que si des mains plus
1. Le gros vaut trois grammes huit centisrammes,
506 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
habiles et surtout plus actives, s'emparaient des gisements, on verrait
augmenter rapidement le profit de cette industrie minière. Actuellement,
l'or du Bouré s'écoule surtout vers les rivières du sud par le Fouta-Djalon ;
les Dioulas et les percepteurs d’Ahmadou en emportent une certaine quan-
tité vers Ségou et, enfin, une faible part vient aux escales françaises de
Médine et de Bakel.
Au point de vue politique, le Bouré est une sorte de république
gouvernée par les chefs des quatre familles les plus importantes. Les
habitants, peu belliqueux et tout à leur industrie, recherchent le calme
et la sécurité. Malgré leur répugnance pour les musulmans, ils se sont
placés sous la protection d’Ahmadou, leur voisin le plus puissant et le
plus en état de les défendre contre lavidité des autres chefs. Mais :l
parait qu'ils commencent à trouver cette protection bien tyrannique et
ils cherchent les moyens de se soustraire à une souveraineté qui ne
veut pas se contenter d'un tribut régulier. Ces temps derniers, un des
chefs les plus importants était, disait-on, parti pour Saint-Louis, dans
le but de se mettre en rapport avec le gouverneur de notre colonie du
Sénégal.
À quatre heures du soir, pendant que Sori allait saluer Mambi de ma
part, nous prenions la route de Balandougou que nous voulions atteindre
le soir même; mais le vieux chef avait ses projets. À peine à hauteur du
village, il parut à notre grand étonnement au milieu d’un nombreux cor-
tège de ses sujets en guenilles. Malgré ses rhumatismes, il s'était fait
hisser sur un petit cheval maigre dans le but de nous accompagner à
quelque distance. Cette attention inattendue me toucha vivement et écarta
toute pensée de moquerie à la vue de l'étrange appareil qui l’entourait.
Le spectacle était cependant assez comique : le large et hideux visage de
Mambi devenait grotesque sous l'énorme chapeau de paille, surmonté d’un
cimier d'herbes sèches, qui le couvrait; sa pauvre haridelle, la tête basse,
était conduite par un jeune captif tout nu. Le cortège, composé d’indi-
vidus hurlant à tue-tête, en se bouchant les oreilles, marchait derrière;
enfin, au milieu d'eux, une sorte de prince, grave et compassé, s’avançail
en portant avec un respect religieux le beau fusil que j'avais remis le
matn même en cadeau, Tous ces gens allaient lentement, processionnel-
lement, convaincus que c'était là une belle et rare cérémonie. Il fallut
encore causer longuement avec le verbeux vieillard et entendre les déve-
loppements d'une théorie semblable à celle qu'avait déjà faite l'almamy
de Mourgoula, sur la supériorité du fusil à un coup et les désavantages du
fusil double. Enfin, après une marche de plusieurs kilomètres semée de
FOIQUIA AUEUOMOIT 97 JueuseduoNe que XNOTA 97
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 309
nombreuses haltes, je serrai la main du vieux chef, qui renouvela sa pro-
messe d'envoyer deux de ses fidèles à Saint-Louis.
La route, en sortant de Niagassola, gagne obliquement à travers la plaine
le pied des monts du Manding ; elle arrive sous de beaux arbres au bord
du Faléman, jolie rivière qui sort de la région montagneuse au petit vil-
lage de Kri. On franchit aisément ce cours d’eau et l’on s’avance droit à
l'est, dans un pays onduleux, boisé, herbeux el marécageux dans les
dépressions. Les monts du Manding, peu après le Faléman, s’éloignent vers
le nord en décrivant un arc de cercle étendu qui va se terminer au massif
du Fienkrou derrière Balandougou. La nuit arrivait ; nous avions passé un
gros ruisseau, le Banakoura, et le pie de Fienkrou semblait s'éloigner sans
cesse. Allions-nous être réduits à faire une marche de nuit? Cette pensée
commençait à nous préoccuper lorsque à un détour du sentier deux femmes
débouchèrent de la forêt. Ces pauvres malheureuses, sans aucun vêtement,
jetèrent à notre vue la charge de bois qu'elles portaient et cherchèrent à
s'enfuir; mais nos guides de Niagassola les rappelèrent et parvinrent à les
rassurer. Toutelois, leur émotion les empêchait encore de parler et elles
nous regardaient à la dérobée avec une véritable frayeur ; enfin, elles par-
vinrent à balbutier que nous étions près d'arriver. En effet, peu après, la
forèt faisait place à une plaine broussailleuse à l’extrémité de laquelle
nous pouvions apercevoir le tata de Balandougou, tapi au pied de la belle
montagne du Fienkrou.
Balandougou contient trois à quatre cents habitants, forgerons pour la
plupart. Le chef est de la famille de Mambi, mais ils sont souvent en que-
relles ; son impérieux parent voudrait le dominer et en quelque sorte
annexer son village : de là des différends qui renaissent à chaque moment.
Les montagnes environnantes contiennent, dit-on, beaucoup de fer et,
au moment de notre passage, cinq ou six fourneaux, bondés de minerai,
flambaient dans la plaine. Notre tente était dressée sous un karité gigan-
tesque, près d’une vaste mare dont les eaux devenaient toutes jaunes sous
les pieds des chevaux; cette circonstance, jointe à la présence du quartz
dans les roches de la montagne, nous fit présumer que nous avions atteint
l'extrême limite des terrains aurifères qui se continuent vers le Bouré et
le Haut-Niger. Les habitants, interrogés, répondirent que l'or était plus
loin ; dans le temps, il est vrai, on en avait cu dans le pays, mais de mé-
moire d'homme on n'en avait extrait. Nous quitlämes Balandougou à
quatre heures du matin.
La route, en sortant du village, passe par-dessus un contrefort du
Fienkrou et retombe ensuite dans un pays semblable à celui de la veille,
510 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
Les gens du pays disent que le pie de Fienkrou, d’une hauteur de deux
cents mètres environ au-dessus de la plaine, est le commencement d’une
chaine qui se continue au delà de Bammako; ils lui ont donné le nom de
Manditétékrou où monts du Manding. En réalité, le point de départ de
ces monts est même avant Niagassola; car depuis ce village, nous ne les
avions vus s'interrompre qu'aux vailées du Faléman et du Banakoura. En
quittant le Fienkrou, ils décrivent un nouvel are vers le nord, plus pro-
fond encore que le premier, ne se terminant qu’au pie de Koumakhana,
derrière le village de ce nom.
Les guides nous avaient prévenus que nous ne pourrions atteindre ce
dernier point en une seule étape ; en conséquence nous les avions inter-
rogés sur le premier campement que nous rencontrerions. Les rensei-
gnements oblenus permettaient d'espérer à bonne distance de l’eau et de
l'ombrage, mais comme toujours notre attente fut trompée. Les questions
avaient élé cependant très précises. Les arbres étaient-ils touffus”? avions-
nous une mare où de l'eau courante? Tout avait été inutile, et, lorsque
vers neuf heures, en pleine chaleur, nous arrivämes aux ruines de
Namakana, le bon campement promis, nous ne trouvämes ni une goutte
d'eau, ni un abri. Il fallut reprendre notre marche dans la plus complète
ignorance de l'heure où nous pourrions enfin camper. Quelque temps
après ces ruines, nous aperçümes trois individus, vêtus de loques, la tête
couverte de bonnets en poils de bête et de la plus mauvaise mine; ces
gaillards se tenaient près du sentier, leurs fusils hors des éluis dans une
altitude peu pacifique. Il est probable qu'étant de pauvres Dioulas, ils nous
auraient fait quelque mauvais parti; mais, à l’aspect de gens bien armés,
voyageant dans un appareil fait pour les étonner, leurs coupables desseins
s’évanouirent. Je m'arrêtai devant l’un d'eux en lui demandant si nous
rencontrerions bientôt de l’eau; ils restèrent un instant interdits el
finirent par répondre que nous avions devant nous une rivière. Ce rensei-
gnement fit naître quelque espoir, mais il fallut marcher jusqu’à onze
heures passées pour atteindre enfin ce cours d’eau tant désiré.
Le Balanko descend des monts du Manding et aboutit dans une vaste
plaine, où il décrit de nombreux méandres. Son courant, presque insen-
sible, est d'un faible débit en saison sèche; au moment des grandes pluies
de l’hivernage, il se grossit du trop-plein de nombreuses mares, éparses
dans le pays, et se jette ensuite dans le Migna, au-dessus de Niagassola. Le
terrain, aux abords, est noirâtre et spongieux et doit présenter une grande
fertilité.
Notre journée se passa tristement; la chaleur était accablante et nous
VOYAGE AU SOUDAN FRANCGAIS, 311
étions sans abri. Les indigènes s’en consolaient aisément, mais je ne pou-
vais faire comme eux; le soleil me brülait. Le seul arbre qui eût pu nous
donner un peu d'ombre était occupé par des mouches à miel devant
lesquelles il fallut battre en retraite au plus vite.
À bout d’expédients, je dus aller me réfugier dans le Hit même de la
rivière; mais là une autre aventure m'attendait. Au moment où, accablé
par la fatigue, mes yeux se fermaient, J'entendis un léger bruissement
dans les lianes, puis un clapotement dans l’eau. Je regardai aussitôt et
aperçus un serpent énorme remontant le courant; il était près de moi,
mais loin des hommes et, sans armes d'aucune sorte, je pris le sage parti
de ne faire aucun mouvement. Le reptile passa en décrivant une longue
ligne onduleuse, et lorsqu'il fut à quelques pas, je me retirai vivement pour
aller chercher un fusil, mais je ne pus retrouver mon dangereux visiteur.
Décidément le refuge que j'avais choisi présentait de graves inconvénients
et je dus me contenter du maigre ombrage d’un karité chétif. La soirée
vint enfin nous apporter quelque fraicheur, et: une bonne nuit nous fit
bientôt oublier cette journée désagréable.
Le lendemain, à mai, nous arrivâmes d'assez bonne heure à Kouma-
khana. La route n'avait rien présenté de particulier; après la plaine, uni-
formément boisée, nous avions atteint une région plus accidentée, et, peu
après, le gracieux vallon où est situé le village. |
Le tata est construit sur une pente découverte, dont le pied est occupé
par une suite de mares entourées d’un cordon de beaux arbres touffus. Au
nord du village, terminant brusquement les monts du Manding, se dresse
une haute montagne conique que nous apercevions depuis la veille, Ce pie,
le plus élevé de la chaîne, n’a pas moins de trois cent cinquante mètres
au-dessus des environs. Ses flancs abrupts et profondément ravinés
prêtent peu à une ascension; néanmoins nous l'aurions tentée si le
temps ne nous eût fait défaut, car on doit avoir, de ce sommet, une vue
assez étendue pour apprécier d’une façon très précise la conformation
générale assez singulière du système orographique de la contrée.
Le chef de Koumakhana, étant très malade, ne put nous recevoir. Le
pauvre vieillard était, paraît-il, atteint d'une violente diarrhée qui le rete-
nail dans sa case depuis plusieurs mois; personne, parmi les sorciers du
pays, ne parvenait à le guérir. Espérant qu'un blanc serait plus heureux,
il me fit demander un remède. Malheureusement je n’avais dans ma phar-
macie que de la quinine, de la rhubarbe et de l’ipéca ! Mais le bonhomme,
à défaut de médicament, voulait goûter à ce que je buvais, prétendant
qu'il en résulterait le plus grand bien pour sa santé; or c'était du rhum.
212 NOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
Je lui en envoyai aussitôt un demi-litre et on me dit que, loin de le mélanger
d’eau comme je le lui avais conseillé, il en avait vidé une bonne partie pure,
en s’exclamant sur l'excellence de cette liqueur inconnue dans son pays.
Le village est construit sur des gisements aurifères importants, et le travail
des mines constitue toute la fortune des habitants. Ces mines se compo-
sent de petits puits, de quatre-vingts centimètres à un mètre de diamètre
et profonds de deux à cinq mètres, que l'on à disposés en quinconces, à
quelques mètres les uns des autres et souvent reliés par des galeries sou-
terraines. Ce travail s'exécute à l’aide d’un pie à main. Arrivés à une cer-
taine profondeur, les ouvriers retirent les déblais au moyen de calebasses
tirées par des cordes et, afin de se faciliter la descente, ils réservent sur
les parois des trous pour placer les pieds et les mains.
Ces puils, après avoir traversé une couche d’une sorte de grès roussâtre,
rencontrent de l'argile, puis, au-dessous, du sable mêlé de quartz, quel-
quefois même un véritable gravier.
Ce dernier lerrain contient le précieux métal que l’on retire généralement
sous forme de poudre et aussi, bien que plus rarement, en petits lingots de
la valeur d’un demi-gros. Le voisinage des mares donne toute facilité pour les
lavages. Ce travail délicat est confié à des femmes, qui suppléent par le soin
qu'elles apportent à l'opération, aux moyens grossiers et insuffisants dont
elles disposent. Leur matériel se compose de calebasses et de pots en terre,
La terre aurifère, extraite de la mine, est mise dans des calebasses jusqu'à
mi-hauteur ; on achève ensuite de remplir ces récipients avec de l'eau claire.
Les ouvrières, rompues à eet exercice, impriment alors un mouvement
circulaire aux calebasses, et bientôt, l'argile étant bien délayée, il ne reste
au fond du vase que l'or et le quartz. L'eau terreuse ainsi oblenue, pouvant
contenir encore quelques parcelles de métal, est versée dans les pots en terre
pour subir un deuxième lavage; les premiers dépôts d'or sont également
lavés de nouveau avant d’être livrés aux forgerons ou aux commerçants.
J'aurais désiré connaître comment l'or était ensuite purifié el mis en lin-
gots ; mais les ouvriers de Koumakhana, fort ombrageux, refusèrent de
nous donner toute indication. Les mineurs interrompent leur travail au
moment des cultures et pendant lhivernage ; mais ils recueillent encore
quelques faibles quantités d'or par le singulier procédé suivant, Ils placent
au fond des puits, dans les galeries et dans les lits de certains ruisseaux,
des os de bœufs où d’autres gros animaux et des roseaux évidés à l'inté-
rieur. Les terres délayées par les pluies torrentielles de la saison passent à
travers ces herbes en y déposant souvent des parcelles ou de petits grains
du précieux métal,
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 515
Dans la journée, un Dioula ayant déjà fréquenté les escales du Sénégal
vint in’offrir de la poudre à acheter. Dans le désir de connaître les con-
ditions de ces sortes de marchés, je lui en demandai pour cinq francs. Notre
commerçant sortit gravement de son boubou une très petite balance de
fabrication européenne; le fléau tout rouillé ne fonctionnait plus et les
plateaux étaient supportés par des grosses ficelles. Cet appareil était bien
imparfait pour des pesages aussi délicats; mais le rusé Sarracolet avait ses
raisons pour le préférer à tout autre. Il prit de la poudre d’or dans un
étui en roseau, la versa dans l’un des plateaux et mit de l’autre côté une
Négresses employées au lavage de l'or.
petite pierre ronde représentant le poids d'un gros. Il éleva la balance en
l'air pour montrer qu'il ne cherchait pas à tromper et lui imprima de petites
secousses afin de faire osciller le fléau ; mais celui-ci résista à ces impulsions
et demeura obstinément horizontal malgré la faible quantité d’or contenue
dans le plateau. Le Dioula n’en conclut pas moins avec le plus grand
sérieux que le poids était fait.
C'était trop d'audace; aussi je lui reprochai vertement la façon déloyale
dont il entendait les transactions. Le hardi coquin, loin de se laisser inti-
mider par mes discours, dit tranquillement que, puisque le marché me
semblait mauvais, je pouvais prendre le tout pour un franc. Cet honnête
industriel n'avait voulu me voler que quatre francs !
514 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
Vers le soir, il y eut dans le village une grande fête, Un jeune homme
était parti depuis trois ans pour le Toubaboudougou (le Sénégal), et sa
vicille mère restée sans nouvelles n'osait plus espérer son retour. Cepen-
dant, chaque jour elle parlait de lui et faisait le serment que si elle avait
le bonheur de le revoir encore avant de mourir, il y aurait réjouissance
pour tous les voisins.
Cet heureux événement s'était enfin réalisé. Son fils lui était revenu
bien vêtu et muni d’une foule d'objets rares, en usage chez les blancs;
aussi les griots avaient été convoqués et toute la population dansait aux
sons joyeux des tam-lams.
À Koumakhana, nous eûmes encore à souffrir des premières atteintes de
l'hivernage. Pendant la nuit, un violent orage s’abattit sur le village et,
comme nous étions sans abri, une pluie torrentielle nous trempa jusqu'aux
os. Celle circonstance nous engagea à accélérer la marche en forçant de
plus en plus les étapes et en adoptant les routes les plus directes. Aussi,
malgré les avertissements et les conseils que Mambi nous avait donnés
à Niagassola, il fallut renoncer au grand détour de Kangaba et nous rabat-
tre sur Naréna. D'ailleurs, tous les renseignements recueillis s’accordaient
à dire que la sécurité était très précaire sur les deux routes et que les
commerçants les évitaient avec le même soin.
CHAPITRE XVI
EXPLORATION DU LIEUTENANT VALLIÈRE (SUITE).
Bivouac au village de Naréna. — Le commerce de captifs dans le Iaut-Niger., — Le Mana-Oulé et
les roches de Tabou. — Incidents au village de Sibi. — Le Komou. — Arrivée à Nafadié et à
Bammako. — Renseignements sur le Manding. — Importance sur la vallée du Bakhoy comme
voie de communication entre le Sénégal et le Niger.
En quittant Koumakhana, nous espérions atteindre le matin même le
bassin du Niger, etil nous tardait de rencontrer le premier cours d’eau se
jetant dans ce fleuve.
Le pic de Koumakhana termine, avons-nous dit, les monts du Manding,
dont la chaine remonte vers le nord; au sud, une région très accidentée,
présentant de loin en loin quelques cimes rocheuses, mais en général plus
basse que les monts précédents, se continue derrière Kangaba, allant vers
le Bouré.
Entre ces deux systèmes de hauteurs serpente un passage assez étroit,
dont la pente légèrement ascendante est gravie par la route de Naréna.
Cette sorte de col, auquel nous avons donné le nom de Sana Morella en
raison des ruines qui en occupent le centre, constitue la voie naturelle à
suivre pour passer d’un bassin dans l’autre. Nous avancions vite et avec
l’impatience de dépasser enfin la ligne de partage des eaux des deux fleuves.
À chaque ruisseau ou filet d’eau, je demandais au guide de quel côté se
déversait le courant. Arrivés à une grande hauteur, il fallut traverser un
véritable lac nommé le Kafakô. Un homme du pays nous apprit que cette
vaste nappe d’eau servait de réservoir au ruisseau de Koumakhana et se
reliait également aux petites mares de Naréna. Ce dernier village se trouvait
donc encore dans le bassin du Sénégal, contrairement aux indications de
la carte de notre compatriote Mage, qui d’ailleurs n'avait pas visité ces
régions.
| Vers neuf heures, nous débouchions sur un grand plateau découvert et
316 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
presque horizontal, limité au nord par les monts du Manding, tandis que
vers l’est et le sud il semblait commander toute la contrée. Nous étions
parvenus au faite des hauteurs qui séparent les eaux des deux grands
fleuves.
Ce plateau présente quelques étangs peu profonds en saison sèche; mais
à la suite des pluies exceptionnelles ils s’emplissent, débordent et se déver-
sent, dit-on, aussi bien vers le Niger que du côté du Sénégal.
Naréna nous apparut bientôt avee ses deux immenses enceintes comme
un village très important. Les rapports des indigènes en faisant un lieu
peu hospitalier, je me hâtai de voir le chef, afin de le gagner par quelques
menus présents; mais Je reçus l’accueil le plus désagréable, Au moment
où, conformément à l'usage que je croyais universel dans le Soudan, je
lui tendais la main, il me tourna brusquement le dos en disant « que ces
manières élaient celles des gens de Ségou et qu'il ne les aimait pas ».
Manière de Ségou ou non, je fus absolument indisposé de l'attitude
grossière de ce singulier personnage et rejoignis mes hommes. Le
campement élait déjà établi sous un figuier colossal, donnant une ombre
épaisse; même en cas d'orage, nous pouvions ÿ trouver un abri. Je m'y
installai à mon (our, attendant, non sans colère, les représentations
du chef,
Cet individu peu hospitalier porte le nom de Bandiougou et se donne
pour un adversaire déclaré des Toucouleurs. Son village, de huit cents
habitants environ, à beaucoup souffert du passage des armées musul-
manes et contient un assez grand nombre de réfugiés du Fouladougou,
qui entretiennent la haine contre les anciens envahisseurs.
Bandiougou ne tarda pas à faire appeler Nori; il désirait, disait-il,
s'expliquer, J'appris bientôt que notre hôte regrettait sa sortie. « Il ne
pensait pas avoir affaire à un homme de qualité et m'avait pris pour un
ami des Toucouleurs. Pour éviter toute méprise, j'aurais dû, dès la
veille, lui envoyer un courrier. Je devais savoir que Naréna était le village
le plus ancien du Manding et que tous ses habitants avaient une origine
noble. Ces raisons auraient dû m'engager à ne pas arriver aussi inopi-
nément comme dans la première localité venue.
Je His répondre à ce sot orgueilleux que j'avais déjà oublié la mauvaise
réception el que je passerais chez lui la journée et la nuit; mais, contre
mon habitude, je m'abstins de lui envoyer le moindre présent.
La jonrnée fut assez ennuyeuse; 1] fallut se défendre à chaque instant
contre les obsessions d'une foule très importune. Les femmes se faisaient
\
remarquer par leur acharnement; elles montraient nos ballots à leurs
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 517
maris en les invitant à me demander quelque belle chose pour elles. Nul
doute que ces trop coquettes personnes n’eussent poussé volontiers au
pillage de mon modeste convoi dans l'unique espoir d'y trouver quelques
parures.
Les enfants, plus audacieux encore, soulevaient les couvercles des
cantines et y plongeaient les mains; mon tirailleur dut, à plusieurs
reprises, leur infliger de sévères corrections. Cependant un jeune homme
du village cherchait à nous être utile, disant à la foule qu’on se conduisait
mal à notre égard; il avait voyagé jusqu'à Sierra-Leone et les blancs
respectaient toujours les étrangers. Je voulus le récompenser de sa
louable intervention en lui donnant, sur sa demande, un peu de rhum
à boire. Ce fut là une fàcheuse idée, car aussitôt tous les individus
présents, désireux de montrer qu'ils n'étaient pas musulmans, voulurent
en goûter à leur tour ; heureusement, les premiers trouvèrent la liqueur
trop forte et effrayèrent les suivants par leurs horribles grimaces.
Une caravane de captifs vint dans l'après-midi camper auprès de nous.
Le chef dioula chercha aussitôt à gagner mes bonnes grâces en m'offrant
des colas. Son but était de voyager en notre compagnie. Il m'expliqua
que la route de Naréna lui élait fort avantageuse, mais qu'il ne la prenait
jamais dans la crainte des pillages ; cependant il s'y était engagé volontiers
sur mes talons, comptant sur ma protection pour le préserver de tout
malheur. Je lui observai que je n'étais guère en mesure de le protéger
dans une contrée où les Français semblaient être inconnus, mais qu'après
tout 1] pouvait nous suivre en promettant de se bien conduire. C'était tout
ce qu'il demandait : aussi 1l remercia chaudement et nous promit toutes
sortes de douceurs à notre arrivée à Ségou. Tout en écoutant ce Dioula, je
ne pouvais m'empêcher de jeter un œil de commisération sur le hideux
convoi qui le suivait. Les malheureux captifs, comprenant surtout des
femmes et des enfants, se trainaient péniblement, attachés les uns aux
autres ; tandis que deux ou trois indigènes, qui semblaient les domestiques
du Dioula, couraient le long de la caravane, frappant avec de longs fouets
les pauvres gens qu'ils étaient chargés de conduire. Quand donc cette
odieuse plaie disparaitra-t-elle de l'Afrique?
Je m'étais trompé en disant que nous étions inconnus dans cette région
reculée, car, peu après, plusieurs hommes d’un certain âge vinrent me
poser l'étrange question suivante. Pouvaient-ils espérer trouver des terrains
auprès de notre nouveau poste de Bafoulabé, et dans ce cas les traitants
viendraient-ils acheter leurs arachides? J'en profitais pour leur dire qu’ils
trouveraient à Bafoulabé, comme sur tous les points où s’étendait l'influence
318 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
française, aide et protection pour se livrer à l’agriculture ou au commerce.
Vers le soir, les guides de Niagassola vinrent me trouver pour me
déclarer qu'ils ne pouvaient dépasser Naréna sans courir les plus grands
risques; de même Moussa, l'homme de lalmamy, n'osait se hasarder
plus loin, Notre embarras devint extrême, car aucun habitant ne voulait
nous guider vers les villages mal famés du Niger.
Enfin un individu, alléché par l’appàt d’une forte récompense, promit
de nous conduire, en nous recommandant le secret jusqu’au départ. Cette
difficulté de trouver des guides a pour cause les mauvais rapports que les
villages mandings ont entre eux; il est rare de rencontrer deux voisins
qui ne soient en guerre pour le motif le plus futile. Ces divisions regret-
tables renaissent à chaque instant. Deux particuliers de localités différentes
ont-ils un procès, chacun d'eux rassemble ses partisans, et le différend
se règle à coups de fusil. La guerre devient alors générale et dure souvent
plusieurs années. Ces lultes continuelles affaiblissent le pays et sont
l'obstacle le plus sérieux à la marche des voyageurs et des commerçants.
En effet, les villages où ils séjournent entrent en méfiance dès qu’il est
question de se rendre aux villages voisins, avec lesquels ils sont le plus
souvent en hostilité,
Avant de quitter pour toujours la région du Bakhoy, si intéressante au
point de vue des intérêts futurs de la France, nous donnerons une idée
succincte de sa configuration générale.
La rivière est formée de deux cours d’eau principaux. Le premier, sous
le nom d'Ouandan, prend sa source dans la mare de Saréani, derrière le
Bouré; le second, que les indigènes appellent Koro-Koro, vient de Kéniéba,
entre Kangaba et Koumakhana. Ils se réunissent, après un parcours à
peu près égal, au Bafoulabé (confluent), situé vis-à-vis de Mourgoula et à
15 kilomètres environ à l’ouest de cette forteresse. Le Bakhoy continue
ensuite vers Kila en creusant, comme ses deux affluents, un lit profond
au milieu d'une plaine alluvionnaire de à à 10 kilomètres de largeur.
Cette plaine, bornée, sur la rive gauche du cours d’eau, par les massifs
du Gaugarau et du Gadougou et, sur la rive droite, par les monts du
Manding et le plateau de Mourgoula, constitue ainsi une belle vallée très
fertile, qu'il est fort regrettable de ne pas savoir plus peuplée. Si la colonie
du Sénégal veut persister dans ses efforts vers les régions commerciales
et aurifères du Haut-Niger, elle trouvera par la vallée du Bakhoy une voic
facile pour se transporter de Kita à Niagassola, d’où elle pourra à son gré
gagner Sésou par Koumakhana et le col de Sana Morella; Kangaba par
Kéniéba, ou, enfin, le Ouassoulou par le Bidiga et Dialakoro. Nous ne
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 919
pensons pas qu'il existe pour la construction de voies de communication
des ilinéraires plus directs et moins dispendicux, atteignant les contrées
reculées que nous venons d'indiquer.
Le lendemain matin, au moment de nous mettre en selle, un homme
de Bandiougou vint me demander au nom de son maitre. Je lui expédiai
l'interprète, qui revint bientôt en disant que ma froideur avait peiné ce
chef; il s'était plaint aussi de notre brusque départ. Au fond, tout ce qu'il
regrellait, c'était le cadeau qu'il avait attendu vainement depuis la veille.
Sori ajouta que Bandiougou l'avait prié de me conseiller de dire le plus
grand bien des gens de son village au roi de Ségou. Ce propos n'était
guère d'accord avec ceux qu'il avait tenus tout d’abord; mais il ne me
surprit pas beaucoup, car je connaissais depuis longtemps l'extrême
versatilité des nègres de la Sénégambie.
Pendant la marche du lendemain, j'éprouvai la même impatience que
la veille de rencontrer enfin un affluent du Niger. J’eus bientôt cette
salisfaction ; une heure après Naréna, nous arrivions sur les bords de la
charmante rivière d’Amarakoba, dont les eaux argentées se dirigeaient,
à travers les roches, vers la vallée du grand fleuve.
Le plateau de Naréna continue après le village, et reste à peu près
horizontal pendant quelques kilomètres; puis il s'incline vers l’est et
descend en terrasses successives jusqu'au fond de la vallée du Djoliba, dont
il constitue le versant occidental. Quant aux monts du Manding, après
avoir décrit un grand arc de cercle vers le nord, ils se replient à l’est et
viennent former un promontoire vers Tabou. Nous apercevions au loin,
devant nous, la roche terminale de cette pointe, dressant verticalement
ses assises de grès. Les indigènes, en raison de sa teinte générale, l'ont
nommée Mana-Oulé ou Falaise rouge. La région que nous parcourions est
devenue un désert depuis les guerres furieuses des Musulmans et des
Malinkés. À chaque pas, nous rencontrions des traces d’une ancienne et
. nombreuse population ; à Samba Fida notamment il fallut traverser des
ruines très étendues. Non loin de cet ancien village, notre attention fut
encore attirée par la vue de tas de pierres disposées d’une façon régulière ;
c'était, parait-il, un ancien champ de bataille où une armée manding avait
succombé, et ces sortes de tumulus avaient élé élevés à la mémoire des
guerriers morts pendant l’action. Les pentes du plateau de Naréna allaient
en s’accentuant de plus en plus; enfin, après avoir traversé une magni-
fique futaie, nous arrivèmes au bord du Nianinko, petit cours d’eau
presque à sec en saison sèche. Ne pouvant atteindre d'autre campement
connu avant une heure très avancée, 1l fallait s'arrêter.
520 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
Un instant après, la forêt, si calme avant notre arrivée, était pleine
d'animation et de bruit. La caravane de captifs qui nous suivait se com-
posait surtout d'enfants et de jeunes gens; ces malheureux, absolument
inconscients de leur triste situation, sautaient, gambadaient, se baignaïent
dans la rivière, poursuivant les poissons où les insectes, en poussant mille
cris Joyeux.
Je mis à profit notre paisible séjour dans cette solitude pour causer lon-
guement avec le chef de la caravane sur les détails de sa détestable indus-
trie. D'où sortaient donc ces files d'esclaves qui, après avoir sillonné toutes
les routes du Soudan, allaient alimenter Iés marchés du Bas-Niger ou étaient
vendus aux Maures du Sahara et dans les escales des fleuves de la côte?
Le Dioula m'apprit que les pays à esclaves embrassent l'immense région,
encore peu connue, comprise entre les premiers affluents du Niger. Ces con-
trées extrêmement barbares sont proportionnellement plus peuplées que
celles du reste du Soudan occidental. Le Ouassoulou notamment passe pour
avoir une population des plus denses. Pour exprimer jusqu'à quel point les
villages sont rapprochés, les indigènes disent que « le roi peut, sans sor-
ür de sa capitale, transmettre ses ordres, de voix en voix, jusqu'aux extré-
mités de son immense empire ». Les habitants sont un mélange de Bam-
baras et de Peuls métis, qui se font, sans distinction de nationalité, une
guerre perpétuelle. Le seul objet de ces combats incessants est de s’enlever
réciproquement des femmes, des jeunes hommes et des enfants, pour aller
les vendre ensuite sur les marchés renommés du Tengrela, Dialakoro, Kan-
kan, Kémiéra, etc. Ces moyens de s'enrichir sont si bien rentrés dans les
mœurs qu'on les voit employés par toutes les classes de la société. Les chefs,
pour renouveler leurs provisions de fusils et de poudre et s'acheter de beaux
ornements, vendent leurs propres sujets. Lorsque les villages ont terminé
les récoltes, les jeunes gens se réunissent en bandes armées et vont chez
les voisins chercher à « gagner un peu de bien ». Dans les moments de
diselte, les faits deviennent plus monstrueux; ce sont alors les pères de
famille qui, pour améliorer leur situation, conduisent sur les marchés
leurs propres enfants.
Enfin, pour compléter ce lamentable tableau, le Dioula m'avoua avoir
acheté l’une des petites filles de sa caravane à son frère; celui-ci l'avait
traitreusement éloignée de la case paternelle pour la vendre ensuite à vil
prix. Les peuplades qui se font ainsi les pourvoyeuses de chair humaine sont
loin cependant de vivre sur un sol ingrat. Indépendamment de la fertilité
réelle des terrains, elles ont des mines d'or plus abondantes encore que
celles du Bouré et du Bambouk. On ne peut donc accuser que leur état
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 921
sauvage et le principe même de l'esclavage admis malheureusement par
tous les peuples africains; si les acheteurs ne foisonnaient pas dans le
marché du Haut-Niger, le trafic honteux cesserait lui-même.
Les profits retirés du commerce des esclaves sont considérables, Voici
comment opèrent les Dioulas. Les uns partent de nos escales du Haut-Séné-
gal ou de la Gambie avec de la guinée, pour se rendre dans le Kerigui, vers
Nioro;. là ils achètent aux Maures le sel du Sahara. Dans les moments
d'abondance, ils obtiennent trois bafals' (barres) de sel pour deux pièces
de guinée. Ils montent ensuite par Kita et Niagassola vers les marchés du
Haut-Niger ; en général ils s'arrêtent à Kéniéra, le point le mieux alimenté
de caplifs ; il paraît qu'on y rencontre, dans les périodes de guerre, plu-
sieurs milliers de ces malheureux. À Kéniéra, chaque barre de sel vaut un
captf. On voit par cet exposé que deux pièces de guinée, d’une valeur
moyenne de vingt-cinq francs, procurent aux commerçants (rois créatures
humaines, dont la vente produira, au retour, six à huit cents francs. Si le
Dioula poursuit sa route jusqu'à Dialakrou, il pourra avoir encore des escla-
ves à meilleur compte ; toutefois ce dernier marché, situé au centre du Ouas-
soulou, est surtout renommé pour son commerce d’or, et l’on y vend la barre
de sel jusqu’à sept gros.
Ainsi les deux mêmes pièces de guinée représentent à Dialakrou vingt et
un gros d'or, qui seront vendus dans les escales européennes deux cents
francs. Mon interlocuteur me faisait alors ressortir que, sans la mortalité et
les risques courus par les caravanes pendant la traversée de certains pays
pillards, le commerce des esclaves serait de beaucoup plus avantageux que
celui de l'or.
Les autres Dioulas qui exploitent les mêmes contrées opèrent d'une façon
analogue, mais en employant d’autres moyens d'échange et en suivant un
autre ilinéraire.
Ceux-ci passent par le Niocolo, le Fouta-Djalon, vont dans les rivières du
sud, françaises et anglaises, acheter à très bon marché des fusils et de la pou-
dre, et débouchent ensuite sur le Haut-Niger derrière Timbo. Les premiers
marchés du Sankaran, actuellement bondés des victimes du farouche Sa-
mory, terrible chef de bande qui vient de dévaster le Baleya et le Dioumo,
donnent les mêmes bénéfices que nous avons indiqués pour Kéniéra, Toul
fusil d’une valeur de quinze franes vaut un captf! Cependant un grand
nombre des marchands sarracolets continuent leur route sur Tengrela, pour
y acheter des colas* à bon compte; ils reviennent ensuite par Dialakrou, le
1. Un bafal ou barre de sel pèse environ quinze kilogrammes.
9, Sorte de fruit amer et excitant, dont on fait un grand commerce dans ces régions.
21
522 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
Bouré et le Bambouk, où ils échangent avantageusement leurs colas contre
- de l'or.
Toutes ces transactions sont faites presque exclusivement par des Sonin-
kés ou Sarracolets, individus très actifs et possédant au plus haut degré
l'instüinet du négoce. Leur commerce est loin de se faire en toute sécurité ;
ils sont souvent obligés de se glisser à travers des pays en guerre, où ce
n'est qu'à force de ruses qu'ils parviennent à sauver leurs marchandises.
Dans les contrées où règne la paix, les conditions ne sont guère meil-
leures, car ils ont alors à satisfaire les exigences de certains chefs qui leur
font payer de fortes redevances.
Les roches de Nienkéma.
Malgré ces nombreux obstacles, ils poursuivent avec ténacité leurs opé-
ralions, et quelques-uns arrivent à une fortune relativement considérable.
d'essayai de persuader à celui qui me donnait ces renseignements com-
bien le commerce des esclaves était condamnable et tout ce qu'il y avait
d’odieux à traiter ses semblables comme un simple bétail. Mais je n'obtins
de mon interlocuteur que de la surprise ; je crois même qu'il douta un
instant de ma raison.
Le lendemain de très bonne heure, nous reprenions la route et, après
une marche à travers les derniers gradins du plateau de Naréna, nous
arrivions devant le Mana-Oulé. Ce singulier mouvement de terrain est com-
VOYAGE AU SOUDAN FRANCGAIS. 329
posé d’une montagne présentant plusieurs murailles verticales successives et
flanquée de deux sortes de tours rocheuses qui lui donnent l'aspect d’un
gigantesque monument d’achitecture. Après avoir tourné le Mana-Oulé, la
route passe au-dessous de Tabou, village peureusement réfugié dans les
anfractuosilés de roches énormes.
Village de Tabou.
Les habitants, extrêmement sauvages, s’enfuyaient en nous voyant et se
réfugiaient derrière leurs cases. Un seul individu eut le courage de venir à
notre rencontre et s’offrit à aller chercher le chef et tout ce que nous pou-
vions désirer. Ce hardi personnage avait, paraît-il, voyagé jusqu’à Sierra-
Lconc.
32% VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
Plus loin, nous fûmes salués par les aboiements répétés de nombreux
eynocéphales, qui venaient nous injurier jusque sur le chemin. À quelques
centaines de mètres plus loin, nous passimes devant Nienkéma, construit
au pied d’un amas pittoresque de rochers ; on remarquait surtout deux obé-
lisques très élevés, formés d'assises de grès superposées et allant en sur-
plombant ; ils semblaient se tenir en équilibre comme par miracle et devoir
s'écrouler d’un moment à l’autre sur le misérable village. Nous eûmes encore
à admirer plusieurs montagnes très curieuses, dont les roches formaient
des colonnades ou des portiques de l'effet le plus inattendu. Enfin, après le
petit village de Kalassa, où plusieurs habitants crurent devoir prendre leur
fusil en nous voyant, nous débouchâmes dans une plaine découverte.
Il était tard et nous avions hâte d'arriver à Sibi, point désigné pour
l'étape. Ce village, nous disait-on, était au pied des montagnes que nous
apercevions devant nous. Dans notre impatience, nous éperonnions nos
montures rendues paresseuses par la chaleur et la fatigue, lorsque tout à
coup notre guide s'arrêta en montrant les symptômes d'une grande frayeur,
puis il tendit son oreille vers le village en réclamant le silence. Que se pas-
sail-il donc?
J'écoutai à mon tour et il me sembla, en effet, entendre des cris loin-
tains poussés à de petits intervalles. Notre homme, en proie à une vérita-
ble épouvante, nous dit qu'il ne serait pas bon, aujourd’hui, d'aller au vil-
lage, car ces cris annonçaient le Koumou. L’interprète ne savait m'expliquer
de quoi il s'agissait ; il parlait de sorciers, de fêtes, de bêtise des Malin-
kés, ele. À la fin, impatienté, je poussai en avant, convaineu qu'il n’y avait là
rien de sérieux, Mais Sori, les tirailleurs et les muletiers me suivirent
seuls; le guide et la caravane restaient immobiles, cloués par la crainte.
À mesure que nous approchions de Kibi, les cris devenaient plus distincts;
c élaient des voix jeunes el vieilles poussant de toute leur force une sorte de
ouloulement plaintif que les échos de la montagne répétaient avec des
vibrations d'orgue. Enfin, après avoir tourné un petit bosquet touffu, je me
trouvai en face d’un jeune Mandingue accroupi, ayant devant lui une petite
calebasse remplie de mil et un poulet, les pattes ficelées. Notre homme se
dressa comme un ressort à notre aspect, jeta un eri prolongé et se mit à
courir à nos côtés en faisant force gestes, dont la signification était de
s'arrêter. Mais le soleil brûlait nos fronts et un magnifique fromager
étendait une ombre opaque à la porte du village. Aucune puissance au
monde n'aurait pu nous empêcher d'aller y chercher un refuge; aussi
le jeune homme avait beau multiplier ses signaux, nous n’en tenions nul
comple.
esclaves,
Le Mana-Oulé et caravane d’
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 321
Cependant la prudence commandait de se préoccuper des choses nouvelles
et singulières que nous rencontrions. En dédaignant les conseils du guide
et les indices défavorables que nous conslations, nous pouvions nous
exposer à quelque danger très réel. À quoi ne doit-on pas s'attendre dans
ces contrées sauvages ? Jusqu’alors, il est vrai, nous avions été assez heureux
dans notre voyage, mais c'élait une raison de plus pour ne pas s'engager
sottement dans quelque aventure périlleuse; en conséquence, J'envoyai toul
de suite l'interprète auprès du chef du village.
Dès notre arrivée, les habitants se réunirent autour denous, et à chaque
instant l’affluence devenait plus considérable. Chose étrange, il ne venait ni
femmes ni enfants, et en outre chaque individu tenait un jeune poulet et
une calebasse de mil. Malgré cet extérieur pacifique, tous ces hommes
jetaient sur nous des regards farouches et malveillants ; il était visible que
nous les gênions et que nous étions tout au moins des fâcheux. Nous ne
pouvions cependant changer de campement ; il eût fallu faire une nouvelle
élape en plein midi, et ni les hommes ni les animaux n'étaient en état de
reprendre la route.
Le temps passait et l'interprète ne revenait pas; les hommes de Sibi,
vieillards et jeunes gens, se pressaient toujours plus nombreux autour du
camp avec les mêmes signes d’hostilité ! Nous les entendions se consulter
bruyamment sur notre compte, et il était aisé de voir que, sans la surprise et
la crainte superstitieuse que leur inspirait un homme blanc, nous aurions
été vivement expulsés. Cependant, nous n’étions pas l'unique préoccupä-
tion de ces individus; ils semblaient animés d’une pensée supérieure
encore à celle de notre arrivée. En effet, ils poussaient de loin en loin ces
longs cris lugubres que nous avions déjà entendus, et de chaque point du
village d’autres voix répondaient sur le même ton; les conversations se
taisaient alors pendant un instant. Cette bizarre situation, la fatigue de la
malinée, ces concerts lamentables et le retard incompréhensible de Sori
commençaient à nous faire perdre patience, quand enfin ce dernier nous
apparut essoufflé.
Le pauvre garçon avait eu des embarras nombreux : on avait voulu tout
d’abord lui interdire l'entrée du village, mais il avait forcé la consigne et
s'était porté rapidement vers la case du chef; là il s'était trouvé en face de
trois vieillards aveugles et absolument momifiés par leur grand âge.
Comment se faire entendre?
Heureusement, d’autres personnages étant arrivés, l'interprète leur avait
exposé son désir de passer la journée dans le village; une discussion ora-
geuse s’élait engagée, et enfin on avait décidé que le blanc serait reçu et que
598 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
sa venue était même un événement de bon augure. Gette heureuse solution
fut expliquée à la foule, et le cercle de plus en plus resserré qui nous entou-
rait fut enfin élargi.
La cause de tant d'émoi était simplement la fête religieuse du « Koumou »,
qui précède les semailles. Les Mandingues comme les Bambaras du Haut-
Niger sont félichistes; chaque village à dans son voisinage un bouquet
d'arbres vénérés où l'on ne peut pénétrer que par un étroit sentier em-
barrassé de branches épineuses. Là, dans l'ombre et le mystère, se tient
le dieu terrible, maitre des destinées du village et de ses habitants ; selon
son humeur, il distribue le bien ou le mal; c’est donc aux fidèles à le
fléchir par des sacrifices qui lui soient agréables. Le village ne doit jamais
se hasarder dans une entreprise sans consuller ses volontés. S'agit-il de
faire la guerre : on immole dans le temple quelque jeune chèvre dont le
sang est répandu sur les pierres consacrées, et à certains signes le sacri-
ficateur reconnait les décisions du fétiche. On marche alors au combat
avec confiance, ou l’on renonce à toute attaque. De même, à l’époque des
semailles, on sacrifie au dieu pour obtenir la bonne germination du
grain; ensuile vient la fête qui doit assurer la maturité complète des
récoltes, et enfin, les greniers étant bien remplis, une nouvelle visite au
bois sacré vient donner l'assurance que les ennemis n'auront aucune part
des moissons de l’année. L'influence de cet être tout-puissant s'étend
également sur les simples particuliers, et les jeunes filles, désirant un
bon mari, n'hésitent pas à aller déposer à l'entrée du temple des œufs,
une poignée de mil ou toute autre offrande agréable au grand dispen-
sateur de tous biens. kr
Le Koumou était donc la fête des semailles, l’une des plus solen-
nelles de l’année. Dès le point du jour, les femmes et les enfants avaient
été enfermés dans les cases, avec défense expresse de sortir. Malheur sur
la curieuse ou l'imprudent qui verrait, même de loin, la cérémonie reli-
gieuse! sa mort dans l’année était certaine. Aucun profane, aueun
étranger ne devait assister aux sacrifices. 3
à population masculine du village avait seule le droit d'aller et de
venir, et depuis l'aurore jeunes et vicux poussaient vers le ciel ces cris
lugubres que nous avions entendus, dans le but d'attirer le fétiche dans
son bosquet.
On comprendra combien notre arrivée avait dà troubler une pareille
solennité; mais les vieillards avaient trouvé dans le passage inopiné d’un
blanc un fait tellement extraordinaire, qu'à leurs yeux le dieu devait y être
pour quelque chose : « Songez, avait dit l'un d'eux, que ce blanc est le
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 329
premier qui vient dans le pays, et remarquez en outre qu’au lieu d’ar-
river un jour ordinaire, il se présente en plein Koumou; l'intention du
fétiche n'est-elle pas manifeste? » Et voilà comment la situation si mena-
çante du matin s'était enfin améliorée.
Afin de conserver ces bonnes dispositions des chefs, j'envoyai au pre-
mier d'entre eux un boubou en toile jaune, qui excila l’admiration
générale; jamais pareil tissu n'avait été porté par un Mandingue de Sibi.
Le vieillard reconnaissant s’empressa de faire remarquer à son entourage
que sa bonne conduite à notre égard commençait à porter ses fruits et
que ce Koumou serait certainement l’un des plus mémorables de son
règne.
La malheureuse caravane des Dioulas était restée au delà du bois sacré
et fort en peine en présence de toutes ces complications inattendues. Son
chef vint me prier de le protéger et de le faire pénétrer dans l'enceinte
du village. Je songeai alors aux pauvres enfants captifs souffrant de la soif
et de la chaleur et je renvoyai de nouveau l'interprète auprès des chefs.
Mais comment faire traverser les abords du lieu des sacrifices par des
femmes et des enfants sans offenser le fétiche? Le fait était grave et pou-
vait soulever la population, indignée d’une pareille profanation. Enfin, un
bonhomme avisé proposa de bander les yeux à toute la caravane et de la
faire venir en courant jusque dans le tata. Celle idée ingénieuse obtint
tous les suffrages ; en conséquence, les captifs furent placés l'un derrière
l’autre, la tête enveloppée d’un lambeau de guinée, et toute la file guidée
par le chef se dirigea à la course vers la porte du tata, que l’on ferma der-
rière eux. Ces mesures de précaution ne parvinrent pas à satisfaire
quelques fanatiques, qui proclamèrent avec véhémence que tous ces
accommodements avec la rigueur du cérémonial ne produiraient rien
de bon.
Le village de Sibi présente un aspect tout particulier ; au lieu d'un tout
compact, il se compose de plusieurs groupes de cases établis sur une
seule ligne au pied d’un longue montagne à flancs presque verticaux. Cette
disposition à été prise pour qu’au moment du danger chacun puisse rapi-
dement se réfugier dans les rochers. Le village ainsi déserté serait inha-
bitable, car les fuyards ne manqueraient pas, du haut de leur retraite,
de faire rouler sur les assaillants des blocs énormes qu'ils n'auraient
qu'à pousser. Les habitants, au nombre de deux mille environ, sont,
dit-on, assez unis; ils appartiennent à la tribu de Kamara, tribu de tra-
vailleurs, de forgerons et de chercheurs d’or.
Ils sont assez peu considérés parmi les autres Mandingues, qui se croient
350 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS,
de meilleure origine et dédaignent leurs travaux; mais, énergiques et bien
armés, ils restent indépendants et peu disposés à accepter un joug quel-
conque.
Les Toucouleurs trouvent à Sibi une hospitalité assez précaire, mais ils
doivent renoncer à soumettre les habitants, qui se bornent à ne pas s’al-
lier officiellement avec les révoltés du Bélédougou et de Bammako. L’or-
ganisalion politique de ces fiers Mandings ne présente rien de particulier ;
comme toujours, le commandement nominal appartient aux plus vieux
des chefs de famille, mais ce pouvoir est très précaire, et la plupart des
résolutions graves intéressant le village sont prises en commun dans des
palabres où tout homme libre peut se faire entendre.
La direction de l'opinion finit par échoir à quelque individu, beau
parleur, réputé sage et bon guerrier; quant aux vieillards, ils restent alors
vénérés mais impuissants. |
Les marques d'hostilité des premiers moments avaient disparu et nous
pouvions enfin compter sur un repos relatif.
La fête semblait absorber complètement la population, et de loin nous
en observions les curieux détails. Vers midi, les cris avaient cessé et
chaque individu, toujours porteur de sa calebasse de mil et de son poulet,
s’élait dirigé vers le bois sacré. Là des groupes s'étaient formés en silence,
el à un signal donné ils avaient, tous à la fois, poussé une immense
clameur. Puis, quelques vieillards, sans doute les grands prêtres, avaient
pénétré dans le bosquet et commencé les sacrifices.
I était impossible, à notre grand regret, de voir les détails de ces héca-
tombes de poulets, mais nous avions pour nous dédommager les mani-
feslations extérieures des fidèles.
Vieillards et jeunes gens, en proie à un véritable délire, exécutaient la
danse la plus animée et la plus burlesque; aucune règle, aucun ensemble
ne présidait à ces exercices chorégraphiques; chacun se préoceupait sur-
tout de faire le plus de contorsions possible. Ils continuèrent ainsi leurs
extravagances pendant toute la durée de la cérémonie intérieure, sans
prendre un instant de repos; plusieurs tombèrent essoufflés. Enfin, les
grands prêtres, l’holocauste achevé, sortirent du bois sacré ; il y eut une
sorte de conciliabule, à la suite duquel chacun revint au village, sa cale-
basse vide à la main. Mais tout le monde reparut bientôt portant cette
fois de grandes branches sèches et l’on reprit processionnellement le
chemin du bois. À peine arrivée, la foule se plaça sur plusieurs rangs
vis-à-vis de l'entrée, et chacun se mit à frapper violemment le sol en pous-
sant de grands cris. Cette nouvelle cérémonie avait, paraît-il, pour objet
Le Koumou.
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 999
d'engager le fétiche à s'enfuir. Après quelque temps de ce violent exer-
cice, on plaça un jeune homme en sentinelle devant le temple, et les
groupes se dispersèrent.
Le calme le plus complet succéda à ces bruyantes manifestations, et
nous pensions que la fête religieuse allait continuer par une soirée de
recueillement et de paix, mais notre attente fut trompée.
Une heure s’élait à peine écoulée que de toutes parts s’élevèrent des
chants singuliers; les voix étaient trainantes, sans assurance et inter-
rompues par de fréquents hoquets; on se serait eru auprès d’une multi-
tude de cabarets remplis de buveurs avinés. Peu après, un certain nombre
d'individus se montrèrent hors du tata, allant vers notre camp: ils s’a-
vançaient en Uilubant, causant bruyamment, riant aux éclats el faisant
mille gestes désordonnés; tous ces hommes élaient ivres. Voici ce qui
s'élait passé. Après la cérémonie religieuse, tous ces pieux personnages,
réunis en petits cercles d'amis, avaient, conformément à la tradition,
donné l’assaut à de grandes calebasses d'eau-de-vie de mil préparée pour
celte grande solennité; le zèle de chacun s'était montré si grand qu’au
bout d’une demi-heure à peine l'ivresse avait été générale.
D'après le programme antique de cette fête, d'abondantes libations
devaient être suivies de danses, de luttes et de courses; or le lieu de ces
réjouissances élait précisément le bel arbre qui nous servait de tente.
Aussi l’affluence autour de nous ne tarda pas à dépasser celle du matin.
Notre situation devenait des plus pénibles; tous ces hommes, avec
l’acharnement particulier aux ivrognes, venaient au milieu de nous se
livrer à tous les caprices de leur imagination délirante; les uns, désirant
être aimables, saisissaient nos mains et les serraient avec force; d’autres
se livraient à des gambades frénétiques; les derniers enfin, animés d’in-
tentions moins pacifiques, auraient voulu nous chasser pour laisser le
champ libre à leurs plaisirs.
Leurs importunités et leurs menaces devinrent telles, que l’exaspération
finit par nous gagner, et mon tirailleur, saisissant l’un de nos persé-
cuteurs, l’envoya rouler au loin; comme on le pense, l’effervescence ne
fit que redoubler, et, à bout de patience, je saisis mon revolver en faisant
dire par l’interprète que je tuerais le premier qui oserait porter la main
sur l’un de nous. Cette menace et la vue de l'arme inconnue que j'avais
au poing, provoquèrent un vif mouvement de recul, et un cercle plus large
nous enveloppa.
Cependant cette atroce position ne pouvait continuer sans de réels dan-
sers; de nouvelles calebasses d’eau-de-vie avaient été apportées, et nul
234 VOYAGE AU SOUDAN FRANGAIS.
ne pouvait prévoir les conséquences qu'entrainerait la surexcitation alcoo-
lique de tous ces sauvages.
Jde crus prudent d'envoyer demander l'intervention des chefs; un vieil-
lard tout cassé et ivre lui-même vint à notre appel et bredouilla une
manière de discours qui ne réussit qu'à soulever les clameurs d’une
partie de ses auditeurs. Une sorte de furieux se leva, apostropha vive-
ment l'orateur et finit par le frapper à la joue. Cette scène violente qui
semblait devoir être le signal d'une rixe générale, fut au contraire une
grande cause d'apaisement.
Le vieillard souffleté roulait de grosses larmes en proférant des paroles
indignées que la colère étreignait dans sa gorge; bon nombre d'indi-
vidus, à cette vue, s'étaient empressés autour de lui pour le soutenir et
le consoler. L'auteur de cette lâche insulte étant un captif, personne ne
voulut être son partisan; les fils du chef le saisirent, le lièrent et l’en-
trainèrent vers le village en le rouant de coups. Il y eut encore autour
de nous quelques scènes tumullueuses, mais peu à peu la foule se dis-
persa par groupes dans la plaine pour se livrer à ses prétendus plaisirs.
Nous éprouvions enfin un véritable soulagement, et la nuit qui s'avançait
nous promettail une délivrance complète; nos persécuteurs finissaient au
loin leur orgie, se livraient à des combats singuliers que l'influence de
l'alcool ne lardait pas à rendre peu pacifiques.
Jai retenu surtout le spectacle lamentable de deux vieillards se roulant
sur le sable dans le délire de livresse la plus immonde.
Les deux ivrognes, après s'être reprochés mutuellement d’avoir bu l'eau-
de-vie d'autrui, s'étaient rués l’un sur l’autre, s'enfonçant les ongles dans
les chairs, et s'arrachant la barbe avec une bave sanglante sur les lèvres ;
c'était absolument hideux.
Enfin la nuit nous débarrassa de cette foule d'individus dangereux; ils
s’enfermèrent dans leur tata, et longtemps encore on entendit leurs alter-
cations et leurs chants.
Le lendemain matin, nous prenions sans regrets la route de Nafadié.
Les Dioulas qui nous suivaient comme nos ombres étaient désolés ; il paraîl
qu'à Sibi on leur avait volé une captive.
La route de Nafadié suit la muraille presque verticale des monts de Man-
ding pendant assez longtemps, en laissant sur la droite la plaine alluvion-
nare où coule le Niger. Le fleuve venant directement du sud à dû jadis
venir se heurter à la base même des montagnes, dont la résistance lui à
imprimé un brusque changement de direction vers l'est; on eroit voir la
trace de son ancien lit sur le trajet même de la route, car le terrain y est
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 355
beaucoup plus bas que dans la plaine. Le Niger à donc coulé au pied des
hauteurs, et ce n’est que peu à peu qu'il a reculé devant les dépôts allu-
vionnaires qu'il formait à la suite de ses crues annuelles. On trouve encore
les indices de ce mouvement de recul vers le sud en examinant l'état de
ses berges; celle du nord est en pente douce, et au moment de l'inondalion
Le heutenant Vallière à Sibr.
le fleuve s'y étale à l'aise, tandis que vers le sud elle est verticale et rongée
à sa base. Toutefois, le fleuve ne pourra bientôt plus continuer ce travai
d'érosion d’une partet d’atterrissement de l’autre, car il est presque parvenu
à des collines rocheuses, situées en amont de Tourella, qui résisteront aux
efforts de son courant.
On quitte les monts de Manding à Kamalia, village construit au pied des
roches d’un grès de toute beauté. Cette localité, indiquée sur les cartes
596 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
comme un point important, n'a pas plus de trois cents habitants, tous
agriculteurs et d’allure humble et pacifique. Le chef Fali m'apprit que sa
famille avait régné sur un plus grand nombre de sujels, mais un prince
bambara avait mis le village à feu et à sang. Un peu plus tard, au moment
où les ruines se repeuplaient, les musulmans étaient venus porter le dernier
coup. Fali fut aimable et obligeant et me demanda à séjourner chez lui;
mais, à mon grand regret, je devais refuser.
Nous arrivames de bonne heure en vue de Nafadié. N’allions-nous
pas tomber encore dans quelque fête fétichiste ? Heureusement, il n'en fut
rien, Le bois sacré était désert et le plus grand silence régnait aux abords
du tata.
À peine élions-nous installés, que le frère du chef vint nous rendre la
visite que nous lui avions déjà faite; c'était un très gros homme, porteur
d'une bonne face réjouie. L'arrivée d'un blanc dans son village l'avait bou-
leversé, il ne savait où donner de la tête; néanmoins il n'oublia pas les
devoirs de l'hospitalité ; 11 me donna un mouton et fit manger abondam-
ment les hommes. Le soir, 1l crut devoir s’enivrer en notre honneur.
Nafadié peut avoir sept cents habitants, qui sont, vers l’est, les derniers
Mandings de la vallée du Niger. Bandiougou, le chef, est de la même fa-
mille que les Mambi de Niagassola et de Kangaba. Comme ses parents, il
déteste les Toucouleurs, qui ont tué son aïeul et dévasté son pays ; mais la
situation critique de son village l’oblige à beaucoup de réserve. Depuis
quelques années, en effet, le roi de Ségou porte ses efforts le long de la
rive droite du Niger, et il est déjà à hauteur de Kangaba; en outre, il a
élabli entre Tourella et Dialiba un passage, gardé par ces deux tatas, qui
lui permet de déboucher à son gré sur la rive gauche. Nafadié devient ainsi
le premier village non tributaire, exposé aux coups des Talibés. D'autre
part, le voisinage de Bammako l'oblige à ne pas être en froideur avec les
gens de ce marché, qui, en faisant appel aux Béléris, peuvent le ruiner.
Bandiougou doit done toujours être en défiance et veiller à ne se compro-
meltre avec aucun des deux ennemis.
Un homme du village vint nous dire que la veille, à Bammako, il avait
vu un blanc. Cette nouvelle nous remplit de joie, car ce ne pouvait être que
l'un des officiers de la mission, détaché en éclaireur; nous allions donc
nous trouver prochainement réunis à ce marché célèbre, but de nos efforts
el de nos fatigues. Je demandai à cet individu des renseignements sur
Bammako, et comme toujours il en fit une grande et belle ville, dont les
babitants principaux étaient de très riches commerçants. Celle riante per-
speclive d'en finir avec les solitudes et les tristes villages du Manding nous
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 297
rendait tout joyeux. Je m'empressai d'envoyer un courrier à nos amis pour
les prévenir de notre heureuse arrivée.
Un jeune homme de taille gigantesque, d'aspect imposant et fort sau-
vage vint s'offrir comme guide vers Bammako; c'était un second frère du
chef. Ayant voulu le féliciter sur sa remarquable stalure, on me fit obser-
ver que dans le pays les compliments ayant trait à la beauté et aux autres
avantages physiques étaient mal venus; on pensait qu'ils portaient malheur
à ceux qui en étaient l’objet.
La journée s’écoula calme et paisible, sans autres ennuis que la curio-
silé un peu tracassière des femmes et des enfants.
Nous étions, au fond, très satisfaits de ce séjour, si différent de celui de
Sibi, et je fis quelques libéralités au chef et à différentes personnes du vil-
lage. Ces mêmes largesses nous valurent toutes sortes de manifestations
flatteuses ; les femmes, notamment, s’agenouillaient et plaçaient un coude
en terre, en signe de remerciement.
Le lendemain, au point du jour, les Dioulas et le fils de Diango vinrent
solennellement me faire leurs adieux. Ils exprimèrent loute leur recon-
naissance de la protection que nous leur avions accordée et des attentions
dont ils avaient été l’objet; ils exagérèrent considérablement les services
rendus, car, après tout, nous les avions simplement aulorisés à voyager en
notre compagnie. Ils prirent ensuite la route de Dialiba pour passer rapi-
dement sur la rive droite, et de là gagner Ségou en toute sécurité. J’élais
loin de me douter alors que ce chemin deviendrait avant peu une voie de
salut pour la mission.
Entre Nafadié et Bammako, la route se tient à peu près à égale distance
des monts du Manding et du Niger. La plaine qu'elle traverse, large de
15 kilomètres environ, se rétrécit insensiblement jusqu’au dernier de ces
villages, où elle n’a plus que 5 kilomètres à peine. Le sentier est bien frayé
et la marche est facile; on ne rencontre que cinq petites rivières, d’un
franchissement assez aisé.
La première de ces rivières, le Balanko, sert de frontière au Manding et
au territoire de Bammako. Nous quittions enfin cette contrée fort intéres-
sante, mais aussi fort sauvage, où nous avions fait, après tout, un bien
meilleur voyage que nous ne l’avions espéré. Le Manding, dont nous n’avions
visité que la partie nord-est, couvre les deux versants de la ligne de partage
des eaux du Sénégal et du Niger dans la partie comprise entre le Bélédou-
gou et le Bouré; il s'étend même sur la rive droite du dernier fleuve, à une
distance qu’il nous est difficile de préciser. Sa situation géographique est
excellente ct lui promet un avenir prospère. Placé, d’une part, à cheval
22
398 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
sur les routes qui relient les escales françaises du Sénégal et les pays mau-
res avec les marchés du Haut-Niger; et, d'autre part, sur les rives du
Soudan, destiné à mettre un jour en communication les peuples des sources
avec Ségou, Sausandig et Tombouctou; placé dans des conditions si avan-
tageuses, disons-nous, ce pays ne peut que grandir sous tous les rapports.
Actuellement le Manding est encore en souffrance; 1! se relève pénible-
ment des ravages inévitables produits par l'invasion musulmane, et ce relè-
vement s'opère avec une extrême lenteur. Les causes de ce défaut d’élan
vers une situation meilleure sont nombreuses, mais la principale est due
à son déplorable état politique. La nation manding manque absolument
d'unité, et il faudrait, sans doute, remonter bien loin dans son histoire
pour la trouver constituée avec un gouvernement reconnu par tout le pays.
Chaque village vit séparément avec son chef particulier et, bien que ces
chefs appartiennent tous aux deux ou trois familles les plus illustres, ils
n'ont, malgré ces liens de parenté, aucune solidarité d'intérêts. Ce défaut
de cohésion entre gens de la même nation à déjà produit de bien mauvais
effets, en les mettant à la merci des Toucouleurs alors que la résistance,
avec plus d'union, eût pu être victorieuse. Cette dure leçon ne leur a pas
profité, et ils sont aujourd'hui plus divisés que jamais. Les villages les plus
voisins se Jalousent et se détestent à l’égal de l'étranger. Si une alliance
existe entre deux localités, elle est de courte durée, car il surgit toujours
quelque différend qui, à défaut de tribunal suprême, se règle, comme nous
l'avons déjà dit, à coups de fusil. Chose étrange! ces divisions profondes
et l'isolement de chacun n'ont pas détruit l’ancien orgueil national : les
Mandings parlent avec emphase des Keïla et des Kamara, dont ils descen-
dent, et les citent comme les tribus les plus puissantes et les plus guer-
rières parmi les peuples malinkés.
Singulier patriotisme qui consiste à exalter le pays et à exécrer ses
compatriotes !
Les longues guerres avec les Bambaras, puis avec les Toucouleurs ont,
dit-on, réduit la population de moitié; on évalue à vingt mille le nombre
des Mandings qui peuplent aujourd’hui les villages compris entre Nia-
gassola et Kéniéra. Bien que cette situation soit meilleure que dans le
Birgo, elle est encore bien triste, si l’on considère la vaste étendue de
celle région et les ressources qu’elle peut fournir.
Au point de vue des richesses du pays, nous répéterons ce qui a été dit
pour le Birgo. C'est le même terrain accidenté, boisé, fertile et bien arrosé ;
mais le Manding possède en outre des gisements aurifères dont l'impor-
lance ne pourra être fixée qu'après une reconnaissance géologique spéciale
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 299
de la contrée. La présence, vers le sud, d’un fleuve comme le Niger est aussi
une condition sérieuse de prospérité pour les habitants. On ne peut pré-
voir toutes les modifications économiques et sociales que cette grande ar-
tère commerciale causera un jour, mais on sait déjà que sur ces rives se
pressent de gros villages dont quelques-uns, comme Kangaba, atteignent,
dit-on, deux mille habitants !
Le Manding mérite de fixer l’attention des hommes animés de quelque
sollicitude pour les intérêts futurs de la colonie du Sénégal; il y a là une
nombreuse population dépourvue de vêtements et de tout ce qui est utile à
la vie. Cette population encore bien ignorante et fort sauvage rendra peut-
être l'œuvre civilisatrice pénible dans les commencements; mais, d’après
les indices que nous avons pu recueillir sur divers points, elle n’est pas
réfractaire à toute idée de progrès et de travail. On peut donc prédire
qu'avec le calme politique elle saura trouver dans son sol et avec son
industrie les moyens d'échange contre les produits manufacturés d'Europe.
Le Balankô franchi, nous marchions débarrassés de tous soucis et avec
la hâte de gens qui ont le prochain espoir de voir finir leurs fatigues et
de retrouver des amis. Vers dix heures il fallut faire halte sur les bords
du Kotoubadinta, petite rivière assez ombragée. La chaleur était excessive
et nous n’eûmes pour nous abriter que l'ombre assez chétive d'un gigan-
tesque baobab; néamoins, nous reprimes la marche à trois heures du soir.
Le Samankoba fut traversé, et vers cinq heures et demie nous étions au
Kodialani, où nous passämes la nuit. Nous avions fait plus de 30 kilo-
mètres dans la journée; aussi tout le monde était exténué.
Le lendemain de bonne heure nous partions pour Bammako. Les hommes,
pensant à leurs camarades, devisaient gaiement et se promettaient de
Joyeuses soirées avec des récits interminables sur les aventures récipro-
ques. Tout en subissant, comme eux, cette heureuse influence du retour,
un fait étrange me préoccupait. D’après les versions de tous les indigènes
que nous avions interrogés, nous allions atteindre une grande ville, ayant
un mouvement commercial important, et cependant le désert se continuait :
nous cheminions sous une belle forêt, sur une terre des plus fertiles,
et sans que nul être humain se montrât. Les abords d’une ville et sur-
tout d’un marché présentent généralement de l'animation ; les chemins
sont suivis par des gens affairés qui vont et viennent avec des marchandises
à vendre ou à acheter; or ici rien : la solitude la plus profonde nous en-
tourait. On me parlait bien de guerres avec les Toucouleurs, qui rendaient
les gens de Bammako très circonspects, mais cela n’expliquait pas suffi-
samment ce manque absolu de vie.
240 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
Enfin, après avoir franchi le Ouéyokô et un autre petit ruisseau, nous
arrivâmes tout à coup devant une immense surface découverte, à l'extrémité
de laquelle s'allongeait la grande muraille d'un tata : c'était Bammako.
Nous pouvions distinguer la porte et un très gros arbre placé devant, mais
c'est en vain que du regard nous cherchions un habitant; on se serait cru
devant une cité déserte. J'aperçus enfin deux individus se rendant à leur
champ et dont l'extérieur contrastait beaucoup avec l’idée qu'on peut se
faire d’un paisible cultivateur ou d'un inoffensif commerçant. Ces hommes
avaient fusil, cartouchière, poire à poudre, couteau, en un mot tout ce
qui constitue l'armement d'un Soudanien entrant en campagne.
Les gens qui passent leur vie dans les marchés ont ordinairement l'as-
pect moins belliqueux. Une autre question se posait naturellement. Où
était la mission? Avec son nombreux personnel elle aurait certainement
donné la vie à ce désert; malgré moi je sentais insensibiement la surprise
se changer en un vif sentiment de crainte. Je m'élançai au galop vers la
porte de cette ville muette; mais un indigène m'en interdit l'entrée avec
des gestes mystérieux. Je restais tout anxieux de cette singulière réception,
lorsque enfin la vue de Pietri me rasséréna. En quelques mots je fus mis au
courant de la situation ; Bammako étit simplement un gros village, ruiné
par la guerre el sans mouvement commercial sérieux ; quant à nos compa-
gnons, ils étaient encore en arrière, et depuis plusieurs Jours on n'avait au-
cune communication avec eux. Des bruits d'attaque projetée avaient couru,
mais la facon amicale dont Pietri avait été reçu partout laissait bon espoir.
Ces nouvelles étaient bien loin de ce que nous avions espéré, et*vers le soir,
aucun signe de vie de nos camarades ne nous étant parvenu, je fus saisi
d'une angoisse involontaire, Hélas ! ces tristes pressentiments n'étaient que
trop jusüfiés; le lendemain matin nous apprenions le malheur épouvan-
table qui venait de fondre sur la mission.
CHAPITRE XVII
Passage du Niger. — Aspect de ce grand fleuve. — La mission pénètre dans les États d'Ahmadou,
. Accueil sympathique fait au village de Tourella. — Séjour à Tadiana. — Route le long de
la rive droite du Niger. — Enterrement bambara. — Effets de la domination toucouleur. — Les
vivres manquent. — Les Peuls de Ségou. — Inquiétudes sur la réception que nous fera Ahmadou,
— Séjour à Niansonnah, — Arrivée à Nango.
Je reprends mon récit au moment où la mission, après avoir quitté le
village de Dialiba, arrivait sur les bords du Niger.
Ce ne fut pas sans émotion que nous nous trouvâmes devant cet immense
cours d’eau qui, en ce point, avait une largeur de sept cent cinquante
mètres, avec des berges peu élevées; on voyait des rochers à fleur d’eau
à cinq cents mètres de la rive gauche. La profondeur, d’une moyenne de
un mètre quatre-vingts centimètres jusqu'à ceux-ci, était de deux mètres
à deux mètres cinquante centimètres entre eux et la rive droite. Le
courant était assez fôrt, et de nombreuses îles émergeaient au milieu de
ce magnifique fleuve d’un aspect imposant. Nous passämes le gué dans des
pirogues, dont la plus grande offrait une longueur de quinze mètres sur
un mètre de large; elles faisaient eau de toutes parts. Les chevaux et
mulets, tenus par les spahis assis dans les pirogues, franchirent le fleuve
à la nage.
À cinq heures, hommes et animaux étaient de l’autre côté du Djoliba,
et c’est avec un véritable soulagement que nous mettions pied sur cette
rive, où nous fûmes du reste bien accueillis par un groupe de Toucouleurs,
chargés par le sultan de Ségou d’administrer le village bambara de Tourella,
dépendance de son empire.
L'un d'eux, jeune homme à figure intelligente, s’avança vers nous, et,
après le traditionnel salam aleikoum et la poignée de main obligatoire,
nous tint le petit discours suivant:
« Bihamo'! Ce pays est le vôtre et vous êtes entièrement chez vous,
4. Je dis.
242 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
puisque vous êtes envoyés comme ambassadeurs vers le sultan de Ségou.
Nous connaissons le chef puissant qui vous a envoyés; mon mailre, qui
commande ce village au nom d'Ahmadou, sera heureux de vous recevoir.
Il m'envoie vers vous pour vous dire: bissimilahi". Nous avez quitté votre
pays et éprouvé bien des fatigues. Tout est fini maintenant. Vous êtes chez
vous. Bissimilahil Bissimilahi l >
Après la brutale réception des Bambaras du Bélédougou, ces paroles
nous furent agréables. Mais, hélas! nos illusions sur les Toucouleurs
devaient bien vite se dissiper, et avant peu leur attitude hypocrite et le
fanatisme cruel qu'ils déploient envers leurs sujets allaient presque nous
faire regretter la franche sauvagerie des Béléris.
Nous remontons à cheval, traversons un marisot el arrivons bientôt à
Tourella. À la porte, auprès de la ligne des puits, des cavaliers exécutent
une fantasia, tandis que les griots courent après eux en chantant et en
se cramponnant à la queue des chevaux. Nous entrons dans le tata; les
portes sont étroites et placées devant une sorte de corps de garde. Nous
nous arrêtons un moment sur la grande place du village, tandis qu’on
cherche pour nous des cases; là nous voyons pour la première fois une
de ces maisons en terre avec façade ornementée, tel qu'il en existe beaucoup
sur les bords du Niger. À peine installés, nous recevons la visite du per-
cepteur, le principal agent d'Ahmadou. C’est un Toucouleur, à physionomie
intelligente mais hypocrite, vêtu, comme la plupart de ceux que nous
allons rencontrer dorénavant, d’un large boubou en calicot blane et d’un
pantalon bouffant de guinée bleue. Après le percepteur, arrive le chef du
village, Bambara dont lautorité est purement nominale et qui ne fait
que transmettre à ses gens les ordres du percepteur. Puis se présente un
jeune Toucouleur, qui s'annonce comme le fils du cadi de Ségou. On nous
apporte des poulets, du riz et du beurre, du lack-lallo pour nos hommes,
du mil pour nos chevaux, On ne saurait décrire l'heureuse impression
que nous cause cette amicale réception.
Et ce fut avec des idées riantes que nous allâmes nous étendre sur nos
nattes. Mais toute la nuit notre sommeil fut interrompu par les aboiements
des chiens, le bruit du tam-tam, les eris et les chants des ivrognes, car
on avail fait du dolo, et, selon l'usage, les Bambaras avaient passé la nuit
à en absorber d'énormes quantités. Parmi les ivrognes, le plus désagréable
était un jeune garçon d'une douzaine d'années, qui ne cessait de se
promener devant notre case en hurlant une psalmodie lugubre et pleurarde.
4, Bissinilahi : sovez les bienvenus,
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Passage du Niger.
CL.
cmminihenste fee hi Indre ne ee pl ES
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45
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VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 6
Nous étions assez étonnés de voir dans le royaume d’Ahmadou, qui s’inti-
tule orgueilleusement le Fils du prophète, des hommes s’enivrer ainsi
publiquement ; mais, comme nous pûmes le constater plus tard, le Lam
Dioulbé' ne force nullement ses sujets bambaras à se convertir ; il leur
demande seulement de payer exactement les lourds impôts auxquels il les
soumet.
Le lendemain, de bon matin, je profitai des excellentes dispositions de
mes hôtes pour me débarrasser de ceux de nos blessés qui ne pouvaient
plus supporter la marche. Je les confiai au chef de village, en lui remet-
tant deux fusils à pierre pour l’indemniser de ses frais d'entretien et de
nourriture. Ces pauvres gens devaient nous rejoindre dès qu'ils seraient
en élat de se remettre en route.
Tourella était le point d’origine de deux voies principales pour gagner
Ségou. L’une suivait immédiatement la rive gauche du fleuve, mais elle
passait en face de Bammako et pouvait être dangereuse si les Béléris qui,
paraît-il, se massaient pour franchir le Niger et nous séparer de la capitale
toucouleur, mettaient leur projet à exécution. Je préférai done une autre
voie, qui se dirigeait vers la place de Tadiana et s’éloignait des points
hostiles.
Nous nous enfonçons vers l’est sous la conduite d’un guide, chargé de
nous mener auprès de Daba, qui commande la province de Guéniékalari
et réside à Tadiana.
Le nouveau pays que nous abordions différait beaucoup de celui que
nous avions parcouru sur la rive gauche. Les massifs de hauteurs rocheuses
avaient disparu, et nous nous trouvions dans une plaine formée d’alluvions
anciennes, d’une grande fertilité et abondamment arrosée par le Niger et
ses importants affluents de droite, tels que le Mahel Balével et ses tribu-
taires. Celte plaine, qui doit s'étendre sans interruption jusqu'à Tombouc-
tou, est sans doute limitée vers l’est, dans l'immense arc de cerele décrit
par le grand fleuve du Soudan, par un plateau hérissé de massifs isolés
et semblable à celui dont nous avions pu constater l'existence entre
Bafoulabé et Bammako.
Le terrain produit en abondance le maïs, le riz, le coton, le tabac,
l’arachide, lindigo, le sésame, le ricin et les différentes espèces de mil;
de plus, de vastes forêts d'arbres à beurre couvrent cette région. On ne
s'étonne donc pas du renom de richesse que possède parmi les indigènes
de ces contrées la vallée du Haut-Niger. Quel magnifique domaine agricole
1. Titre que prend Ahmadou et qui siynifie : le Chef des musulmans.
946 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
et commercial pour la nation européenne qui parviendrait à s'établir sur
ce beau cours d’eau et à mettre en œuvre non seulement cette terre
féconde et propre à recevoir des cultures aussi diverses, mais encore les
immenses richesses métallurgiques des contrées voisines du Bouré, du
Sankaran et du Ouassoulou !
Ainsi pensai-je en quittant Tourella.
Nous traversons une plaine basse, qui, à l’hivernage, doit être en
grande partie inondée; des champs de coton et d’indigo s'étendent autour
de nous. Nous montons insensiblement. Le terrain se couvre de graviers
argileux et de conglomérats de mème nature, au milieu desquels poussent
de beaux arbres, des karités et des dimbs. Nous descendons dans un bas-
fond et franchissons une mare boueuse; quelques minutes après, nous
sommes au terme de l'étape.
Au village de Cissina s'étend comme à Tourella une ligne de puits,
bordés de jardins où croissent des diakhatos, sortes de tomates, formant
l'un des éléments essentiels du lack-lallo. Deux ou trois Toucouleurs
viennent nous souhaiter la bienvenue en entremélant leurs salutations de
nombreux bissimilahi. Nous entrons dans le tata et campons sous un
figuier, situé au milieu d’une petite place; immédiatement, un cercle
étroit de curieux se forme autour de nous, ce qui ne manque pas de nous
être désagréable, car toutes ces physionomies stupides nous rappellent le
Bélédougou et ses sauvages habitants. On nous apporte un mouton, et l'on
nous promet des vivres pour nos hommes, mais on nous les fait attendre
jusqu'à quatre heures. (
Peu après notre arrivée, nous assistons à un enterrement bambara.
Une vingtaine de femmes s’avancent, pleurant à tue-tète; derrière, deux
griots, dont lun armé d’un petit tam-tam, tous deux hurlant les louanges
du défunt; puis vient le cadavre, porté par six hommes dans une natte
assez finement travaillée; enfin, les parents et amis du mort, armés de
leurs fusils. À quelques pas en dehors du village, le cortège s'arrète, les
femmes se laisent, les griots seuls continuent à hurler; en même temps
partent quelques coups de fusil, et bientôt tout le monde rentre. Les
Bambaras enterrent leurs morts tout près du village, les chefs importants
sont même enterrés dans leurs cases. Au moment où l’on rejette la terre
sur le cadavre, tous les assistants, sauf le captif qui remplit les fonctions
de fossoyeur, se sauvent, craignant d’être entraïnés avec lui dans la tombe.
Vers quatre heures et demie, quand nos hommes ont pris leur repas,
nous nous remetlons en marche. Le commencement de l'étape est signalé
par une sorte d'alerte. Un indigène, armé d’un fusil, nous dépasse tout
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 947
d'un coup en courant avec vitesse. Le guide se met à sa poursuite et
revient avec des éclaircissements : c’est un habitant de Tadiana, venu à
l'enterrement et qui essaye de rejoindre ses compagnons, partis un peu
avant lui. Nous savons que les Béléris entretiennent des intelligences avec
les gens de CGissina; aussi sommes-nous toujours sur nos gardes pour
éviter de tomber dans une embuscade bambara, ce que le voisinage de
nos ennemis ne rend pas encore impossible.
Nous arrivons à Tadiana vers huit heures du soir, Heureusement que la
Le pont de Tadiana.
lune nous éclaire, car, sans cela, je ne sais comment nous aurions pu
franchir un ruisseau large et vaseux qui entoure le village. Nous descen-
dons de cheval et passons sur une sorte de grossière passerelle, construite
avec des branches d'arbres entrelacées, au milieu desquelles nos pieds
s'embarrassent et ont peine à se poser.
Tadiana est une place forte toucouleur, importante par la hauteur et
l'épaisseur de ses murailles ainsi que par l’étendue de son enceinte. Le
chef qui la commande, Daba, est chargé de surveiller cette partie des pos-
sessions d’Ahmadou de la rive droite; mais, comme à Mourgoula, 1l man-
348 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
que de soldats, et c'est tout au plus si, en cas de siège, deux ou trois
défenseurs pourraient se ranger derrière ses murs.
Le village est bien situé au point de vue défensif. Un ruisseau creux et
difficile à franchir l'entoure au nord et à l’ouest; la végétation assez dense qui
garnit les borde du ruisseau cache la place à la vue des étrangers arrivant
par la plaine. Mais, comme partout, on ne s'est naturellement pas préoc-
cupé des effets de l’artillerie, et deux hauteurs, qui dominent le village
d’une quinzaine de mètres, rendraient un bombardement des plus aisés si
jamais des colonnes avaient à opérer dans cette partie des États du sultan
de Ségou.
Le tata présente une forme circulaire irrégulière. Vers l’ouest et le nord,
les murailles sont construites très solidement et bordées à l’intérieur d’une
sorte de galerie couverte, permettant d’abriter les défenseurs. Le tata par-
ticulier du chef de Tadiana se trouve sur le côté est de la place. Il est muni
de tourelles semblables à celles de Mourgoula.
Après un quart d'heure de palabre nous entrons et nous campons dans des
terrains vagues, situés à l'extrémité nord du tata. La population est bambara,
mais elle comprend plusieurs Sarracolets, avec lesquels Moussa ne larde pas à
lier connaissance. Daba nous envoie des nattes, du r1z et un mouton, nous
faisant dire qu'il regrette de ne pouvoir être plus généreux, mais que deux
ou trois cents cavaliers d’'Ahmadou ont passé dans la journée et rançonné
le village. Nous remarquons d’ailleurs que les habitants sont effrayés ; ils
veulent empêcher nos hommes de sortir du tata pour faire du fourrage, en
disant que les Talibés rôdent peut-être dans la plaine et voudraient rentrer
avec eux.
Le 17 mai, Daba nous accompagne pendant un kilomètre; il est très
fier d'un beau parapluie qui lui vient de nos escales du Sénégal. Il nous
raconte que les Somonos sont venus lui annoncer que les guerriers du
Bélédougou s'étaient rassemblés sur la rive gauche, mais qu'il était dou-
teux qu'ils pussent traverser le Niger, car les gués étaient déjà recouverts
par les eaux. Nous dépassons le village de Diba et arrivons, à l'entrée de la
nuit, au tata de Konio.
À notre approche, un homme, placé sans doute en sentinelle, s’enfuit
el nous trouvons les portes fermées. Notre guide parlemente une demi-
heure par un créneau; on finit par le laisser entrer et le mener vers le
chef. Quelques minutes après, arrivent plusieurs Bambaras, qui viennent
nous examiner allentivement à la lueur d’une torche de bois résineux,
que l’un d'eux nous promène devant les yeux; on nous touche même les
mains et la figure, pour bien s'assurer que nous sommes des blanes. Puis,
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 349
les Bambaras rentrent de nouveau et le palabre recommence à l’intérieur.
On vient enfin nous dire qu’on nous avait pris pour des cavaliers toucou-
leurs en expédition et qu’on avait eu peur de nous. Nouveau palabre, à la
suite duquel on nous déclare que le village est bien petit el que nous ne
pourrons guère nous y loger. Impatienté, nous allons nous installer sous un
cail-cédrat voisin. Quelques habitants viennent nous voir et nous apportent
des nattes, de l’eau et du lait.
Le lendemain, vers cinq heures du matin, nous sommes réveillés par
un vent violent ; les éclairs et le tonnerre se mettent bientôt de la partie,
puis il arrive une pluie diluvienne. Chacun s'occupe de s’abriter en se
cachant derrière sa natte, le dos au vent; nous ressemblons ainsi à nos
cantonniers de France, cherchant à se garantir du soleil. Le spectacle ne laisse
pas que d’être assez comique, bien que nos visages ne respirent nullement
la gaieté. Tout d’un coup apparaît un Bambara, faisant de grands gestes, la
mine éplorée; c’est une ancienne connaissance de Moussa, qu'il a vu
autrefois à Bakel et qui l’a grassement hébergé. Il est indigné de l’accueil
peu hospitalier qui nous est fait à Konio et insiste pour que nous rentrions
dans sa case. Malgré ses pressantes prières, nous ne bougeons pas, atten-
dant philosophiquement la fin de l'orage. Au lever du soleil nous nous
mettons en marche. Les nuages continuent à se déverser sur nous jusqu’au
petit village de Darani, reconnaissable de loin à un groupe de dattiers
qui émergent au-dessus des terrasses de ses cases en terre.
Plus loin, nous passons près de villages ruinés et nous franchissons un
ruisseau, d'accès assez difficile : les abords sont détrempés par la pluie, le
fond est boueux, et une épaisse végétation de khos* et de bangos* embarrasse
les berges,
De l’autre côté, nous trouvons une bande d'esclaves conduits par des
Sarracolets du Kaméra. Notre équipage n’est, paraît-il, pas très rassurant,
car le chef de la caravane, tout effrayé, vient tout de suite nous offrir des
colas et chercher à gagner nos bonnes grâces. Nous le tranquillisons et il
se sauve rapidement avec sa misérable marchandise.
À onze heures, nous sommes à Kobilé, petit village de trois cents habi-
tants environ. Nous entrons dans le tata; là nous pouvons nous procurer
du mil pour nos chevaux affamés. Le chef nous apporte un mouton. Sur
ses talons arrive son frère, qui nous fait un discours des plus emphatiques,
dont voici à peu près le résumé :
1. Le Xhos est un bel arbre, que l’on rencontre fréquemment dans le bas Sénégal. Il sert pour la
fabrication des membrures des chalands,
2. Le bango se rencontre également dans le bas Sénégal,
300 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
« Je vous donne ce poulet. Si j'étais riche et puissant, je vous ferais un
cadeau bien plus considérable ; mais, comme je ne suis ni riche ni puis-
sant, je ne puis trailer, comme ils le méritent, des gens aussi importants
que vous, et je regrette beaucoup la peutesse de mon cadeau. »
Nous nous installons dans une case assez spacieuse et, ce qui est passable-
ment rare chez les Bambaras, très propre. On nous dit que c’est là qu'a
lieu l'importante cérémonie de la circoncision. Les murs en pisé, enduits
d’une sorte de vernis fait avee de la bouse de vache, sont couverts d’in-
seriptions hiéroglyphiques, assez curieuses pour que Vallière en prenne le
dessin ; au plafond sont suspendues des amulettes, des castagnettes formées
de morceaux de calebassé, des cornes, ete. Parmi ces curiosités, nous trou-
vons, non sans étonnement, un sabre d'origine européenne, avec cette
devise : « Ne me lire pas sans raison, ne me rentre pas sans honneur. »
On ne peut nous renseigner sur la provenance de cette arme, qui nous
paraît très ancienne.
Peu de temps après notre installation, nous voyons arriver un homme
de Konio avec une calebasse de lait sur la tête; e’est notre Bambara du
malin qui accourt. Il nous raconte qu’il est notre ami el que, nous ayant
entendu demander du lait dans son village, il s’empressait de nous en
apporter. Ce fait mérite lous nos éloges, et nous examinons attentivement
notre homme pour voir s'il est réellement Bambara de race.
Nous repartons le 19 dès le point du jour. Le terrain est plat et la route
assez bonne; le passage de la Faya, affluent assez important du Niger, nous
arrèle pendant une heure et ce n’est que vers les onze heures que nous
arrivons à Niagué, village d'environ cinq cents habitants. Tous les habi-
tants ont déserté sur l'avis qu’ane colonne toucouleur traverse le pays pour
se rendre vers le sud. Ce fait démontre bien les défauts de la domination
toucouleure, qui ne s'exerce que par des exactions et des violences conti-
nuelles. Ces adeptes de l’islamisme, qui ont déployé quelques qualités pour
conquérir et détruire, ont adopté un système d'administration tout à fait
absurde, consistant à enlever, au fur et à mesure qu'ils apparaissent, tous
les biens de leurs sujets, étouffant ainsi chez eux toute idée de travail et
tout sentiment de propriété.
Quoi qu'il en soit, cette fuile est désastreuse pour nous ; ni hommes ni
animaux n’allaient pouvoir manger. Le percepteur, qui est resté seul dans
le village avec une vieille caplive, nous dit que les habitants n’ont rien
laissé et. ont tout caché dans les bois. Immédiatement, nos hommes se
répandent dans les cases et vont fouiller les champs; ils rapportent tout
d’abord des marmites en terre, des pilons, des mortiers, des calebasses,
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 3o1
du bois, des graines de coton et du piment, puis ils finissent par découvrir
du mil, en assez petite quantité d’ailleurs. Mais, pour manger, il faut piler le
mil ; or c’est là un travail de femmes. Cependant le caporal Bénis, qui est
un vieux troupier,d onne l'exemple, et bientôt tout le monde se met à piler,
mollement d’abord, puis avec vigueur et gaieté. Chacun plaisante celui
qui prend le pilon et qui, comme les femmes, s’entoure les reins de
son boubou en guise de pagne. Tous rient avec cette grosse bonne humeur
spéciale aux nègres. Enfin, le mil est pilé, le feu est allumé et, sous la
haute direction de Bénis, on confectionne un plat composé de farine de
ni
nl
| 1
1
lt
Case bambara à Kobilé.
mil, de graines de colon écrasées et de piment, Pour nous, nous devons
nous contenter de lait caillé et de quelques poignées d’arachides.
Nous avions rencontré à Niagué une nombreuse caravane de Dioulas,
venant de Ségou et allant vendre des esclaves à Nioro. Ils quittèrent le
village avant la nuit, nous laissant complètement maîtres de Niagué, dont
nous fermons les portes, comme s’il nous appartenail.
Nous sortons de Niagué au point du jour. Une assez longue étape nous
conduit à Dioumansannah. Les cases y sont empilées les unes sur les
autres et les places très malpropres ; aussi, au risque d’être trempés,
nous allons camper sous un tamarinier, en dehors du village. C’est à
352 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
Dioumansannah que nous nous aperçümes pour la première fois de lous
ces faux bruits que l’on colporte si aisément dans les pays nègres ct
dont on accablait Mage pendant son séjour à Ségou. C'est d'abord un Tou-
couleur, qui à quitté la cour d’Ahmadou il y à quatre jours et qui nous
annonce que l’on ne sail pas encore que nous sommes sur la rive droite du
Niger et que l'on ignore même la route que nous avons suivie après Kita.
Puis un autre indigène nous raconte que les Béléris viennent de franchir
le fleuve et de se porter sur Tourella; un troisième, que le sultan de
Ségou a reçu des envoyés venant de la Gambie, ete., etc.
Dans la journée, nous assistons au départ d’un sofa’ de Ségou. Il est
venu à la poursuite d'un captif évadé et il s'en va, sa hache à tata sur
l'épaule, tenant à la main une corde de baobab passée au cou du fugitif.
Ces deux captifs, l'un trainant l’autre, causent amicalement ensemble, et
forment un tableau passablement comique.
Vers le soir les éclairs nous donnent un moment d'inquiétude; mais
comme, en voyage, on arrive rapidement à un haut degré de philosophie,
chacun se dit qu'# sera bien temps de se renfermer dans les cases étroites
et enfumées du village lorsque la tornade se sera franchement déclarée.
Bien nous en a pris, car la nuit est tranquille et nous dormons du plus
profond sommeil.
Le lendemain nous nous levons assez dispos, mais 1l n’en est pas de
même de nos animaux, qui trainent de plus en plus la jambe et ont peine
à se remettre en marche. Ilest vrai que, depuis Dio, chaque cheval ou mulet
a généralement porté deux cavaliers, blessés ou éclopés, qui ne pouvaient
marcher. Vers huit heures, nous sommes au petit village de Tounikoro,
où, pour la première fois depuis Goubanko, nous voyons quelques Peuls,
faisant paître leurs troupeaux dans des champs parsemés de karités et de
khadds. Nous poussons l'étape jusqu'à Fougani, petit village pauvre et
misérable, qui vient d'être rançonné par les cavaliers d'Ahmadou. Le per-
cepteur vient nous voir : c'est un Toucouleur, gros et court, à la face
réjouie et un peu narquoise. Un de ses hommes traîne une chèvre, que
nous dévorons des yeux, pensant bien qu’il va nous l’offrir, mais il s’assied,
cause tranquillement avec nous et avec nos hommes, et le don de la chèvre
n'arrive pas. Nous finissons par comprendre qu'iln'a amené cet animal que
pour nous le vendre; nous résistons aux tiraillements de nos estomacs en
détresse et faisons semblant de ne rien voir. Peu après, Moussa arrive avec
1. Les sofas sont les Bambaras soumis à Ahmadou et servant dans son armée. Ce sont des captifs
enrégimentés et jouissant de certains privilèges spéciaux,
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. | 999
un Bambara qui nous propose de lui acheter un mouton. Le marché est con-
clu séance tenante. Le percepteur, honteux ou plutôt craignant que nous
ne nous plaignions à Ahmadou de son manque d'hospitalité, nous offre
enfin une chèvre, qui est aussitôt acceptée.
Le 22 mai, nous nous lransportons à Koni. Le terrain est en grande
partie sablonneux au lieu d’être argileux comme dans les étapes précé-
dentes. De temps en temps, quelques blocs de grès rougeâtres et des monti-
cules rocheux rompent un peu la monotonie du paysage.
À quelques kilomètres de Koni, nous rencontrons un tombeau de forme
curieuse : c'est un parallélépipède rectangle, dont la face supérieure sup-
porte trois pierres, indiquant la tête, le ventre et les pieds, comme sur les
Village de Kom.
tombeaux bambaras ordinaires; mais à l'une des extrémités s’élève_une
sorte de pyramide, assez bizarrement travaillée. L'une des faces latérales est
ouverte, et chacun, en passant, y Jette une petite pierre.
A Koni, nous allons camper sous un lamarinier, à côté d’une mare
boueuse, où vollige une bande d’aigrettes au blanc plumage. Les Bambaras
ont presque tous déserté le village pour aller terminer les défrichements et
préparer leurs champs pour les semailles prochaines, Nous en avons ren-
contré un grand nombre, se rendant dans leurs lougans, suivis de leurs
chiens au poil roux el portant leurs pioches sur l'épaule; d’autres brûlaient
les mauvaises herbes ou allumaient de petits bûchers au pied des arbres
qui doivent être ainsi abattus; enfin, des bandes de femmes portaient dans
des calebasses l'eau et le lack-lallo destinés au repas de leurs maris; au
25
354 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
retour, elles rempliront ces mêmes calebasses des fruits de l'arbre à beurre,
qu'elles vont soumettre à une manipulation de plusieurs mois pour en
extraire le beurre, l'huile, le savon et tant d’autres ingrédients que peut
fournir cet utile végétal.
Une fois installés sous notre tamarinier, nous ne lardons pas à être entou-
rés de Peuls, dont les physionomies presque européennes nous reposent des
figures grossières, souvent repoussantes, des Bambaras, que nous avions
constamment sous les yeux depuis longtemps. Ces Peuls, appartenant aux
tribus des Irlabés et des Diaobés, étaient des Peuls de Ségou et du Bakhou-
nou. Transportés autrefois par El-Hadj Oumar de cette dernière province
aux environs de Ségou, ils formaient une catégorie spéciale de capüls,
appelés les Fourbabés. Participant aux expéditions de guerre et aux razzias,
ils constituent un corps de troupes particulier de cavaliers armés de lances
et de fantassins armés de fusils. Ils sont chargés de la garde des troupeaux
appartenant en propre au sultan. Ils sont d’ailleurs beaucoup plus propres
que ceux que nous élions habitués à voir dans la banlieue de Naint-Louis
ou dans le Oualo, où généralement ils sont d’une saleté excessive, avec
leurs cheveux couverts d’une épaisse couche de erasse, composée de beurre
et de poussière, et leurs boubous jadis blancs devenus d’une couleur marron
sale, Les femmes peules qui étaient devant nous avaient adopté presque
toutes l'anneau nasal des Bambaras, ce qui ne les embellit pas, tant s’en
faut. Les ornements de la coiffure comprennent des filières d’ambre, des
verroteries, des anneaux d’or, suspendus aux cheveux par des torsades de
coton. Plusieurs portaient aux oreilles de gros anneaux d’or qui, trop
lourds, n'étaient pas attachés au lobe, mais à une mèche de cheveux de
la tempe. Leur vêtement se composait d’un pagne teint à l’indigo foncé el
d'un bourtouquel, sorte d’étoffe en mousseline grossière recouvrant la tête
et retombant sur les épaules en cachant le haut du corps. L'une de ces
Peules, accompagnée de sa petite captive bambara, à la figure rieuse et
éveillée, était réellement une fort jolie personne.
Quant aux hommes, ils avaient l'éternel boubou, muni d'une poche
(ghiba) gigantesque, et le bonnet blanc toucouleur.
La présence des nombreux troupeaux des Peuls nous permet de faire une
vérilable orgie de lait. Je crois n'avoir jamais rencontré de plus intrépide
buveur de lait que notre camarade Piétri. C'est par calebasses entières qu'il
absorbe ce délicieux liquide, si utile aux voyageurs africains, soumis à la
nourriture débilitante et monotone des indigènes. Au soir, des menaces
assez sérieuses d'orage nous forcent à nous rapprocher du village et bien
nous faisons, car une tornade nous surprend en plein sommeil et nous
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
309
n'avons que le temps de nous précipiter dans la première case venue pour
éviter une violente averse.
Nous repartons le matin de bonne heure. Nous cheminons dans le fond
d'une vallée, entre des collines de faible hauteur, mais assez rapprochées.
De loin en loin, nous rencontrons des tas de pierres, de morceaux de bois,
Peuls de Koni.
de chiffons même; ce sont des endroits signalés dangereux par les sorciers
de la contrée, et sur lesquels chacun jette l’un de ces menus objets pour
conjurer le mauvais sort.
Nous passons devant le village de Gonindo et nous nous arrêtons à Sanan-
koro, où, pour oublier que nous n’avons trouvé que quelques poignées d’a-
rachides pour notre déjeuner, nous restons couchés tout l'après-midi sur
nos nalles en devisant sur la distance qui nous sépare encore de Ségou et
356 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
qui parait s’allonger chaque jour. Ahmadou nous donne enfin signe de vie,
et maitre Alpha viéht m'annoncer que deux hommes venant de la capitale
toucouleure sont arrivés et demandent à nous parler. On les introduit : ce
sont deux sofas, que leur maitre nous envoie de la part du sultan et qui
m'informent « qu'ils avaient ordre de me faire attendre partout où ils me
trouveraient, en quelque village, füt-ce même à Tadiana, et que, d’ail-
leurs, ils devaient veiller à ne me laisser manquer de rien ».
Je proteste énergiquement : voilà quatre mois que nous sommes en route
pour venir trouver Ahmadou, et l'on nous arrête dans un petit village,
privé de toutes ressources, au moment surtout où les pluies d'hivernage
allaient défoncer les chemins et nous interdire sous peu l’accès de la capi-
tale. Les deux sofas tiennent bon, déclarant qu'ils ne font que nous trans-
mettre les ordres du Lam Dioulbé. Ces ordres sont clairs et formels : ils
doivent nous arrêter partout où ils nous rencontreront. Ils reconnaissent
d'ailleurs que Sanankoro ne présente pas de ressources suffisantes pour nous
entretenir, nous el notre troupe, et nous informent que demain nous pous-
serons jusqu'au village plus important de Niansonnah, où nous attendrons
la réponse du sultan, J'avertis alors ces deux émissaires que j'ai fait écrire
une lettre arabe à Tadiana et que je désire envoyer cette lettre à Ahmadou,
par lun de nous, Piétri, qu'accompagnera l'interprète Alpha Séga. Nou-
veau refus : on nous déclare qu'Ahmadou nous enverra quelques-uns de ses
notables pour recevoir nos communications et que nous n'avons qu'à atten-
dre ses ordres.
Voilà certes des débuts peu engageants, et c’est avec une confiance moins
absolue dans lavenir que nous nous mettons à commenter l'entretien que
nous venions d’avoir avec ces deux indigènes. À l'unanimité, nous arrivons
à celle conclusion : qu'Ahmadou est en défiance contre nous à cause de
l'itinéraire que nous avons suivi dans le Bélédougou et qu'il veut, avant de
prendre une décision à notre égard, se procurer des renseignements auprès
des chefs de Tourella et peut-être même de Mourgoula.
Nous quittons Sanankoro le24, Notre route est toujours parallèle au Niger,
dont elle est séparée par une trentaine de kilomètres en moyenne. Nous
rencontrons une caravane de Dioulas Sarracolets avec une vingtaine d’ânes,
chargés de bafals' de sel; ils viennent de Nioro et vont acheter des captifs
dans le Ouassoulou, Le chef de la caravane nous affirme que, pour chaque
barre de sel, on lui donnera là-bas deux caplifs, ce qui met la marchan-
dise humaine à un prix bien bas, ou le sel à un prix bien élevé.
1. Un bafal est une barre d'environ quinze kilos.
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 357
Nous passons devant Niamana, traversant un véritable verger de grands
et beaux figuiers de plusieurs espèces. É
Vers dix heures, nous faisons halte à Niansonnah, village d'environ cinq
cents habilants, composé de trois groupes de cases, dont le plus grand est
entouré d’un tata; une partie de la population s’est enfuie devant les cava-
liers d'Ahmadou. Niansonnah est loin d’être aussi riche que nous l’affir-
maient les deux sofas, et ce fut avec la plus grande peine que nous püûmes
obtenir, pendant les quatre jours que nous y séjournämes, les vivres qui
nous étaient nécessaires. Nous étions forcés d'acheter à beaux deniers
comptants lelait et la viande de chèvre, qui formaient le fond de notre nour-
riture. Heureusement, pour la première fois depuis notre entrée dans les
États du Lam Dioulbé, nous eûmes la possibilité de changer de l'argent con-
tre des cauris, petits coquillages servant de monnaie dans le pays. Jusqu'à
ce moment, les indigènes auxquels nous offrions notre argent ne se ren-
daient pas compte desa valeur et nous demandaientsans serupule une pièce
de cinq francs pour une petite calebasse de lait, que nous aurions eu autre-
ment pour trente à quarante cauris. Moussa, notre principal intermédiaire
pour toutes ces sortes de marchés, réussit à nous trouver un Hioula qui s’en
revenait à Bakel et consentit à nous vendre une certaine quantité de cauris,
à raison de einq à six mille pour une pièce de cinq francs. C'était une
affaire très avantageuse et que nous ne pûmes malheureusement conclure
aussi souvent que nous l’aurions désiré, car les Bambaras tenaient peu à
l'argent et les Peuls ne possédaient pas assez de cauris pour en vendre en
grandes quantités. |
Comme il était facile de le prévoir, le repos de Niansonnah fut très
préjudiciable à nos animaux, soumis à la réaction de tant de fatigues : un
cheval et un mulet moururent. Nous-mêmes, nous commençämes à res-
sentir les effets des privations et des premières pluies; nous fûmes saisis
tous les quatre par une violente diarrhée, et le docteur Tautain, qui, comme
médecin, aurait dû cependant donner l'exemple de la santé, eut un com-
mencement de fièvre bilieuse quimous inspira un moment les plus grosses
inquiétudes.
Le 29, je fis appeler les sofas et leur déclarai que, puisqu'ils n'avaient
encore reçu aucune réponse d'Ahmadou au message qu'ils lui avaient
adressé à notre sujet, j'allais me remettre en route et quitter ce village
épuisé, où il n’était même plus possible de trouver à manger pour nos
hommes. Voyant qu'ils ne pourraient pas nous retenir, ils se décidèrent
à partir avec nous, assez peu rassurés d’ailleurs sur les conséquences de
leur désobéissance aux ordres du sullan.
298 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
Le départ se fit péniblement dans là matinée du 90 mai. Nous primes
la route de Tiénabougou, précédés par les sofas et un cavalier arrivé là
veille de Ségou, sans doute avec un message secret d'Ahmadou. On cher-
chait à nous éloigner du Niger et de la grande voie de communication qui,
par l'important marché de Boghé, mettait la capitale toncouleure en relation
avec les contrées du sud. Le chemin que nous suivions paraissait peu
fréquenté, mais il nous rapprochait de Ségou, et c'était là le principal.
Nos noirs, pour la plupart blessés ou éclopés, nourris d'un grossier
mélange de farine de mil et de feuilles de baobab, sans sel, se trainaient
péniblement, s’éparpillant, au fur et à mesure que nous avancions, dans
les rares villages qui bordaient notre route; nos animaux s’affaiblissaient
de plus en plus. Pour nous, nous n'étions plus soutenus que par l'espérance
de gagner promptement Ségou, comprenant que la réaction de tant de
fatigues ne larderait pas à se produire.
Le terrain que nous parecurions élait onduleux et souvent sablonneux,
couvert de quiers, de siddems, de khadds, arbres et arbustes que nous ne
voyions plus depuis quelque temps ; les baobabs et les acacias devenaient
plus nombreux.
Vers sept heures, nous traversions le grand campement peul de Kou-
loukoroni, composé de trois agglomérations de gourbis, construits en
forme de calottes hémisphériques. Ces agglomérations étaient formées
d'un certain nombre de groupes de cases, chacun d'eux entouré d’une
haute palissade faite en piquets entremêlés de branches de jujubiers et
d’autres arbustes.
Une heure après, nous dépassions Tiamona, village bambara, sans tata,
aux maisons extérieures duquel sont accolés quelques gourbis peuls. Vers
neuf heures, nous traversons Sougoulani, grand village habité par des
Bambaras et quelques Peuls, possesseurs d'un magnifique troupeau de
bœufs, qui s'abreuvaient au puits. Là l’un des mulets fut encore inca-
pable de continuer : il se coucha et où dut le laisser en chemin.
Nous atteignions Tiénabougou vers onze heures. À notre entrée dans
le village, les Sarracolets et les Bambaras qui l'habitent s’enfuient presque
tous dans les bois, croyant que c'était la colonne toucouleure qui revenait.
Nous nous installons dans un enclos assez grand pour nous contenir, nous,
nos domesliques et nos chevaux. Chacun se met à la chasse des nattes, et
nous prenons possession d’une case, assez petite, mais propre, où, à force
d'habileté, on parvient à loger quatre nattes. Dans la case voisine s’installe
Yoro, que nous menacons des peines les plus barbares s’il ne nous à pas
Jrouvé à manger avant un quart d'heure. Quelques minutes après, 1l nous
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 359
apporta un superbe plat de niébés guertés, sorte de gros haricots rouges,
dont nous avions déjà goûté à notre bivouac de Guénikoro. Il nous raconte
qu'en entrant dans la case, il avait trouvé sur le feu une marmite en terre
où cuisaient les haricots et qu'il n'avait eu que la peine de les faire sauter.
Nous étions les complices d’un vol. Que faire? Nous indemniserons le
propriétaire, s’il vient.
L'étape du 51 nous rappelait de plus en plus notre colonie sénégalaise,
avec ses immenses steppes, garnies d’une maigre végétation. Auprès du
village de Dindian, deux bouquets de baobabs, encore peu volumineux et
rapprochés les uns des autres, donnent à la plaine un aspect tout particu-
lier. Un peu plus loin, au sortir d’un petit camp de Peuls, nous trouvons
un grand bois de karités, aux branches chargées de fruits; pendant toute
la route, nous nous régalons de la chair savoureuse qui recouvre la coque,
renfermant le beurre végétal. Aux karités suceèdent des acacias, grands
arbres, paraissant presque dénudés avec leur maigre fronde de toutes
petites feuilles d’un vert blanchâtre. Aux grosses branches sont accrochées
des ruches, que les Bambaras sont en train d'installer pour la saison
d'hivernage.
Nous arrivons à Soïa. A l’entrée sont de beaux fromagers, qui ombragent
une sorte de place, où travaillent en ce moment plusieurs tisserands ;
autour s'élèvent quelques rôniers de moyenne taille. À l’intérieur nous
trouvons le sol miné par de grandes excavalions, qui ont fourni la terre
nécessaire aux constructions et qui nous forcent à marcher avec les plus
grandes précautions. Au milieu du village est un puits très profond. Soïa
a un petit marché quotidien, où quelques Peuls viennent apporter leur lait
et leur beurre; de vieilles Bambaras y vendent des arachides, de tout petits
morceaux de sel, du coton et des boulettes grossières, faites avec de la
farine de mil, du miel et des arachides. En outre, il y a un marché heb-
domadaire, qui se tient le mardi et où les transactions ont spécialement
pour objets les grains, le bétail et les captifs.
La journée se passe assez péniblement. Le temps est lourd ct nous
attendons un orage pour le soir, constatant avec douleur que, dans notre
case, 1l pleuvra presque autant que sous la voûte céleste. Nous en sommes
encore quittes pour la peur. Ces phénomènes atmosphériques se repro-
duisent journellement à cette saison de l’année, et le ciel se couvre chaque
soir de nuages menaçants, qui souvent ne font que passer, entraînés vers
le nord par la brise de sud qui se lève généralement à la fin de ces après-
midi étouffants.
Le lendemain, en quittant Soïa, nous traversons un pays marécageux ;
360 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
le terrain, marneux ct crevassé, est creusé de mares, presque toutes à sec
en ce moment; les habitants nous disent qu’au cœur de l'hivernage le
Niger s'étale jusqu'à Soïa. La végétation, sauf les arbres à beurre, est
identique à celle des bords du haut Sénégal.
L'étape est courte et nous ne rencontrons aucun village. Après avoir
longé de vastes champs de cotonniers, parsemés d’acacias, nous débou-
chons en face de Nango, et nous nous trouvons en présence d’une douzaine
de cavaliers, qui venaient au-devant de nous. C’est le percepleur du village
et ses sofas qui, d’après les instructions d’Ahmadou, nous accablent de
prévenances el nous escortent jusque dans l'intérieur du tata. On nous a
préparé {rois ou quatre cases, loules neuves el très propres, garnies de
laras, de nattes et d’une grande Jarre en terre, remplie d’eau. Nous
admirons fort ces cases, mais nous constatons avec peine que ces jolies
chambres, comme les appelle Yoro, sont trop pelites et trop étouflées au
milieu des autres cases; nous n’y respirons pas. Aussi nous meltons-nous
aussitôt en campagne pour trouver mieux; nous nous hâlons, car Vallière
a un violent accès de fièvre qui exige des soins immédiats. Nous finissons
par trouver une assez vaste case, munie de deux portes et qui à l'avantage
de donner sur la campagne. On y transporte taras, nattes el Canari’,
malgré les grimaces d’Alpha, qui, toujours formaliste, craint que nous
n'offensions Marico, le percepteur. Vallière se couche et nous raconte,
dans son délire, qu'il vient de faire une charmante excursion dans les
montagnes de l'Auvergne, qui l'ont vu naître. Nous sommes loin de nous
douter que la misérable case de boue dans laquelle nous venons de nous
arrêter, va nous servir de demeure pendant dix mois d’une longueur
mortelle.
L'après-midi, je vais voir Marico sur la grande place du village. Il est
vôlu exactement à la toucouleur au milieu d’une nombreuse assemblée,
formée par ses sofas et ses caplifs. Les salutations d’usage sont échangées,
et Marico, après un long moment de recueillement, se décide à prendre
la parole.
« J'étais à Ségou quand Ahmadou a appris votre arrivée. Immédiate-
ment, 1] m'a donné l’ordre, par l'intermédiaire de Mamout, chef de tous
les sofas, de venir à votre rencontre, de vous bien recevoir, de bien vous
donner à manger ainsi qu'à vos hommes et à vos animaux ; puis, lorsque
vous serez bien installés à Nango, d'aller lui rendre compte de ma mission
en vous disant de rester ici pour attendre la réponse du sultan. Lam
1. Sorte de jarre faite de terre cuite
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 561
Dioulbé sait tout ce qui vous est arrivé. Il en est très peiné, mais il ne
faut pas vous en affecter outre mesure, car l'injure qu'on vous à faite,
c'est à lui qu'on la faite en réalité, et il saura vous venger. Vous
ambassadeurs d’un chef puissant et vous serez reçus comme vous le
mérilez. »
Tout cela est très bien, mais ne fait nullement notre affaire. Croyant
que tous ces relards ne proviennent que de questions d'étiquette et de la
lenteur habituelle aux noirs, j'essaye de faire comprendre à Marico que
nous, nos hommes et nos chevaux, nous sommes exténués et n’en pouvons
Yue de Nango.
plus, que l’on est dans l’hivernage et qu'il faut à tout prix que nous nous
installions définitivement : car, après toutes nos épreuves, les petits arrêts
comme celui de Niansonnah nous sont encore plus préjudiciables que la
marche. Marico nous écoute tranquillement et nous répond qu'il ne fait
qu'exécuter les ordres d’Ahmadou en nous transmettant ses paroles, el que
d’ailleurs il va partir pour Ségou au lever de la lune, et ira chercher la
réponse de son chef.
Nango est un village ouvert, mais à l'intérieur on y trouve un petit
tala, habité par Marico et ses sofas. Ce Marico est un Bambara de Kaarta,
fait capüif assez jeune par El-Hadj et devenu ensuite l’un des chefs sofas
362 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS,
d'Ahmadou; il cumule ici les fonctions de percepteur et de chef militaire
de Nango et des villages environnants.
Le 2 juin, Alpha commence à changer de physionomie. À Bammako,
notre superstitieux interprète, nous croyant perdus, s'élait logé un petit
brin de paille dans l'œil gauche pour corriger la mauvaise fortune. Plus
tard, à Cissina, la vue de l'enterrement bambara, considéré toujours
comme d'un bon augure chez les nègres de cette partie du Soudan, l'avait
un peu rasséréné el la paille avait disparu. Malgré cela, il n'avait cessé de
rester un peu mélancolique; mais, le lendemain de notre arrivée à Nango,
sa figure s'épanouit, C'est qu'il allait se retrouver au milieu de ces inter-
minables palabres toucouleurs, où l'on parle plusieurs heures pour ne
rien dire, où l’on ment avec un cynisme sans égal, en appuyant ses allé-
gations de serments énergiques, où chacun se voile la face avec un geste
d'horreur quand on soutient une affirmation contraire à la sienne. Alpha
Séva, menteur comme un Khassonké et un Toucouleur réunis, allait done
se trouver aux prises avec des adversaires dignes de lui, et il commença par
exciter l'admiration des gens de Nango, en leur parlant des merveilles de
notre convoi, apportant les cadeaux les plus précieux à Ahmadou et à ses
principaux sujets.
Marico revient le 5 au matin. Il a su se presser, ce qui est rare chez un
nègre. Il ne nous satisfait nullement par les nouvelles qu'il nous rapporte :
le sultan avait déclaré que chez lui nous étions chez nous et que c'était
lui qu'on avait offensé dans le Bélédougou ; que, quant à notre impatience,
nous devions comprendre qu'en entrant dans un pays étranger il fallait
nous soumettre aux désirs du chef de ce pays, et que d'ailleurs il nous
enverrait deux de ses Talibés pour s'entretenir avec nous.
Nous faisions alors notre apprentissage de cette manière d'agir du
sultan toucouleur, déjà décrite en détail par Mage et qui consiste à tergi-
verser sans cesse, à conserver un mutisme obstiné et à laisser dans un
doute constant et embarrassant ceux que leur mauvaise chance met en
rapports avec lui. I nous était aussi facile de constater qu'Ahmadou était
indisposé contre nous el que toutes ces hésitations, tous ces arrêts suc-
cessifs n'élaient que le contre-coup de l’indécision qui devait régner à
Ségou sur la réception que l'on ménageait à la mission.
Le 5, arrivaient en effet les deux envoyés du sultan. L'un était Samba
N'Diaye, cet ancien maçon de Saint-Louis, qui, ayant autrefois suivi
El-Hadj Oumar dans toutes ses expéditions, était devenu l'ingénieur en
chef d'Ahmadou et avait construit presque tous les tatas remarquables
des pays toucouleurs. Il avait été, il y a dix-sept ans, l'hôte de Mage à
VOYAGE AU SOUDAN FRANCGAIS. 939
Ségou et joué un grand rôle dans la relation de voyage de cet explorateur.
L'autre, Boubakar Saada, était l’un des principaux Talibés de la cour du
sultan. Il commandait la cavalerie chargée spécialement de la garde
d'Ahmadou et avait, disait-on, une grande influence auprès de ce dernier.
Tous deux se présentèrent cérémonieusement en se drapant avec, majesté
dans leur dumpé, et Boubakar Saada me tint le discours suivant :
« Lam Dioulbé t'envoie quatre bœufs, quatre moutons touabirs', cent
moules de riz et cent mille cauris. Il t’informe qu'il a donné des ordres
aux villages environnants pour que tu reçoives dorénavant là nourriture
nécessaire à tes hommes
et à tes animaux. Ahma-
dou sait depuis longtemps
que tu es sur la rive
droite, mais, s'il ne t'a
pas arrêté plus tôt, c’est
que tu te trouvais dans
un pays trop pauvre pour
suffire à lon entrelien.
Il a l’habitude de faire
arrêter ceux qui viennent
le visiter, à une certaine
distance de sa capitale,
afin de leur permettre
de l’envoyer saluer. Il ne
peut recevoir d'emblée
tout le monde, et chacun
doit se conformer aux Samba N'Diaye.
désirs du chef du pays
dans lequel il entre. Le sultan est du reste fort mécontent, parce que
la mission à suivi une roule qui passait chez ses ennemis, avec lesquels
vous avez pactisé. La route du Bakhoy est interdite aux Européens; c’est
par le Kaarta et Nioro que vous auriez dû passer, ainsi que lavait fait
Mage; et, si le convoi avait pris la route de Mourgoula, l’almamy Abdallah
vous aurait fait rebrousser chemin. Maintenant, quant au Bélédougou, le:
sultan va le détruire, car, en vengeant les blanes, il ne fera que se venger
lui-même, puisque ceux-ci avaient élé altaqués parce qu’ils se rendaient
chez lui. »
1. Ces moutons {ouabirs sont très appréciés dans le pays de Ségou. Vallière a dessiné l'un
d'eux.
o64 VOYAGE AU SOUDAN FRANGAIS.
Ainsi Ahmadou, qui avait écrit tant de fois au gouverneur pour lui ré-
clamer une ambassade, se plaignait parce que nous n'avions pas pris la
route du Kaarta qui, comme il le savait bien, était fermée par la révolte des
Bambaras. De plus, il avait donné l'ordre à l'almamy de Mourgoula de nous
arrêter si nous passions par celle place. Mais, alors, quelle voie prendre
pour venir à Ségou ? La mauvaise foi du sultan était évidente, et ses plaintes
n'avaient aucune raison d’être.
d'essayai de faire comprendre aux deux envoyés du sultan que je n'avais
pris la route du Bélédougou que pour éviter la voie du Kaarta, que je
savais interceptée par les Bambaras révoltés. Je leur marquai ensuite tout
mon mécontentement de me voir arrêté ainsi en chemin : c'était une
marque de défiance qui ne pouvait se comprendre de la part d’un chef
puissant comme Ahmadou, et qui irriterait sûrement le gouverneur du
Sénégal. Je déterminai en même temps Boubakar Saada et Samba N'Diaye
à emmener avec eux mes deux interprètes, auxquels je recommandai de
transmettre exactement mes plaintes à Amadou.
La maladie commença dès ce moment à s'abattre sur nous. Notre provi-
sion de quinine, le seul médicament qui nous fût resté, était très limitée
(une trentaine de grammes). Le 7 juin, la fièvre nous clouait tous les
qüatre sur nos nalles et, certes, l'avenir que nous avions entrevu tout
plein d'espoir à Tourella commençait à s’assombrir de la façon la plus
inquiétante.
Le 15, nos deux interprètes revenaient de Ségou, rapportant la réponse
du sultan. C’étaient toujours les mêmes paroles vagues, dans lesquelles
celui-ci revenait avec insistance sur la roule que nous avions suivie à
travers le Bélédougou et sur les négociations que nous avions entamées
avec ses ennemis. Alpha Séga et Alassane m'annonçaient en outre qu'on
élait à Ségou dans de très mauvaises dispositions à l'égard de la mission,
et que les habitants, particulièrement les Talibés, originaires du Fouta,
avaient parlé ni plus ni moins que « de faire disparaitre les quatre blanes
qui venaient ainsi de pacliser avec les adversaires irréconciliables des Tou-
couleurs ». Ahmadou avait reçu une lettre d'Abdoul-Boubakar, ce chef du
Bosséa, dont nous avons déjà parlé au commencement de cette relation,
dans laquelle ce fauteur de désordres perpétuels dans notre colonne
informait ses coreligionnaires de la rive droite du Niger que j'étais chargé
de prendre les dessins de toutes les places fortes de l'empire, de dresser le
plan des routes, afin de faciliter plus tard la voie à une colonne expédition
naire. Bref, les interprètes avaient trouvé l'opinion publique fortement in-
disposée contre nous, et eux-mêmes avaient été, pendant leur séjour, en
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 909
butte à une surveillance étroite et hostile. Il serait puéril du reste derap-
porter tous les bruits absurdes qui couraient sur mon compte : ma vue
seule suffirait pour faire mourir le sultan; je possédais dans une main
une machine infernale capable de le tuer en le touchant, personne ne pou-
vait me résister dans les palabres, etc., etc.
Il était inutile et même dangereux d’insister et, devant l’entêtement de
ce nègre ignorant et superstilieux, le mieux était d'attendre que toutes ces
méfiances se fussent dissipées et permissent de commencer les négociations
relatives au traité. Alpha Séga repartait donc pour Ségou dans la première
quinzaine de juin avec
la lettre suivante,
dans laquelle je m’ef-
forçais encore de dé-
truire les préventions
du sultan. Le com-
bat de Dio et la si-
tuation politique con-
statée à Bammako et
dans les marchés ma-
linkés du Haut-Niger
ayant empêché la réa-
lisation complète des
projets primitifs, à
savoir l'installation
d'un résident fran-
çais sur les bords du
fleuve du Soudan, il
fallait essayer de com-
Boubakar Saada.
battre chez Ahmadou
ses craintes ridicules, puis l’'amener peu à peu à traiter avec nous sur la
base de la navigation libre, accordée à nos nationaux sur le Niger. C'était
peut-être beaucoup de présomption de ma part, étant données l'absence de
nos cadeaux et la méfiance avec laquelle nous avions été accueillis; mais
l’hivernage nous elouait dans les États du sultan pour plusieurs mois.
Partir d’ailleurs en ce moment ne nous était pas permis, et cette déter-
mination aurait entraîné pour nous les plus grands dangers.
J'essayai, dans ma lettre, qui s’adressait à un souverain nègre et musul-
man, professant le plus profond fanatisme pour sa religion, d'employer le
style imagé et pompeux propre aux Orientaux.
566 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
« Le capitaine Gallieni, directeur des affaires politiques, chef de l'ambassade
du.Haut-Niger, à Ahmadou, Sultan de Ségou.
«Mes interprètes et Les envoyés, Boubakar Saada et Samba N'Diaye, m'ont
communiqué {es dernières paroles. Elles m'ont fait de la peine, car elles
m'ont prouvé que tu n'as pas confiance dans l'officier que le gouverneur
l'envoie et qui occupe auprès du chef de la colonie la haute position de
directeur des affaires politiques, c'est-à-dire de celui qui dirige, sous ses
ordres, toutes les affaires concernant les chefs noirs.
« Les voyageurs français qui l'ont visité s'accordent pour louer ton intel-
ligence, la sagesse, la grandeur de tes idées et ton désir de voir le commerce
fleurir dans tes États. Tous ont engagé le gouverneur à l'envoyer l’ambas-
sade que tu lui réclamais depuis si longtemps, et qui a pour but de régler
pour l'avenir, d'une manière solide et durable, les relations qui doivent
exister entre les deux chefs les plus puissants du Soudan. Comment se fait-
il donc que tu sembles m'accueillir ainsi avec méfiance et que tu me forces
à m'arrèler auprès de la capitale, dans l’un des plus petits villages de ton
empire, privé de ressources et où l’eau est à peine potable? Que dirais-tu si
Lu envoyais l’un de tes fidèles au gouverneur et si celui-ci, au lieu de lui
expédier rapidement un bateau à vapeur pour l’amener et le recevoir en
grande pompe à Saint-Louis, lui ordonnait de s'arrêter dans l’un des misé-
rables villages des environs, où 1l serait accueilli par quelqu'un qui lui fût
bien inférieur en rang et en qualité”? Serais-tu content? Je ne sais encore ce
que dira le gouverneur en apprenant cette nouvelle, mais je puis l’affirmer
d'avance qu'il ne sera pas satisfait. Pour moi et pour ceux qui m'accom-
pagnent, peu importe que nous soyons à Ségou-Sikoro où à Nango. Voilà
longtemps que nous sommes en voyage, et les fatigues nous sont connues.
Depuis cinq mois nous avons rompu avec nos habitudes de blanc, et nous
ne voulons qu'une chose : accomplir le mieux possible la mission que nous
a confiée notre chef de Saint-Louis. Mais comment cela peut-il être, puisque
à peine arrivés Lu nous accueilles avec méfiance? Tu écoutes les faux bruits
qui Le sont rapportés par des intrigants ou des gens mal renseignés. Que
savent-1ls? Où ont-ils appris les mensonges qu'ils colportent partout? Ont-
ils, comme moi, la pensée du gouverneur? Ont-ils véeu longtemps auprès de
lui, et lui, le chef de la colonie, leur a-t-il dit quelles étaient ses inten-
tions? Interroge-les en détail et tu verras qu'ils auront bien vite épuisé tout
ce qu'ils savent.
« Crois-moi et ouvre les oreilles aux conseils de la sagesse. Ne sais-tu pas
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 367
du reste que deux hommes, comme Ahmadou, sultan de Ségou, et le gouver-
neur du Sénégal, ne sont pas des hommes ordinaires. Ils n’agissent pas
comme de petites gens. Penses-tu que le gouverneur écoute les faux bruits
qui lui sont rapportés sur lon compte. Il n’en est rien, parce qu’il sait que
ce sont toujours des mensonges, rapportés par des gens qui ne l’aiment pas.
On a fait courir sur moi des bruits absurdes, que je ne me donnerai même
pas la peine de relever. Qui sont mes compagnons”? L'un est M. Piétri, offi-
cier d'artillerie, chargé de m'aider pour la conduite du lourd convoi qui
l'apportait les présents que la France t’envoyait. L'autre est M. Vallière, qui,
à Saint-Louis, m'élait adjoint pour la direction des affaires politiques.
Enfin, le quatrième est un médecin comme M. Quintin. Celui qui m'a
quitté à Nafadié était également un médecin. Dans ce pays où les Européens
meurent vite, 1l faut beaucoup de médecins.
« Les hommes qui m'accompagnent, tirailleurs, spahis ou laplots, étaient
destinés à me servir d’escorte d'honneur. Ils devaient m’entourer dans leur
grand costume de parade, afin quetu soies bien convaincu que le gouverneur
l'envoyait un homme important, un second lui-même. Peux-tu croire que
J'élais venu dans le pays pour soutenir les Bambaras révoltés? Insensé celui
qui a pu dire cela! N’a-t-il done jamais vu une colonie française avec son
général, son infanterie, sa cavalerie et ses canons”? Va-t-on faire la guerre
avec des ânes ? Et ces cadeaux que j'apportais, pour qui étaient-ils, si ce
n'est pour loi? Envoie un émissaire dans le Bélédougou, et il verra de ses
propres yeux les glaces, les sabres, caftans et les abbayas que Bou-el-Mog-
dad, l'interprète du gouverneur, avait apportés de la Mecque pour toi; les
livres arabes destinés à Seidou-Diéylia, ton savant premier ministre; les
vases d’argent et les pagnes en soie noire que M. Brière de l'Isle envoyait
à ton auguste mère; les fusils, armes, objets rares, destinés à Les guerriers
el à Les conseillers.
« Tu le vois donc, c’est une mission pacifique qui vient à toi et qui a été
pillée dans le Bélédougou parce qu’on savait qu'elle allait à Ségou. Tout ce
que je dis là, c’est pour bien te montrer qu’il ne doit exister entre nous
aucun nuage. Si je tenais tant à aller à Ségou-Sikoro, ce n’est pas pour
examiner {a capitale, qui, dit-on, est fort belle, mais pour l’entretenir, pour
causer avec Loi, pour te dire franchement quelle est la pensée du gouver-
neur, ce qu’il veut, ce qu'il désire, comment il entend s'unir à loi pour le
bonheur des peuples du Soudan.
« Tu me parles du traité de Mage et tu me dis que tu veux le prendre
pour base de ce qui doit exister entre ton empire et la colonie du Sénégal.
Soit, mais je te ferai observer que le temps a marché depuis Mage; beaucoup
308 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
d'événements ont eu lieu depuis cette époque. Lorsqu'il est venu à Ségou-
Sikoro, envoyé vers ton père par le gouverneur Faidherbe, la guerre avait
eu lieu entre les Français et les Toucouleurs, et les deux nations voulaient
se réconcilier ; aujourd'hui, il n'en est plus de mème, Nos deux nations ont
vécu en paix depuis vingt ans, mais leurs relations ont toujours été mal
réglées. Peux-tu dire que le commerce est florissant entre le Sénégal et le
Niger? Les routes sont-elles sûres partout, et les caravanes de Dioulas
peuvent-elles cireuler librement avec leurs marchandises? Non, n'est-ce pas”?
«Je puis, d’ailleurs, te dire en quelques mots ce que le gouverneur
pense. Sache d’abord que ce n’est pas lui seul qui m'envoie vers toi, mais
bien le grand chef des Français, de cette nation dont tu as entendu vanter
la richesse, la puissance, la générosité, à bienveillance et la bonté pour les
étrangers.
«La France ne veut pas d'augmentation de territoire ni de conquêtes.
Elle ne demande que lextension de son commerce; elle veut que ses cara-
vanes puissent aller librement et aisément de Saint-Louis au Niger. Or le
peuvent-elles aujourd'hui? Les routes sont couvertes de pillards ; les chemins
sont mauvais; des marigots, des rochers gênent la marche des animaux.
On l'a dit que nous voulions la guerre. Ceux qui t'ont dit cela l'ont menti.
Nous ne faisons la guerre que lorsqu'on nous y obligeet lorsqu'on attaque
nos commereants ou nos traitants.
« C’est sur loules ces questions que je voudrais pouvoir l’entrelenir.
La France désire autant que toi-même ta puissance, parce qu’elle sait
que, du jour où tu domineras tout le pays, ses voyageurs pourront aller
partout avec leurs marchandises, Notre programme est simple. Nous
voulons aller au Niger, non par la guerre et nos armes, mais par notre
commerce et par des routes sûres et commodes. Assure-nous la paix et la
tranquillité sur nos lignes de communication, et la France n’aura plus rien
à te refuser. Voilà en quelques mots la base du traité qui doit nous
unir. J'ai les pleins pouvoirs du gouverneur pour le discuter avec toi et
pour répondre à loutes les demandes que tu me feras. Réfléchis bien ; la
mission que je commande est d'une importance exceplionnelle ; d’autres
voyageurs blanes pourront aller te visiter, mais le gouverneur ne l’enverra
pas tous les jours une mission politique comme celle qui attend actuellement
la réponse à Nango.
« Nango, 13 juin 1880. »
Le 25 juin, l'interprète Alpha Séga revenait de Ségou. Il avait lu la
lettre à Ahmadou en présence de ses principaux Talibés, et mes paroles
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 369
avaient produit un excellent effet, puisque ce chef avait paru consentir à
discuter le traité et avait promis d'envoyer à Nango son premier ministre, le
savant Seïdou Diéylia, pour les négociations. Le sullan avait trouvé la lettre
« bonne »; mais, tout en s’engageant à entrer en relations diplomatiques
avec moi, il n'avait pas caché ses méfiances, dans lesquelles le maintenaient
les émissaires venus du Fouta et des pays toucouleurs riverains du bas Séné-
gal. La réponse d’Ahmadou montrait encore combien étaient grandes à Ségou
les illusions sur la situation politique de cette partie du Soudan. Pour ces
nègres musulmans, aussi ignorants qu'orgueilleux, le temps n'avait pas
marché depuis la mort d'El-Hadj, et l'empire du Prophète conquérant sub-
sistait encore dans toute Son intégrité territoriale. Ahmadou n’allait-1l pas
jusqu’à prétendre que toute la rive gauche du Sénégal, jusqu’à Podor in-
elus, autrefois parcourue et rançonnée par son père, avant que le gouver-
neur Faidherbe eût rejeté le marabout vers le Niger, était son domaine ?
Ces prétentions étaient déraisonnables, lorsqu'on pense qu'à quelques
lieues à peine du Djoliba nous avions été attaqués et pillés, parce que les
Bambaras avaient appris que nous nous rendions auprès du souverain
toucouleur.
Toutefois, la réponse à ma lettre, bien qu’elle nous laissät indécis sur
la durée de notre séjour à Nango, pouvait être considérée comme un pre-
mier succès, puisque le sultan avait promis de nous envoyer son premier
ministre dans un avenir plus ou moins rapproché.
En témoignage de ma satisfaction, je m’empressai done de lui faire par-
venir, malgré la-modicité de mes ressources, un cadeau de mille franes en
pièces de cinq franes et huit fusils doubles, formant l’ancien armement de
mes muletiers. J’envoyai également deux cents francs à Scïdou Diéylia,
cent cinquante franes à sa mère et quelques autres menues sommes à ses
principaux conseillers. On connaît l'énorme influence des cadeaux sur les
peuplades nègres de ces régions. Les Toucouleurs de Ségou, malgré leurs
fanfaronnades habituelles, ne font pas exception à la règle, et il fut aisé
de s’en apercevoir tout de suite. Toutefois, pour donner une idée de la
méfiance avec laquelle nous fûmes accueillis dans le pays, je citerai ce fait
que tous les fusils, toutes les pièces d'argent, furent visités l’un après
l’autre avant d’être remis au sultan, pour lequel on craignait toujours cette
influence magique que l’on m'attribuait.
CHAPITRE XVIII
Installation à Nango. — Vivres fournis par Ahmadou. — Confection du dolo. — Privation de livres
et de papier. — Renseignements politiques et géographiques près des voyageurs et des marchands
sarracolets. — Courage et dévouement de nos hommes. — La fièvre intermittente dans le Soudan.
— Renseignements rétrospectifs sur les événements du Bélédougou. — Inquiétudes sur notre
futur départ. — Les Peuls de Ségou, — Occupations et méthodes d'agriculture des Bambaras.
Nous primes donc toutéS nos dispositions pour séjourner à Nango. Le vieux
Tiébilé, l’un des Bambarasles plus riches du village, fut dépossédé sans façon
par Marico de la case où nous nous étions installés tout d'abord, et de ses
cases environnantes, qui devaient servir à nos hommes. La case où nous
logions avait Juste quatre mètres dans tous les sens, et lorsque nos quatre
nattes y élaient placées, on n’y pouvait plus remuer. Aussi fimes-nous
construire devant cette case un grand hangar en paille pour y passer les
journées. Nos hommes s’installèrent du mieux qu'ils purent dans les
cases du village voisines de notre habitation.
Ainsi que je l'ai déjà fait remarquer, notre case, qui, avant notre arrivée,
servait de passage pour entrer dans le village, avait le grand avantage de
donner sur la campagne. Elle était située sur la lisière sud du village et
séparée en même lemps des concessions voisines par une vaste cour, au mi-
lieu de laquelle était creusé un de ces grands trous, si communs dans
l'intérieur des villages bambaras où malinkés et d’où les habitants ont tiré
la terre de leurs cases. Nous y fimes construire un grand haïgar-écurie
pour nos chevaux et mulets; mais, par la suite, cette construction ne fut
plus suffisante, et les grandes pluies de l'hivernage nous foreèrent à les
abriter dans de véritables cas
es, où nos spahis les conduisaient chaque soir.
Notre appartement fut vite meublé. Une porte, arrachée à l'entrée d’une
ease, nous fournit une table suffisamment commode; deux taras, sorte de
Bts faits de baguettes de bambou, quelques nattes grossières en paille de
mil, deux ou trois jarres en terre pour conserver l’eau fraîche, complé-
tèrent l’ameublement. Notre batterie de cuisine ne consislant plus qu’en
tion de la mission à Nango.
8
ñ
=
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 51
O1
une vieille casserole, que Vallière avait emporlée dans son exploration de
la vallée du Bakhoy, nous dûmes avoir recours aux ustensiles de cuisine
et aux marmites des indigènes. Du reste, il y avait déjà quelque temps que
nous avions rompu avec nos habitudes européennes et que nous étions
réduits à la nourriture des populations soudaniennes, nourriture exigeant
des ustensiles peu compliqués pour sa préparation.
Dès notre arrivée, Ahmadou avait donné des ordres aux villages environ-
nants pour que chacun d'eux, à tour de rôle, nous fournit les vivres né-
cessaires à notre subsistance. Le sullan avait fixé notre ration de la ma-
nière suivante : chaque jour, nous devions recevoir quatre poulets, un
pour chacun de nous. De plus, lui-même nous envoyait de ses propres
magasins, d’une manière assez irrégulière, les approvisionnements en mil
et en riz que nous lui demandions. Il nous faisait aussi parvenir assez fré-
quemment, mais avec encore plus de difficultés, les cauris nécessaires à
l'achat des objets qu'il ne nous fournissait pas directement. De ce nombre
était le lait, qui fut pour nous une précieuse ressource pendant tout notre
séjour sur les bords du Niger. Moussa, qui était toujours l’homme aux
expédients, avait découvert, aux environs de Nango, un campement
peul, d'où l’on nous apportait chaque malin une grande calebasse de
lait frais. Ce liquide fut souvent notre seul aliment, car nos estomaes,
fatigués par les fièvres intermittentes, restaient plusieurs jours quel-
quefois sans pouvoir supporter d'autre nourriture. Celle-ci nous était
d'autant plus nécessaire que nous manquions absolument de toniques,
tels que le vin et le café, depuis la disparition de notre convoi. Nous
essayâmes plusieurs fois de les remplacer par le do/o, sorte de liqueur fer-
mentée que les Bambaras fabriquent de la manière suivante. Ils forment
un tas de gros mil, des espèces dites niémico, sanio ou souna, qu'ils arro-
sent fréquemment. Puis ils font sécher au soleil, dès que la germination
commence. [ls pilent ensuite les grains et les font bouillir à l’eau pendant
huit ou dix heures. Ils transvasent le liquide et attendent que la fermen-
tation se produise, généralement quinze à seize heures. Quelquefois ils
ajoutent du miel après la cuisson. Cette liqueur ne se conserve pas plus
de trois à quatre jours. Lorsqu'elle est fraiche, elle forme une boisson
mousseuse, très rafraichissante et que nous avions fini par trouver dé-
licieuse au goût.
Quant à mes hommes, ils recevaient leur nourriture du village de Nango,
et vraiment ils étaient souvent bien à plaindre, car les habitants du vil-
lage ne leur donnaient que du lack-lallo, affreux mets bambara, préparé
sans sel, avec de la farine de mil, simplement délayée dans l’eau et assai-
574 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
sonnée avec un bouillon de feuille de baobab, de houl ou de diakhatos. Que
de fois mes malheureux tirailleurs, habitués à recevoir bien régulièrement
leur ration de vivres dans notre colonie du Sénégal, sont-ils venus me
porter leurs réclamations! Mais je ne pouvais rien pour améliorer leur
sort, et mes insistances auprès de Marico restaient le plus souvent sans
effet, ce chef ayant déjà les plus grandes peines du monde à obtenir que
les Bambaras, pressurés de tous côtés, ne s'abstinssent pas du nouvel
impôt, ordonné par le sultan de Ségou.
L'une des plus grandes privations que nous ayons eu à subir est peut-
être l'absence de livres, tous ceux que nous possédions ayant été perdus
au combat de Dio et se trouvant entre les mains des Béléris, qui avaient
dû certainement les prendre pour des gris-gris malfaisants. Nous aurions
donné beaucoup pour recouvrer les quelques volumes que renfermaient
nos cantines, mais ils étaient perdus et bien perdus ; et je ne crois pas
exagérer en disant que cette perte nous causa la plus grande privation
pendant les dix mois de notre séjour à Nango. Ce qui était encore plus
grave, c'est que nous nous trouvâmes tout d’abord complètement dépourvus
de papier, qui nous élait indispensable pour nos notes journalières et
pour recueillir les renseignements politiques ou géographiques que nous
nous proposions d'envoyer vers le Sénégal à la prochaine occasion. Heu-
reusement Alassane put se mettre bientôt en relations avec un marchand
sarracolet, qui fréquentait le marché de Koulikoro, situé sur la rive
gauche du Niger, dépendant du sullan, mais neutralisé en quelque sorte
par ce dernier pour servir de rendez-vous commun aux Dioulas de la
région et aux Béléris, qui viennent y vendre des captifs et s'y approvi-
sionner de sel et de poudre. Plusieurs des objets pillés à Dio parurent
sur ce marché et nous pûmes ainsi racheter notre propre papier au prix
considérable de quarante cauris la feuille. Ahmadou avait une telle
méfiance de nos carnets et de nos crayons, qu'il ne voulut jamais, malgré
mes nombreuses demandes, m'envoyer le papier que je lui réclamais et
dont je savais qu'il avait un approvisionnement assez sérieux. « J'aime
encore mieux, disait-1l une fois à mes interprètes, les fusils des blanes
que leurs carnets. Quand un blanc arrive dans un pays, il écrit tout ce
qu'il voit, el nous avons remarqué qu'après ce blane en arrivaient tou-
jours d’autres en grand nombre, qui connaissaient nos chemins, nos
tatas el la position de nos villages et qui finissaient ensuite par s'emparer
de toute la contrée. » Ces méfiances d'Ahmadou et de tous les indigènes
qui nous entouraient à Nango ne nous empêchèrent pas d'organiser un
bureau de renseignements, où nous rassemblions toutes les indications
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 315
que nous pouvions recueillir sur les pays environnants, depuis Tom-
bouctou jusqu'aux sources du Niger, essayant ainsi de relier nos itiné-
raires à ceux de Mage, René Caillié et Mungo-Park. Nous rencontrions le
plus souvent une grande réserve chez les indigènes, marchands ou voya-
veurs, que nous amenaient nos interprètes; mais le plus souvent aussi,
quelques poignées de cauris suffisaient pour leur délier la langue et nous
fournir tous les renseignements que nous leur demandions. De plus,
comme nos tirailleurs ou spahis étaient pour la plupart d'anciens captifs,
originaires des contrées nigériennes, ils retrouvaient souvent quelques-
uns de leurs parents, soumis momentanément aux Toucouleurs, mais
qui, par haine de ces derniers, nous livraient avec empressement tous
les renseignements propres à nous éclairer sur la véritable situation des
dépendances de l'empire du sultan. Un jour, toute une famille, venue de
Kangaba, se transporta à Nango pour décider l’un de nos tirailleurs,
M'Barik Coulibary, à nous quitter et à rejoindre son village. Ce brave
garçon, qui souffrait encore d’une blessure grave reçue à Dio, refusa
énergiquement d'abandonner « les blancs, parce que ceux-ci étaient alors
dans le malheur ». Ce fait ne fut pas le seul du même genre; et, alors
que nous étions menacés journellement dans notre liberté et dans notre
existence et qu'il nous était impossible de pourvoir aux besoins les plus
élémentaires de nos hommes, ceux-ci, à peu près nus, incomplètement
nourris, refusèrent toujours de séparer leur sort du nôtre et ne cessèrent
de nous montrer le dévouement le plus absolu, restant sourds aux offres
de désertion qui leur étaient failes de toutes parts et s’efforçant, par
leur attitude digne et courageuse, de nous faciliter notre rude tâche.
N’avais-je pas eu raison de me confier entièrement à ces braves gens, et
ne suis-je pas autorisé maintenant à affirmer que nos indigènes séné-
gambiens seront nos meilleurs auxiliaires dans l’œuvre eivilisatrice que
nous poursuivons au Soudan ?
Nous nous étions arrêtés à temps, car les pluies d’hivernage tombaient
de plus en plus fréquentes et abondantes, et la maladie s’abattait sur
nous, avec ses fièvres intermittentes, d'autant plus dangereuses que notre
provision de quinine était devenue, comme je l’ai déjà dit plus haut,
très limitée. La fièvre, compliquée de diarrhée, nous avait atteint tous
les quatre.
La fièvre africaine est quelquefois une curieuse maladie; on croit tout
d'abord que l’on n’a rien. Le soir, on se trouve par hasard surexcité ;
l'imagination est active; on a envie d'exercer sa verve et l’on se met à écrire
une longue lettre, dans laquelle on dit, par exemple, que l’on n'a pas
316 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
encore eu la fièvre et qu'on espère bien ne jamais l'avoir. Cependant, on
éprouve quelque peine à continuer son travail; on est de mauvaise
humeur, on devient de plus en plus surexcilé, on a soif, on va se cou-
cher, on dort avec difficulté en rêvant toute la nuit, et l’on se réveille mal
à son aise. On mange peu au déjeuner, mais en revanche on boit beau-
coup ; puis, dans l'après-midi, on trouve, comme tout le monde, qu'il fait
très chaud. Tout d’un coup on a envie de se couvrir, on a des frissons,
on devient pâle; Îles traits se contractent, les cheveux se dressent d’une
manière inusitée, les ongles prennent une teinte bleue. On est forcé
d'aller se coucher et de se réfugier sous un amas de couvertures; les
bouteilles d'eau chaude appliquées aux pieds, les tasses de tisane fumante
avalées coup sur coup, ne peuvent arrêter les frissons, tandis que les
dents s'entre-choquent avec bruit; on se croirait transporté dans les
régions arctiques. Mais on ne tarde pas à revenir en Afrique el même à
se sentir comme plongé dans l'atmosphère brûlante d’un bain turc. La
période de froid est passée et lon entre dans celle de la chaleur. Le
front est brûlant; en même temps arrive souvent le délire, tandis qu’une
soif inextinguible vous porte à boire des quantités énormes d’eau glacée,
quand on en à.
Enfin arrive la dernière période. Les pores s'ouvrent et donnent pas-
sage à une transpiration abondante; le malade se sent faible, mais, en
dehors de cela, sans aucun malaise. Cependant, tout n’est pas terminé, et,
si le voyageur n'a pas ce merveilleux remède, le sulfate de quinine, cette
providence des explorateurs africains, il ne pourra couper la fièvre. Le
jour suivant passe; la faiblesse que l’on ressent aux jointures des genoux
semble méme avoir disparu ; on croit que l'on n’a plus rien à craindre.
Le lendemain cependant, on repasse par les mêmes impressions : on se
remel au travail, on reprend ses occupations, et alors reviennent ces
mêmes frissons, auxquels succède bientôt cette même période de chaleur
que nous avons essayé de décrire.
La fièvre intermittente est surtout dangereuse quand ses accès se suc-
cèdent à de courts intervalles. Peu à peu, elle affaiblit et décompose
l'organisme, ouvrant une libre carrière aux autres maladies et souvent
créant par elle-même des complications graves. On peut dire qu'au
Sénégal aucune précaution ne peut sauver l'Européen des attaques de la
lièvre; une vie bien réglée peut cependant en diminuer la fréquence
et l'intensité. Aussi, dans les conditions déplorables où nous étions à
Nango, fûmes-nous souvent visités par la maladie ; pour ma part, je n’eus
pas moins de cinquante à soixante accès de fièvre du mois de juin au mois
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 311
de novembre. Tous les huit ou dix jours, j'étais bien régulièrement forcé
de gagner ma natte, et les doses de quinine étaient impuissantes à pré-
venir ces violents accès. Je crois que ce médicament, qui se trouvait dans
les fontes de ma selle pendant la retraite de Dio, avait dû se mouiller au
passage des marigots et perdre de ses qualités thérapeutiques. Nous man-
quions, du reste, des autres médicaments nécessaires dans ce genre de
maladies. Le docteur Tautain avait bien essayé d'utiliser les graisses de
ricin, dont il se trouvait de nombreux arbustes dans le pays, mais il
n'avait pu y réussir. Par exemple, il fut assez heureux pour rencontrer,
dans les champs qui entouraient le village, plusieurs pieds de séné
(laidour, en langue ouolof), que nous utilisämes aussitôt pour notre phar-
macie. Mais on peut bien dire que nos ressources étaient à peu près
nulles pour combattre les maladies, si fréquentes pendant celte terrible
saison de l’hivernage; et il a fallu que nous fussions tous les quatre
servis par un tempérament très solide pour résister aux assauts de la
fièvre pendant {out notre séjour à Nango.
Nos hommes, dont beaucoup étaient originaires de ces mêmes régions,
supportaient bien le climat; et, à part nos blessés, que le docteur Tautain
ne pouvait soigner que d’une manière imparfaite, ils affrontèrent en gé-
néral assez bien les privations auxquelles ils étaient soumis. Ils eurent
presque tous à souffrir du ver de Guinée ou filaire de Médine, sorte de
ver blanc qui s'introduit dans le corps, soit par le tube digestif en buvant
les eaux boueuses des marigots au moment de l’hivernage, soit par l'exté-
rieur, au simple contact du corps avec la vase des marais. Cette maladie
donne rarement lieu à des complications graves, mais elle est longue à
guérir, car il faut enrouler chaque jour autour d’un brin de bois le ver,
au fur et à mesure qu'il sort de la plaie, en ayant bien soin qu’il ne se
casse pas, ce qui pourrait déterminer un abcès.
Nos chevaux et mulets furent encore plus éprouvés que nous par le
climat du Haut-Niger. Les fatigues subies depuis le commencement de
l'expédition et l'insuffisance de nourriture les avaient affaiblis d’une
manière irrémédiable ; aussi le repos et les soins furent-ils impuissants
à les remettre sur pied. Ghevaux et mulets succombèrent successivement,
et, au moment de notre départ de Nango, nous ne possédions plus que
deux de nos chevaux d’escadron, et encore dans un état qui les rendait
incapables de faire la route du retour.
C'est au milieu de tous nos détails d'installation que nous passämes les
mois de juin, juillet et août. Grandes aussi étaient nos préoccupations sur
l'avenir qui nous était réservé; car, depuis le jour où Ahmadou m'avait
3178 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
promis de m'envoyer son premier ministre pour les négociations du traité,
des bruits menaçants n'avaient cessé de venir de Ségou, où l’on affectait
de nous considérer comme des espions dangereux qu'il fallait faire dispa-
raître au plus tôt et empêcher de retourner vers les rives du Sénégal.
Au commencement de juillet, nous fûmes rejoints par les hommes que
nous avions laissés à Tourella. Saër N'Diaye, trop gravement blessé pour
faire la route, resta seul dans ce village. Nos indigènes nous donnèrent
d'intéressants détails rétrospectifs sur les événements du Bélédougou. Les
Béléris avaient, parait-il, fait des pertes encore plus considérables que celles
que nous avions estimées tout d'abord. Outre les tués sur le champ de
bataille de Dio, tous leurs blessés avaient succombé, ce qui faisait dire
aux Bambaras que « les balles des blanes étaient empoisonnées et que
personne ne pouvait en guérir ». Cet indigène avait aussi raconté à l'un
de ses parents de Tourella, venu pour le visiter, que tous les gens du
Bélédougou avaient maudit les chefs qui avaient décidé de nous attaquer
et de nous piller et avaient ainsi amené la mort d’un si grand nombre
des leurs. Du reste, les pertes subies par ces misérables ne s'étaient pas
bornées à celles que nous leur avions infligées pendant le combat, car, au
dire du chef de Tourella, ils avaient eu, après notre départ, de nombreuses
mésaventures. Ainsi, une caisse en fer-blanc soudée, qui devait contenir
des étoupilles et quelques-unes de nos grandes fusées à signaux, avait éclaté
au milieu d’un groupe de Béléris, au moment où l’un d'eux l’ouvrait avec
une pioche, et avait fait plusieurs victimes parmi les assistants, saisis de
terreur par cet événement mystérieux. De même, quelques-uns de ces
pillards avaient été empoisonnés par les médicaments contenus dans nos
cantines de pharmacie et auxquels ils avaient voulu goûter. Enfin, on
racontait que plusieurs Béléris, ayant bu immodérément de notre tafia,
étaient tombés ivres morts et que les chefs avaient donné l’ordre de ré-
pandre à terre tous les barils qui étaient encore pleins. C'était un fait
significatif pour qui connaît l’ivrognerie des Bambaras, habitués à absorber
des quantités énormes d’eau-de-vie de mil, liqueur à la vérité beaucoup
moins alcoolique que notre rhum. On disait aussi qu'il était arrivé après
le combat ce que nous avions prévu nous-mêmes : le partage du butin avait
occasionné de violentes querelles parmi les pillards, et les Béléris en étaient
venus aux mains. Le village de Dio, soutenu par ses parents de Ouoloni,
avait voulu, parait-il, la plus grosse part des objets volés, sous le prétexte
qu'il avait accueilli les bandes coalisées contre nous et facilité l'attaque du
convoi; mais les autres villages avaient résisté par les armes à ces préten-
tions et avaient tué un grand nombre d'hommes à leurs adversaires.
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 3179
En somme, l'attentat de Dio n'avait pas été sans conséquences désa-
gréables pour leurs auteurs. D'ailleurs, aux dernières nouvelles parvenues
à Tourella, le remords semblait s'être glissé parmi ces brigands, qui se
prenaient à penser au châtiment que pourrait entraîner leur conduite,
qu'ils n’expliquaient que par la méfiance que nous leur inspirions en
prenant nos notes de voyage et en « faisant des gris-gris contre eux ». On
nous assurait que les chefs du Bélédougou, inquiets sur les suites de leurs
fautes, n'avaient distribué qu'une minime partie du butin et que la plupart
des gros cadeaux, sabres, manteaux, boîtes à musique, etc., étaient con-
servés soigneusement à Guinina pour être remis aux Français, si ceux-ci
envoyaient une colonne expéditionnaire dans le pays. Toujours est-il que
nous l’avions échappé belle lorsque nous avions quitté en toute hâte le
village de Bammako pour nous réfugier de l’autre côté du Niger, car le
chef de Tourella ‘nous apprit que les Bambaras étaient arrivés à Bammako
le 14 au soir, c’est-à-dire le lendemain même du jour où nous en étions
partis ; ils l’avaient quitté le 15 au matin et, à mi-chemin de Nafadié, ayant
appris que notre intention élait de nous transporter sur la rive droite du
Niger, ils s’élaient divisés en deux colonnes pour nous couper la route.
La plus considérable avait pris les bords du fleuve pour aller s’'embusquer
sur la route de Djoliba au gué de Tourella et nous attaquer au passage;
l’autre, moins forle, avait marché sur Nafadié, où elle avait enlevé quel-
ques caplifs, restés en dehors des murs. Puis, les deux colonnes, déroutées
par la rapidité de nos mouvements, s’élaient réunies en face de Tourella
où, heureusement, elles avaient trouvé le gué impraticable pour les piétons;
elles s'étaient retirées après avoir passé toute la journée du 17 sur les
bords du Niger.
En même temps que ces renseignements, nous apprenions que la révolte
s’étendait de plus en plus dans le Kaarta, où les Bambaras coupaient toutes
les communications entre Ségou et Nioro. Cette nouvelle nous alarmait
vivement, car Ahmadou s'était montré irrité de nous avoir vu passer par
Mourgoula et le Manding et nous eraignions qu'il nous retint à Nango
jusqu'à ce que la voie de Nioro fût rouverte. Or ce résultat n’était pas
près d’être atteint, et les Talibés, à en juger par les nombreux palabres où
le sultan essayait, mais en vain, de les décider à prendre les armes
pour franchir le Niger, pénétrèrent dans le Bélédougou et le Kaarta. De
même, Mountaga et Bassirou, frères d’Ahmadou, résidant à Nioro et à
Kouniakory, ne montraient aucun empressement à joindre leurs forces à
celles de leur frère, et nous nous demandions avec inquiétude ce qu’il
adviendrait de nous si les routes du Sénégal étaient interceptées. Nous
380 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
espérions toujours pouvoir nous remettre en voyage dès la fin de l'hivernage ;
mais, comme notre départ était subordonné à la volonté du sultan et à ses
succès du côté du Bélédougou et du Kaarla, nous avions chargé Alpha
Séga, qui résidait en permanence à Ségou, de nous tenir exactement au
courant de la situation politique du pays. Les premiers mois de notre
séjour à Nango s'étaient écoulés sans que nous pussions avoir aucune
indication sur l’époque présumée de notre départ, et ce n’est que vers le
milieu de septembre qu'Ahmadou prit enfin une détermination à notre
sujet. Alpha m'informait en effet que le sultan s'était décidé à « donner
aux Français son fleuve, le Niger, pour une grosse somme d'argent »; puis,
après le trailé, il enverrait son armée dans le Bélédougou pour livrer
bataille aux Bambaras révoltés et nous conduire jusqu'à Nioro. Il voulait
même me prier de lui laisser Piétri pour diriger les quelques pièces d'ar-
üllerie qu'il possédait à Ségou et qui provenaient d’une expédition faite
autrefois par son père El-Hadj Oumar contre Fun de nos postes du
Bondou.
Ces renseignements étaient favorables et nous prouvaient qu'Ahmadou
élait un peu revenu de l'extrême méfiance qu'il nous avait montrée à
notre arrivée et sous l'influence de laquelle il nous tenait encore éloignés
et dans une quasi-captivité à Nango. De plus, ce protectorat du Niger,
décidé en principe par le souverain toucouleur, était un grand résultat
oblenu, el c'était avec une vive impatience que nous attendions la fin des
pluies de lhivernage : car nous savions que les guerriers d'Ahmadou ne
pourraient se mettre en campagne que lorsque le Djoliba et les marigots
seraient rentrés dans leurs lits et auraient découvert les gués permettant
le passage sur la rive gauche du fleuve. Mais nous comptions sans les
lenteurs calculées de notre hôte, qui allaient nous retenir encore de longs
mois dans ce coin ignoré du Soudan.
Cependant l'hospitalité d'Âhmadou devenait de moins en moins pré-
voyante el nous élions souvent forcés de puiser dans nos maigres ressources
en argent pour nous procurer des cauris. J’envoyais alors Alassane el
plusieurs de nos hommes dans les marchés environnants pour troquer nos
pièces de cinq francs contre ces coquillages, qui forment la monnaie pres-
que exclusive dans le bassin du Haut-Niger. On nous donnait généralement
de 5 à 5000 cauris pour cinq francs où plutôt 2400 à 4000, car les indi-
gènes comptent S0 au lieu de 100, ete. C'est du reste la monnaie la plus
incommode que l'on puisse imaginer, et les marchands indigènes, malgré
l'habitude qu'ils en ont, mettent un temps infini pour compter la quantité
de cauris équivalant au prix d’un mouton par exemple (000 cauris). On
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 381
juge ce qu'il doit falloir de temps pour compter 500 000 cauris, qui, du
resle, constituent un chargement complet d'âne.
Ces cauris nous permettaient seuls d'acheter le lait, qui formait la partie
essentielle de notre nourriture : notre estomac, fatigué par les fièvres inter-
millentes, ne pouvant plus guère en supporter d'autre. Moussa, ainsi que je
Femmes peules.
l'ai déjà dit, était heureusement parvenu à se mettre en relations avec un
campement peul, qui s'était mstallé à peu de distance de Nango. Chaque
matin, l’une des femmes de la tribu nous apportait une grande calebasse
de lait. Le lait qui nous restait servait à faire du fromage, que nous man-
gions avec du miel. Parmi ces Peules, il s’en trouvait quelquefois de fort
jolies ; ainsi, l’une d’elles, la belle Aïssata, qui nous apporta notre lait
pendant plusieurs mois, élait réellement un beau type. Moli, une jeune
382 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
sœur d'Aissata, eût certainement atiré l'attention même dans l’une de nos
grandes villes d'Europe; la finesse de ses traits, la petitesse de ses extré-
mités, tout contribuait à faire de cette jeune Peule le type parfait de cette
race, dont l’origine est encore imparfaitement connue.
Nous allions souvent nous promener jusqu'à ce campement, au grand
effroi de Marico, qui n’aimait pas à nous voir nous éloigner du village. Ces
Peuls nous intéressaient par leurs mœurs, en mème temps que nous voyions
en eux des représentants de cette race qui avait peu à peu conquis tout le
Soudan occidental et converti ses habitants à l’islamisme. C'étaient, en
général, des individus de haute taille, aux formes élancées, d’une couleur
brun rougeâtre, avec des traits européens et des cheveux presque bouclés,
plus longs que ceux des Bambaras.
Les Peuls qui habitent la rive droite du Niger ne sont pas tous nés dans
le pays. Les uns habitaient le pays de Ségou longtemps avant l'arrivée d’El-
Hadj Oumar; d’autres ont été amenés du Bakhounou par ce conquérant.
Quelques-uns, en petit nombre, proviennent du Fouta sénégalais ; 1ls appar-
tiennent aux familles des Diallo, des Ba, des Dia, des So presque tous Irlabés
et Ouroubés. Au point de vue politique, ils forment plusieurs catégories :
ceux qui viennent du Fouta sont assimilés aux Talibés; ceux du Bakhounou
et du Ségou constituent les Toubourous; ceux qui ont été faits captfs à la
guerre forment les Fourbabés”.
Les Peuls Toubourous payent comme impôt le trentième des bestiaux
el une sorte de cote personnelle d’un moule (2 litres environ) de mil par
tèle. Les Fourbabés n’ont pas d'impôt régulier; c’est chez eux qu'Ahmadou
prend les bestiaux dont il a besoin.
Les Peuls s'occupent exclusivement de leurs troupeaux ; ils cultivent peu
et ne font pas de commerce, Ils sont nomades et construisent rarement des
villages permanents. Ils fournissent des chasseurs habiles et audacieux,
renommés pour leur aptitude aux longues marches. Dans certaines contrées
du Haut-Niger, ils chassent l'éléphant avec succès.
Le mois d'octobre s'ouvrit encore sans qu'Ahmadou nous eût fixés sur
l’arrivée à Nango de son premier ministre, Seïdou Diéylia, qui devait nous
apporter ses propositions pour le traité. À Ségou, on palabrait loujours, et
les Talibés, se plaignant que le sultan les laissait dans la misère et ne vou-
lait pas leur distribuer le butin, or, caplifs, troupeaux, renferinés dans ses
magasins, se refusaient à entrer en campagne. Singulier spectacle que ce
souverain discutant avec ses sujels pour les pousser à prendre les armes
1. Appelés d'abord Foulba où Fourba par les Bambaras. Les conquérants toucouleurs, en trans
portant ce mot composé dans leur langue, en ont fait Fourbabés.
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 283
contre l’ennemi! Les Bambaras cependant faisaient des progrès, et l’on nous
annonçait que Faliké, le chef de Mourdia dans le Kaarta, venait de s’in-
surger aussi contre Ahmadou et s'était avancé jusqu’à Toubacoura, où il
cherchait à soulever la contrée contre les Toucouleurs. Toubacoura n'était
pas loin de Nyamina, l’un des chefs des États de Sésou, et les révoltés
allaient ainsi atteindre bientôt la rive gauche du Niger. L’insouciance des
Toucouleurs en présence de ces événements nous étonnait fort, et nous ne
pouvions nous expliquer leur
inaclion. RE
Nous nous trouvions alors dans
le plus mauvais mois de l’année.
L'atmosphère, lourde et impré-
gnée d'humidité, ne permettait
de respirer que difficilement, tan-
dis que la chaleur et les mousti-
ques chassaient le sommeil pen-
dant la nuit. Aussi restions-nous
à veiller fort tard, espérant tou-
jours que la lassitude finirait par
fermer nos yeux et nous procurer
un peu de repos. Il était rare du
reste que nous fussions bien por-
tants tous les quatre, et, le plus
souvent, l’un de nous était étendu
dans la case, attendant philoso-
phiquement la fin d'un accès de
fièvre el se demandant avec in-
quiétude comment se terminerait
notre voyage. Je fus ainsi alité
pendant les quinze derniers jours
Type peul de Ségou.
de septembre, ne pouvant me
débarrasser d'une fièvre tenace, qui m'enlevait toute force et tout appétit.
Les pluies commencent déjà à tomber avec moins de violence au mois
d'octobre. Les habitants se préoccupent de ramasser leurs récoltes, et la
plus grande animation règne chaque jour dans les campagnes qui envi-
ronnent les villages indigènes. Nous avons vécu pendant plus de dix mois
de l'existence de nos hôtes bambaras, et l’on peut dire que leur principale
occupation est l’agriculture. Pendant la saison des pluies, ils plantent, cul-
tivent et récoltent. Le reste de l’année, ils mangent leur récolte.
384 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
Les opérations relatives à la production et à la consommation de cette
récolte suffisent à occuper ces indigènes qui, comme tous les nègres africains,
sont plus ou moins paresseux el n'emploient que des procédés tout à fait rudi-
mentaires. Par exemple, la farine de mil étant préparée par une femme qui
pile le grain dans un mortier, on voit que celle-ci n’a guère le temps de
s'occuperd'autre chose, quand elle a confectionné le couscous ou le lack-lallo
de la journée pour les besoins de toute la famille, De même, le jour est bien
rempli quand l’une de ces indigènes a préparé une calebasse de dol et vaqué
en même temps à ses devoirs maternels.
Remarquons en outre que, dans la plupart des villages de l'intérieur,
l'approvisionnement de l'eau pour les usages journaliers constitue un
travail assez pénible. Il faut le plus souvent puiser l'eau dans des puits
profonds de 8 à 15 mètres, avec des calebasses attachées à l’extrémité
d'une corde de baobab, opération qui demande beaucoup de temps. Dans
ces contrées primitives, les puits sont toujours entourés par une foule
d'hommes, de femmes, d'enfants, d'animaux de toute espèce, grouillant
dans une confusion des plus pittoresques et au milieu d’un bruit assour-
dissant£.
Les Bambaras sont les cultivateurs par excellence de ces régions. Pen-
dant la saison des pluies et des récoltes ïls sont rarement inoccupés, el tout
porte à croire que l’arrivée de nos traitants et commerçants sur le Niger, en
leur assurant un prix rémunérateur pour leurs produits, pourra transfor-
mer peu à peu celte population actuellement sauvage et déguenillée. C’est
ainsi que nous avons pu déjà constater vers le Bas-Sénégal, notamment dans
le Cavor et le Oualo, un grand accroissement des cultures, au fur et à me-
sure qu'augmentent les demandes du commerce de Saint-Louis. Or, ici, les
besoins sont encore plus grands que dans les contrées qui avoisinentles prin-
cipaux centres de notre colonie. Les hommes sont presque nus, les femmes
el les enfants le sont entièrement. Les ornements de verroteries, si enviés
des négresses du Soudan, font même défaut; les fusils sont antiques et de
mauvaise qualité; la poudre et le plomb n'existent pas. Le sel surtout
manque entièrement, et c’est l'absence de cette denrée qui semble particu-
hèrement pénible aux Bambaras, qui l'achètent le plus souvent à des prix
exorbitants.
Les travaux de culture commencent après les premières pluies. Toute la
famille se rend alors aux champs. Les surfaces ensemencées ne dépassent
guère les environs des villages, et les indigènes, au lieu de cultiver les
immenses étendues de sol fertile qu'arrosent les nombreux ruisseaux ou
marigots de la saison pluvicuse, se bornent le plus souvent à utiliser leurs
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 389
anciens champs, dans un rayon de 4 à 5 kilomètres de leurs cases, sans
songer à défricher de nouveaux territoires. Une très minime partie des
terrains cultivables est
ainsi mise en œuvre,
et ce n’est pas l’espace
qui manquera, lorsque
l'ère de paix que nous
voulons inaugurer dans
ces régions aura déter-
miné ces peuplades nè-
gres à se livrer sur une
grande échelle aux pai-
sibles occupations de
l’agriculture.
Dès que le travail
des champs commen-
ce, vers la fin du mois
de mai, les hommes
partent chaque matin
de très bonne heure
pour les lougans; les
femmes les suivent
de près, portant dans
des calebasses le repas
qu'elles viennent de
préparer pour leurs
maris Ou parents. Tout
le monde se met au
travail. La terre est
bèchée à de petites
profondeurs avec les
outils du pays, sortes
de piochons à manche
court (60 centim. en-
viron), composés d'un
fer rectangulaire con-
Type bambara.
cave, emmanché par une longue soie dans le manche, renforcé à cette
partie. Ces outils diffèrent des outils employés dans les pays ouoloffs
ct qui consistent en un long manche en bois, auquel s'adapte, par un
25
386 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
appendice eylindrique, un fer en forme de croissant. Ges outils permettent
de travailler la terre en se tenant debout,
A l’aide de ces piochons, les Bambaras et les Malinkés nettoientle terrain,
enlèvent les herbes, qu'ils brûlent sur l'emplacement même de leurs champs,
puis disposent la terre en petits tas réguliers, de forme tronconique (envi-
ron À mètre de large sur 50 à 40 centimètres de hauteur), afin de permettre
à l’eau de séjourner entre ces monticules. Malgré l’infériorité de ces moyens
de travail, les cultivateurs bambaras opèrent avec une certaine rapidité, et
on les voit, à peu près nus, courbés sur le sol sous un soleil de plomb,
s'avancer sur la même ligne et ameublir en peu de temps d'assez grandes
étendues de terrain. Is travaillent tout le Jour, presque sans repos. Les
femmes rentrent au village un peu avant leurs maris pour préparer leur
nourriture ; elles se chargent d’un faix de bois à brûler. Souvent aussi on
voit les Bambaras rentrer à leurs cases, en bandes joyeuses, précédées des
lam-tams et des flûtes indigènes ; les femmes et les enfants chantent, dan-
sent et accompagnent les musiciens de leurs battements de mains. Il faut
dire du reste que les travaux des champs ne commencent jamais sans
que ces nègres superstitieux et fétichistes se rendent solennellement au
bois sacré pour y appeler la bénédiction des idoles sur les travaux de
l'année.
Les semis ont lieu peu de jours après la préparation des terres, lorsque
celles-ci ontété suffisamment mouillées par les pluies. On sème à la volée, Les
indigènes ne forment pas toujours des champs séparés pour chaque espèce de
culture; le plus souvent, parexemple, ils mélangent dans leurs plantations de
coton du milet du maïs. Le fonio et le maïs se récoltent à la fin de septembre;
le niéniko, le sanio et le soubako, en novembre. Les moyens de récolte sont
des plus rudimentaires, et les nègres de cette partie du Soudan répugnent à
toute idée de progrès en agriculture. C'est ainsi qu'ils n’ont pu se décider
à adopter encore cet instrument si simple, le brancard, qui leur permet-
trait d’emporter des fardeaux beaucoup plus lourds que ceux qu'ils se con-
tentent de transporter sur leurs têtes. La routine, il faut bien le dire, est pour
le moment la seule règle de ces peuplades ignorantes ; ainsi ont fait leurs
pères, ainsi 1ls feront eux-mêmes. Ils se garderaient bien, si l’impulsion ne
leur vient pas d'une race supérieure, de déranger quoi que ce soit aux usages
élablis par leurs aïeux.
Les récoltes sont conservées dans des greniers en paille, de forme evlin-
drique, de À à 2 mètres de diamètre et de 2? mètres de hauteur environ. Ils
reposent sur des pierres, qui les mettent à l'abri des insectes et surtout des
termiles. Ces greniers restent le plus souvent cachés dans les champs, et les
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 287
grains ne sont rentrés qu’au commencement de l’hivernage. Les Bambaras
craignent les incendies, si fréquents avec les fragiles constructions du pays;
ils redoutent aussi les razzias continuelles de leurs maitres toucouleurs,
qui ne se lassent de les rançonner et de leur enlever toutes leurs ressour-
ces. Ces malheureux sujets cachent done dans les champs leurs récoltes et
se liennent prêts, comme nous l'avons vu maintes fois, à abandonner leurs
villages vides aux troupes ennemies ou amies qui viennent les visiter. C’est
ainsi que, pendant notre voyage de Tourella à Nango sur la rive droite du
Niger, la plupart des habitants des villages bambaras de celte région, nous
prenant pour des Toucouleurs, quillaient leurs cases; nous ne trouvions
absolument rien dans les villages déserts, et nos hommes étaient forcés
d'aller fouiller les champs pour nous empêcher de mourir de faim.
Les différents mils récoltés par les Bambaras leur servent pour leur
nourriture et pour acquitter les divers impôts plus ou moins vexatoires
(impôt personnel, nourriture des Talibés, etc.) établis par les Toucou-
leurs.
Il est assez difficile d'évaluer, même approximativement, la valeur
annuelle des récoltes. On peut dire toutefois, en tenant compte de l'impré-
voyance habituelle des nègres et du défaut de débouchés commerciaux dans
ces contrées, que la récolte ne dépasse guère les besoins de l’année (nour-
riture, impôls, confection du dolo, elc.). Quelques Bambaras, économes
malgré la crainte des razzias, possèlent bien quelques provisions de pré-
voyance, mais le fait n’est pas général. Nous avons pu nous en rendre compte
nous-mêmes à Nango, village d'environ 400 habitants, qui avait reçu l’ordre
d'Ahmadou de nous nourrir, nous et nos animaux, pendant tout notre
séjour dans l’empire toucouleur. Les premiers mois, alors que les nouvelles
récoiles n'avaient pas encore paru, nous avions toutes les peines du monde
à obtenir la nourriture de nos chevaux ; quelques indigènes étaient même
forcés d'acheter le mil qu'ils devaient fournir pour leur part. Plus tard, dès
que le maïs eut commencé à pousser, on nous en donna; il élait humide et
pas encore entièrement mûr. Enfin, en octobre, dès lapparition du mil,
on nous en donna également. Ainsi, les habitants du village n'avaient pas
d'approvisionnements et étaient obligés d'employer leur récolte au fur et à
mesure qu'elle était faite. Nous ajouterons encore qu'à l’entrée de l’hiver-
nage nous avons vu souvent des Bambaras n'avoir plus même de grains pour
les semailles et être forcés d'acheter de la semence. Mais, comme nous l'avons
déjà dit, cette apathie au travail disparaîtra en même temps que l’intolé-
rable domination des fils du prophète musulman.
En dehors des indigènes employés au travail de la terre, on rencontre
388 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
dans les villages de Ja région des forgerons qui fabriquent les couteaux,
sabres et outils d'agriculture en usage dans ces contrées; des cordonniers,
qui confectionnent d'assez jolis objets en cuir, tels que bottes, sandales,
éluis de couteau, fourreaux de sabre, poires à poudre, etc.; des tisserands
qui, avec le coton récolté et travaillé dans le pays, font des bandes d’étoffe,
servant à la confection des vêtements indigènes; enfin, des vanniers qui
font des corbeilles, des nattes, des taras, sorte de lits en baguettes de bam-
bous, ete. Mais, quant à présent, toutes ces industries sont si rudimentaires
qu'elles n’ont aucune importance commerciale. On peut cependant noter
le fait, déjà constaté par Mage et d’autres voyageurs, que les Bambaras et
les Malinkés ont l'esprit commercial développé. Cet instinct est sans doute
fortement mélangé de cupidité, mais ne nous plaignons pas, si ce défaut
présente l'avantage de pousser les populations à mettre en œuvre leurs
immenses ressources agricoles et métallurgiques pour se procurer, en
échange, les objets de traite, que leur apporteront nos marchands. Des
progrès dans ce sens ont élé déjà faits, et nous nous rappelons qu'à notre
retour du Niger, cette population que nous avions laissée misérable et en
haillons, nous la retrouvàmes proprement vêtue, habitant dans des cases
plus confortables et pourvues même de quelques meubles grossiers vendus
par nos trailants du haut fleuve. La vue des brillantes étoffes que leur mon-
traient ces derniers avait fait naître chez eux le désir de les posséder, et
ils s'étaient mis au travail.
CHAPITRE XIX
Dénuement de la mission à Nango. — Inquiétudes et découragement — Retards continuels. — Envoi
d'un courrier au Sénégal. -— Arrivée de Scidou Diéylia à Nango. — Négociations pour le traité
d'alliance et de commerce. — Le traité du 3 novembre 1880.
Cependant Ahmadou, malgré ses promesses, ne se pressait pas de nous
envoyer son premier ministre. Bien plus, il restait sourd à toutes mes
plaintes sur le dénuement dans lequel Marico nous laissait à Nango, et
mon interprète Alpha Séga trouvait toujours porte close quand il se pré-
sentait chez le sultan pour lui porter nos réclamations. Un moment nous
pûmes croire que le souverain toucouleur, cruel et astucieux comme tous
ses congénères, nourrissait de mauvais desseins contre nous et avait formé
le projet de nous couper les vivres. La révolte gagnait toujours autour de
nous, et, le 12 octobre, un détachement de Talibés et de Sofas dut aller
occuper Nyamina pour couvrir ce village contre les tentatives des Bamba-
ras ; en même temps, on commençait déjà, à Ségou, à parler de la formation
d’une colonne française destinée à châtier les gens du Bélédougou de l'attaque
de Dio, et l’on ne nous cachait pas que l’intervention de nos armes, dans des
contrées que les Toucouleurs considéraient comme faisant partie de leur em-
pire, ne ferait encore qu’aggraver notre situalion. Enfin, Alpha m'annonçail
que Khoumo, l’ancien chef malinké que j'avais autrefois chassé de ma pré-
sence, était arrivé à Ségou pour achever d'indisposer Ahmadou contre la
mission, en le mettant au courant des négociations que j'avais ouvertes avec
les chefs du Bakhoy, du Fouladougou et du pays de Kita, et qui étaient en
grande partie dirigées contre les fils d’El-Hadj Oumar. La profonde ignorance
où nous étions des événements du haut Sénégal, ainsi que notre misérable
état de santé et le silence obstiné du sultan, nous jetèrent dans un profond
découragement. Nous pensämes même pendant plusieurs jours à nous
échapper nuitamment de Nango et à gagner rapidement la rive droite du
Mahel Balével, grand affluent du Niger, habitée par des peuplades bam-
390 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
baras, en révolution ouverte contre Ségou. Mais les renseignements que
nous primes secrètement nous convainquirent bientôt que ce projet était
irréalisable. On ne nous laissait aucun doute sur le degré de sauvagerie des
habitants de cette contrée, où l’on citait même des tribus anthropophages;
puis, nous nous trouvions à une bonne journée de marche du Mahel Balé-
vel, que nous n'aurions pu atteindre avec nos chevaux malades et fourbus,
sans risquer d'être arrêtés par les cavaliers d’Abmadou, ce qui eût rendu
notre situation bien autrement difficile et délicate envers le sultan tou-
couleur.
Mieux valait done patienter et attendre les événements. Du reste, notre
position s'améliora tout d'un coup, et une nouvelle lettre d’Alpha vint nous
rendre l'espoir et dissiper nos sombres pensées. Ces changements imprévus
sont de règle dans les cours africaines, et les voyageurs qui ont eu à subir
l'hospitalité, ou pour mieux dire, une sorte de captivité chez les princes
nègres du Soudan, ont pu s'apercevoir comme nous que les événements
déroulaient presque toujours leurs prévisions. Ces chefs barbares n’ont
ni règle de conduite, ni prévoyance; ils vivent au Jour le jour, se préoc-
cupant peu de ce qui se passe autour d'eux et sautant, avec une singulière
désinvolture, d'un projet à un autre lout contraire. La lettre d’Alpha nous
prouvait encore une fois qu'Ahmadou, comme {ous ses pareils, vivait isolé
au milieu de ses femmes et de ses caphfs et ne se tenait nullement au cou-
rant des réclamations de ses sujets ou de ses hôtes.
C'était le vendredi. Il sortait de son tata pour se rendre à la mosquée
et aperçut tout d'un coup mon inlerprèle, qui se lenait sur son passage
pour essayer de lui parler, « Eh bien! comment se portent mes blancs? 1
y a longtemps qu'on ne m'en a parlé. — Mais, Cheickou, répond Alpha,
voilà un mois qu'on les laisse sans vivres et que je tente vainement de te
voir pour le lPapprendre, — Ce n’est pas possible. Viens me voir demain
après le salam du malin. »
Le lendemain, Alpha assista au palabre et obtint tout ce qu'il demanda.
Samba N'Diaye et Boubakar Saada arrivèrent à Nango avec un gros appro-
visionnement de mil, de riz et de cauris. Ils m'apportaient de plus lassu-
rance que Seïdou Diéylia serait à Nango avant la fin du mois avec les pleins
pouvoirs du sultan, disposé en prineipe à nous accorder le protectorat du
Niger. Quant à Khoumo, je n'avais pas à m'en préoccuper, car il n'avait
même pas élé reçu par Ahmadou.
oubakar Saada el Samba N'Diaye restèrent plusieurs jours à Nango. On
nous disait que la misère était grande à Ségou et qu'ils étaient enchantés
de se faire nourrir gratuitement, eux et leur suite, par les Bambaras du
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 391
village. Il est vrai que le sultan avait donné l'ordre de nous envoyer trois
vaches pour nous entretenir de lait, et que les deux Talibés ne devaient
quitter Nango que lorsque ces animaux nous auraient été amenés par leurs
propriétaires, qui, on le comprend bien, se faisaient tirer l'oreille pour
nous faire ce cadeau forcé. Mais tous ces retards nous impatientaient, car
ils avaient pour objet de reculer continuellement notre départ, que nous
aurions voulu fixer à la fin de la saison d’hivernage, c'est-à-dire au mois
le novembre. Tout nous annonçait que les pluies allaient cesser : le vent
d’est commençait à souffler, le thermomètre montait dans laprès-midi et
baissait au contraire la nuit et le matin; les Bambaras faisaient leur récolte,
et la campagne environnante reprenait peu à peu l'aspect desséché qu'elle
avait avant notre arrivée, alors que l’exubérante végétation de l'hiver-
nage n'avait pas encore recouvert tous les abords du village. Les kadds,
arbres où les Bambaras ont l'habitude d'installer leurs ruches à miel, mon-
traient leurs fleurs, tandis que les baobabs au contraire perdaient leurs
feuilles. Les femmes et les enfants s’occupaient avec activité à ramasser ces
dernières pour la confection du ballo pendant la saison sèche. Les noirs
sénégambiens disent que la pousse des feuilles du baobab annonce la mort
des blanes, c’est-à-dire l’hivernage, et leur chute, la mort des noirs, c’est-
à-dire les nuits froides dans des cases ouvertes à tous vents et sans vête-
ments suffisants pour se préserver des refroidissements. Dans ce proverbe
il y avait du vrai, car nous sentions la santé nous revenir peu à peu, et nous
ne demandions qu'à enfourcher nos montures pour reprendre la route du
Sénégal.
Vers la même époque, Alassane me procura une occasion, vainement cher-
chée jusqu'alors, de faire parvenir de nos nouvelles au gouverneur. On se
rappelle que, depuis notre départ de Nafadié, nous n'avions reçu aucune nou-
velle de nos postes du haut fleuve et qu'il nous avait été également impossible
d'écrire. Personne n'avait voulu se charger de nos lettres, et Ahmadou, se
méfiant extraordinairement de tout ce que nous écrivions, avait toujours
fait la sourde oreille quand je lui avais fait parler d'envoyer un courrier
à Médine. Tout ce qui était écriture élait pour lui un sujet de crainte
superstitieuse. Un Dioula sarracolet, qui faisait route pour Bakel. voulut
bien se charger, pour le prix de quinze pièces de guinée, qui devaient lui
être comptées à la remise du courrier, de porter nos lettres jusqu’à ce
poste. Il acceptait ainsi une mission bien périlleuse, car il prit toutes sortes
de précautions pour qu'on ignorât la mission dont il se chargeait et nous fit
Jurer de n’en parler à personne; car, nous dit-il, Ahmadou lui couperait
le cou, s’il le savait. Je pus ainsi écrire longuement au gouverneur, à qui
292 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
j'adressai un récit détaillé des événements du Bélédougou et des faits qui
avaient eu lieu depuis notre arrivée à Nango : les méfiances d'Ahmadou,
nos espérances pour le traité, les efforts des étrangers pour entrer en rela-
tions avec ce sultan, ete. Je Jui donnai quantité de renseignements sur les
pays que nous avions parcourus depuis Kita, sur l'empire des Toucouleurs,
en joignant à loutes ces indications une carte générale du haut Sénégal et
du Haut-Niger depuis Bafoulabé, et des croquis représentant les points,
tels que Mourgoula, Niagassola, Koundou, Guinina, dont l'occupation
devait assurer notre domination dans les régions nigériennes. En même
temps, nous pûmes tous les quatre écrire à nos familles, qui devaient être
dans une profonde inquiétude depuis que le mystérieux Djoliba s'était
élevé comme une barrière infranchissable entre nous et la colonie du
Sénégal. Ce n'est que six mois après, à notre retour à Kila, que nous
apprimes que notre volumineux courrier élait arrivé à son adresse. Nos
croquis géographiques, lithographiés rapidement au Ministère de la marine,
se trouvaient entre les mains de tous les officiers de la colonne d'occupation
de Kita, dont ils avaient guidé la marche vers ce point, formant le nœud de
toutes les voies commerciales de cette partie du Soudan.
Le 2$ octobre, je reçus enfin d’Alpha Séga la lettre suivante : « Je suis
à Massala, tout près de Nango, avec Seïdou Diéylia et ses deux frères,
qu'accompagne une escorte digne de vous et du ministre du sultan. Les
plus grands chefs de Kégou sont avec nous : Mahamou et Bafin, chefs de la
maison d'Ahmadou, Farba Baïdi, son griot favori, Kambéna et Alakamessa,
officiers du diomfoutou (maison royale), et un grand nombre de Talibés et
de Sofas. Demain, nous serons à Nango. »
Le lendemain, en effet, Seïidou Diéylia arriva en grande pompe. Nous
allmes l'attendre à l'entrée du village, sous un grand baobab placé au centre
d'une large avenue, pratiquée pour l’occasion au milieu des ronces et des
cullures. Marico était en grande tenue de guerre; il portait sur l'épaule un
carquois rempli de flèches et, à la main, un are dont la corde était faite
d'une mince baguette de bambou; de l'autre, une sorte de fouet à manche
très court, avec lequel il éloignait les curieux qui voulaient empiéter sur
l’espace libre laissé en avant de nous. Les griots du village étaient rangés,
prêts à accueillir, de leurs chants discordants, le beau cortège qui s’avançait.
Nous vimes d'abord paraître les Talibés à cheval. Ces guerriers portaient
le costume sévère des adeptes de l’islamisme : grand boubou flottant, pan-
talon bleu de forme arabe, large turban! enveloppant le petit bonnet blane
1. Le turban d'un bon musulman doit toujours ètre assez vaste pour pouvoir lui servir de linceul
à l'occasion.
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 293
toucouleur, ceinture chargée de gris-gris, de la poire à poudre, du sachet
à balles. Ils s’avançaient au grand galop de leurs chevaux, qu'ils arrêtaient
brusquement vis-à-vis de nous. Tous ces Talibés étaient armés d’un fusil
à deux coups à pierre et à piston, généralement de provenance française.
Les Talibés se rangèrent à gauche de l'avenue. Après eux vint la compagnie
de Bafin, l’un des chefs captifs d’Ahmadou. Elle comprenait les Bambaras
du Kaarta, soumis au
sultan. En lète mar-
chaient les joueurs de
lam-tams et de cor-
nes bambaras, sem-
blables à celles que
nous avions vues chez
Dama, les joueurs de
flûte ct les chan-
teurs. Derrière ce
oroupe venait Balin, .
en grand costume,
tout chamarré de
oris-gris el une belle
hache en cuivre sur
l'épaule. Il s'avançait
en dansant et en se
dandinant, tournant
autour de lui-même,
tantôt se baissant et
rasant la terre, puis
se redressant; plu-
sieurs griots, les uns
avec des clochettes,
les autres criant sim- Talibé de Ségou.
plement, le suivaient
dans tous ses mouvements. En arrière de Bafin et marchant immédia-
tement sur ses pas venait la compagnie des Sofas, armés de fusils à pierre
et formés sur huit rangs, sur un front de trente hommes environ, très
serrés les uns contre les autres. Arrivé à environ cinquante mètres en
avant de nous, Bafin, précédant ses Sofas de quelques pas, mit subitement
un genou en terre, en nous tournant le dos; ses hommes imitèrent ce
mouvement. C'était, paraît-il, le salut militaire dans l’armée toucouleure.
394 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
Puis la danse commença. Bafin, loujours suivi de ses griots, exécuta
pendant une bonne demi-heure une sorte de danse, dans laquelle on lui
passait successivement des fusils qu'it déchargeat, soit en l'air, feignant
de viser quelque ennemi, soit en dirigeant le canon vers la terre, parais-
sant vouloir tuer un adversaire renversé. Cette danse guerrière se termina
par une décharge générale de tous les fusils; puis le chef caplif vint me
serrer la main et se relira avec sa compagnie. Ce chef influent, dansant
et gesticulant ainsi au milieu des hommes qu'il est appelé à commander
en guerre et sur lesquels il a autorité en toute occasion, nous montrail
l’un des traits de mœurs les plus bizarres des peuplades soudaniennes.
Talibé faisant son salam.
Après la compagnie de Bafin vint celle de Mamnout, commandant les
Bambaras de Ségou. Il se présenta dans le même appareil que celui-là. Il
élait encore plus surchargé de gris-gris et portait comme lui une hache
de cuivre, signe de sa captivité. Un pavillon, portant des inscriptions
arabes, indiquait la compagnie.
Peu après arriva la compagnie à cheval des Peuls de Bakhounou, com-
mandés par Sambourou. Ils s’avançaient en ligne, sombres et solennels,
armés de leurs lances. Ils différaient considérablement des Sofas par cette
altitude froide et ne manquant pas d’une certaine majesté. Ils s'arrêtèrent
à peu de distance; puis, leur chef, vêtu en strict musulman, la figure
cachée en partie, descendit de cheval et vint me souhaiter la bienvenue.
la à Nangio.
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VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 297
Enfin, parut à la fin du cortège Seïdou Diéylia à cheval, s’avançant à pas
lents, au milieu d’une troupe de Talibés. Il était vêtu simplement d’un
boubou bleu, d’un turban bleu foncé, et l’on ne voyait que ses yeux, son
visage étant caché par l’étoffe de son turban. Il s'arrêta à quelques pas
de nous et je lui serrai la main en lui adressant mon compliment de
bienvenue.
Pendant toute la présence de Seïdou à Nango, le village présenta la plus
orande animation. Ce chef avait amené avec lui près de 900 Talibés à
cheval et 500 Kofas à pied, qui avaient dû se loger un peu partout. Le
village était trop petit pour tout ce monde, et les malheureux Bambaras
étaient littéralement pillés par leurs hôtes. Ils avaient cependant pris la
précaution de cacher dans leurs lougans leurs provisions en grains et
volailles, mais les soldats d’Ahmadou, bien au fait de ces habitudes, avaient
réussi à les découvrir. Ce n'était done partout que bruits de dispute,
auxquels succédaient chaque soir et chaque nuit, avec cette mobilité d’im-
pressions spéciale aux nègres, les chants et les danses des tam-tams, qui
réunissaient sur la place du village Toucouleurs et Bambaras, Talibés et
Sofas, jusqu'à nos laptots et tirailleurs, avides d'assister à ces joyeux
divertissements.
Le soir de son arrivée, Seïdou nous convia à l’une de ces réunions et
nous fit asseoir non loin de lui dans le grand cercle où les guerriers, armés
de leurs sabres et de leurs fusils, dansaient, comme chez Dama, aux sons
du tam-tam et des flûtes bambaras.
Les négociations pour le traité commencèrent le 51 octobre et durèrent
plusieurs jours. Le ministre d'Ahmadou, soit par orgueil, soit par crainte,
montra quelque répugnance à palabrer sous notre hangar, où nous aurions
été plus à notre aise. Aussi est-ce dans la case chaude el incommode qu'il
habitait que nous nous rendions chaque jour pour remplir notre rôle de
diplomates. Un grand appareil était toujours déployé. La place qui s’éten-
dait devant le groupe de cases habité par le ministre et sa nombreuse suite,
était occupée par tous les Sofas, assis silencieusement et tenant leurs fusils
entre les genoux; puis on franchissait la porte, gardée à l’intérieur par
un Sofa armé, et l'on entrait dans une sorte de corps de garde, occupé par
une vinglaine de guerriers, également armés et équipés. Enfin, une troi-
sième case, servant de vestibale et gardée encore par un Sofa, conduisait
dans le lieu du palabre, construction en pisé et en branchages, ouverte sur
l’un de ses côtés.
Seïdou Diéylia siégeait sur un tara recouvert d’un dampé à carreaux
blanes et bleus, les jambes croisées à la turque, le visage à moitié couvert
398 * VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
par un voile. Autour de lui étaient rangés Boubakar Saada, Samba N'Diaye,
Farba Baïdi, Mahamou, Bafin et Mustapha et Abdoulaye Diéylia, tous deux
frères du ministre et secrétaires du sultan à Ségou. Alpha Séga et Alassane
me servaient d'interprètes. Dès nos premiers entretiens, je vis que Seïdou
Diéylia était plus intelligent que tous les chefs nègres que j'avais vus
jusqu'alors. Il suivait bien un raisonnement, et ses discours, malgré son
abus des métaphores, avaient une suite et une conc:usion. Il discutait froi-
dement et savait se rendre à mes démonstrations. Il avait une figure fine
el sympathique, et l'on n'avait pas de peine à s'expliquer, en le voyant, la
grande influence qu'il avait su prendre sur Ahmadou. Toutefois, cet indi-
gène était encore plus dissimulé que la plupart de ses congénères, et les
prétentions qu'il émit tout d'abord étaient tellement exagérées que je me
demandais s’il était sérieux. Mais j'appris bientôt que les chefs qui las-
sistaient et même ses frères, jaloux du rôle qu’il jouait à la cour de Ségou,
l'accusaient d’avoir été gagné par nos cadeaux et d’être favorable aux blanes.
Aussi s’efforçait-il de prouver qu'il était digne de la confiance de son roi
et qu'il avait fait tout ce qu'il avait pu pour sauvegarder les intérêts de
l'empire. Vallière me servait de secrétaire. Les extraits suivants des procès-
verbaux de nos séances donneront une idée de l'intelligence de ees Toucou-
leurs et de leur habileté à discuter leurs affaires.
PREMIÈRE SÉANCE.
31 octobre 1880.)
CapiTaixE. — Je vais d’abord, avant de rien commencer, te présenter
les personnes qui sont avec moi. Avant de parler ensemble de nos affaires,
il est bon de se connaitre, (Présentation du personnel.) —Je suis venu dans
ce pays faire un traité de commerce et d'amitié, et l'importance de ma
mission était tellement grande qu'à Nafadié, après le malheur qui m'était
arrivé dans le Bélédougou, je n’ai pas voulu revenir à Saint-Louis, malgré
mon dénuement absolu, et j'ai persisté à continuer mon chemin vers Ségou,
sans me laisser arrêter par les difficultés que je prévoyais. En effet, J'ai
été reçu dans le pays avec la plus grande méfiance, et le sultan, mécon-
naissant les égards dus aux envoyés d’un grand chef, m'a interdit l'accès
de sa capilale et a arrêté la mission à une journée de marche de Ségou.
Mais j'ai oublié cette offense, car les méfiances que j'ai rencontrées sont
l'œuvre des méchants, qui ont intérêt à empêcher tout rapprochement
entre le gouverneur et Ahmadou, sachant bien que, du jour où ce rappro-
chement aura lieu, ils seront forcés de cesser leurs machinations ténébreuses
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 399
et seront réduits à l'impuissance. Maintenant, je ne pense plus qu’à remercier
les hommes sages — et à leur tête je place le marabout vénéré qui se
trouve devant moi et dont la réputation de sagesse, de justice et d’intelli-
sence est parvenue Jusqu'à Saint-Louis —- qui ont compris les agissements
de nos ennemis et pensé que deux hommes, comme le gouverneur du
Sénégal et le sultan de Ségou devaient s’efforcer de faire un traité solide et
durable. Je remercie Seïdou des honneurs qu'il m'a fait rendre, à moi le
représentant du gouverneur. Ces honneurs prouvent qu'Ahmadou n’a pas
été troublé par les faux bruils qui ont couru sur mon compte. L'empire
de Sévou et la vallée du Niger sont des pays riches et fertiles, produisant
beaucoup de matières premières que la France n’a pas. De son côté,
celle-ci a des objets de toute nature, indispensables aux indigènes. Le
traité à pour but de rapprocher les deux pays pour amener des échanges
entre eux.
Seivou Diéycra. — Je l’apporte les saluts et les compliments bien sincères
du sultan de Ségou, qui ne pense qu'à la paix et au commerce. (Seïdou
présente également les divers chefs qui l’assistent.) — Je suis venu à Nango
pour rendre les honneurs à l’envoyé d’un grand chef. Les méchants ne
peuvent rien à Ségou, el Abdoul Boubakar, malgré toutes ses tentatives, y
est impuissant. L’entente sera donc facile entre nous. D'ailleurs, la paix
règne depuis dix-sept ans, époque à laquelle Mage est venu faire un traité,
qu'Ahmadou n’a jamais violé. Et cependant, nous avons beaucoup de griefs
contre les Français. Voici les principaux : 1° Depuis bien longtemps on
nous à promis des canons el l’on ne nous en a jamais donné. Mage nous
a fait celte promesse et en a presque fait une condition du traité qu'il a
signé avec nous; nos envoyés sont revenus les mains vides. Plus lard, la
même promesse nous a encore été faite, mais toujours en vain. On nous à
souvent parlé de canons; on ne nous en à jamais donné. — 2° Nos envoyés
ont été mal reçus à Saint-Louis en 1874. On ne leur a pas rendu les
honneurs dus aux envoyés d’un grand chef. On les a renvoyés sans les
entendre. — 5° Le traité de Mage disait que les gens du Fouta pourraient
venir chez nous avec leurs marchandises. Cela n’a pas été fait, car vos alliés
du Bondou et d’autres pays ont arrêté leurs caravanes et pillé leurs bagages.
— 4° Vous avez soutenu nos sujets bambaras révoltés et donné asile à leurs
chefs. — 5° Vous vous êles emparés du Logo par force ; vous avez tué Niamody,
sans prévenir Ahmadou, son véritable souverain. — 6° Vous avez construit
le poste de Bafoulabé sans nous avertir ; vous vous êtes ainsi emparés d’un
pays appartenant au sullan et nous ne savons pas encore si ce n’est pas
dans une intention de guerre que vous vous y êtes établis. — 7° Enfin, pour
400 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
venir nous trouver, vous avez passé chez nos ennemis. Malgré les défenses
du sultan, vous avez pactisé avec nos sujets révoltés ; vous avez beaucoup
palabré sur votre route, dans le Fouladougou, à Kita, à Bammako. Il y a là
dedans une obseurité profonde, que nous n'avons pas encore percée. Etcepen-
dant, nous oublions tout. Nous ne pensons plus à ces griefs, qui ont tant
blessé le sultan. Nous ne voulons que deux choses : 1° Certitude que le traité
sera ponctuellement observé. Mage est venu traiter avec nous au nom de
Faidherbe (sic), puis on ne l’a plus écouté; le successeur de Faïdherbe voulait
autre chose. Chez vous, les gouverneurs changent, et celui qui vient ne veut
pas toujours ce qu'a désiré son prédécesseur. Nous voulons donc que le traité
soit toujours respecté, malgré le changement de gouverneurs. 2° Nous dé-
sirons que les intérêts de Ségou soient sauvegardés et qu’on nous rende
en bénéfices ce que nous donnons. Nous vous livrons un grand pays,
comprenant des Maures et des Nècres; nous voulons donc être bien récom-
pensés pour cela. Si tu l’engages sur ces deux points, tout sera facilement
réglé.
Cariraxe. — Tu as raison; l'oubli doit avoir lieu d’un côté comme
de l'autre, car, nous aussi, nous trouvons bien des torts du côté du
sultan de Ségou ; mais je n'ai pas voulu en parler, pour ne pas commencer
notre discussion par des récriminations. C'est ainsi que j'ai laissé de côté
les agissements de Bassirou, frère du sultan, vers la rive gauche du Séné-
gal; linterdiction qu'il avait mise pendant quelque temps sur l’arrivée des :
caravanes maures à Médine; les tentatives des agents toucouleurs pour
pousser les populations peules de la banlieue à l'émigration; les troubles
fomentés dans le Fouta, ete., ete. Le châtiment infligé à Niamody a été
la conséquence des violences de ee chef contre le commandant de Médine,
qui venait le rappeler à ses devoirs. Quant à Bafoulabé, Ségou a été pré-
venu; c'est moi-même qui ai envoyé la lettre; le gouverneur n’a jamais
reçu de réponse. — Mais je pense comme toi : l'oubli vaut mieux que
toutes ces récriminations. Occupons-nous donc du trailé; discutons nos
intérêts. Nous venons vous demander le droit de commercer, de naviguer
sur le Niger; mais, en échange, nous vous offrons une rente annuelle que
nous examinerons ensemble.
Seïnou Divin. — Nos torts sont faciles à expliquer. Niamody n'a pas
toujours bien agi; mais il suffisait de prévenir Ahmadou, qui l'aurait
châtié. Quant à Bassirou, c’est un jeune homme qui ne comprend pas tou-
jours ce qu'il fait; il a cependant pour excuse de se trouver sur le chemin
des caravanes et de ne rien recevoir pour cela. Mais nous oublions tout et
Je suis venu ici avee le désir bien sincère de traiter. Les Français sont les
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 401
amis des Toucouleurs ; ceux-ci achètent à Médine leurs armes, leurs étoffes.
Le sultan sait bien que vous désirez vous installer sur le Niger avant les
autres étrangers. Nous, nous ne connaissons pas les autres nations d'Europe.
Nous n'avons de relations avec la Gambie qu'au moyen des Sarracolets.
Vous, vous êtes dans notre pays d’origine. Les étrangers de la Gambie et de
Sierra-Leone, nous ne les connaissons que par les propositions qu'ils nous
ont souvent faites et par les émissaires indigènes qu’ils nous ont expédiés à
Ségou. Au point de vue du sentiment, nous sommes toujours pour les Fran-
çais. Cependant, un homme qui ne peut teter sa mère, telle sa grand'mère ;
nous irons vers les étrangers, si nous ne pouvons nous entendre avec les
Français. Nous voulons que nos intérêts soient sauvegardés. Vous faites le
commerce avec beaucoup de chefs maures ou nègres. Ahmadou est beaucoup
plus riche et plus puissant que tous ceux-là. Il faut done lui donner plus
qu'à tous les autres. Nous vous livrons un grand pays, beaucoup plus impor-
tant que le Sénégal : 11 faut nous en tenir compte. Mais, je le répète, pour
ce qui concerne les étrangers, une jeune femme va toujours vers l’homme
qui lui donne le plus et qui lui assure le mieux la paix et la protection.
Voici d’ailleurs quelques-unes des lettres que les grands chefs étrangers ont
écriles à Ahmadou (Seïdou donne eingq lettres à grand cachet rouge, écrites
par les gouverneurs de la Gambie et de Sierra-Leonc).
DEUXIÈME SÉANCE.
(1er novembre, à 3 heures du soir.)
Caprrane. — J'ai pris connaissance des lettres que tu m'as communi-
quées hier. Les gens qui te les ont écrites ne semblent pas bien au ecou-
rant de ton pays et mettent bien peu d’empressement à se rapprocher de
Sécou.
SEïpou Drévria. — Les besoins sont les chevaux des hommes. Celui qui
vient vite et à travers de grands obstacles a beaucoup besoin.
Carrrune. — Voici le traité que le gouverneur te propose. (Lecture non
interrompue du traité. Mustapha Diéylia écrit en texte arabe.) Au sujet
de la rente, nous discuterons le chiffre plus tard ; mais, dès maintenant,
je puis te proposer 9000 francs par an. Quant aux canons, nous en parlerons
plus tard.
Seïnou Diévrra. — Je viens d'entendre les propositions du gouverneur,
voici maintenant celles du sultan : 1° Le sultan n’est pas seulement souve-
rain du Ségou et des pays qu'arrose le grand Djoliba. Son père, El-Hadj
Oumar, le saint marabout, est parti de Dinguiray, a conquis le Bambouk,
26
402 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
le Bondou, le Fouta, le Guoy, le Kaméra, le Guidimakha, le Kaarta, le Sé-
gou, le Macina, jusqu'à Tombouctou, où règne encore son fils Tidiani,
notre sujet. Personne depuis n’a conquis ces pays par les armes. Il faut donc
que le gouverneur reconnaisse les droits du sultan sur toutes ces contrées.
Ahmadou ne touchera pas aux indigènes qui habitent autour de vos portes
et qui vous payent l'impôt, mais il veut exercer son autorité sur tous les
autres, Il veut avoir le droit d'aller châlier ceux de ses ennemis qui lui
font chaque jour du tort et s’abritent derrière le gouverneur. — 2° Lors-
qu'un sujet de Ségou se réfugiera chez les Français et qu’il sera réclamé,
le gouverneur le rendra au sultan ou il le punira comme celui-ci le de-
mandera, soit en lui faisant couper la tête, soit en le faisant mettre aux
fers. De même, si l’un des sujets du gouverneur cherchait à se cacher chez
le sultan, celui-ci l'exposerait au feu ou l’enfermerait selon vos désirs. —
5° Les commerçants ou traitants français pourront s'établir où ils vou-
dront, mais ils se serviront autant que possible des constructions du pays. —
4 Le sultan protégera les marchands comme il a toujours fait, mais il ne
veut pas que l’on touche aux routes qui, telles qu'elles sont, ont suffi jus-
qu'ici aux Dioulas. — 5° Le sultan donnera le Niger aux Français jusqu’à
Tombouctou, car ce fleuve lui appartient jusque-là. Tidiani n’est que son su-
jet, qui se soumettra avant peu à Ségou. Mais le sultan n’a pas confiance dans
vos grands bateaux, qui marchent avec du feu, et il aimerait mieux vous voir
employer les pirogues du pays, qui peuvent transporter jusqu'à vingt che-
vaux à la fois. — 6° Le sultan accorde un résident français à Ségou, mais
ce sera un noir du gouverneur, qui sera régi par les lois musulmanes. —
7° Enfin, la construction de Bafoulabé à beaucoup blessé le sultan, qui
trouve que ce poste est établi au milieu de ses possessions et qui désirerait
le voir disparaître.
Caprraxe. — Parmi toutes ces demandes, il en est sur lesquelles nous
pourrons nous entendre, mais il en est d’autres qu'il est inutile de dis-
cuter, parce qu’elles ne sont pas raisonnables. Pour la première, je te dirai
que tu demandes au gouverneur une chose impossible. Celui-ci ne peut pas
changer toutce qui existe depuis longtemps ; il ne peut pas, quand il le vou-
drait, donner des pays qui, librement et de leur plein gré, se sont placés
sous notre protection. Il laisse les habitants de ces pays libres d’aller où
ils voudront, mais il ne les forcera jamais à reconnaître l’autorité du sul-
lan, qui ne peul prétendre s’immiscer dans nos affaires. Que chacun com-
mande chez soi, cela vaudra bien mieux. Le gouverneur s’engagera faci-
lement à punir ceux de ses sujets qui voudraient faire le mal. Ainsi, pour
Abdoul Boubakar, c’est un homme malfaisant; c’est lui qui a mis la mé-
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 403
fiance dans le cœur d’Ahmadou et nous a fait arrêter à Nango. Le souver-
neur est las de ces méfaits et il le châliera avant peu. En ce qui concerne
Bafoulabé, on ne peut revenir sur ce qui à été fait. Ce poste n’est pas
construit contre les Toucouleurs ; c’est un simple établissement de com-
merce. Du reste, Bafoulabé n'appartient pas au sultan, puisque c’est le chef
du pays qui nous y à appelés. Et puis, je n’ai pas le droit de discuter cette
question. L’envoyé d’Ahmadou en parlera au gouverneur, s’il ie désire,
mais pour ma part je ne veux pas régler cette affaire.
Seinou Diévcia. —- Nous laisserons donc cette question. Ahmadou a le
désir bien sincère de traiter. Il n’y a pas de rancune dans son cœur, pas
plus que dans celui des Toucouleurs. La religion de Mahomet dit d'oublier
jusqu'à dix injures avant de rompre; mais, pour être bons amis, il faut tout
mettre à jour. Lorsqu'il se produit un abcès, on l’ouvre. Demain, nous
mettrons par écrit les points sur lesquels nous sommes d’accord. Mais il ne
faut pas oublier que le sultan donne beaucoup et il faut mettre dans sa
main gauche la valeur de ce que donne sa main droite. Avec cette condition,
nous ne demandons plus que la certitude que le traité sera exécuté dans
toutes ses parties. Chez vous, les gouverneurs changent. Il ne faut pas que
le traité tombe en désuétude, comme celui de Mage. D'ailleurs, dans ce cas,
nous ferions comme deux amis qui mesurent leurs moules (mesure indigène)
de mil l’un comme l’autre. Sil’un donne la mesure comble, l’autre l’imite ;
si la mesure est faible, il l’imite encore. [l en sera de même pour le traité.
TROISIÈME SÉANCE.
(2 novembre, à 10 heures du matin.)
Caprrane. — Maintenant, nous allons discuter à fond les différents
articles du traité. Jusqu'ici, nous avons beaucoup parlé sans avancer nos
affaires. Le gouverneur lient aux quatre conditions essentielles suivantes :
1° cession du Niger et protectorat de la France sur ce fleuve; 2° navigation
libre de nos embarcations et chalands sur le Niger; 5° arrangement des
routes et ouverture de voies commerciales; 4° placementd’un résident fran-
çais à Ségou, — Moyennant l'acceptation de ces conditions, le gouverneur
donnera les quatre canons que vous réclamez depuis si longtemps et de plus
une rente annuelle de 9000 franes.
Seïnou Diévrra. — La première condition est acceptée. Pour la deuxième,
nous désirons que vous employiez les grandes pirogues du pays; elles
peuvent contenir beaucoup de marchandises et faire une bonne navigation.
Carrrae. — Nous voulons avoir le droit de naviguer comme bon nous
404 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
semblera. La navigation sur un grand fleuve n’est sûre et rapide qu'avec
des embarcations spéciales; vos pirogues sont mal faites. Votre refus est
encore une preuve de méfiance envers nous.
Seinou Diéyria, — Nous aimons les Français, mais nous les craignons.
Eux au contraire ne nous aiment pas, mais ne nous craignent pas non
plus. Pourquoi nous imposer des embarcations qui ne nous disent rien de
bon?
Carre. — C'est bon; mais alors, au lieu de quatre canons, on ne
vous en donnera plus que deux. Nous tenons essentiellement à naviguer
sur le Niger comme bon nous semble.
Seipou Diévria. — Eh bien! fais comme tu voudras. Ne parlons sur le
traité ni de pirogues ni des sakhkars (bateaux à vapeur). Mets seulement
que vous pourrez naviguer et commercer sur le Niger.
Carre. — Nous désirons aussi arranger les routes comme nous l’en-
tendrons, ouvrir des voies commerciales entre nos établissements de la
Sénégambie et le bassin du Haut-Niger. Puis, nous voulons avoir à Ségou
un résident blanc, qui montrera à tous que c’est à nous que vous avez donné
le Niger et qui sera chargé des intérêts de nos nationaux. Accorde-moi ces
demandes et tout sera réglé entre nous.
Seïnou Diéyzia. — Tu demandes là des choses bien difficiles; cependant,
si, outre les canons, tu veux nous donner des fusils à pierre, les Fran-
çais pourront arranger les routes comme ils le voudront. Ils feront des
ponts sur les rivières et les marigots, arrangeront les mauvais endroits,
combhleront même les cours d’eau, s'ils veulent. Quant au résident blane,
nous ne pouvons accepter cette condition, Le climat est mauvais pour les
blanes et nous ne voudrions pas qu'un blane mourût chez nous. Prenez un
noir intelligent, semblable à vos interprètes, mais nous ne pouvons accepter
un blanc.
CapiTaixe, — En résumé, le sultan nous refuse tout ce que nous lui
demandons. Il veut bien que nous naviguions sur le Niger, mais 1l met
toutes sortes d'obstacles à notre navigation ; il nous refuse un résident. Je
ne puis donc consentir à ce qu'il soit donné des canons et des fusils.
Seinou Diéyra.— Par le fait, nous ne refusons rien et nous vous accorde-
rions tout ce que vous demandez, si nous étions sûrs que le gouverneur tien-
dra bien ses engagements. Nous écririons alors tout le traité. Mais tout
change chez vous. Nous avons tous la ferme intention de traiter et nous
désirons que les Français s'implantent chez nous; mais nous voulons aussi
que nos conventions soient solides et durables.
Carirane. — Certainement, je comprends votre désir, qui est aussi le
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 405
nôtre; mais un traité ne se fait pas de cette manière. Chez nous, on change
moins que vous ne pensez. Les gouverneurs partent, il est vrai, car ils ne
peuvent rester toujours dans ce pays; mais ils vont ensuite occuper de
hautes positions en France et continuent à observer tout ce qui se passe au
Sénégal. Ainsi, en ce moment, c’est un ancien gouverneur, l'amiral Jauré-
guiberry, que vous connaissez bien, qui s'occupe de toutes les colonies de
la France. Le général Faidherbe, dont vous parlez si souvent, est un homme
très considéré en France; il s'occupe toujours beaucoup du Sénégal. Il en
est de même des autres. Leur influence est aujourd’hui prépondérante, et
c’est d’après leurs ordres que nous avons élé envoyés ici. Vous pouvez donc
être certains que le traité sera exécuté. Au surplus, la mise d’un résident
blanc à Ségou est la meilleure preuve de confiance que nous puissions vous
donner. Comment! on vous laisse un Français sans protection autre que la
vôtre et vous ne croyez pas à nos bonnes intentions! Du reste, si vous le
voulez, nous n’enverrons notre résident qu'après le payement de la rente et
l'envoi des cadeaux.
Seipou Diéyuia. — Dans ce cas, tout est arrangé. Nous acceptons vos quatre
conditions; mais alors, avec les quatre canons, vous nous donnerez un cer-
tain nombre de fusils à pierre. Il ne reste plus que la question de rente.
Vous nous irailez d'une façon trop mesquine en ne nous donnant que
2000 francs. Cette somme n’est pas digne d’un roi puissant comme Ahma-
dou et nous ne pouvons pas l’accepter. Pensez à l'importance des pays que
nous vous livrons. Nous abandonnons tout ce que nous avons, faites
de même. La France n'a pas seulement de l'argent, elle a aussi des mar-
chandises de toule espèce. Il faut nous en donner.
Carine. — Écrivez-moi une fois pour toutes vos demandes et je verrai.
Seulement, rappelez-vous que la rente annuelle doit être faible, car nos
marchands amèneront avec eux un commerce considérable, dont profitera
le sultan.
Seidou Diéylia écrit et donne le papier qui contient les demandes sui-
vantes : 30 000 francs, 2000 fusils à pierre, 4000 barils de poudre,
10 000 pierres à feu, 4000 sabres, 1000 pièces d’étoffe, 1000 sacs de sel.
Carirane. — Ces demandes sont insensées. Elles sont tellement hors de
proportion avec la situation, qu'elles m’indiquent que le sultan ne veut pas
traiter. C’est un refus détourné d’entendre raison et je vais me retirer,
car mon chef et toule la colonie me croiraient fou si j'admettais de sem-
blables prétentions. La colonie du Sénégal tout entière ne suflirait pas à
vos exigences. N’en parlons donc plus.
Seïnou Diéyuia. — Le sultan veut traiter et je suis son ministre pléni-
406 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
potentiaire. Il se peut que j'aie exagéré mes prétentions; mais aussi, vous
ne nous donnez pas assez. Tout ce que vous nous avez demandé, vous
l'avez. Faites de nouvelles offres.
Carrane. — Puisque le traité est accepté dans tous ses articles, je vais
vous formuler mes dernières offres; mais, pour rien au monde, je ne les
augmenterai. En donnant plus, je compromettrais le traité que nous voulons
rendre durable, et le gouverneur ne laccepterait pas. Voici mes dernières
offres : 3000 francs, 50 000 pierres à feu, 100 lames de sabre, 100 pièces
d’étoffes diverses et un assortiment de verroteries, pacotille, ambre, ete.
Seivou Diévuia. — Je vais consulter sur ces chiffres les chefs qui m’en-
tourent.
QUATRIÈME SEANCE.
(3 novembre, à 10 heures du matin.)
Capiranxe. — Je vais lire les divers articles du traité que j'ai rédigé à nou-
veau d'après ce que nous avons dit hier,
SEiDOU DéyLia. — Avant tout, nous désirons deux choses : l'amitié
des Français et la certitude que le traité sera exécuté ponetuellement.
Lecture du traité. Tous les articles sont approuvés.
Seïpou Diéycia. — Tout est bien dans ce traité et j'approuve tout, bien
que Lu aies par trop diminué la rente. Le traité va être écrit en trois expé-
ditions. Vous en garderez deux; Ahmadou gardera l’autre. Chaque exem-
plaire sera écrit en français et en arabe, et le sultan signera et mettra son
cachet sur chacun d'eux.
Cariruxe. — C'est bien. Il me reste maintenant à te remercier, toi et
tous les chefs qui t'ont assisté, des bonnes dispositions que j'ai rencontrées
parmi vous. Vous avez prouvé que les faux bruits ne pouvaient vous émou-
voir et compris que le véritable intérêt du sultan se trouvait dans une
étroite alliance avee les Français. L'avenir vous montrera combien vous
avez eu raison. Comptez d'ailleurs que le gouverneur n'oubliera pas les
hommes qui m'ont aidé si puissamment pour négocier l'important traité
du 5 novembre 1880.
SEinou Diéyria. —. Nous avons pleinement confiance dans les paroles.
Désormais, ton pays et le nôtre n’en feront qu'un. Pour cette fois encore,
nous allons franchir le Niger et entrer dans le Bélédougou. Les Béléris nous
génent depuis longtemps; ils nous coupent toutes les communications avec
Nioro et Médine. Dernièrement, ils ont altaqué l'ambassade que le gouver-
neur envoyait à Ségou. Nous allons les châtier; mais ensuite je puis te
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 407
promettre, au nom du sultan, que nous n’irons plus faire la guerre de ce
côté. Nous tournerons tous nos efforts vers Tombouctou et le Macina, puis
vers le sud et le pays de Kong. Partout, nous vous ouvrirons la route ; vous
pourrez nous suivre et profiter ainsi de nos peines. S'il plait à Dieu, vous
verrez tout cela avant peu, et vos commerçants seront à Tombouctou en
même temps que nous. Voilà les paroles de Lam Dioulbé.
En résumé, le traité de Nango (5 novembre 1880) marquait un grand
progrès vers le centre africain, puisqu'il nous donnait le protectorat du
Niger depuis ses sources jusqu'à Tombouctou et le droit d'ouvrir des routes
vers la vallée du grand fleuve. Il ne pouvait donc avoir que des résultats
féconds pour le développement de l'influence et du commerce français dans
les immenses régions que le Niger arrose dans cette partie du Soudan, deve-
nue désormais française.
CHAPITRE XX
Journal de la mission, — Fièvres et maladies. — Ahmadou forme une armée pour entrer dans le
Bélédougou. — Arrivée d’un courrier de Bakel, — Yoro et les serpents trigonocéphales. — Les
Talibés refusent de se battre, — Querelles intestines à Ségou. — Piélri est arrêté au moment où
il voulait se rendre au camp toucouleur. — Respect des nègres pour leurs vieilles mères. —
Mariages bambaras. — Confection de la poudre indigène. — Le petit Kili. — Le nama.
Seïdou Diéylia, en quittant Nango, avait emporté le traité pour le faire
signer par Ahmadou et m'avait affirmé que je pourrais me préparer au
départ pour le mois de novembre ; mais je comptais, hélas! sans les len-
teurs du sultan toucouleur. Mage n’avait-il pas attendu plus de deux ans
à Ségou avant qu'Ahmadou se fût décidé à lui laisser reprendre le che-
min du Sénégal”? De longs mois allaient s'écouler encore avant que nous
pussions songer au départ. Les pages suivantes, extraites de mon journal,
donnent le récit des événements qui eurent lieu à partir de cette époque.
10 novembre ASS0. — Keïdou Diéylia est parti le # au soir avec toute
son escorte, Il a emporté avec lui le fameux traité. Maintenant, la ques-
üon la plus importante est celle de notre départ. Je ne veux plus être à
Nanzo le 1% décembre. Notre voyage sera long et notre état de santé exige
que nous arrivions à Saint-Louis avant l’hivernage. Il est temps que nous
quittions ce séjour désagréable et ennuyeux. D'ailleurs, la maladie ne
s’est pas encore éloignée, et hier un violent accès de fièvre m’a tout cour-
baturé. Les pluies ont cessé entièrement et le vent d’est souffle main-
tenant d'une manière régulière; cependant, nous sommes toujours ma-
lades. Nous avons besoin d’une nourriture plus fortifiante, que nous ne
trouverons qu'en arrivant à Saint-Louis ; car les populations malinkés,
que nous allons traverser à notre voyage de retour, sont loin d’être hospi-
tlières. Mais nous sommes habitués aux privations, et le désir d'arriver
nous soutiendra. Je commence un nouveau courrier pour le gouverneur.
15 novembre. — Le 10, à deux heures de laprès-midi, la fièvre m'a
encore visité jusqu'au 15. Je ne l'ai pas encore eue avec autant de violence
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 409
et Je suis resté trois jours entiers couché, sans pouvoir manger quoi
que ce soit. La privation de boissons rafraichissantes est bien pénible
pendant ces accès de fièvre. Nango nous pèse de plus en plus et nous y
éprouvons un ennui mortel; aussi faisons-nous des vœux pour parlir avant
la fin du mois. Nous sommes définitivement dans la bonne saison, et le
vent du désert souffle maintenant tout le jour ; ce matin, le thermomètre
ne donnait que 12 degrés centigrades. J'ai écrit hier à Alpha pour le réveiller
un peu et lui rappeler que nous voulions quitter Nango le 1" décembre.
Il m'a répondu qu'Ahmadou avait quitté sa capitale pour former son
armée, qui doit franchir le Niger dans trois jours. Puis il espère que le
sultan signera le traité et prendra toutes ses dispositions pour notre
départ. Alpha crie misère et me demande de l’argent; je lui envoie
10 franes, en lui disant de les économiser, car ma bourse commence à
se vider.
20 novembre. — Notre existence devient de plus en plus insuppor-
table. Ahmadou s'occupe de son armée depuis vingt jours et il nous laisse
sans vivres. Le village de Nango est épuisé; on ne nous fournit plus ni
poulets ni mil, et nous ne savons trop quoi manger. Puis, on ne parle
plus de notre départ. Alpha vient de m'écrire qu'il n’obtiendrait rien du
sultan tant que l’armée ne serait pas partie. J’espérais quitter Nango le
1° décembre, mais c’est une espérance bien vaine. Nous sommes victimes
de ces habitudes de lenteur et de paresse des Toucouleurs, qui ne peuvent
Jamais se décider dans leurs projets. Il ne faudrait que quelques jours
pour régler les affaires qui nous concernent, mais on préfère nous faire
attendre, et nous serous bien heureux si nous avons quitté Nango pour
le 15 décembre. Et cependant, nous avons maintenant un temps très bon
pour voyager; les nuits sont fraiches; les matinées sont mème froides
et nous souffrons beaucoup de l'absence de nos couvertures. Notre inac-
tion, l’espoir du départ, nous rendent impatients. Puis, le peu d'argent
qui nous reste s’épuise. Nous sommes prêts; il ne nous manque plus
que la permission de ce sultan pour partir. Peut-être eroit-1l que nous
sommes bien ici et que son hospitalité est extraordinairement généreuse ?
22 novembre. — Hier, au moment où nous nous y atlendions le
moins, Alassane nous a amené un Sarracolet, venant de Bakel, porteur
de lettres et de journaux à notre adresse. Tout de suite, nous avons tous
été debout et nous avions peine à retenir notre impatience pendant que
le Dioula, avec ce flegme particulier aux Sénégambiens, vidait son m’bous,
au fond duquel étaient cachés les paquets qui nous étaient destinés. En
un clin d'œil, ceux-ci furent ouverts et nous lisons rapidement les lettres
410 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
qui y sont contenues. Ce courrier nous élait adressé par le commandant de
Bakel, notre camarade Soyer, qui, après de nombreuses tentatives restées
jusqu'alors sans succès, avait enfin réussi à nous expédier un émissaire, qui,
passé par les pays révollés du Kaarta et du Bélédougou, était resté plus de
quatre mois en roule, se faisant passer tantôt pour un Toucouleur, tantôl
pour un Bambara, suivant la nationalité et la religion des populations
qu'il traversait. Les nouvelles que nous apporte ce courrier datent done du
mois de juin, ce qui explique pourquoi nous n'avons aucune communi-
cation du gouverneur sur le combat de Dio et les événements qui en
avaient élé la conséquence; mais nous recevons les félicitations de nos
camarades du haut fleuve, qui nous témoignent la plus vive sympathie
et souhaitent de nous voir revenir définitivement victorieux de notre
pénible et dangereuse mission, En même temps, nous trouvons des
lettres de nos parents, qui, bien que de dates déjà anciennes, nous ras-
surent cependant sur la santé de nos familles et de nos amis de France.
L'un des paquets contient quelques médicaments : 2 flacons de quinine,
quelques doses d'ipéca, ele., envoi d’une valeur inappréciable, car notre
pharmacie est réduite à zéro depuis longtemps, et l'absence de sulfate de
quinine notamment nous laisse désarmés devant les attaques de la malaria.
27 novembre. — Rien de nouveau. Nous attendons toujours le départ
de l’armée, afin qu'Ahmadou s'occupe un peu de nous. Le séjour de
Nango est toujours aussi énervant, Le Lemps passe, et avec lui disparaissent
les matinées fraîches et les rares bons mois de l’année. Le gouverneur,
sans nouvelles depuis le mois de mai, doit être bien inquiet sur notre
comple, el notre silence doit le mettre dans l'embarras pour la prochaine
campagne à organiser vers le Niger.
4 décembre. — Encore et toujours la fièvre. Je suis malade depuis cinq
jours et il à fallu plusieurs doses de quinine et d’ipéca pour couper les
accès. Ces allaques m'affaiblissent de plus en plus; j'ai de violents maux
de tête et j'éprouve d'incommodes bourdonnements aux oreilles, L'appétit
s'en va, et l'estomac à de la peine à supporter la nourriture monotone et
débilitante qu'on lui impose. Mes compagnons sont comme moi. Et
cependant, Ahmadou, contre lequel nous éprouvons une irritation de plus
en plus grande, ne fait rien pour nous. Son armée à franchi le Djoliba;
mais, Contrairement à ses promesses, il oublie que nous attendons tou-
jours à Nango la signature du traité et l'heure de notre départ. Autour
de lui, personne ne pense à nous. Alpha Séga, Seïdou Diéylia, Samba
N'Diaye ne donnent plus signe de vie. J'envoie Alassane à Ségou ; il est
porteur d'une lettre dans laquelle j'explique au sultan que nous voulons
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. A1
parir tout de suite, parce que nous ne désirons pas mourir ici. Mais,
quelles gens insupportables que ces nègres!
Fm ,
1 décembre. —
Une lettre d’Alassane
m'annonce qu'il a vu
Seidou Diéylia et Far-
ba Baïdi et que nos
affaires seront termi-
nées dans 4 jours.
Enfin! c’est heureux,
car la nostalgie s’est
emparée de nous, Es-
pérons done que nous
partirons avant la fin
du mois. Toutes mes
lettres pour le gou-
verneur sont lermi-
nées et je n'attends
plus qu'un avis de
Ségou pour faire par-
tiren avant le caporal
Bénis avec le texte du
traité et la nouvelle
de notre départ. Nous
avons découvert un
dangereux voisinage
dans notre hangar;
c’est toute une cou-
vée de trigonocépha-
les. Tautain, qui fai-
sait sa sieste, s’est
senti tout d'un coup
réveillé par un corps
tombé du loit de paul-
le. C'était l’un de ces Alpha Séga.
odieux reptiles, long
4 DES ce : ; Re
de 50 centimètres environ et dont la tête, plate et triangulaire, ne laissait
aucun doute sur la nature du péril auquel venait d'échapper notre docteur.
, . . 7 . ke . = .
L'animal s’élait levé au pied de l’un des supports du hangar; mais nous
412 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
n'eûmes aucune peine à le tuer d’un coup de sabre-baïonnette, Nous avons
voulu aussitôt remédier à ce danger par un moyen énergique, en incen-
diant le hangar et en faisant construire un autre; mais nous avons cédé
aux prières de notre malheureux Yoro, qui, parent du trigonocéphale, s’est
mis à nous implorer, nous disant qu'il nous arriverait malheur si nous
détruisions ces animaux, qui ne nous avaient fait encore aucun mal. Le
désespoir de notre pauvre cuisinier nous fit beaucoup rire ; et, pensant
que nous allions bientôt partir et qu'en somme la reconstruction de notre
hangar allait nous priver d'abri pendant plusieurs Jours, nous avons
écouté ses supplications. Yoro était parent de toute la famille des reptiles ;
car, quelques jours auparavant, un fait à peu près semblable s'était pré-
senté. Je le vis arriver tout ému, me demandant avec instance à lui prêter
2000 cauris : « Et pourquoi faire? » lui dis-je. « Donne toujours, capi-
laine; à mon arrivée à Saint-Louis, tu me retiendras sur mes gages
20 francs, 90 francs même si tu veux. » J'eus bientôt l'explication de
son insistance : derrière lui venait un chasseur peul, qui venait de s’em-
parer d'un boa, qu'il avait sans doute surpris pendant son sommeil et
dont la tête et la queue, fortement liées, lempéchaient de nuire. Yoro
voulait racheter son parent. Je me laissai encore émouvoir et donnai les
2000 cauris. Yoro prit délicatement le boa et s’enfonça dans la campagne
avec son précieux fardeau; nous ne le vimes reparaitre que le soir, ayant
rendu la liberté au serpent. Il ne voulut jamais nous donner d'explications
sur sa singulière parenté. Du reste, il n’était pas le seul ainsi apparenté;
Moro Diallo, l'ordonnance de Vallière, était parent du scorpion; Damba
Aïssala, mon lUirailleur, était parent du guépard, et ainsi des autres.
9 décembre. — Encore un retard. Depuis hier, j'ai reçu quatre lettres
d'Alpha Séga et d'Alassane. Malgré tout, celui-ci n'a pas mieux réussi
qu'Alpha. Bref, Ahmadou veut maintenant attendre le retour de son
armée pour signer le traité et nous laisser partir. Quel insupportable
personnage ! Il prétend qu'il doit lire ce document devant tous les notables
assemblés. Pourquoi alors ne l'a-t-il pas fait avant le départ de ses Talibés?
Je crois bien que mes interprètes ont peur de ce souverain nègre et
n'osent pas lui parler avec énergie. Par contre, Ahmadou promet de
m'envoyer les provisions dont je manquais depuis quelque temps : mil,
riz, Cauris, ete. Il me fait même donner trois vaches pour nous fournir le
lait, qui commence à manquer au campement peul. Mais tous ces retards
m'ennuient fort, et je crains surtout qu'ils ne gènent le gouverneur pour
ses projets vers le haut pays. Combien je plains les négociateurs africains!
De quelle patience ne doivent-ils pas s’armer pour se soumettre aux habi-
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 415
tudes de lenteur de ces nègres insipides? De quelle valeur est le temps
pour ces indigènes qui, tout le jour, restent assis sans rien faire, sans
même penser, n'interrompant leur farniente continuel que pour prendre
leurs maigres repas de couscous ou faire leurs longs salams? Enfin,
espérons cependant que nous quitterons Nango avant le 1“ janvier. J'y
suis décidé de toute manière. Nous serons ainsi à Saint-Louis vers le
milieu de mars, et en France en mai. Un Dioula sarracolet, de passage à
Nango, nous apprend qu'on a vu à Nioro un blanc, qui venait de Tombouctou
et qui se dirigeait sur Saint-Louis, accompagné d’un chérif musulman.
Mountaga voulait d'abord l'arrêter, mais il l’avait cependant laissé con-
tinuer son voyage. Cette nouvelle nous intrigue et nous pensons tout
d’abord que c'est un membre de la mission Flatters, détaché pour
reconnaître le pays entre Tombouctou et le Sénégal”.
15 décembre. — Alpha est arrivé hier soir avec Samba N'Diaye. Il nous ap-
porte les vivres qu’Ahmadou nous envoie. Il paraît que celui-ci a enfin compris
la nécessité de notre départ. Ce nègre est réellement étonnant. Il se figure
sans doute que nous sommes très honorés ct très heureux de jouir de son
hospitalité. Il a promis que toutes nos affaires seraient terminées dans quel-
ques jours. Îl n’a, du reste, pas sujet de se réjouir de la dernière expédi-
tion, qui a échoué misérablement. L'armée toucouleure, composée de
5000 Talibés et 5000 Sofas, s'était avancée jusqu'à Banomba, l’un des foyers
de la révolte. Déjà même, l’une des portes du lata avait été prise et défoncée,
lorsque les Talibés, fidèles à un engagement qu'ils avaient pris avant la
lutte, refusèrent de se battre et reprirent la route de Ségou. Ces guerriers
musulmans ont juré, paraît-il, qu'ils ne combattraient pas, tant qu'Ahma-
dou ne leur aurait pas partagé le trésor annoncé par El-Hadj Oumar à la
suile de ses guerres. Ce conquérant leur avait fait cette promesse avant de
s'engager dans le Macina ; mais son fils, dont la générosité n'est pas pré-
cisément la qualité dominante, s'est empressé de n’en rien faire. De là ces
querelles intestines, qui durent depuis si longtemps et qui lient les bras
d'Ahmadou dans toutes ses entreprises.
14 décembre. — Alpha Séga est reparli ce malin pour Ségou avec Samba
N'Diaye. Je les ai pressés pour ne laisser aucun prétexte de retard à Ahma-
dou. J'écris à ce dernier; je le préviens que nous ne pouvons plus rester ici
et que, quoi qu'il arrive, nous voulons partir dansles derniers jours de
décembre. Il a le traité en main depuis deux mois : il a donc eu le temps
nécessaire pour l'examiner. Ce prince noir est réellement singulier. Ainsi,
1. Ce n’est que plus tard, en France, que nous apprimes que ce blanc était le docteur Lenz, qui
xenait d'accomplir son magnifique voyage du Maroc au Sénégal par Tombouctou,
414 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
comme mon interprète lui disait, il y a quelques jours, pour le décider à se
presser un peu, que nous étions malades et que l’un de nous pourrait très
bien mourir à Nango : « Mais tes blancs sont done moins forts que Mage,
qui est resté deux ans à Ségou ?» répondit-1l, EU fallut qu'Alpha lui expli-
quât que Mage était venu de France juste pour accomplir sa mission ; tan-
dis que nous, nous élions depuis près de cinq ans au Sénégal, où nous
avions déjà fait plusieurs voyages au milieu de l'hivernage ; que nous avions
dû combattre à Dio, que nous n'avions plus ni médicaments, ni vêtements,
ni ressources d'aucune espèce, elc., ete. — Lei, les jours sont pénibles,
surtout dans l'après-midi, où le thermomètre monte de plus en plus; notre
hangar nous garantit très imparfaitement des chauds effluves de l’harmat-
tan. Cependant, notre santé est assez bonne et la fièvre ne m'a pas visité
depuis plus de dix jours.
15 décembre. — Notre existence au milieu de ces nègres grossiers et bar-
bares nous énerve. Nous leur découvrons toutes sortes de défauts et pas une
seule qualité. Ainsi, nous nous apercevons aujourd’hui que Marico nous
vole le mil qu'Ahmadou nous a envoyé dernièrement. Je le fais done por-
ter dans une case voisine de notre hangar et placer sous notre surveillance
immédiate. Hier soir, un Bambara a tué l’une de nos vaches, qu'il avait
trouvée, disait-il, dans son champ. Je fais enlever la vache morte par mes
hommes et eux et nous nous en régalons pendant deux jours. Puis, je
menace Marico et les notables du village de me plaindre aussitôt à Ahma-
dou de la mort de cet animal, qu'il m'avait donné en cadeau. La crainte de
la colère du sultan les rend dociles et ils se cotisent pour remplacer la vache
morte, Ce meurtre nous a done valu quelques bons biftecks, ce qui n’est
pas à dédaigner avec la nourriture affadissante qui forme notre ordinaire
depuis huit mois.
20 décembre. — Wier, il y eut du nouveau à Ségou. Ahmadou, informé
tout d’un coup que l’armée bambara, enhardie par son succès de Banamba,
marchait sur Nyamina et les villages situés en face de Ségou, s’empressa de
réunir ses Talibés pour les décider à franchir de nouveau le Niger. Mais
ceux-e1, usant de cette force d'inertie dont leur chef s'était fait si souvent
une arme contre eux, se refusèrent à monter à cheval et à marcher contre
les Bambaras. Le sultan, entrant en fureur, sortit alors presque seul de sa
capilale, suivi de quelques captifs, et alla camper au village de Doucouna,
entre Ségou-Sikoro et Nango, où il veut former une nouvelle armée. Ses
principaux ministres, Seïdou Diéylia, Abdoul Amady, Farba Baïdi, etc.,
n'ont pas tardé à le rejoindre. Quant aux Talibés, il a fallu l'intervention
de la mère d'Ahmadou, qui, en qualité d’ancienne femme du prophète, a
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VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 117
conservé une grande influence sur ces guerriers, pour les décider à prendre
à leur tour la route de Doncouna. Maintenant on va, parail-il, former une
nouvelle armée, qui, sous les ordres mêmes d'Ahmadou, ira opérer dans
le Bélédougou. Mais combien de temps tout cela va-t-1l encore durer? De
nous, bien entendu, il n’est plus question. — On voit, en somme, que la
situation n’a pas changé depuis Mage. Ce sont toujours les mêmes divisions
intérieures, les mêmes querelles entre les chefs et les sujets. Du reste,
Ahmadou est de plus en plus détesté de ses Talibés. Ceux-ci, qui forment
l'élément important de la population de Ségou, se dégoûtent de leur séjour
auprès de ce souverain, qui les laisse dans la misère. Ce noyau de Toucou-
leurs, si essentiel à conserver, se fond de plus en plus; ce qui est certain,
c’est qu'il ne se renouvelle pas, et nul doute que beaucoup d’entre eux ne
reprendraient la route de Nioro ou du Fouta, s'ils le pouvaient. Mes inter-
prètes leur ont même entendu dire qu'ils préféreraient notre domination à
celle de leur chefactuel; quelques-uns ne se cachent pas non plus pour dire
qu'ils quitteront Ségou avant peu pour se rendre, soit auprès d'Aguibou à
Dinguibou ou à Dinguiray, soit auprès de Tidiani dans le Macina. Je sais bien
qu'il n'y a pas beaucoup de fond à faire sur la sincérité de tous ces gens-là ;
mais ces faits prouvent cependant qu’on aurait tort de compter exclusive-
ment sur Ahmadou pour l'exécution de nos projets vers le Haut-Niger et que
le mieux est de suivre dans celte région une politique purement française,
sans prendre part, ni pour les Toucouleurs, ni pour les Bambaras, en
s'appuyant plutôt sur ces derniers, que l’islamisme n'a pas encore rendus
absolument réfractaires à notre eivilisation. La faiblesse et les divisions
intestines des uns et des autres nous permettent d'avancer avec une
sécurité relative, certains au contraire de nous voir recherchés par les
populations révoltées contre Ahmadou, au fur et à mesure que nous pousse-
rons nos établissements vers la riche vallée du Niger. |
21 décembre. — La question de notre départ est encore remise aux
calendes grecques. J’envoie Alassane à Ségou pour tâcher d'obtenir quel-
ques renseignements au milieu du désarroi général qui règne dans le
pays. Nous, nous tenons conseil pour sortir du guêpier de Nango. Nous nous
arrèlons au parti suivant : Piétri va parlir ce soir pour le campement du
sullan, situé sur les bords du Niger, en face de Nyamina, Je n'y vais pas
moi-même à cause des bruits superstilieux qui avaient couru sur mon
compile et pour ne pas indisposer Ahmadou, auquel ma vue, disait-on,
devait être dangereuse. Arrivé au camp, Piétri s’eflorcera de voir le chef
nègre et l'informera de l’absolue nécessité où nous sommes de nous mettre
immédiatement en route, en lui développant les raisons évidentes de notre
27
AS VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
détermination. Il est possible que le sultan ne se montre pas très satisfait
de cette visite inattendue, puisque jusqu’à présent il a toujours refusé de
voir personne d'entre nous, mais nous estimons que c’est le seul moyen
d'arriver à une solution quelconque; ce chef, au caractère réellement in-
compréhensible pour des Européens, n’écouterait pas nos interprètes. Pié-
tri lui dira en outre que je laisserai l’un de ceux-ci pour attendre le traité
signé, et que, d’ailleurs, nous marcherons très lentement pour donner à cet
interprèle et aux envoyés toucouleurs le temps de nous rattraper. Si, mal-
gré tout, Ahmadou refuse d'entendre mon émissaire, nous essayerons de
quitler Nango quand même, ne pensant pas qu'il veuille nous arrêter de
force.
25 décembre.— Alassane est revenu de Ségou. Ahmadou à enfin réuni une
nouvelle armée et les jeunes Talibés de Ségou qui, jusqu'à ce moment,
s'étaient refusés à conibattre, se sont décidés eux-mêmes à partir pour
le camp royal. Les Toucouleurs n'ont plus maintenant qu'à franchir le
Djoliba, et il en est temps, car les Bambaras sont près de Nyamina. On
prétend qu'une bataille décisive va se livrer non loin de ce village. Pour
moi, qui connais les lenteurs de tous ces nègres, je n'hésite pas, et demain
Piétri et Alassane partiront pour le camp d'Ahmadou : car, qui sait autre-
ment quand finirait notre séjour à Nango ?
2 décembre. — C'est décidé! Nous sommes prisonniers el nous n’a-
vons plus aucune illusion à nous faire à ce sujet. Nango a toujours été
une prison, où nous élions placés sous la surveillance de Marico et de ses
Sofas. Piétri n'a pu quitter le village. Il avait très ostensiblement commencé
ses préparatifs de départ vers les trois heures de laprès-midi, afin de
pouvoir se mettre en route avec ses quelques hommes de suite après la
forte chaleur. Mais, à peine futl sorti du village que Marico et ses
indigènes, au nombre de 200 à 500, se précipitèrent sur lui, vociférant
et lui barrant le passage. Marico saisit la bride de son cheval, tandis que
ses Sofas lui Uiraient les jambes, essayant de le désarçonner. Piétri arma
lout d'abord son revolver et en dirigea le canon sur les noirs qui le pres-
saient le plus près. Cependant, voyant que ceux-ci n'étaient pas armés, il
eut assez de patience pour ne pas se servir de son arme et se contenta de
frapper, à coups redoublés de son fouet de chasse, sur la foule qui le serrait
de tous côtés. Il réussit à se dégager ; puis il fit crier en même temps à
Marico qu'il allait faire feu si on touchait à lui ou aux siens : mais il ne pou-
vail continuer sa route. Il revint vers notre hangar, toujours suivi par les
Bambaras du village. Sur ses pas rentra Marico, qui, encore tremblant d’émo-
lion, essaya de s'excuser en me disant « que Lam Dioulbé avait menacé de lui
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 419
couper le cou si nous sorlions du village ». Cette idée que nous étions pri-
sonniers de ces nègres stupides et ignorants m'exaspéra à lel point que je le
chassai de ma présence en lui intimant l’ordre de ne plus paraitre devant
moi et soulignant ces paroles par un violent coup de pied appliqué au bas
du dos. Cette conduite était imprudente dans la situation où nous nous
trouvions, à la merci du moindre changement d'humeur du prince afri-
cain, cruel el astu-
cieux, qui régnait à ne Me
Sécou: mais je na- orne (ARS
vais pu contenir mon |
indignation devant
celle certitude que
nous étions captifs et
désormais dans l’im-
possibilité de quitter
Nango sans l’assenti-
ment du sultan. Je
m'empresse ensuite
d’expédier Alassane
au camp d’Ahmadou
avec une lettre, dans
laquelle je me plains
vivement de Marico
et de ses Sofas, qui
n’ont pas hésité à
molester un ambas-
sadeur, c’est-à-dire
une personne sacrée
dans tous les pays.
« Il faut que tout cela
finisse. Le gouver- Le capitaine Piéti arrêté par Marico.
neur nous à envoyés
pour faire un traité et pas pour autre chose; or, le traité est fait depuis
deux mois et il n'y a plus que ta signature à y apposer. Donne-moi
une réponse catégorique : veux-lu signer le traité, oui ou non. Si lu le
veux, envoie-le chercher à Ségou, et tout sera fini en quelques jours. Si tu
n'as pas le lemps, nous partirons en te laissant l’un de nos interprètes,
qui nous rejoindra avec le traité et les envoyés que tu envoies au gouver-
neur. Ainsi, de toutes manières, nous devons partir de suile, à moins que
420 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
Lu ne nous conserves comme prisonniers à Nango. Dans ce cas, nous ne nous
considérons plus comme les ambassadeurs du chef de la colonie, et tout ce
qui a élé fait entre nous est nul et non avenu. Nous allons alors aviser à
ce qui nous reste à faire. »
27 décembre. — Alassane est revenu hier soir avec Boubakar Saada.
Î a pu, non sans peine, voir Ahmadou, qui s'est montré tout d'abord mé-
content de ce que j'avais voulu lui envoyer Piétri sans le prévenir; puis
ila chargé mon interprète de m’assurer de sa bonne volonté et de blâmer
Marico de sa conduite, mais sans nous donner encore aucune réponse ca-
légorique au sujet de notre départ. « Ton capitaine, at-il dit à Alassane,
a eu tort d'agir ainsi, Il n’est pas prisonnier à Nango et, si je le laisse dans
ce village, c’est pour son bien, c’est pour pouvoir terminer à notre aise
toutes nos affaires. Quand on est dans un pays, il faut se soumettre aux
usages de ce pays. Ilest un mauvais envoyé, s'il ne comprend pas qu'il faut
altendre le traité. Les noirs ne sont pas comme les blanes : ils n'aiment pas
à se presser, el en ce moment je suis occupé de mon armée. Qu'il prenne
done patience, et, che Maho'! il partira bientôt content de moi. » Tel était
le langage d’un homme qui, depuis deux mois, avait entre les mains le
trailé parfaitement discuté et accepté et qui n'avait pu encore trouver les
quelques minutes nécessaires pour le signer. Cet Ahmadou est réellement
singulier ou alors d’une grande mauvaise foi: autrement il comprendrait
que nous ne pouvons rester plus longtemps ici. Quelle conduite sera-t-il
possible de tenir, dans l'avenir, avec ce souverain nègre, musulman fana-
tique, qui ne veut rien en dehors de lui, qui arrête tous les voyageurs et
les soumet à une surveillance étroite, qui parle de ses possessions du Séné-
gal quand les Bambaras sont aux portes de Ségou? — Boubakar Saada
m'informe qu'Ahmadou reviendra bientôt dans sa capitale et terminera
alors ses affaires. Allons ! il nous faut encore prendre patience. Mais cela
est bien décourageant.
90 décembre. — Ahmadou m'a envoyé hier Alpha Séga. Il regrette lin-
cident qui vient d'avoir lieu, car il a appelé mon interprète auprès de lui
pendant la nuit et lui a recommandé de partir aussitôt pour me dire de
prendre patience, promettant qu'il s'occupera de nous dès sa rentrée à
Sévou. Au fond je crois que ce chef aurait voulu, avant notre départ, nous
faire assister aux succès de ses armes et nous ouvrir notre route du Kaarta ;
ilest humilié de l'abandon de ses Talibés et de la décadence de son empire.
— En attendant, le séjour de Nango nous devient de plus en plus insup-
1. S'il plait à Dieu.
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 421
portable ; nos estomacs se délabrent et ne peuvent plus supporter la fade et
monotone nourriture dont nous disposons. Le sel lui-même nous manque
depuis plusieurs jours et l'absence de ce condiment nous cause des nausées.
De plus, des symptômes de dysenterie viennent de se montrer chez Piétri et
nous n'avons aucun médicament contre cette maladie. Mais, ce qui m'in-
quièle encore plus, c’est l'absence de nouvelles de Saint-Louis et l'em-
barras où Je puis mettre le gouverneur par mon silence prolongé. — Alpha
repart ce soir avec une nouvelle lettre pour Ahmadou ; mais, vraiment,
je n'ose espérer et je me fatigue de plus en plus de cette lutte contre ce
personnage énigmatique, qui ne sait m'opposer que la force d'inertie. Sans
doute, nous finirons bien par avoir notre trailé, mais quand? Du reste,
nous ne pouvons plus partir maintenant qu'avec ce document; car, dans
le cas contraire, Ahmadou, avec la mauvaise foi qui le caractérise, s’em-
presserait de nous dire que nous sommes rentrés dans ses États, non pour
négocier et traiter, mais simplement pour le tromper et examiner à loisir
son pays.
1 janvier ASST. — Quel triste 1° janvier ! Vallière est couché avec la
fièvre; nous, nous ne pouvons plus manger. Les Journées sont longues,
tristes el silencieuses. Toutes nos pensées, toules nos conversations ont la
France pour objet. Nous souffrons beaucoup et nous sommes toujours dans
l’indécision pour notre départ. Quitterons-nous Nango dans quinze jours ou
dans trois mois? Nous sommes las de cette lutte incessante contre l’in-
connu et nous en sommes venus à regretter les rudes émotions de notre
traversée du Bélédougou. — Pour nous distraire, nous causons avec Tiébilé,
le vieux Bambara que Marico a dépossédé de ses cases pour nous y instal-
ler; nous l’appelons notre propriétaire et il se montre très fier de l’inti-
mité où 1l vit avec les toubabs. Il a avec lui sa mère, la vieille Nadié,
qui est pour le moins nonagénaire. Cette vieille indigène, dont nous
avons gagné l'affection par quelques menus cadeaux, a résidé à Ségou
pendant toute sa jeunesse ; elle a connu le roi Mansong, qui régnait dans
le pays au commencement du siècle, et se rappelle très bien l’arrivée d’un
blanc (Mungo-Park) à la cour de ce prince, quand elle était tout enfant.
« L'année où il arriva, nous dit-elle, fut longtemps appelée dans le pays
l'année du blanc. Un jour, il partit dans une pirogue que lui avait donnée
Mansong; il descendit le Djoliba, mais on ne le revit plus. » — Nous de-
vons dire ici que, pendant tout notre voyage, nous avons été frappés du
respect dont les nègres entouraient leurs vieilles mères. Celles-ci vivent
généralement auprès de leurs fils aînés, qui les traitent avec les plus
grands égards et leur demandent souvent des conseils. Beaucoup des indi-
429 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
gènes nous disaient qu'ils se croiraient déshonorés s'ils n'avaient pas leur
vieille mère avec eux. Ainsi, le premier soin du sultan Ahmadou, dès que
son père lui eut confié le gouvernement de Ségou, fut d'envoyer toute une
armée chercher sa mère en grande pompe à Dinguiray, pour la faire vivre
à côlé de lui. Elle habite à Ségou dans un tata particulier avec un nom-
breux personnel de femmes et de captüifs; le sultan, qui va la visiter cha-
que matin, ne fait jamais rien sans la consulter. Elle a une grande influence
auprès de son fils, et comme nous avions pu nous la rendre favorable dès
notre arrivée dans les États toucouleurs, son intervention n’a pas élé
étrangère aux succès de nos négociations avec Ahmadou. On trouve ainsi
de temps en temps, chez ces peuplades soudaniennes, des indices qui prou-
vent qu'elles ne sont pas indignes du titre d'hommes, ni entièrement réfrac-
aires aux principes bienfaisants d’une civilisation supérieure,
5 janvier. — Notre situation est toujours passablement triste. Vallière
estencore couché; pour moi, j'ai vomi toute la nuit, avec d’atroces douleurs
d'estomac. Tautain est seul valide. Et toujours pas de nouvelles d’Ahmadou.
J'écris une nouvelle lettre à Alpha pour le décider à faire un dernier effort
auprès du sultan, mais tout cela est bien inutile, Le camp est installé à
Fogni, en face de Nyamina, et c’est là que le chef toucouleur s'occupe à
compler ses soldats; mais il paraît que la tâche est malaisée et qu'à mesure
qu'il a formé un détachement pour passer à un autre, le premier se disperse
et regagne ses villages. Ce matin, il y a eu un mariage dans la concession
voisine de la nôtre. C’est peu compliqué, ainsi qu'on va le voir. Quand un
Bambara veut se marier, il envoie au père de la jeune fille un cadeau de
dix colas blanes. Le père, s'il accepte, répond par un cadeau semblable; en
cas de refus, il envoie un cola rouge. Le demandeur, s'il est agréé, ajoute
un cadeau de cauris et de poulets destinés au repas du mariage. Il peut
ensuite emmener sa femme, mais le père lui réclame aussitôt la dot, fixée
généralement à 90 ou 40 000 cauris. Puis une petite fête, avec accompagne-
ment de chants et de danse, finit cette simple cérémonie, La dot est sou-
vent laissée à la famille de la femme; souvent encore, celle-ci l'emporte
avec elle dans sa nouvelle famille. I est rare d’ailleurs, vu l'importance de
la dot, que le marié la compte tout de suite aux parents de sa femme; il
n'en donne généralement qu'une minime partie, s'engageant à livrer le reste
plus tard. Le mari peut divorcer quand bon lui semble ; s’il est mécontent
de sa femme, il peut la renvoyer dans sa famille en réclamant sa dot. Dans
un seul cas, le divorce peut avoir lieu au détriment du mari, c’est-à-dire
la femme conservant la dot : c'est lorsque celui-là n’a pu consommer le
mariage dans les quinze premiers jours de Funion. Il va sans dire que les
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 195
Kalinkés sont polygames. Ils peuvent prendre autant de femmes qu'ils le
désirent, et le nombre de leurs épouses n’est guère limité que par le chiffre
des dots qu'il faut compter pour se les procurer. Quand la femme meurt,
son mari hérite de tout ce qu’elle laisse. Nous dirons à ce sujet que l’on
voit souvent chez ces peuplades des usages assez singuliers : ainsi, quand
un homme meurt, ses frères deviennent hériliers de ses biens et par suite
de ses femmes. S'il n'y a pas de frères, les fils deviennent les maitres des
femmes de leur père, c’est-à-dire de leurs propres mères; mais, ainsi que
nous l’avons dit précédemment, les faits se passent autrement dans la pra-
tique et chaque enfant tient à garder sa mère auprès de lui. Chez les Peuls
el les Toucouleurs, les mariages ne diffèrent guère des précédents. Cepen-
dant, conformément aux lois du Coran, le nombre des femmes légitimes
est limité à quatre, mais comme ces indigènes peuvent avoir autant de con-
cubines qu'il leur convient, on voit que la polygamie est tout aussi floris-
_sante chez les uns que chez les autres.
6 janvier. — Ges derniers jours ont été mauvais el la fièvre nous a visi-
tés de nouveau. Je me demande souvent comment nous pouvons supporter
une existence semblable. Ahmadou est toujours à Fogni; il a renoncé à
franchir lui-même le Djoliba à la tête de loute son armée. Décidément, ce
chef n’a rien du caractère belliqueux de son père. Il se contente d'envoyer
dans toutes les directions des colonnes volantes pour opérer des razzias.
Jusqu'à présent, 1l n’a pas élé heureux et ses colonnes rentrent le plus
souvent les mains vides. On ne parle pas encore de sa rentrée à Négou. —
Tiébilé nous a expliqué cet après-midi comment les indigènes du pays se
procuraient leur poudre à fusil.
Les Bambaras et les Malinkés la fabriquent eux-mêmes d’après des procé-
dés extrêmement primitifs, qui leur viennent sans doute des Maures; celte
poudre est de qualité tout à fait inférieure. Les indigènes ne l’ignorent
pas ; aussi recherchent-ils avec soin les poudres d’origine anglaise ou fran-
çaise, qui coûtent fort cher dans le pays : une charge de cette poudre se
vend 40 cauris. Elle est généralement employée pour les amorces ; l’autre
est réservée pour les charges.
Le salpêtre est recueilli sur les murailles des tatas, où il vient en cfflores-
cences par suite de la décomposition des matières animales qui ont servi à
la construction ; on le lave pour l’isoler de la terre et l’on fait épaissir la
solution, qu'on laisse cristalliser. Le charbon est excellent et d’une grande
finesse; il provient surtout des arbres appelés en toucouleur digali, bandi
et yeloco. Quant au soufre, il est apporté et venda par les Dioulas.
Le mélange se fait en prenant 7 parties de salpêtre, 2 parties de char-
19% VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
bon et 1 partie de soufre. Le tout est pilé très fin. Cette poudre est ensuite
manipulée comme du couscous et mise en grains.
Le sultan Ahmadou en a toujours un grand approvisionnement dans ses
Magasins,
En fait d'armes, on peut dire que toutes les peuplades visitées possèdent
des fusils. L'armement des Bambaras et des Malinkés comprend générale-
ment un fusil à silex, à un seul canon et de provenance anglaise. Le bon
marché de ces armes permet de douter de leur solidité ; on rencontre d’ailleurs
beaucoup de fusils dont les canons ont été sciés ou raccoureis à la suite de
ruptures partielles, Au delà de 100 mètres, le tir de ces armes est incer-
lain, et, le plus souvent les projectiles en fer faisant défaut, on peut affirmer
qu'il devient inefficace, car les cailloux ferrugineux, employés pour rem-
placer les balles, sont de formes très irrégulières et n’ont pas le poids voulu
pour blesser ou frapper dangereusement. De plus, ces indigènes ont la
mauvaise habitude de mettre plusieurs projectiles dans le canon et n’ont
jamais pu comprendre qu'ils diminuaient ainsi la portée et la justesse
de leur Ur.
Les Malinkés et les Bambaras portent souvent, avec le fusil, des sabres
dont les lames, de longueur variable et de médiocre qualité, s'enfoncent dans
des fourreaux en cuir, fabriqués par les cordonniers du pays. Enfin on voit
encore quelques lances el un petit nombre d’arces. Les lances sont employées
comme javelotset nous avons vu des hommes assez exercés pour leur faire
décrire une trajectoire régulière jusqu'à près de 90 mètres de distance.
Quant aux ares, ils possèdent souvent des flèches empoisonnées, mais, nous
le répétons, ce dernier armement est presque entièrement abandonné.
L'équipement se compose, pour chaque guerrier, d'une poudrière et
d'une ou deux coufas (sachets à balles), suspendues à la ceinture,
Les poudrières sont des cornes de bœuf où d’antilope plus ou moins
ouvragées el enjolivées; les coufas consistent en de petits sacs en cuir,
s'ouvrant au moyen d’une coulisse et garnis d’ornements et de pende-
loques. À côté de ces obiets, les indigènes portent encore, suspendus à la
méme courroie, servant de ceinturon, un couteau et un poignard ren-
fermés dans des gaines de cuir.
Les Toucouleurs sont mieux armés que les précédents, et la plupart des
Talibés d'Ahmadou ont un fusil à deux coups, souvent à piston, acheté
dans nos escales du Haut Sénégal. Ajoutons que ces guerriers musulmans
possèdent presque tous un cheval qui, malgré sa petitesse, rend d'excel-
lents services dans ces contrées. Les Bambaras et les Malinkés ne com-
baltent qu'à pied.
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 425
Les Peuls de la rive droite du Niger forment, dans l'armée d'Ahmadou,
des corps de cavaliers armés de lances.
T janvier. —- Alpha m'a envoyé hier une lettre qui a ranimé nos
espérances. Il me dit que les colonnes d’Ahmadou sont rentrées et que
celui-ci, comprenant enfin notre désir de quitter Nango, va rentrer à
Sécon et terminer nos affaires. Il a en même temps informé les Bambaras
des villages voisins de Nango, qui venaient se plaindre à lui de la dure
obligation où ils étaient de nous entretenir et de nous nourrir, qu'ils n’en
avaient plus pour longtemps et qu'avant peu ils seraient délivrés de cet
impôt. Nous nous remettons donc à penser au départ, à nos amis de
Saint-Louis, à nos familles, à la patrie absente. Il nous semble aussi que
notre santé revient et que nous recommençons à manger de bon appétit.
Ahmadou nous envoie un jeune captif, âgé de sept ou huit ans, qui a été
pris dans l’une des dernières razzias. Ce négrillon nous arrive complè-
tement nu, les pieds encore meurtris par la longue marche qu'il a faite
depuis Ségou. Il est tout tremblant et se met à pleurer en nous voyant.
Nos figures blanches, recouvertes d’une barbe inculte, nos vêlements aux
formes singulières, lui font peur; mais nos encouragements et nos caresses
ont bientôt raison de sa timidé. Nous le faisons asseoir avec nous devant
la calebasse de riz et le plat de poulet qu'Yoro nous apporte ; il mange
de bon appétit et répond sans embarras aux questions que nous lui posons
par l'intermédiaire d’Alassane. Il nous raconte, avec des gestes de ter-
reur, comment il à été pris par les Talibés et emmené à Ségou. Sa mère,
qui allaitait l’un de ses jeunes frères, a été assommée à coups de hache
à Tata ; lui-même nous montre sur son corps les traces des coups de lance
dont les Toucouleurs l'avaient frappé en route pour le faire marcher.
Nous allons entreprendre son éducation, et, en attendant, nous disons à
Alassane de lui faire confectionner un boubou et un soubé par le tisserand
du village.
12 janvier. — Rien de nouveau. Ahmadou est loujours à Fogni. Si
encore 1l y faisait quelque chose; mais non, il est là, dans sa case à
palabres, assis majestueusement sur son dampé, occupé, paraît-il, à
compter trois cents hommes destinés à former la garnison de Nyamina.
Vingt jours pour compter trois cents hommes! Et nous, nous sommes
toujours ici, attendant le bon vouloir de ce personnage. En somme, ce
sultan de Ségou, appuyé par ses bandes de Toucouleurs, est le fléau de
tout le pays, et tant qu'il régnera à Ségou, le Haut-Niger sera désert et
opprimé. Il coupe toutes les communications entre le nord et le sud et
empêche lous les voyageurs de dépasser la frontière de ses États. Ceux-ci
426 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
forment, entre le Niger et le Mahel Balével, une vaste prison d’où per-
sonne ne peut sortir. Les populations qui couvrent cetle région y ont été
presque toutes importées à la suite des guerres d'El-Hadj Oumar. Les
Bambaras viennent du Kaarta, les Peuls du Bakhounou, les Sarracolets
du Guidimakha et du Kaméra, les Toucouleurs eux-mêmes du Fouta ou
du Bondou. Aussi, tous ces indigènes font-ils de fréquentes tentatives
pour franchir le fleuve et rejoindre leur pays. Mais des agents spéciaux
sont placés à Fogni, à Tadiana, à Tourella et à Djoliba et empèchent
toute désertion de ce genre, qui est d'ailleurs punie de mort, si elle
échoue, Les chefs des villages riverains du Niger voisins de l'endroit où
a eu lieu l'évasion, les piroguiers qui ont favorisé le passage encourent
tous la peine capitale. Il est donc bien rare qu'un indigène puisse réussir
à traverser le fleuve et à fuir le régime détesté sous lequel le courbe la
Lyrannique domination du sultan de Ségou.
15 janvier. — La situalion n’a pas changé. Le sultan est toujours dans
son camp et, malgré le mécontentement général de ses gens, qui veulent
rentrer dans leurs villages, refuse de dire quand il rentrera à Ségou. Il
a envoyé Samba N'Diayve à Nyamina pour entourer ce village d'un fort
tata, et il est à croire qu'il ne quittera Fogni que lorsque Nyamina aura
été mis à l'abri complet des lentatives des Bambaras. Pour nous, notre
impatience s'est transformée en une sorte d'énervement, qui nous rend
presque inconsecients des choses extérieures. Le vent d'est souffle avec
force, nous brûlant de son souffle enflammé ; par moments on se croirait
dans un four, Notre hangar n'est plus habitable et nous passons les après-
midi dans notre étroite case, couchés sur nos nattes et abîmés dans des
réflexions qui n'ont rien de divertissant. Puis, nous sommes mangés par
la vermine; rien ne peut nous en débarrasser, ni les lavages fréquents
au savon de karité, ni les aspersions d’eau bouillante sur le sol de notre
habitation, Nos domestiques, les indigènes du voisinage, nous renvoient
sans cesse une nouvelle garnison; nous n'en serons délivrés que lorsque
nous quitterons notre délicieux séjour de Nango. Le jeune Kili, c’est ainsi
que nous avons baptisé notre négrillon, se eivilise de plus en plus. Nous
lui avons déclaré solennellement, avec toutes sortes d'explications, qu'il
était bre désormais et qu'il n’était plus captif. Je crois qu'il ne nous à
pas compris. Il ne nous demande qu'une chose, c’est de ne plus le renvoyer
chez Ahmadou, dont le nom semble exercer sur lui un effroi extraordinaire.
Ce sera notre menace habituelle quand nous ne serons pas contents de lui.
Toute la journée, Tiébilé à surveillé ses femmes, occupées à la récolte
du coton dans un champ voisin.
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 497
Chez les Bambaras et les Malinkés, la femme ne joue qu'un rôle tout à
fait infime. C'est une captive, une véritable bête de somme; elle est la
chose du mari. Elle culüve, s'occupe des plus gros travaux, de la cuisine ;
le temps qu'elle ne passe pas aux champs, elle emploie au dur travail
du pilage du mil ou à la confection du fil de coton. En un mot, elle est
constamment à l’ouvrage, y compris même une bonne parte de la nuit.
On voit cependant quelquefois, dans certaines familles, des femmes
prendre de l’ascendant sur leurs maris et influer sur ses décisions; mais,
en principe, l’homme peut faire de ses femmes ce que bon lui semble.
Tisserand bambara.
Dans le Bélédougou, on voit souvent des Bambaras mettre leurs femmes
en gage, soit pour se procurer le mil qui leur sert de nourriture, soit
même qu'ils soient mécontents de celles-ci ou qu’elles me leur plaisent plus.
18 janvier. — Nous avons encore été malades ces derniers jours.
Vallière a eu la fièvre, et moi, dans la nuit du 16, j'ai eu d’horribles
crampes d'estomac, accompagnées de douloureux vomissements. Je n’avais
jamais autant souffert. Rien de nouveau du côté d’Ahmadou; on dit qu'il
attend Ja construction entière du tata de Nyamina. L'un des tisserands
du village est venu installer son métier sur la petite place qui se trouve
devant notre case. C'est un métier couché d'une excessive simplicité,
avec lequel il tisse des étoffes de coton plus ou moins fines, qui sont
128 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
souvent teintes ensuite à l’aide de substances végétales, tirées notamment
de l'écorce des arbres appelés calama et codioli en langue toucouleure. Les
tisserands, comme du reste les cordonniers, les forgerons et tous les
indigènes employés à un mélier, forment une caste à part, considérée
comme nécessaire, mais pour laquelle on a généralement un sentiment
de crainte el de mépris. Jamais un tisserand ne trouvera femme en
dehors de sa caste. N'est-ce pas un fait caractéristique que dans tout
le Soudan les casles travailleuses sont les méprisées”?
Le vêtement des Malinkés et des Bambaras est des plus simples. Il se com-
pose de pantalons descendant jusqu'à mi-jambes et retenus à la ceinture
par une sorte de cordelière; d’un boubou assez court, laissant les bras
complètement nus, d'un bonnet terminé par des pointes relevées vers le
sommet de la tête, le tout en étoffe de coton, teinte en jaune au moyen
d'une teinture propre au pays.
Les Toucouleurs et les Sarracolets sont vêtus avec un peu plus de luxe.
Un large pantalon en guinée bleue ou toubé, un boubou ample et flottant
en guinée où calicot blanc, bien collant sur le front, et le derrière
de la tête entouré d'un large turban, telles sont les parties essentielles de
leur costume.
Les femmes malinkés et bambaras sont le plus souvent vètues d'un simple
pagne qu'elles enroulent autour de leurs reins. Les femmes peules et tou-
couleures, oulre ce pagne, portent un boubou court et un bourtouquel,
sorte de pièce d’étoffe légère qui leur couvre la tête et retombe sur les
épaules. Les coiffures sont très variées : tantôt les cheveux sont relevés
en forme de cimier de casque, comme chez les Khassonkaises ; tantôt ils
sont réunis en tresses et ornés d’anneaux d’or et de verrotcries, comme
chez les Peules.
20 janvier. — J'ai encore eu la fièvre ces deux derniers jours et je me
sens très fatigué, — Celle nuit, nous avons été réveillés par un bruit for-
midable ; c'est le nama ou sorcier qui, sorti de son arbre sacré, faisait une
promenade nocturne dans le village. Tout le monde, particulièrement les
femmes et les enfants, s'était renfermé dans ses cases, attendant avec
terreur que le mauvais génie eût disparu. Nous nous sommes levés aussitôt
pour montrer à ces imbéciles qu'ils ne nous faisaient pas peur; mais, à
notre vue, les lumières, renfermées dans les calebasses percées de trous, se
sont éteintes, le tapage a cessé et les acteurs de cette comédie ont disparu.
Les Bambaras sont fétichistes. Nous devons dire à ce propos qu'il nous a
toujours été très difficile d'obtenir des renseignements sur les mœurs
religieuses des habitants. Ce qui est certain, c'est que les indigènes sont
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 129
très superstitieux et que leur religion, comme celle de la plupart des peu-
plades africaines, se compose de pratiques dont il est souvent malaisé de
saisir la raison. Le fétiche ou le nama est l'une des particularités les plus
remarquables de cette religion; c’est toujours d’ailleurs ce même sorcier
fantastiquement déguisé que nous ont décrit les voyageurs. Chaque village
bambara ou malinké possède un arbre sacré, généralement un tamarinier,
dont les branches basses et feuillacs forment un réduit obscur, entouré
©.
—
# —
Jeune femme peule et captive bambara.
de broussulles épineuses, le long desquelles est ménagé et entretenu avec
beaucoup de soin un chemin de ronde qui protège l'arbre contre les incen-
e]
dies. C’est dans ce tamarinier que demeure le fétiche, qu'il faut consulter
et se rendre favorable chaque fois qu’on entreprend quelque chose : eul-
lures, guerre, chasse, mariage, ete. Les grands prèlres de ce fétiche sont
des vieillards, seuls initiés à toutes sortes de jongleries et qui en profitent
pour diriger dans le sens qu'ils désirent toutes les actions des gens du vil-
lage. Les sacrifices ont lieu sous l'arbre sacré : on tue généralement des
130 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
moutons, des chiens, des poulets, qu'accompagnent des présents de mil et
de fruits. Les vieillards consultent les entrailles et décident. Le nama fait
quelquefois des apparitions subites et mystérieuses dans le village ; tout le
monde, sauf les initiés, se cache alors dans le coin le plus obscur des cases,
les feux éteints, les portes bien fermées. Ceux qui le voient ou se laissent
voir doivent mourir dans l’année. Nama, qui n’est le plus souvent qu'un
forgeron du village, se promène en dansant dans un costume bizarre; une
calebasse, percée de trous, lui couvre la figure. Il ne sort que la nuit et
inspire une terreur extraordinaire. Pendant notre séjour à Nango, Ahma-
dou, craignant sans doute qu'il ne nous arrivät malheur, avait défendu aux
Bambaras de se livrer à leurs cérémonies habituelles, et surtout à Nama
d'exécuter ses Jongleries. Aussi Marico est-il venu ce matin nous demander
pardon de lineident de la nuit.
21 janvier. — Nous commençons à croire qu'Ahmadou fait exprès,
dans un dessein secret, de s'éterniser à Fogni, car on nous dit que le tata
de Nyamina est terminé, et cependant il ne bouge pas. Le trait principal
du caractère de ce souverain est une méfiance excessive, non seulement
envers les blancs, mais même envers ses propres sujets et les étran-
gers nègres des pays environnants, Il opprime à l'excès les populations
qui lui sont soumises, leur défendant de grandir, de prospérer, de pos-
séder, de se consacrer à l'élève des bestiaux. Sa méfiance extrême a pour
conséquence cette lenteur réellement étonnante qu'il met en toutes choses.
Il veut tout voir, tout faire par lui-même. Ségou est rempli de gens en-
voyés par ses frères ou représentants, qu'il refuse toujours d'écouter, en
les renvoyant à plus tard. Voilà deux ans que Diango, le chef de Koundian,
n'a encore pu réussir à parler au sultan. — Depuis quelques jours on se
livre toutes les nuits, à Nango, à des danses et à des chants qui se prolon-
gent jusqu'au matin. Les Bambaras, comme du reste tous les Soudaniens
que nous avons visités, ont l'humeur assez gaie, contrairement à ce qui a
lieu chez la plupart des peuplades du Soudan central ou oriental. Le jour,
la population se réunit généralement sur la place du village, où l’on cause
bruyamment, tandis que les griots cherchent à amuser les spectateurs par
leurs contes et leurs drôleries. Mais c’est la nuit surtout que ces indi-
gènes se livrent à leurs plaisirs favoris. Que de fois avons-nous entendu,
par les splendides clairs de lune de ces climats intertropicaux, les villages
résonner du bruit des tam-tams, des battements de mains des femmes, des
cris perçants des chanteuses et des accents monotones et assez agréables
des trompes et des petites flûtes indigènes! Ces réunions durent toute la
nuit. Elles ont d’ailleurs entre elles beaucoup de ressemblance et se rap-
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 451
prochent toutes plus ou moins de celles que nous avons déjà décrites lors
de notre passage à Médine, à Kita ou à Gorée chez Dama. Les Peuls et les
Toucouleurs, bien qu’'affectant le plus souvent une gravité qui nous à
toujours paru passablement ridicule, ne dédaignent pas cependant de
prendre quelquefois part à ces jeux que repousse le Coran.
27 janvier. — On m'annonce qu'Ahmadou se propose de quitter Fogni.
Il se bornera pour le moment à laisser une forte garnison à Nyamina et
rentrera à Ségou pour s’efforcer d'organiser une nouvelle expédition; mais
je doute qu’il réussisse, car ses Talibés semblent réellement trop indisposés
contre lui. Quant à notre départ, il doit être imminent, tous les notables
de Ségou poussant le sultan à terminer au plus vite nos affaires et à nous
laisser rentrer à Saint-Louis. Quoi qu'il en soit, ce traité, s’il est signé,
n'aura pas été obtenu facilement. — J'ai envoyé Alassane au marché de
Boghé, où l’on m’annonçait la présence d’une caravane venue du Guidi-
makha, Il paraît qu’en effet cette caravane est en route pour Ségou; elle est
en ce moment à Tadiana. Peut-être qu'elle nous apporte un nouveau paquet
de lettres.
CHAPITRE XXI
La circoncision chez les Bambaras. — Le docteur Tautain tombe gravement malade, — Le com-
merce dans le Haut-Niger. — Mœurs et caractère des indigènes du Haut-Niger. — Récolte du
beurre de karité. — Arbres et produits végétaux du Haut-Niger. — Produits métallurgiques. —
Animaux domestiques et faune du pays. — Arrivée à Ségou d’envoyés du Fouta pour nuire à la
mission, — Nourriture des Bambaras. — Nouvelles du Bélédougou. — Chasse aux perdrix, —
Impopularité d'Ahmadou sur le Haut-Niger.
OL]
Nango, 2S janvier. — Hier, j'ai encore eu la fièvre, qui m'a tenu
toute la nuit, Mes accès sont maintenant moins forts, mais ils sont plus
fréquents qu'en hivernage. Je suis bien à mon cinquantième accès depuis
notre arrivée à Nango; je me demande vraiment comment j'ai pu résister
à toutes ces secousses, d'autant plus que mes précédents voyages en Séné-
gambie et la fièvre jaune de 1ST8 m'ont déjà passablement éprouvé. —
Alpha m'écrit qu'Ahmadou l’a encore mandé auprès de lui pour lui dire
de nous conseiller de prendre patience et que, che Allaho! tout va bientôt
être terminé. On prétend aussi que le sultan est maintenant plus heureux
dans ses opérations: plusieurs tribus révoliées sont venues faire amende
honorable, Il a du reste pris le système de son père et il fait mettre à
mort tous les caplifs que ses cavaliers enlèvent dans leurs razzias. —
Depuis deux jours, tout le village est en l'air à cause de la rentrée des
circoncis. Les cérémonies relatives à la circoncision jouent un grand rôle
dans la vie intérieure de ces peuplades sauvages. Elle a lieu peu après
l'hivernage, alors que les provisions de mil nécessaires pour les agapes
faites à celle occasion sont encore intactes. Pendant l'opération, les jeunes
gens âgés de douze à quinze ans ne doivent donner aucun signe de faiblesse.
Ensuite ils ne paraissent dans leurs cases que lorsqu'ils sont entièrement
guéris. Ils se vêtent d'une longue robe qui leur descend jusqu'aux pieds
et qui se termine par un capuchon leur couvrant la tête. Les garçons sont
séparés des filles. Ils passent la journée sous un arbre voisin du village,
venant seulement le matin et l'après-midi chercher leur nourriture, qui
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 433
est plus copieuse que de coutume. Au soir, ils se rapprochent du tata et
passent la nuit dans des cases préparées pour eux ; ils rentrent en chantant
et en faisant aller en mesure une sorte d’instrument composé d’un
morceau de bois recourbé, dans la plus grande branche duquel sont passés
des fragments circulaires de calebasse qui, en se choquant, produisent un
bruit de castagnettes. Les filles portent de petites calebasses remplies de
menus cailloux, sem-
blables à nos jouets
d'enfants. Au matin,
de bonne heure, ils re-
viennent à leur arbre.
Le retour dans les fa-
milles donne lieu à
des fêtes et à des tam-
tams interminables ; 1l
marque le passage de
la vie d’adolescent à
celle d'homme fait, et
est marqué par la prise
d’autres vêtements. On
leur rase la tête et on
les habille de boubous
et de pantalons neufs;
ils ornent leur tête
d’une bande de cuir
munie de verroteries
et de coquillages, et
s’arment d'une lance,
fabriquée pour la céré- 4. = en.
à AIN LES > Cure
monie. Les filles font
de même; on les dis- Les circoncis bambaras.
tingue de leurs compa-
ones aux petites bandes d’étoffe qui, attachées à la ceinture, pendent devant
le corps. Ainsi vêtus, ils vont rendre visite aux notables et chefs du village,
et se livrent ensuite à la danse et au plaisir pendant plusieurs jours.
91 janvier. — Alpha m'éeril qu'Ahmadou a quitté Fogni aujourd'hui
pour se diriger vers Ségou. Nous sommes donc près de notre départ et nous
pouvons espérer que le mois de février nous verra en route. — Tautain
vient des’aliter avec tous les symptômes d’une fièvre bilieuse hémalurique ;
28
154 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
ilest pris par cette terrible maladie qui fait tant de victimes parmi les
Européens en Sénégambie, Son mal à débuté par une épouvantable crise de
crampes d'estomac, qui lui permettait à peine de rester en place et lui
faisait souffrir le martyre. Jusqu'à ce moment, nous pouvions nous consi-
dérer comme assez heureux, malgré nos fréquents accès de fièvre el embarras
gastriques; personne de nous n'avait encore été atteint d’une maladiesérieuse,
que l'absence de médicaments et de moyens curatifs devait évidemment rendre
dangereuse. Mais nous nous trouvons maintenant en présence d’une fièvre des
plus pernicieuses, et Tautain nous déclare lui-même, avec son habituelle in-
souciance du danger, qu'il aura de la chance s’il s'en tire. — Une nombreuse
caravane de Dioulas sarracolets s'est arrêtée aujourd'hui à Nango; c’est
celle qui m'a été signalée à Tadiana. Elle vient du Guidimakha et n’a pas
passé par Bakel ni par Médine; elle n’a donc rien pour nous. Ces Sarra-
colets forment, en somme, la population la plus intéressante de toutes ces
régions, el ce sont eux qui, par leur insüinet commercial, l'étendue de leurs
relations (rivières du Sud, Haut-Sénégal, Haut-Niger, Djenné, Tengrela, ete.)
semblent être les plus aptes à porter au loin nos idées civilisatrices. Nous
pensons done qu'il serait utile de nous assimiler plus étroitement les
populations sarracolets, telles que celles du Guoy, du Kaméra et du Guidi-
makha, qui sont déjà placées sous notre protectorat. On pourrait modifier
la situation politique de ces États en les plaçant sous la dépendance com-
plète de Bakel, dont le commandant serait chargé de centraliser tous les
renseignements, géographiques ou autres, apportés des régions plus loin-
laines par ces infatigables marchands. Le commerce n'existe qu'à l'état
rudimentaire dans la partie du Soudan visitée par la mission, et cependant
les Bambaras, les Malinkés, et surtout les Sarracolets paraissent avoir les
plus grandes aplitudes pour les transactions commerciales. Astucieux,
persuasifs et tenaces, ils aiment à marchander et excellent dans les intermi-
nables discussions auxquelles donne lieu l’une de ces opérations d'échange
où le trafic s'opère avec des objets de troc dénués de toute valeur. Âpres
à la possession et avides de bénéfices, ils mettent un temps infini et prodi-
guent toute leur éloquence pour engager, continuer ou terminer une
transaction commerciale, Toutes ces transactions ont évidemment lieu par
voie d'échange. On fait généralement usage, pour les petites affaires, de
cauris et de bandes ou carrés de coton ; pour les grandes, c’est le captif ou
l’esclave qui est l'unité d'échange. Le cauri' est une coquille univalve des
mers de l’Inde, servant de monnaie sur la rive droite du Niger, depuis ses
1. En ouolof, petaut ; en bambara, Loulou; er toucouleur, tiédé.
VOYAGE AU SOUDAN FRANCGAIS. 155
sources jusqu’à Tombouctou. Sa valeur est d'environ 5 à 4 francs d'argent
les 5000, ou plutôt les 4000 dans le système de numération des Bambaras.
Les indigènes comptent par 5 cauris à la fois, qu'ils ramassent avec
une dextérité et une prompülude tout à fait remarquables; quand ils
ont 16 tas de », ils font un gros tas de 80, qu'ils appellent 100. Quand ils
ont » de ces tas, 1ls réunissent le tout : c’est 1000.
Ce sont les caravanes des Sarracolets qui servent d’intermédiaires entre
les Soudaniens et les comptoirs et escales du Sénégal, de la Gambie et des
rivières du sud de notre colonie. Sur le Sénégal, le dernier établissement
commercial est Médine, et nos progrès politiques vers le Niger n’ont encore
pu décider nos négociants à pousser leurs comptoirs jusqu’à Kita. I est
vrai qu'à partir de Médine la voie commerciale du fleuve devient à peu
près inutilisable, et qu’une route carrossable permettra seule aux produits
indigènes des régions nigériennes de s’acheminer vers Médine et Bakel,
têtes de ligne du Sénégal. C'est principalement à Bakel et Médine, à Fatta-
tenda sur la Gambie, à Boké dans le Rio-Nunez, et à Sierra-Leone à
l'embouchure de la Rokelle, que les Sarracolets forment leurs caravanes,
pour se diriger ensuite, par les itinéraires indiqués sur la carte jointe au
présent travail, vers le Niger et les marchés du Soudan occidental. Les prin-
cipaux objets d'importation sont le sel, les verroteries, la poudre, les fusils
à silex à deux coups, les pierres à feu, les clous de girofle, les guinées,
tissus de coton grossiers et étroits, teints en bleu et fabriqués à Rouen, en
Belgique et dans l'Inde, le calicot blanc, les étoffes désignées sous le nom
de rowm, suereton, baja, liménéas, ete., l'ambre, le corail, les cornalines,
le tabac, le tafia, etc. Les caravanes partant de Bakel sont composées gé-
néralement de vingt à soixante individus qui conduisent des « bourriquots »
ou, plus rarement, des bœufs porteurs. Celles qui partent de la Gambie el
des rivières du sud de notre colonie n’amènent pas d'animaux porteurs ;
tous les produits sont transportés à tête d'homme. Aussi peut-on s’imaginer
combien les captifs sont utiles et recherchés dans cette région, et il est
permis d'avancer que le commerce d’esclaves forme la majorité des trans-
actions de ces malheureuses contrées, ainsi qu'il ressort d’ailleurs des
renseignements déjà fournis par le lieutenant Vallière pendant son voyage
à travers le Manding. Toutes ces transactions sont faites presque exclusive-
ment par les Sarracolets, qui possèdent au plus haut degré l’instinet du né-
voce. Leur commerce est loin, du reste, de se pratiquer en toute sécurité ; 1ls
sont souvent obligés de traverser des pays en guerre, où ils ne parviennent
à sauver leurs marchandises qu’à force de ruse.
Dans les contrées où règne la paix, les conditions ne sont guère meil<
(e)
136 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
leures, car ils ont alors à satisfaire les exigences de certains chefs qui leur
font payer de fortes redevances. Par exemple, dans l'empire d'Ahmadou, il
existe sur chaque route commerciale certains villages où les Dioulas doivent
payer une sorte d'impôt, s'élevant souvent au dixième de leurs marchan-
dises. Ainsi, sur la route de Médine à Négou, les villages de Kouniakary,
Nioro, Guigué et Nyamina sont dans ce cas; sur la route qui suit la vallée
du Bakhoy, les percepteurs sont placés à Mourgoula et Tourella. Les Dioulas
venant du sud payent les droits au village de Sougoula, non loin de Boghé,.
Au marché de Nioro, les Maures commerçants payent comme impôt un
bafal de sel sur dix ; les deux tiers de cet impôt sont pour le chef de Nioro,
l'autre tiers est pour le sultan. Certaines contrées du Haut-Niger, spéciale-
ment le Kaarta, le Guéniékalari et le pays de Ségou, possèdent des marchés
périodiques très suivis et très animés. Voici, par exemple, la liste des vil-
ages de cette dernière contrée où se tiennent ces marchés hebdomadaires,
lages de cette der ontrée { t hés hebdomadaires
avec l'indication des jours où ils ont lieu :
Lundi : Ségou-Sikoro, Kama, Kouloro, Massabougou, Pougouni.
Mardi : Boghé.
Mercredi : Kolodimini, Bougouba, Nyamina, Sam babougou.
Jeudi : Sékoro, Soïa, Cacoulé M'Baye, Gassola.
Vendredi : Banakoro, Ténégou, Samagolaqué.
Samedi : Fasona, Somonogou, Bounou.
Dimanche : Massala, Dougassou.
Voici en cauris les prix moyens du marché de Ségou :
\ 140 000
Captifs (suivant la qualité)... ....:... < 110 000
| 100 000
Chevaux... .....: EL OS Bono der doc 200 000 à 300 000
BU anse HR Pr Ne ac 60 000
ANS tee EUR ss ES De Le SUR de 40 000
Chévres: RS 0 LT 2 500 à G 000
Moutons:28e 208 CS ER a RE ame 2 500 à 6 000
Poules ne ete net roi 140 à 500
Calicot blanc (la coudée de 0°,50)....,...... ARE 600
9 francs (pièce d’argent)........... a Pen Ce 2 500 à 5 000
Baril de poudre (2 kilogrammes).....,.....,... 50 000
Giunée (licoudee) RER te 500
Cotonnades francaises, baja, indiennes, ete... ,... 600
Monsseline.tee MUR EMRERSE AO I S00
Moule de mil (2 litres environ)... ARC EIEeRe 120
Mouleidemiz. ss mecs MS RS LE 500
Babel ie. Le ARE Done ce : 40 000 à 60 000
Or (le PROS MIS) Ernie trees > 000 à 6000
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 457
Boubou en coton indigène. ..,.......,....... : 6 000 à 7000
PAT ÉONMITENE Eee sÉnbuope done o 000 à 6000
Eusilävpierre, 1 coup; 2 coups..." nn 25 000 à 30000
'endiones (Marin) ee 066 Soc ad cpocevone 20
RES À lOTLe 0e Joe one on dt era e 20
Arnbrelitettemhoule) eeeereece re er re 1 000
Ambre (CTOSSEMDOUlE) EEE EEE PE EEE CT CEE 9 000
Nue ardies os 66e idee 6066, co0cos 30
Corail\{le morceau)... HoenRelteaene 2 000
Ces prix sont à peu près les mêmes dans tout le pays de Ségou et le Gué-
niékalari. Îls varient dans les marchés du sud. Aïnsi, à Kéniéra, pour
2 à 9 pièces de guinée on a un capüf; pour un fusil, également. À Diakarou,
pour une barre de sel on à 7 gros d’or ou un captif; un cheval ne vaut pas
moins de huit captifs.
1° Jévrier. — Tautain a passé une très mauvaise nuit. Une diarrhée
persistante et des vomissements continuels ne lui ont pas permis de prendre
une minute de repos. Cette maladie nous inspire de bien grosses inquié-
tudes, d'autant plus qu’elle arrive à un mauvais moment, car tout fait
prévoir, si elle se termine heureusement, que la convalescence sera longue
et retardera sans doute notre départ. Cette complication n’est pas la seule,
et, comme un fait exprès, voilà que les quelques chevaux indigènes qui
nous restaient, et sur lesquels nous comptions pour notre voyage, viennent
d'être tous atteints d’une sorte de maladie, appelée borko dans le pays. Ils
sont complètement couverts d'ulcères. Je vais être forcé de m'adresser à
Ahmadou pour nous fournir les montures nécessaires pour notre retour.
Quelle lutte incessante il faut livrer, sur cette terre africaine, à la maladie,
au climat, aux hommes, pour venir à bout des difficultés accumulées sans
cesse sur la voie des Européens essayant d’ouvrir à notre influence civili-
satrice ces régions si obstinément fermées à nos efforts ! — Beaucoup de
gens du village, hommes et femmes, viennent s'asseoir silencieusement de-
vant notre case pour oblenir des nouvelles de Tautain, à qui ses consulta-
tions gratuites avaient fait beaucoup d'amis. La vicille Nadié apporte une
grande calebasse remplie de citrons. Ces démonstrations nous touchent et nous
nous demandons si, en dépit de leur profonde barbarie, ces indigènes ne
sont pas susceptibles de civilisation. Certes on ne peut s’attendre à trouver
un grand sens moral chez ces peuplades. Non pas que les nègres soient
naturellement cruels et méchants, comme leurs voisins des déserts sahia-
riens, mais ils sont en tout comparables à de grands enfants et absolu-
ment esclaves de leurs passions. Par exemple, les meurtres sont rares chez
eux, et pendant tout notre séjour à Nango nous n’avons vu se commettre
aucun assassinat. Nous n’en dirons pas autant des pillages, qui ont lieu
458 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
constamment et qui sont même l'occupation essentielle d'un grand nombre
de ces peuplades barbares, surexcitées par de longues années de guerres
incessantes entre elles et contre des voisins ambitieux. Comme conséquence
de cet état d’hostilité permanente, les indigènes de cette partie de l'Afrique
sont loujours armés, Les marchands qui fréquentent les marchés, les cul-
Livaleurs qui vont aux
[3 champs ont toujours
le fusil sur l'épaule
et la poudrière en
bandoulière. Les jeu-
nes gens, quels qu'ils
soient, n’ont pas de
désir plus vif que
celui de posséder un
fusil et les objets d’é-
quipement nécessai-
res. Nous avons dit
ailleurs quelle était la
nature de ces armes.
La continence n’est
pas la vertu domi-
naute des Bamba-
ras, des Malinkés et
même des Toucou-
leurs. Ils s'occupent
peu de sauvegarder
la chasteté de leurs
femmes, ou, s'ils le
font, c’est dans un
but absolument inté-
Femmes bambaras.
ressé, car ils les lais-
sent le plus souvent
libres de leurs actions, si de gros profits viennent les indemniser de leur
indulgence.
Quant à la sincérité, ces indigènes n’en ont aucune idée, et les Toucou-
leurs particulièrement sont passés maîtres dans l’art de dissimuler leur
pensée. IIS n'abordent jamais franchement les questions en discussion et
se complaisent dans ces interminables palabres où l’on ment avec un
aplomb sans égal, tout en se voilant la face avec horreur lorsque l'ad-
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 459
versaire exprime une opinion contraire à celle qu'on émet. Le courage
varie beaucoup chez les races nègres que nous avons pu observer. À en
juger d’après la vélocité avec laquelle tout un village se précipite dans les
murailles de son tata à l'approche de quelques cavaliers, on pourrait affir-
mer que les Bambaras et les Malinkés sont tout à fait poltrons. Cependant
l'exemple des luttes qu'ils ont autrefois soutenues et soutiennent encore
contre leurs ennemis musulmans, et la bravoure que nous leur avons vu
déployer nous-mêmes dans les rangs de nos tirailleurs et spahis sénégalais,
prouvent que la lâcheté n’est pas le défaut ordinaire de ces peuplades.
Quant aux Toucouleurs, ils ont une réputation de bravoure bien établie dans
toule cette partie du Soudan, et il est certain que si nous n'avions pour
nous la supériorité de notre tactique et surtout l’irrésistible prépondérance
de nos armes à tir rapide, qui rendent désormais des troupes européennes
bien commandées invincibles vis-à-vis des hordes soudaniennes, nous
aurions pu trouver à l’occasion des adversaires dangereux dans ces guer-
riers musulmans, fanatisés par les paroles de quelque nouveau prophète.
Les populations qui habitent le Haut-Sénégal et le Haut-Niger sont cer-
tainement paresseuses ; elles ne seraient pas nègres sans cela. Chaque indi-
vidu cultive juste assez pour ses besoins, et aucune amélioration n'a été
apportée dans les procédés de culture depuis des siècles. D'autre part, le
voyageur qui parcourt ces contrées ne peut s'empêcher de constater l’in-
dolence où vivent les habitants. Nous ne pensons pas cependant qu'il faille
tirer de là des conséquences trop pessimistes pour lavenir de cette région,
car nous avons rencontré de nombreuses exceptions. Les Bambaras, par-
ticulièrement, sont des cultivateurs assez intelligents, et les Malinkés sont
portés par leurs instincts cupides aux travaux agricoles et métallurgiques,
qui leur permettront d'acquérir les objets dont ils désirent la possession.
En résumé, les contrées que nous avons explorées sont habitées par des
populations encore bien ignorantes et fort sauvages, qui rendront peut-être
notre œuvre civilisatrice pénible dans les commencements; mais, d’après
les indices que nous avons pu recueillir sur divers points, elles ne sont pas
réfractaires à loute idée de progrès et de travail. On peut donc prédire
qu'avec le calme politique elles sauront trouver dans les richesses diverses
de leur sol les moyens d'échange contre nos produits manufacturés d'Eu-
rope. Le jour où une voie de communication praticable et sûre mettra toutes
ces peuplades en rapports faciles avec nos escales de commerce, la repopu-
lation s’accomplira peu à peu; les cultivateurs, assurés de la vente de leurs
récoltes, défricheront de nombreux territoires; les Peuls, certains de la sé-
eurité et de la paix, reconstitucront leurs immenses troupeaux; les Sarraco-
410 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
lets reformeront leurs longues caravanes; la prospérité renaitra en un mot
et succédera à la misère actuelle, Mais ces résultats si désirables ne seront
atteints que si l’on remplace partout la domination actuelle des Toucouleurs
par l'influence bienfaisante et eivilisatrice de la France.
2 février. — La nuit a été très mauvaise; le mal augmente et notre in-
quiétude est toujours aussi grande. Tautain ne fait que vomir depuis
hier; il ne peut garder la quinine que nous lui faisons avaler et qui est le
seul remède que nous possédions, Ilest jaune comme un citron et d'une
faiblesse extrême; mais sa jeunesse et sa rare énergie ne l’abandonnent pas.
— Nous avons passé une partie de la journée dans la case de notre voisin
Tiébilé, qui nous a donné d’intéressants renseignements sur la fabrication
du beurre de karité, Le mobilier des cases bambaras est des plus simples.
Il comprend des ustensiles de cuisine consistant en marmites en terre de
tailles différentes, calebasses en bois, calebasses de cucurbitacées pour ser-
vir de plats, de baquets à laver, de cuillers pour remuer le allo; des in-
struments d'agriculture, proches, haches, serpettes ; des taras, des nattes en
paille de mil, des petits bancs en bois, des lampes grossières, des mortiers,
des pilons et enfin le four pour la préparation du beurre de karité. Le karité
où arbre à beurre (Bassia Park) mérite une mention spéciale comme
produit commercial d’un avenir immense, dès que la voie de communica-
tion projetée aura dépassé Bafoulabé. Le karité est très commun dans la
vallée du Haut-Niger et dans celles du Bakhoy et du Ba-Oulé ; on en rencon-
tre d'immenses forêts dans le Fouladougou, le Bélédougou, le Manding et
le Guéniékalari. C'est un bel arbre à feuilles oblongues et frisées, de la
famille des sapotées; le fruit est de la grosseur d’une noix ordinaire, enve-
loppé d’une coque assez mince recouverte d’une chair savoureuse et
excellente au goût. La noix, de forme ovoïde, présente une chair blanche
compacte. servant précisément à la confection du beurre végétal. La récolte
commence à la fin de mai et finit aux derniers jours de septembre. Les
femmes et les enfants vont alors journellement dans la forêt, surtout après
les fréquents orages ou tornades de l'hivernage, et rapportent au village de
grands paniers où calebasses remplis des fruits que le vent à fait tomber.
On les verse dans de grands trous cylindriques, creusés çà et là dans les
villages indigènes, au milieu même des rues et des places. Dans ces trous,
les fruits perdent leur chair, qui pourrit; on les y laisse généralement
plusieurs mois, souvent même pendant toute la saison d’hivernage. Les
noix sont ensuite placées dans une sorte de four vertical en terre d'argile,
disposé dans l'intérieur des cases. Elles sont ainsi séchées au feu et même
légèrement grillées. Dès qu'elles sont bien sèches, on casse les enveloppes,
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 441
on écrase la chair blanche intérieure, de manière à en former une pâte
bien homogène. On la met dans l’eau froide et, après l'avoir battue vive-
ment, on la tasse et on l'enveloppe, pour la conserver, dans des feuilles
d'arbre. Toutes ces opérations, très longues avec les moyens rudimentaires
des nègres, se font ordinairement pendant la saison sèche.
Le beurre de karité est d’un usage constant parmi les populations bam-
baras et malinkés du
Haut-Sénégal et du
Haut-Niger ; il sert
pour la cuisine, pour
les grossières lampes
du pays, pour la
préparalion du savon,
pour le pansage des
plaies, ete. Les Dioulas
en exporlent une pelite
quantité vers les riviè-
res du sud, surtout sur
les rivières anglaises.
Nous croyons que ce
produit pourrait trou-
ver son emploi sur une
grande échelle en Eu-
rope, non moins que
l’arachide dont nos bà-
timents transportent de
si gros stocks dans nos
ports de Marseille et
Bordeaux. Il pourrait,
Feuilles et fruit du karité (Bassia Parkii).
croyons-nous, servir
non seulement à la con-
fection des savons, mais encore à celle des bougies". Toujours est-il qu'il
existe sur les deux rives du Niger d'immenses forêts de karités, qui n'at-
tendent qu'une exploitation facile et commode pour être mises en œuvre
et fournir un objet d'échange, peut-être plus précieux encore que l'arachide.
1. Les fruits, analysés en France, ont donné comme résultats:
ADR RUE AO AR OS 8,20
NT Motor roupaoocec SD)
Graisse, JO Doro Dan D RS Em Merle 90 »
{
t2
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
4
Or on sait que le commerce de cette plante oléagineuse a fait des progrès
considérables dans toute la Sénégambie, et que le Cayor seulement en
produit aujourd'hui près de 50 millions de kilogrammes, ce qui repré-
sente bien certainement dix fois la production de ce pays, il y a une
trentaine d'années. Le gouverneur Faidherbe disait autrefois que la pro-
duction en arachide était, en Sénégambie, la meilleure preuve de la
prospérité d’une contrée, et que la culture de ce fruit donnait toujours
naissance à un mouvement commercial considérable. Cette assertion, de
plus en plus vraie de nos jours, peut évidemment s'appliquer aux fruits de
l'arbre à beurre, qui paraissent être encore plus riches en matières grasses
que ces graines oléagineuses, et qui ne demandent, pour être récoltés, que
la peine d’être ramassés dans les bois. Nous verrons ainsi se produire le
même fait que sur les bords de la Gambie et des rivières du sud de notre
colonie. Attirés par la fertilité des terres qui bordent le Haut-Sénégal et ses
affluents ainsi que le Haut-Niger, et par les offres avantageuses que leur
feront nos trailants, nous verrons les Bambaras et les Malinkés quitter peu
à peu les hauts plateaux pour descendre dans les vallées, où ils se mettront
à cultiver l’arachide et à récolter leurs immenses forèts de karités. Ces cul-
tures exigeant un travail constant et un but déterminé, les noirs qui s'y li-
vreront en toute sécurité contracteront vite des habitudes de stabilité et le
goût des occupations paisibles. Ainsi conduits tout naturellement à désirer
et à acheter, avec le produit de leur travail, les denrées et marchandises eu-
péennes, 1ls se créeront de nouveaux besoins, dont la satisfaction sera une
source de profits et de bénéfices pour nos trailants et nos commerçants.
D'un autre côté, ces cultures sur une large échelle nécessiteront un grand
nombre de bras, qui seront fournis par tous les indigènes fugiuifs des contrées
où dominent encore les fils d'El-Hadj Oumar et où 1ls sont exposés sans cesse
à être traînés en captivité. Nous admettons que tous ne s'élabliront pas
d'une manière définitive dans les territoires que traversera notre voie de
communication et où opéreront nos trailants; mais, en partant, ils retour-
neront dans leur pays natal, où ils ne manqueront pas d'émerveiller leurs
compatriotes par leurs richesses et de décider nombre de ceux-ci à faire
comme eux. De là un grand mouvement commercial qui fera la prospérité
des contrées où nous venons de prendre pied par notre établissement de
Kita et par celui de Bammako; ce mouvement aura l’agriculture pour
cause première, car nous ne devons pas oublier que les Bambaras et les
Malinkés sont des populations presque exclusivement agricoles, que les
guerres du prophète sont venues seules détourner de leurs occupations
favorites.
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS, 445
4 février. — Tautain, après avoir failli mourir dans la nuit du 2 au 5,
va un peu mieux aujourd’hui. Les vomissements se sont arrètés et la fièvre
est moins forte, Il s'est assoupi ce matin, et, s’il ne se produit pas de re-
chute, il pourra s'en tirer, — Nous avons fait cel après-midi une longue
promenade aux environs de Nango; les lougans s'étendent très loin du vil-
lage, et les Bambaras ont réellement beaucoup d’aptitudes pour l’agriculture,
Ces contrées du Haut-Sénégal et du Haut-Niger fournissent une multitude de
productions végétales importantes et intéressantes : le mil dans ses diverses
variétés fournies par le genre sorgho, le riz, le maïs, les haricots, le tabac.
l'arachide, l'indigo, le sésame, le coton, le fruit de l'arbre à beurre, ete.
Femme pilant du mil et jeune fille filant à Nango.
Sous le nom de mil, on désigne en Sénégambie toute la série de grains,
pelits et arrondis, qui proviennent du genre sorgho, du genre mil el
d'autres graminées. Ce sont les plantes dénommées par les Ouolofs :
gadiaba, tigne, sanio, souna, niéniko, fonio. Le gadiaba à un gros grain
blanc; on ne le rencontre plus guère en Sénégambie en aval de Bakel. Le
’ D D
tigne où soubako (bambara) à un grain pelit et noir. Le sanio et le souna,
à grains de forme ellipsoïdale, suspendus à de longues grappes, surmon-
tant de hautes tiges de 3",90 à 4 mètres de hauteur, ont un grain à peu
O (e)
près identique. Le niéniko (bimbi des Bambaras) a un grain blanc et assez
gros; on l’emploie surtout pour la nourriture des chevaux. Le fonio (findi
44% VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
des Bambaras) à un tout petit grain, plus petit encore que celui du
millet. ;
Le plateau du Haut-Sénégal et le bassin du Haut-Niger produisent en
grande quantité un riz dont le grain a sensiblement la longueur et la gros-
seur du riz Caroline. Ce riz est, pour l'alimentation, de qualité aussi
bonne que les espèces de la Caroline et de linde, que nous importons en
Sénégambie, bien qu'il contienne une proportion plus forte de matière
amylacée. Le riz se cultive dans des endroits marécageux que les inonda-
tions recouvrent pendant la saison pluvieuse; 1l est récolté vers la fin du
mois d'octobre,
La famille des légumineuses fournit les arachides et les haricots. Les
arachides sont en grande abondance; elles se récoltent à la fin du mois
d'octobre où au commencement de novembre. Quant aux haricots, on en
trouve trois espèces, qui donnent leurs produits depuis la fin de septembre
jusqu'au commencement du mois de novembre, L'espèce la plus remarquable
est formée par les miébés quertés, gros haricots contenus généralement par
deux dans une coque poussant en terre à la façon de larachide.
Parmi les produits végétaux accessoires, nous trouvons une ou deux
cucurbitacées comestibles et deux racines appartenant, l’une à la famille
des euphorbiacées, l'autre à celle des aroïdées. La première, fort com-
mune, peut, quand elle est jeune, remplacer la pomme de terre.
Le tabac, l'indigo et le coton peuvent être récollés en septembre, et la
récolle ne commence guère qu'à celte époque, pour continuer jusqu'en
avril.
Les forêts couvrent la région dans toutes les parties qui ne sont pas
cultivées ou occupées par les hauteurs, généralement dépourvues de végé-
lation. S'il existe des plateaux arides et dénudés, on peut dire aussi que
l’on rencontre de très belles forêts, à arbres de haute futaie, notamment
dans les solitudes du Natiaga, du Barinta, du Bétéadougou, du Fouladougou,
du Bélédougou et du Manding. Là, sur de grandes étendues de terrain, le
sol est couvert d’une végétation exgessivement touffue, dont les détritus ont
formé une sorte de terreau très fertile, gras, profond, d’une ressource et
d'une fécondité étonnantes. Voici les principales essences d'arbres que l’on
rencontre dans les forêts de cette partie du Soudan : le nérétou' où houl,
qui donne de grandes gousses, contenant plusieurs grains de la grosseur
d'une petite fève, entourés d’une farine Jaune à saveur sucrée et de goût
agréable ; le citronnier, qui fournit des fruits à peau lisse et généralement
1. Nous donnons les noms indigènes,
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 445
plus petits que ceux de nos climats ; le baobab, dont les feuilles, récoltées
en grande quantité à la fin de l’hivernage, servent à la confection du lallo,
tandis que les fruits, contenus dans un long étui cylindrique, sont comes-
übles et que l’écorce est utilisée pour la confection des cordes du pays; le
gonatier, arbre excellent pour la construction et donnant des gousses
dont le fruit sert à tanner le cuir ; le famarinier, fort bel arbre dont les
fruits, très acides, servent à confectionner une boisson rafraichissante; le
cail-cédrat, excellent pour les constructions et dont l'écorce fournit un mé-
dicament amer et fébrifuge, employé par les indigènes; le berre, arbuste
donnant de petits fruits sphériques bons à manger et employés pour la
préparation d’une sorte de boisson alcoolique; le dimb, bel arbre au feuil-
lage élégant, dont les fruits, de la forme et de la grosseur d'une poire, ne
doivent pas être mangés en trop grande quantité, car ils peuvent produire
une sorle de syncope d’une durée assez longue; le rhat, employé pour
les constructions légères du pays et dont l'écorce bouillie sert à obtenir la
teinture Jaunâtre des pagnes que vèêtent les Bambaras et Malinkés; le
dingouton, donnant des fruits jaunes bons à manger; le fromager, immense
arbre utilisé pour la confection des pilons et des mortiers, tandis que la
gousse qu'ils produisent est employée pour confectionner une sorte
d'amadou; le gologne, donnant de petits fruits bons à manger et qui, pilés
et manipulés, servent aussi à préparer une sorle de savon très en usage
sur les bords du Niger; le dondoul, dont les feuilles servent à faire du
lallo ; le vène, utilisé pour les manches d'ouul et le charbon de forge; le
tiamanoï, qui donne des fruits comestibles; le n'taba, bel arbre à grosses
gousses, qui contiennent de 6 à 8 gros noyaux juxtaposés et recouverts
d’une chair blanche ou rouge, délicieuse au goût; ces noyaux sont baignés
dans un liquide blanchâtre et gluant, et les indigènes attribuent à ces
fruits des qualités aphrodisiaques excessivement énergiques; le khadd, où
les Bambaras et Malinkés placent fréquemment leurs ruches à miel et dont
les feuilles par leur apparition (fin septembre) annoncent la fin de l'hiver-
nage; le toroninkoko, sorte de ficus, dont les fruits sont attachés directe-
ment au tronc et aux grosses branches; le Æhos, que l’on peut utiliser
pour la construction des embarcations; le Æhel et le doubatel, arbres
immenses, sortes de ficus, dont l’ombrage peut abriter une caravane
entière; le ronier, sorte dé palmier à tronc élancé et droit, arbre très pré-
cieux, car son bois, surtout celui du mâle, se conserve indéfiniment dans
l'eau et pourrait être par suite employé pour la construction des ponts;
l'acaciæ, dont on rencontre de nombreuses espèces, etc., etc.
T février. — Taulain va de mieux en mieux; il nous dit qu'il est sauvé
446 VOYAGE AU SOUDAN FRANCGAIS.
si la période de rémission dans laquelle il se trouve en ce moment n'est
pas suivie d’un nouvel accès. Dans ces sortes de maladie, ce dernier accès
est souvent mortel. Ahmadou nous a envoyé une nouvelle provision de
poulets; espérons que, celle fois, ce sera la dernière. Je n’ai pas reçu de
nouvelles d'Alpha Séga depuis plusieurs jours, mais il est probable que
le sultan termine actuellement nos affaires. Nous voici déjà au 7 février et
il est temps que nous soyons fixés sur la date de notre départ. Nous
avons passé une partie de Paprès-midi chez le forgeron du village. Ses in-
struments sont bien simples; il se sert, en guise de marteau, d’une lourde
masse de fer et d’une pince solide au lieu d’enclume. Son soufflet grossier
consiste en deux tuyaux de cuir par lesquels l’aide-forgeron passe Pair à
travers des orifices d'argile. Malgré des moyens aussi rudimentaires, cet
arlisan travaille avec adresse et rapidité. Du reste, les régions nigériennes
sont riches en produits métallurgiques. Nous avons déjà parlé de l'or, qui
parait exister dans loute la région montagneuse située à la partie supérieure
des bassins du Niger, du Sénégal, de la Gambie et de tous les cours d’eau
qui baignent cette portion du continent africain. Le Ouassoulou, le
Sankaran, le Bambouk et surtout le Bouré sont célèbres par leurs mines
d'or; d'autre part, pendant notre séjour à Nango, les colporteurs sarraco-
lets nous parlaient sans cesse de l'or contenu dans les montagnes du Kong
el qui était, disaient-ils, en telle abondance, que ce précieux métal formait
la seule monnaie usiléo dans le pays. Mais, avec les moyens rudimentaires
décrits plus haut par le lieutenant Vallière, les nègres de ces contrées ne
peuvent obtenir qu'un résultat des plus médiocres et qui ne peut nous
fournir de base pour évaluer, même approximativement, les richesses auri-
lères de celte vaste région. Ajoutons encore que ces indigènes, qui semblent
craindre de voir leurs mines s’épuiser, ne travaillent que pendant une
partie de l'année et à certains jours de la semaine, et que leurs
recherches ont toujours lieu dans le lit des ruisseaux et dans le fond des
vallées et ne s'étendent jamais sur les fleuves ou sur les sommets, dont la
constitution géologique semblerait cependant promettre un rendement plus
considérable, Enfin, nous insisterons sur ce fait, qu'une seule catégorie
d'individus, la caste des forgerons, est employée au travail de l'extraction
de l'or.
Quoi qu'il en soit, aucune tentative n'a encore été faite pour metlre en
œuvre les mines d'or du haut Niger et nous sommes persuadés que le
succès couronnérait üne exploitation sérieuse, faite avec méthode et
persévérance, dans des contrées restées jusqu'ici fermées à notre com-
merce.
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 447
Les gisements de fer sont nombreux et abondants dans le Haut-Sénégal,
sur les bords du Bakhoy, dans le Fouladougou, le Bélédougou, le Man-
ding, le Guéniékalari, ete. Le minerai, qui se présente souvent en grandes
masses, est exploité par les indigènes, dont les forgerons construisent
eux-mêmes les instruments de guerre ou d'agriculture que l’on rencontre
dans le pays. Il est travaillé dans des fourneaux en terre, ainsi que je l'ai
déjà indiqué dans un chapitre précédent. Nous pensons que l'exploitation
de ces gisements de fer serait facile et peu coûteuse; il y aurait là une
source de commerce pour nos négociants s'ils essayaient d'installer dans
Forgerons bambaras.
celte région un établissement métallurgique où le métal serait mis en
œuvre, travaillé et vendu sur place à tous les indigènes des environs. Inu-
üle en outre d’insister sur les services que pourrait rendre une semblable
exploitation au point de vue des constructions et des travaux projetés dans
le haut pays.
Nous citerons encore, parmi les produits métallurgiques, argent, qui a
été signalé en quantités notables dans les montagnes du Bambouk, et le
mercure, que l’on trouve dans le Boundou à l’état natif et par globules de
près d’un millimètre de diamètre. Les indigènes le recueillent en faisant
des trous coniques à parois très inclinées, sur lesquelles roule le mercure.
428 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
Mais, nous le répétons, aucune exploration géologique sérieuse n’a
encore été faite dans ces régions et il n'est point possible de porter
un jugement précis sur les richesses métallurgiques de ces immenses
territoires, vierges de toute entreprise industrielle et de toute exploitation
commerciale.
10 février. — J'ai eu encore la fièvre ces derniers Jours, mais les accès
sont moins violents. Tautain est maintenant en pleine convalescence; il
l'a échappé belle. — Alpha ne m'a pas encore donné de ses nouvelles
depuis son retour à Ségou. Ce silence est singulier et je lui écris pour le
réveiller un peu. Ah! nous ne sommes pas encore sortis des griffes
d’Ahmadou ! — Un Sarracolet nous vend l'un de ses ânes; 1l pourra nous
servir pour le retour. Les ânes du Kaarta et du pays de Ségou sont de taille
très petite. Ils sont du reste bien proportionnés, bien muselés et ont le
pied très sûr. Ils sont doués de qualités vraiment extraordinaires, et on les
voit porter des fardeaux énormes avec une aisance, une agilité qui étonnent
toujours. Il est regrettable que les indigènes n'aient pas encore songé à
accoupler l'âne et la jument du pays, car tout fait penser que l'on obtien-
drait ainsi d'excellents produits. Déjà les mulets d'Algérie vivent beaucoup
mieux dans la région que les chevaux du même pays, et l’on est porté à
croire que les animaux procréés dans ces contrées malsaines, où ils seraient
par suile lout à fait acelimatés, rendraient les plus grands services non
seulement aux indigènes, mais encore à nos convois el à nos colonnes,
dans un pays encore dépourvu de voies carrossables.
Les bœufs, les moutons, les chèvres sont en très grand nombre, particu-
lièrement sur la rive droite du Niger, où l’on rencontre de grandes tribus de
Peuls, voués exclusivement à l'élevage des troupeaux. Qu'une longue paix
vienne encore à régner dans ces immenses plaines visitées Journellement
par les Talibés d'Ahmadou, et l'on verra se reformer ces grandes agglomé-
rations de bœufs qui faisaient la richesse des habitants, Peuls et Bambaras,
avant les conquêtes d'ElHadj Oumar. En dehors de ces animaux domes-
tiques, les contrées que nous avons visitées, et notamment les immenses
solitudes du plateau que baignent le Bakhoy et le Ba-Oulé, abondent en
fauves de toutes espèces : éléphants, girafes, panthères, antilopes de diffé-
rentes espèces, ele. Enfin donnons une mention spéciale aux nombreuses
variétés d'oiseaux, perdrix, poules de Pharaon, outardes, pintades, grues,
échassiers, perruches, perroquets, pigeons, merles métalliques et autres,
petits oiseaux de toutes sortes, elc., qui peuplent les forêts.
Pendant tout l'hivernage, nousétions visités à Nango, au moment des repas,
par un véritable essaim de ces jolis oiseaux, qui venaient manger jusque sur
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 419
la natte où Yoro disposait notre maigre repas. C’étaient des colibris, des
cous-coupés, des becs de corail, des veuves, elc.; les veuves surtout, si
vives, si légères, ornées de leur longue queue, nous arrachaient des cris
d'admiration, quand nous les voyions, avec leur plumage ondoyant, voler
d'arbre en arbre et se précipiter sur les grains de mil que nous leur
jetions. Elles parvenaient même à donner un charme caractéristique au
paysage assez triste qui nous entourait.
12 février. — Voilà nos affaires qui se gâtent encore et nous jouons
décidément de malheur; car, au moment même où Ahmadou allait défini-
üvement signer le traité et nous ouvrir les portes de cet insupportable
Nango, sont arrivés à Ségou une douzaine de Toucouleurs du Fouta séné-
galais, envoyés par Abdoul-Boubakar et les notables du Bosséa. Ces gens
arrivent, animés des plus mauvaises intentions et peuvent tout remettre en
question par leurs calomnies, qui trouvent malheureusement trop d’écho
dans un milieu aussi impressionnable et mal disposé que Ségou. Cet
Abdoul-Boubakar doit avoir contre nous une haine bien vive pour venir
nous poursuivre jusqu'ici, el il est bien fâcheux que les circonstances n’aient
pas encore permis de se débarrasser de cet incorrigible brouillon, qui,
tant qu'il n'aura pas été châtié ou exilé, rendra notre situation difficile en
Sénégambie. Ces Bosséiabés, depuis leur arrivée à Ségou, répandent par-
tout les insinuations les plus malveillantes contre nous et racontent que,
si nous voulons partir tout de suite, c’est pour porter à Saint-Louis les
renseignements pris sur les routes et le pays et permettre à une colonne
française de se mettre aussitôt en marche. Quand donc en aurons-nous
fini avec ces Toucouleurs, animés d’une mauvaise foi insigne et avec
lesquels il nous sera bien difficile, je crois, de jamais nous entendre. Ces
musulmans sont nos ennemis naturels, et, malgré leur faiblesse, se
figurent qu'ils pourront tôt ou tard reconstituer l'empire du prophète. IIS
sont opposés à l’idée de toute civilisation et de tout progrès, et il est réelle-
ment regreltable que la stupidité des Bambaras ne nous ait pas permis de
nous entendre avec eux à Bammako en dépit d’Ahmadou. En tout état
de cause, je viens d'écrire à ce chef que je considère ma mission comme
terminée et que je veux à tout prix quitter Nango dans quelques jours. L'un
de nos chevaux vient encore de mourir; nous serons done forcés de nous
adresser à Ahmadou pour pouvoir effectuer notre relour. Il existe des che-
vaux en assez grand nombre dans ces contrées. Ils proviennent du Kingui,
province située au sud de Nioro, des pays maures, et surtout du Macina.
La race en est assez petite, bien que l’on trouve des échantillons d'aussi
forte taille que nos chevaux algériens; mais ces animaux sont solides,
29
450 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
robustes et parfaitement appropriés au rude climat de ces pays insa-
lubres”.
14 février. — ai reçu hier soir une lettre d'Alpha. Les nouvelles son
meilleures. Il a pu lire ma lettre à Ahmadou, et celui-ci a promis d'en finir
avec nous. Samba N'Diaye est venu à Nango pour me dire tout cela de la
part de son maître; il croit que nous serons partis avant la fin du mois. Il
nous annonce aussi qu'Ahmadou doit nous donner une nombreuse escorte
de cavaliers, parce qu'il eraint que les Bambaras ne veuillent nous atta-
quer sur la route de Mourgoula. Nous nous mettons donc à espérer que nous
quitterons Nango sous peu de jours, mais Ahmadou nous a si souvent ber-
cés de folles promesses... Quant aux Toucouleurs de Fouta, Alpha et ses
hommes ont si bien manœuvré qu'ils ont réussi à les faire prendre en sus-
picion à la cour du sultan, où leurs intrigues ne pourront, J'espère, avoir
aucune mauvaise influence. — Nous venons encore d’assister à une scène
analogue à celles qui nous écœuraient journellement pendant notre séjour à
Makadiambougou : les Bambaras du village se sont rués sur le cadavre du
cheval mort hier pourle dépecer et s'en partager les morceaux. Ces indigè-
nes sont réellement peu difficiles pour leur nourriture, qui est presque
exclusivement végétale, et l'on ne comprend pas cette indifférence singulière
chez des gens qui, s'ils ne possèdent plus de troupeaux de bœufs, ont en-
core en assez grande abondance des chèvres et des poulets. Ils aiment
d'ailleurs beaucoup la viande, ainsi que nous venons de le voir. Que de fois
les avons-nous vus se disputer les débris des bœufs que nous abattions, ou
se Jeter avec une véritable férocité sur les cadavres de nos chevaux et mu-
lets, qui étaient dépecés avant que nos hommes eussent eu le temps de les
transporter à quelque distance du village. Dans la plupart des fêtes, les
Bambaras mangent de ces affreux chiens roux que l’on rencontre dans
tout le Soudan et qui sont chargés de la propreté des villages.
Le sel, qui manque presque absolument dans tout le bassin du Haut-
Niger, sera toujours l’un des objets d'importation les plus recherchés par
1. Bien qu'insuffisamment nourris pendant la route, les cinq chevaux que le sultan Ahmadou
nous avait donnés pour notre retour ont franchi en 26 jours les 1000 kilomètres qui séparaient
Nango de Bakel, Il faudra du reste tôt ou tard avoir recours aux chevaux maures où du Kaarta pour
notre cavalerie dans le haut pays, car les expériences des trois dernières années prouvent que ceux-
là seuls peuvent y vivre, Les chevaux d’escadron que nous avions amenés sur les bords du Niger
sont tous morts, pendant l'hivernage de 1880, d'une sorte d'anasarque, appelée borko dans la langue
indigène. De mème les détachements de spahis sénégalais qui ont fait partie des dernières expédi-
tions, se sont vus démontés en fort peu de temps, dès les premiers jours de la campagne. Il est
possible toutefois que ces animaux, lorsqu'ils seront bien soignés et abondamment nourris d'orge,
leur aliment ordinaire, s'acelimatent plus {ard dans cette région qui s'est jusqu'ici montrée très mal-
saine pour eux,
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 4
les populations de la région. Il y arrive par l'intermédiaire des caravanes
sarracolets, qui l’achètent en barre d'environ à kilogrammes (bafals) aux
Maures fréquentant le marché de Nioro. Un bafal de sel se vend jusqu'à
»0 et 60 000 cauris (70 à 80 francs). Aussi les Bambaras en achètent-1ls
rarement. Quelquefois ils emploient la matière saline extraite des cendres ;
le plus souvent, ils s’en passent. Pendant tout notre séjour à Nango, nos
hommes ont mangé des mets non salés; nous-mêmes, nous avons eu les
plus grandes peines à nous en procurer. Il ÿ a dans ce besoin du pays la
source d'énormes bénéfices pour nos traitants, quand ils s’établiront sur
les rives du Niger. On comprend qu'un pareil système de nourriture doit
avoir les effets les plus déplorables sur l’état de santé général des Bambaras.
Aussi voit-on régner parmi ces indigènes, ordinairement de haute laille et
bien constitués, lorsqu'ils sont adolescents, les maladies dites alimentaires.
La plupart deviennent rapidement héméralopes; cest à celte circonstance
que nous avons dû en partie notre salut dans la nuit qui a suivi le combat
de Dio.
16 février. — Samba N'Diaye est parti hier, promettant de faire (out son
possible pour presser Ahmadou. Nous allons done vivre encore d'espérance
pendant plusieurs jours; mais, comme tout cela est long! Les journées sont
chaudes : le thermomètre a marqué aujourd'hui 38 degrés dans notre case.
Les moustiques nous empèchent de dormir la nuit et nous n’avons aucun
moyen de nous en préserver. — Pour nous distraire un peu, nous passons
une partie de l'après-midi sur la place du village, très animée par la présence
des femmes et des eaptifs, qui viennent puiser l’eau au puits. Ce puits,
profond de près de vingt mètres, a une ouverture assez étroite, rétrécie
encore par un soutènement en bois, composé d’un étage de poutres parallèles
et d’un étage de poutres perpendiculaires aux côtés du puits et alternant
jusqu’à une assez grande profondeur. Les extrémités libres des poutres per-
pendiculaires avancent vers l’intérieur, et les profondes cannelures dont
elles sont ereusées par le passage des cordes qui montent et descendent,
JOIE
de femmes, s’occupant à puiser de l’eau dans des calebasses. Piétri essaye
»
montrent l'ancienneté du travail. Le puits est occupé par un grand nombre
de faire comprendre à plusieurs indigènes qui causent avec nous l'usage du
treuil; mais ceux-ci répondent qu'il y a très longtemps que l’on puise
l'eau de cette manière et qu’ils ne voient guère la nécessité de changer.
19 février. — On m'informe que les Bambaras du Bélédougou s'occupent
de ce que nous sommes devenus. Pourvu que ces brigands ne se mettent
pas en tête de vouloir nous intercepter la route du Sénégal! Ces renseigne-
ments m'ont élé apportés par un de mes hommes, que j'ai envoyé récem-
452 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
ment au marché de Boghé. Il y a même rencontré un ancien habitant de
Guinina, qui lui a donné les informations suivantes : « Plusieurs envoyés
du gouverneur sont arrivés au village de Daba pour rappeler aux Béléris leur
agression du 11 mai et leur enjoindre de rendre tout ce qui a été pris à
Dio, ajoutant qu'ils pouvaient organiser leur armée, préparer leurs fusils
et leur poudre, s'ils n'écoutaient pas ces paroles. Le chef de Daba a ré-
pondu qu'ils étaient prêts à recevoir les Français et qu'ils ne se soumet-
traient qu'après avoir tenté le sort des armes. » Mon émissaire a également
vu à Boghé un homme venu récemment de Médine et qui lui a dit avoir vu
Le puits de Nango,
campée auprès du poste une nombreuse troupe de tirailleurs, destinée à
s’avancer vers Kita. De tous ces bruits, je conclus simplement à la conti-
nuation de l’œuvre entreprise par notre nation dans le Soudan et à l'occu-
pation prochaine de Makadiambougou. Comme je l'ai déjà indiqué dans un
précédent chapitre, notre installation sur ce point est de la plus haute 1m-
porlance et suffira pour nous donner la elef du Haut-Sénégal. Le poste mi-
litaire de Kita commandera toutes les routes de la région; il attirera à lui
tout le commerce, qui dérive maintenant vers les factoreries anglaises du
sud et séparera complètement Ségou des pays toucouleurs de Nioro et de
Konniakary. Quant aux Bambaras, je pense qu'ils n’offriront pas beaucoup
de résistance à notre installation à Kita et sur le Niger. Ces nègres idolâtres
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 155
qui ont agi à Dio en gens habitués aux rapines, reconnaitront vite notre
supériorité ; mais il n’en sera pas de même des Toucouleurs musulmans,
surtout de ceux de Ségou, qui s’estiment à l’égal de nous-mêmes et font passer
les blancs pour des gens avides de conquêtes et ennemis de leur religion.
La manière dont Ahmadou nous a gardés prisonniers depuis notre arrivée à
Nango, malgré nos plaintes incessantes, montre bien le peu de fond que
l'on peut faire sur l'alliance de ces mahométans orgueilleux et ignorants.
De plus, il est facile de constater la faiblesse actuelle de ces anciens con-
quérants, déchirés par leurs querelles intestines et perdus au milieu de su-
jets indociles et n'attendant qu'une occasion pour s'insurger contre des
maitres détestés. Si l’on se trouvait en tout autre pays qu’en Afrique, où
la logique règle rarement le cours des événements, on pourrait avancer sans
trop de présomption que l'empire d’'Ahmadou n'en a pas pour longtemps à
vivre. Tout l'indique : désaffection des Talibés pour leur souverain, révolte
du Bélédougou, éloignement de plus en plus marqué des frères du sul-
tan, ete. ete. Mais, ce qui est de toute évidence, c’est la décadence certaine de
l'édifice élevé par El-Hadj Oumar et aussi la méfiance jalouse d’Ahmadou,
qui, ant qu’il régnera sur les bords du Niger, restera une barrière infran-
chissable entre nous et le reste du Soudan. Les rois bambaras de la famille
des Massasis ont fourni des pirogues à Mungo-Park pour se rendre à Tom-
bouctou et au delà. Ahmadou a arrêté impitoyablement tous les voyageurs
européens qui sont venus le visiter depuis vingt ans. Il est vrai de dire
que cette population de quelques milliers de Toucouleurs, soupirant tous
les jours après ses villages du Fouta, est prête à céder devant tout effort de
notre part.
20 février. — J'écris à Alpha de rompre définitivement avec Ahmadou,
si celui-ci ne veut pas terminer nos affaires. Je crains à lout moment que
les nouvelles du haut fleuve ne viennent encore compliquer notre situation,
et cette lenteur de ce chef toucouleur nous fait mourir d’impatience. Qu'il
surgisse un incident quelconque aux environs de Kita, et nous voilà de
nouveau dans une position d’où nous ne pourrons plus sortir! Nous
sommes dans une véritable impasse, et, chaque jour, une nouvelle diffi-
culté vient retarder l'heure du départ. Par exemple, Alpha m’apprend
l'arrivée à Ségou d'un Ouolof de Dakar, qui se dit envoyé auprès du sultan
par les notables de ce village et qui tient contre nous les propos les plus
malveillants. Peut-être n'est-ce qu'un fanatique isolé; mais, dans tous les
cas, sa présence à Ségou est bien un signe caractéristique de l'hostilité
que nous trouverons toujours en Sénégambie dans les adeptes de l’islamisme,
qui considèrent la capitale d’Ahmadou comme la ville sainte du Soudan et
454 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
viennent y porter volontiers leurs plaintes haineuses contre les Æeffirs.
— Hier au soir, Piétri et Vallière sont allés à la chasse aux perdrix, Is
sont partis par une nuit obscure, accompagnés de nos ordonnances,
portant des torches allumées et de grandes gaules. Les perdrix, tapies dans
les sillons des lougans et aveuglées par la lumière des torches, restaient
immobiles à l'approche des chasseurs, qui pouvaient ainsi les tuer à coups
de gaule, avant qu'elles se fussent enfuies. Mais nos chasseurs étaient
novices dans ce métier, et la chasse n’a pas été fructueuse, malgré la
grande quantité de gibier qui vit aux environs du village.
26 février. — Fai pris de la quinine il y a deux jours, pour éviter le
retour périodique de mes fièvres; mais ce remède n'a rien fait, et l'accès
est venu plus violent que jamais et accompagné de douleurs aiguës aux
jambes et à la tête, Ce sont toujours les mêmes fièvres intermittentes,
venant à époques réglées et qui ne nous quitteront sans doute qu'à notre
retour en France, si jamais nous y retournons..….. J'ai reçu une nouvelle
lettre d’Alpha m’annonçant que le sultan a enfin commencé à s'occuper
de nous; mais nous sommes devenus tellement sceptiques que nous ne
croyons plus à notre départ. — Pendant la journée, nous avons assisté à
Nango à un spectacle bizarre et révoltant. Les jeunes garçons du village,
âgés de 12 à 15 ans, c’est-à-dire ayant subi l'opération de la circoncision
dans les trois dernières années, ont parcouru les rues, complètement nus
et lenant à la main de longues verges, solides et très flexibles. Dès que
la bande arrivait devant la porte des cases où se trouvait la famille de
chacun de ces jeunes Bambaras, elle s’arrêtait et le garçon, sortant du
groupe, venait s'appuyer au mur de la case; ses camarades, passant devant
lui, le frappaient à tour de rôle d'un coup de verge, appliqué avec tant de
force, que le sang jallissait souvent. Nous n'avons pu nous empêcher
d'admirer le courage avec lequel ces jeunes gens supportaient la douleur
causée par ces coups de verge. On nous expliqua que plusieurs jeunes
garçons élaient morts dans l’année sans avoir été circoncis et que celte
cérémonie avait pour objet de détourner la colère des fétiches, qui avaient
ordonné que tous les Bambaras sans exception devaient être soumis à cette
opéralion,
CHAPITRE XXII
Nouvelles de Kita. — Impression causée à Ségou par la prise de Goubanko, — Dangers que court
la mission. — Dévouement de nos interprètes. — Le traité est signé par Ahmadou. — Rensei-
gnements sur les Sarracolets. — Nouveaux retards et menace de quitter Nango malgré Marico et
ses Sofas. — Départ de Nango. — Route le long du Niger. — Cruauté d’Ahmadou. — Vallière
est attaqué par les Malinkés. — Les chefs du Manding se placent sous le protectorat français, —
Arrivée à Kita.
28 février, — Hier soir, vers minuit, nous venions à peine de nous
étendre sur nos natles et de nous endormir, quand Sadioka nous amena
2
l’un de nos tirailleurs, qui arrivait tout essoufllé de Ségou avec un courrier
d’Alpha Séga. « Grande effervescence aujourd’hui à Ségou, me disait mon
interprète. Au moment où Ahmadou était en plein palabre au sujet de
notre traité, arriva un émissaire de l’almamy de Mourgoula, venant lui
annoncer qu'une forte colonne française élait parvenue à Kita, accom-
pagnée des contingents des peuplades malinkés, avait commencé aussitôt
la construction d’un poste à Makadiambougou, puis avait bombardé et
détruit le village de Goubanko. Cette nouvelle, adroitement colportée et
commentée par les gens du Fouta, avait donné lieu immédiatement dans
tout Ségou à une grande surexcitation contre les blanes, qui, on le voyait
bien, « ne rêvaient que la conquête des pays toucouleurs ». Ahmadou avait
réuni aussitôt tous les principaux chefs et notables de la ville et avait
demandé leur avis sur ces événements. Les deux premiers interrogés,
parmi lesquels Mamadou Eliman, l’un des marabouts les plus vénérés de
Ségou, répondirent que, puisque les blancs en agissaient ainsi et voulaient
les tromper, il fallait nous infliger le châtiment des traîtres et nous faire
trancher la tête. D’autres dirent qu'il fallait nous garder prisonniers et en
. olages, jusqu'à ce que la colonne française fût rentrée à Médine. Le plus
grand nombre, heureusement, donna pour réponse que nous étions des
envoyés, venant à la vérité pour les espionner, mais que nous devions être
respectés, puisque le sultan nous avait accueillis librement dans son pays.
Quant à Ahmadou, sombre et silencieux, il se contenta de faire appeler
156 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
Samba N'Diaye et Boubakar Saada, en leur prescrivant de se rendre im-
médiatement à Nango, pour nous instruire de ces nouvelles et nous de-
mander notre avis. — Il fallait évidemment nous attendre à cette nou-
velle complication; mais, cette fois, 11 ne s'agissait plus seulement d’un
retard plus où moins long apporté à notre départ, mais bien d’un danger
qui menaçail sérieusement nos existences. Cependant, je ne me laissai
pas effrayer outre mesure par la nouvelle que me transmetlait Alpha,
et jusqu'au matin je me consullai avec mes compagnons de voyage au
sujet du parti à prendre. Nous ne pouvions pas évidemment oublier que
nous nous trouvions seuls et désarmés entre les mains d'un chef nègre,
ignorant et cruel, fanatisé par la religion musulmane et excité contre nous
par les bruits mensongers provenant des ennemis de notre domination au
Sénégal. Mais, d'autre part, qu'avions-nous à perdre en payant d’audace
vis-à-vis d'Ahmadou? La situation qui nous était faite depuis plusieurs
mois, sans nouvelles de Saint-Louis ou de France, sans médicaments, en
lutte continuelle contre l'inconnu, nous était devenue insupportable, et
nous ne demandions lous qu'à en sortir, d’une manière ou d’une autre.
Aussi, sans nous laisser intimider par ‘les menaces de mort que notre
ürailleur avait entendu proférer contre nous à Ségou, nous résolûmes de
cacher nos appréhensions aux émissaires toucouleurs et de leur montrer
que nous élions plutôt satisfaits qu'effrayés des nouvelles venues de Kita.
Samba N'Diaye et Boubakar Saada arrivèrent à Nango de bonne heure; je
me contentai de leur lire la lettre que j'adressai au sultan et qu'ils empor-
tèrent le soir mème. Je m'exprimai ainsi dans cette lettre : « Les nouvelles
que tu as reçues ne m'élonnent nullement, et il y a longtemps que je t'ai
prévenu que nos affaires se gâleraient en ne nous renvoyant pas à Saint-
Louis. Tu n'as pas voulu m'écouter; tu as même refusé de me laisser
écrire au Gouverneur, Tu as mal agi envers les ambassadeurs qui t'étaient
envoyés, en relardant continuellement leur départ, sans avoir égard à leur
état de fatigue, à leurs maladies, aux blessés qu'ils avaient avec eux et aux
ordres qu'ils avaient reçus de leur chef du Sénégal. Penses-tu que la grande
nation française oublie facilement une injure comme celle qui nous à été
faite dans le Bélédougou ? Les villages de Guinina, Daba et Dio nous ont
atlaqués : 1ls seront punis. On ne sait rien sur notre compte à Saint-Louis;
on nous croit perdus. Voilà neuf mois que lu nous gardes prisonniers à
Nango et que le Gouverneur ignore notre sort. Une colonne française est
arrivée à Kita et a détruit Goubanko. I n'y à là rien qui doive t’étonner.
C'est le commencement du châtiment des Béléris; en même temps, le
Gouverneur à voulu savoir ce que nous étions devenus et il a envoyé une
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 457
partie de son armée à Kita. Tout cela ne serait pas arrivé si j'étais parti
en novembre avec le trailé que j'avais conclu avec ton ministre Seïdou
Diéylia. Maintenant, je ne sais ce qu’il va survenir. Mon chef à voulu voir
ce que nous étions devenus, et il est probable que la colonne restera à Kita,
tant que nous n’aurons pas quitté Nango. Peut-être même poussera-t-elle
jusqu’au Niger. Cependant, il est encore possible d’arranger les affaires,
mais il faut pour cela que tu écoutes mes conseils, qui sont ceux d’un
homme sage, et que tu repousses les calomnies de tes ennemis. Ferme
donc tes oreilles aux mensonges des Foutankés, qui prétendent que cette
armée est venue pour conquérir l'empire de Ségou. Cela n'est pas vrai,
car si le Gouverneur avait eu cette intention, ce n’est pas sur Kita et
Goubanko qu'il aurait lancé ses soldats et ses canons, mais bien sur
Konniakary et Diala, situés non loin de Médine, et peut-être même sur
Nioro, où l’appelaient les Maures du désert. Ainsi, hâte-loi, envoie-moi
le traité que tu as entre les mains et donne tout de suite les ordres pour
notre départ. C’est le seul moyen d'empêcher les affaires de s’embrouiller
davantage. » Les envoyés d’Ahmadou sont repartis avec une rapidité qui
n'est pas dans leurs habitudes et qui prouve bien l’impatience du sultan
d’avoir ma réponse. Toutefois, nous sommes loin d'être tranquilles, et les
renseignements que m'a donnés Alpha sur l'hostilité qui règne à Ségou à
notre égard nous font craindre qu'Ahmadou, excité par le fanatisme de ses
conseillers, ne cède à quelque mouvement d'humeur et nous livre sans
défense à la colère de ses Talibés et de ses Sofas. A tout hasard, nous nous
préparons à vendre chèrement notre vie, si elle est menacée; Je fais dis-
tribuer à mes hommes les quelques cartouches qui nous restent encore et
donne mes instructions à Alassane, Sadioka et Barka, qui préviennent
secrètement les ürailleurs et laptots d’avoir à se rassembler au premier
signal. Je conviens avec mes trois compagnons de voyage qu'au premier
signe d'hostilité, nous ferons main basse sur tous les approvisionnements
du village et nous enfermerons dans le tata de Marico, en conservant
celui-ci et les principaux notables comme otages. Nous ne tenons pas à
être massacrés sans défense ou à aller grossir le nombre des captifs qu’Ah-
madou détient dans ses cachots.
1% mars. — Nous avons peu dormi et nous attendons avec impatience
des nouvelles de Ségou. La prise de Goubanko et notre établissement à Kita
semblent avoir un grand retentissement parmi les peuplades bambaras
qui nous entourent. lei même, les habitants du village ne peuvent s’empè-
cher de marquer leur satisfaction, et plusieurs d’entre eux ont demandé à
mes tirailleurs s'ils croyaient que la colonne française viendrait jusqu'ici
A5S VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
pour les délivrer d’Ahmadou et des impôts vexaloires qui pèsent sur eux.
Ce fait est caractéristique et s'explique aisément par l'état de sujétion dans
lequel se trouvent les Bambaras vis-à-vis des Toucouleurs, race beaucoup
moins intéressante assurément que leurs sujets. Les Toucouleurs ne pro-
duisent pas; loin de là, ils détruisent chez ceux qu'ils oppriment ainsi
les idées de richesse et d'économie, qu'ils ont à un degré plus élevé que
tous les autres nègres du Soudan. Non contents d'exiger d’eux de lourds
impôts, ils ont organisé dans tous les villages bambaras du Guéniékalari et
du pays de Ségou, même dans ceux qui sont soumis, des razzias incessan-
tes. Les habitants ne peuvent rien posséder, ni chevaux, ni bétail, ni grain;
toui ce qui n’est pas absolument nécessaire à leur nourriture leur est enlevé
par les Talibés qui, lorsqu'ils ne sont pas en expédition, viennent souvent
s'installer des semaines entières avec leur nombreuse suite chez les Bam-
baras des environs. Ces derniers sont réellement travailleurs et ont bien
mérité la réputation qui leur a été faite à ce sujet. Nous d’autres maitres
que leurs conquérants musulmans, ils auraient défriché depuis longtemps
et mis en culture la belle et fertile plaine qui s'étend entre le Niger et le
Mahel Balével. De plus, ils ont, à notre point de vue, une précieuse qualité :
c'est qu'ils sont rebelles à l'islamisme, contrairement à leurs frères séné-
gambiens du Cayor et des pays ouolofs. Mahomet a, parmi eux, bien peu
d'adeptes, et, malgré leur long contact avec leurs vainqueurs, ils sont tou-
jours aussi attachés à leurs mœurs et à leurs croyances; dans Ségou même,
ils fabriquent et boivent leur dolo; et Ahmadou est forcé de fermer les yeux
sur ces infractions aux sévères lois du Coran. On comprend combien, dans
ces conditions, les Bambaros doivent détester leurs dominateurs. Leur haine
est partagée du reste par les Sarracolets et les Peuls, les marchands et les
pasteurs, qui désirent de tous leurs vœux l’abaissement des conquérants ve-
nus du Fouta. Toutes ces populations sont maintenues par la force ; et la peine
de mort attend ceux qui voudraient quitter cette région, où ils ne pourront
Jamais prospérer, tant que les Toucouleurs seront les maitres à Ségou.
o mars. — Nous avons enfin des nouvelles de Ségou, où la situation à
été un moment fort grave pour nous. Dès le retour de ses envoyés, Ahmadou
s'est fait lire ma lettre; puis a eu beu un tumultueux palabre, dans lequel
le sultan a longuement et vivement discuté avee Alpha Séga, qui, dans cette.
circonstance, s'est conduit avec beaucoup d'intelligence et de dévouement :
ayant même offert de rester en otage parmi les Toucouleurs, tandis que la
mission reprendrait la route de Naint-Louis. Voici en résumé les paroles
d'Ahmadou: « Le gouverneur veut done la perte de ses envoyés. Comment !
il m'envoie l’un de ses principaux officiers pour régler nos affaires et con-
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 459
clure un traité de commerce; puis, sans même me prévenir, il commence
un poste à Kita, soulève Dama de Goré et tous mes ennemis et prend Gou-
banko. Il n’a done plus confiance dans ceux qu'il m'a envoyés, puisqu'il les
abandonne ainsi au milieu de gens à qui il fait du tort. Mes espions m'é-
crivent de Médine, de Bakel et de Konniakary que c'est à moi que l’on veut
faire la guerre. Je le répète : je n’ai aucune confiance. » Alpha s’est efforcé
de combattre les idées d'Ahmadou en lui montrant, ainsi que je le disais
dans ma lettre, que l’arrivée de la colonne française avait élé causée par
notre long séjour à Nango et l'absence de nos nouvelles à Saint-Louis. Bref,
les choses ont mieux tourné que nous ne l’avions pensé tout d’abord, et le
chef toucouleur à terminé le palabre par ces mots: « Enfin, malgré tout,
je veux bien encore terminer mes affaires avec le capitaine; mais, je le dis,
je n’ai aucune confiance. Je vais donc signer le traité et le laisser partir avec
tout son monde. Ensuite j'atlendrai, et si les Français veulent me faire la
guerre, Dieu me soutiendra contre eux. » En somme, Ahmadou comprend
bien que ses embarras extérieurs et intérieurs sont grands et qu'une rup-
ture complète avec nous pourrait amener sa ruine.
6 mars. — Samba N'Diaye et Boubakar Saada sont arrivés ce matin avec
Mustapha Diéylia, chargé de transcrire en notre présence le texte français
du traité en arabe. Ils ont travaillé tout l'après-midi à la rédaction de ce
document. Alpha me dit que l’on craint à Ségou que les Français ne vien-
nent jusqu'au Niger, et que le sultan veut renforcer Je lala de sa capitale.
C'est pour cette raison que Samba N'Diaye ne nous accompagne pas à Saint-
Louis, parce qu’il est « le seul qui sache construire les tatas comme les
blancs ». Est-ce aussi dans un but analogue que l'ingénieur en chef des
armées d’Ahmadou a demandé à Vallière un dessin de Saint-Louis et du tata
du gouverneur? — Boubakar Saada me demande, de la part du sultan, quels
sont les animaux et objets qui nous sont nécessaires pour notre voyage. Il
nous dit qu'Ahmadou nous donnera tout ce dont nous aurons besoin. —
Alpha eroit que nous partirons dans huit jours; mais j'ai de nouvelles in-
quiétudes, car J'apprends que de nouveaux émissaires sont arrivés de Mour-
goula à Ségou. Pourvu que les nouvelles qu'ils apportent ne viennent pas
encore nous arrêter... On peut dire que, depuis plusieurs jours, nous
sommes sur des charbons ardents et que nous vivons dans un qui-
vive continuel, craignant à tout moment un nouvel incident, qui vienne en-
core compliquer notre situation: Cette incertitude nous tue et nous plonge
dans le découragement le plus profond.
7 mars. — Bonnes nouvelles de Ségou. Les émissaires de l’almamy de
Mourgoula ont apporté à Ahmadou une lettre du gouverneur qui a, paraît-il,
460 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
exercé la plus heureuse influence sur le sultan. Le gouverneur lui demande
de nos nouvelles et le prie de nous laisser parür dès que le traité aura
été conclu de part et d'autre : 1] informe en même temps qu'il a envoyé
une colonne à Kita pour châtier le Bélédougou. Cette lettre a dissipé un
peu les méfiances du chef toucouleur, qui commençait réellement à craindre
pour ses magasins d'or de Ségou et qui avait été effrayé par notre marche
rapide sur Kita. Pour nous, nous sommes heureux de penser que nos
privations n'auront pas été inutiles, et nous espérons bien que la colonne
poussera jusqu'à Bammako et y plantera définitivement notre pavillon. Le
traité du 3 novembre 1880 et notre installation à Bammako nous donneront
tout le cours du Niger entre ce dernier point et Tombouctou.
Piétri va presque tous les soirs à la chasse aux biches, qui sont très
communes dans la contrée. Il bat à cheval le terrain environnant le village
et est toujours suivi par Marico, qui ne perd aucun de ses mouvements, en se
tenant à distance respectueuse, car Piétri Fa menacé de lui tirer dessus s'il
s’approchait trop près. Ce Marico a vraiment un rôle difficile à Nango, où il
craint sans cesse de désobéir à Ahmadou ou de s’attirer des reproches pour
nous avoir offensés. Cet homme nous hait, et je crois qu'il se serait fait
volontiers l’exécuteur des hautes œuvres de son maitre, si celui-ci l'avait or-
donné, Tous ces Sofas, anciens captifs bambaras, ralliés à l’islamisme, sont
devenus plus fanatiques que leurs conquérants et sont renommés par la ri-
gueur et la cruauté qu'ils déploient envers leurs congénères restés captifs.
10 mars. — Enfin!!! Je tiens mon traité. J'ai reçu ce matin de bonne
heure les deux expéditions bien et dûment signées par Ahmadou et ses
principaux conseillers. Le cachet royal s'étale sous la signature d’Ahmadou,
indiquant tout au long les nombreux titres du sultan. L'article VI de ce
document dit: « Le fleuve le Niger est placé sous le protectorat français
depuis ses sources jusqu'à Tombouctou, dans la partie qui baigne les
possessions du sultan de Ségou. » C’est tout ce que nous demandions..….
Je reçois en même temps l'assurance que d'ici quelques jours nous pourrons
parür, et je n'attends plus que les chevaux et bœufs porteurs qu'Ahmadou
doit nous fournir pour notre voyage. — Nous passons toute la journée à
terminer notre correspondance pour Saint-Louis et la France. Le caporal
Bénis, qui a déjà fait la route du Bakhoy avec Vallière, partira ce soir,
emportant le fameux traité. Je tiens à mettre au plus tôt ce document hors
de portée d'Ahmadou, qui pourrait encore se raviser. Avec Bénis partent
deux autres tirailleurs, originaires l’un, de Kangaba, l’autre, du Ouassoulou,
vers les sources du Niger. Ils ont pour mission de décider plusieurs des
notables de ces contrées, indépendantes des Toucouleurs, à se rendre à
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 461
Kita et à Saint-Louis, pour s’aboucher avec le gouverneur et conclure avec
la colonie du Sénégal des traités d'alliance et de commerce. Étendre notre
influence dans le bassin du Haut-Niger et y poursuivre l'abaissement de
la domination musulmane, telle doit être notre politique constante dans
ces régions. — Bénis emporte également une leltre pour le commandant
de la colonne, qui est je ne sais où, puisque je n’ai eu encore aucune
communication directe avec lui. Dans cette lettre, j'avise le commandant
des troupes de notre situation, en l’informant qu'elle ne doit en rien
gèner ses opérations, quelles qu'elles soient et en le priant de ne tenir aucun
comple de nous pour lous ses projets. — Ahmadou a donné l'autorisation
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Cachet d'Ahmadou.
nécessaire pour le départ de Bénis. J'espère donc qu'aucun obstacle n’ar-
rètera cet indigène jusqu'à Kita. Je lui ai promis les galons de sergent,
s’il réussissait dans son voyage”.
1. Je dois dire ici que le traité de Nango a donné lieu à des critiques assez vives, que nous ne
croyons pas méritées. On lui a fait surtout deux reproches : en premier lieu, tn de ses arti-
cles, tels que la délivrance à Ahmadou de canons et de fusils, sont inacceptables ; en second lieu, le
texte arabe n’est pas conforme au texte français et détruit en partie les concessions politiques et
commerciales que le sultan toucouleur avait fuites à Nango.
La première objection n’est pas sérieuse ; car, pour qui connaît les noirs, les canons, si perfection-
nés qu'ils soient, sont des engins embarrassants et absolument inutiles. L'incurie habituelle des
nègres, leur inaptitude aux fonctions de pointeurs, leur manque de sang-froid dans le combat et
surtout l'absence d'ouvriers capables de réparer les pièces et les affüts dans un pays absolument dé-
pourvu de routes, de passages de rivières, etc., toutes ces raisons font que les canons ne seront ja-
mais des armes bien dangereuses entre les mains des Toucouleurs. Ahmadou possède d’alleurs déjà
trois ou quatre de nos petites pièces de montagne, enlevées par son père El-Hadj Oumar dans une
expédition malheureuse faite il y a une trentaine d'années par le commandant du poste de Bakel, mais
il y a longtemps que la destruction des roues et des accessoires de la pièce l’a obligé de laisser ces
462 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
{TL mars. — On dirait que les fièvres nous abandonnent, car voilà plu-
sieurs jours que personne de nous n’a été malade, Il fait toujours excessi-
vement chaud dans l'après-midi, où le thermomètre atteint presque 39°;
les nuits commencent également à devenir plus chaudes. — Nous attendons
avec une impatience facile à imaginer les chevaux, qui doivent nous per-
mettre de nous mettre en route. Nous préparons tout pour le voyage el
essayons de réparer de notre mieux, avec l'aide du cordonnier du village,
nos bottes et nos harnachements, soigneusement conservés jusqu'à ce jour
dans le magasin attenant à notre case. Nos hommes sont, comme nous,
lout joyeux de se soustraire à l'hospitalité d’Ahmadou. Le petit Kili lui-
même est tout fier d'aller voir le Toubaboudougou, le pays des blancs.
1% mars. — Nous sommes tout prêts, et rien ne nous retient plus que
cette lenteur extraordinaire d'Ahmadou. Il parait que l'on s'occupe de
rassembler les cinq chevaux qu'on nous a promis. Il ne me reste plus que
deux chevaux d’escadron, qui seraient trop faibles pour faire la route;
aussi Je les envoie en cadeau au sultan. Mais tous ces relards nous ennuient
engins inutilisés. On peut done considérer la demande du sultan comme une fantaisie de roi nègre,
qu'il n’y a guère danger à satisfaire, Il faut dire du reste qu'Ahmadou ne voulait pas entendre raison
sur ce sujet et que, dès notre arrivée à Nango, il nous avait prévenu que, si nous tenions réelle-
ment à entrer en négociation avec lui, sur des bases aussi larges que celles que nous lui proposions,
il exigeait un cadeau de canons et d'armes. Sur nos observations qu'il était imutile de mentionner
ce fait sur le traité, il avait répondu qu'il désirait expressément que cette condition fût portée dans
l'acte, qu'il avait été déjà trompé par Mage et par plusieurs gouverneurs et que, pour lui, cette con-
dition était la principale du traité, la seule qui pût lui faire admettre ce que nos demandes pou-
vaient avoir d’exorbitant, 1 n'y avait donc pas à hésiter. Que l’on se rappelle d’ailleurs que la mis-
sion francaise du Niger, que nous avions l'honneur de diriger, n'était pas la seule à avoir le grand
fleuve des nègres pour objectif, qu'au moment mème où nous laissions Saint-Louis, une mission
anglaise, ayant le gouverneur Gouldsbury à sa tête, quittait la Gambie et que nous ne réussissions à
la précéder sur le Djoliba que grâce à notre rapidité. Dans ces conditions, n’était-il pas urgent d’ob-
tenir au plus vite du sultan un acte diplomatique mettant le Niger sous le protectorat français ?
Quelle serait actuellement notre situation dans le haut fleuve si les Anglais avaient pu obtenir ce
traité avant nous et isoler ainsi complètement notre colonie du Sénégal du reste du Soudan. Nous
savons bien qu'il ne faut pas avoir été longtemps en contact avec les peuplades sénégambiennes pour
être persuadé qu'il n'y a pas grand fond à faire sur les traités conclus avec les chefs indigènes ;
mais, d'autre part, nous savons par expérience (affaire Matacong ou Mellauné) que nos compétiteurs
britanniques estiment comme bons les traités qu'ils passent avec ces chefs et qu'ils les considèrent
comme des actes diplomatiques parfaitement sérieux et devant lesquels doivent s’incliner les préten-
tions des autres nations. C'est là la considération primordiale qui nous a guidé dans la conclusion
du traité de Nango, alors qu'il n'était pas encore question d'occuper le haut fleuve et qu'il fallait, à
tout prix, assurer à notre pays la priorité de possession sur la magnifique vallée du Haut-Niger, me-
nacée par les entreprises de nos rivaux commerciaux dans cette partie du continent africain.
Quant aux altérations que les secrétaires du sultan auraient fait subir à certains articles du texte
français en le traduisant en arabe, nous n'avons qu'à rappeler que nous avions prévenu Ahmadou
que, conformément aux usages diplomatiques, le {exte français était seul valable et que, du reste,
les minutes du traité français ont élé signées par Ahmadou comme par nous-méme, ce qui consi-
cre entièrement les dispositions écrites dans le texte français,
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 465
fort, car je crains toujours que d’autres nouvelles n'arrivent de Kita et
ne viennent nous retenir encore à Nango.
15 mars. — Alassane, que j'avais envoyé à Ségou pour activer un peu
les affaires, est revenu aujourd'hui. Ahmadou me fait dire de patienter
encore un peu. Quel ennuyeux personnage! — Ce matin, j'ai reçu une
lettre de Bénis, qui a été arrêté à Fougani, où le chef du village ne veut
le laisser passer qu'avec une permission spéciale du sultan. Toujours le
même système de méfiance et de soupçonneuses tracasseries. J'écris tout
de suite à Alpha pour qu'il avise Ahmadou.
16 mars. — Reçu ce matin une lettre d'Alpha : Ahmadou à donné des
ordres pour le passage de Bénis sur la rive gauche du Niger; mais, ni les
chevaux ni les provisions de route ne sont encore à Ségou. On s'occupe,
paraît-il, de les réunir dans les villages environnants. Ces retards nous
désolent et nous énervent de plus en plus. Nango nous pèse comme les
plombs de Venise; il nous semble que jamais nous n’en sortirons. —
Après notre diner, nous avons une agréable surprise : ce sont deux Tou-
couleurs, venant de.Kita, qui nous apportent une lettre du lieutenant-
colonel Borgnis-Desbordes, commandant la colonne du haut fleuve. Nous
avons donc enfin des nouvelles directes de nos compatriotes. Cette lettre
est malheureusement fort courte et ne fait que nous confirmer ce que nous
savions déjà. Nous apprenons avec chagrin la mort du lieutenant Pol, tué
à la prise de Goubanko, et celle du capitaine Marchi, qui a succombé à un
accès de fièvre pernicieuse. Nous regrettons ces deux camarades, pour les-
quels nous éprouvions tous une grande affection, née des fatigues que
nous avions subies ensemble avant notre départ de Bafoulabé. Le colonel
m'informe en outre que les opéralions militaires s'arrèteront cette année
à Kita et que l’on n'ira au Niger qu'à la prochaine campagne. Nous le
regrettons bien sincèrement, malgré les dangers auxquels nous aurait
exposés à Ségou l’arrivée des Français sur le Djoliba.
17 mars. — Aucune nouvelle de Ségou. Nous comptons les heures, et
chaque minute que nous passons maintenant à Nango nous paraît longue
comme un siècle. — Après avoir envoyé deux de mes tirailleurs en mission
dans le Ouassoulou et à Kangaba, je songe à faire prévenir secrètement
les chefs du Kaarta, révoltés contre Ahmadou, qu'ils trouveront bon accueil
à Kita, où notre installation a surtout pour objet de les soustraire à l’in-
fluence musulmane. Dans ce but, j'ai de fréquents entretiens avec Diaguili,
ce Sarracolet qui, au prix de mille dangers, nous a apporté le courrier
venu de Bakel et Médine. Cet indigène, à qui je remets une petite somme
d'argent pour faire quelques cadeaux en roule, se rendra dans le Mourdia
AG4 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
et le Fadougou pour essayer d'ouvrir des relations entre ces États et nos
nouveaux postes du haut fleuve. Diaguili nous donne aussi quelques ren-
seignements intéressants sur la race des Sarracolets ou des Soninkés, à
laquelle il appartient. Quand il s’agit de se renseigner sur ces races séné-
gambiennes, on éprouve toujours de sérieuses difficullés, l'absence de
traditions, même verbales, empêchant de se procurer des indications de
quelque précision. Toute cette partie du Soudan occidental est habitée
par des Nigritiens, qui, tout en se divisant en nombreuses tribus, ont
un lien commun par leur apparence physique, leurs coutumes, leur
langue même. On y retrouve le plus souvent le type banal du nègre, tel
qu'il est décrit d'habitude, bien constitué, au nez aplati, aux cheveux
crépus, aux lèvres épaisses. Le général Faidherbe est le premier qui ait
essayé, dans plusieurs remarquables études sur la Sénégambie, de débrouil-
ler l’origine et l'histoire de ces populations, qu'il divise en quatre races
principales, ayant toutes les quatre dominé dans les bassins supérieurs du
Sénégal et du Niger et qui, vaincues successivement les unes par les autres,
se sont réparties dans ces régions, où on les trouve mème, sur certains
points, superposées les unes aux autres, bien que chacune d'elles se con-
sidère comme supérieure aux autres et appelée tôt ou tard à reprendre la
suprémalie. Selon toute apparence, ce sont les Soninkés, hommes de Soni,
qui dominaient le plus anciennement dans le bassin du Haut-Niger. Leurs
chefs, les Bakiris, que l’on retrouve encore dans les agglomérations soninkés
de la région, régnèrent longtemps sur les bords du grand fleuve du Soudan.
Le vieux Samba N'Diaye nous a parlé souvent de l'époque éloignée où ses
ancêtres tenaient sous leur commandement toutes les contrées s'étendant
de Tombouctou aux sources du Niger. Leur gouvernement avait pour centre
le Ouadougou, partie du Bakhounou, d'où 1ls rayonnaient en maîtres jus-
qu'au Niger. C'est de là qu'ils s'avancèrent vers le Sénégal, où ils trouvèrent
des Malinkés, qui habitaient alors le Galam. Ils les en chassèrent par force
et dominèrent longtemps tout ce pays jusqu'au Natiaga, le Boudou et le
Diombokho. Puis la guerre se fit entre les différents membres des familles
souveraines ; les Bakiris se dispersèrent, et leurs divisions les livrèrent
facilement à leurs ennemis. Aujourd'hui les Soninkés sont répandus un
peu partout dans le Soudan occidental. Leur plus forte agglomération s’est
conservée sur les bords du Sénégal, dans le Guoy, le Kamera et le Guidi-
makha. Ils forment là une population qui mérite à tous égards d'attirer
l'attention de notre gouvernement. Elle possède de magnifiques cultures
d'arachides, que les chalands de nos maisons de commerce viennent
charger chaque année pour Saint-Louis et nos ports français. Ils ont surtout,
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 465
ainsi que nous l'avons dejà vu, des qualités de commerçants remarquables
et ils étendent leurs opérations sur une immense étendue de pays. À part
le Galam, ils ne constituent plus aujourd’hui d'États compacts et puissants.
Ils sont disséminés sur toute l'étendue des territoires baignés par le Haut-
Niger et les affluents du Haut-Sénégal et y forment même souvent des
centres politiques considérables. C'est ainsi que Sansandig, Djenné, Kankan,
Sokolo, peuplés de Sarracolets, forment de nos jours des centres très impor-
tants, où se sont constitués des marchés fréquentés par les Maures et les
marchands indigènes. Dans le pays de Ségou proprement dit, plusieurs
villages sont entièrement habités par des Sarracolets; dans d’autres, ils
sont mélangés avec les Bambaras et les Toucouleurs. Mais partout ils se
livrent au commerce et appellent de tous leurs vœux notre domination, qui
leur permettra de se soustraire aux exactions auxquelles ils sont sans cesse
en butte pendant leurs longs voyages.
18 mars. — Le silence d’Alpha commence à nous effrayer. Pas de nou-
velles hier, pas de nouvelles aujourd’hui. Que fait-on donc à Ségou? Ce fait
de Bénis arrêté à Fougani, ces Toucouleurs venus de Kita avec la lettre du
colonel et qui ont dù palabrer avec Ahmadou, ce silence du sultan, tout
cela n'annonce rien de bon. Nous voilà encore dans l'inquiétude. Je songe
à écrire à Kita pour rendre compte de notre situation, pour dire que nous
sommes prisonniers el que nous ne pouvons quitter Nango. C’est intolérable.
Beaucoup d’indigènes viennent me demander à m’accompagner dans mon
voyage vers le Sénégal. Je leur réponds que je ne demande pas mieux, mais
que je n’interviendrai pas si les agents d’Ahmadou cherchent à les arrêter.
19 mars. — C'est trop fort. Cette lenteur d'Ahmadou nous exaspère et
je lui envoie la lettre suivante : « Je vois décidément que tu ne veux pas
nous laisser partir. Les promesses que tu nous as failes si souvent sont
vaines et tu as trompé l'espérance que nous avions dans la parole d’un
grand chef. Depuis dix mois, nous sommes ici, malades de la fièvre, sans
vêtements, sans ressources, sans médicaments, sans nouvelles de nos fa-
milles et de notre pays. Le docteur Tautain a failli mourir, et nous ne
savons pas comment nous accomplirons les longues et pénibles étapes
qui nous séparent du Sénégal. Tu n’as pas eu pour nous les égards dus aux
ambassadeurs du Gouverneur. Aujourd’hui encore, tout est réglé et il ne
nous reste plus qu'à partir. Cependant, tu te tais et nous sommes toujours
prisonniers à Nango. Cela doit finir d’une manière ou d’une autre et je t'in-
forme que demain, lorsque le soleil aura commencé à baisser, nous quil-
terons tous le village. Nous partirons à pied, puisque tu n'as pas voulu nous
envoyer les chevaux et bœufs porteurs que tu nous avais promis, et nous
30
466 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
nous nourrirons en chemin des vivres que nous mendierons à tes captifs
du Guéniékalari, puisque nous n'avons pas encore reçu les approvisionne-
ments que Lu voulais nous donner. Peu nous importe, pourvu que nous
reprenions la route de notre pays. Quant à Marico el à ses Sofas, je l’in-
forme que nous les combattrons s'ils veulent nous arrêter, comme ils l'ont
fait naguère pour Piétri. Jai distribué mes dernières cartouches à mes
hommes et Je leur ai donné l'ordre de tirer si lon s’opposait à notre départ.
Maintenant, je te le dis d'une manière formelle: nous nous battrons jusqu'à
ce que nous succombions sous le nombre. Alors, tu feras ce que tu vou-
dras. Tu nous lueras, tu nous renfermeras dans ton tata de Ségou. On
saura partout comment le sultan de Ségou, dont on yante la sagesse et la
justice, aussi bien sur les rives du Djoliba que sur celles du Niger, se sera
conduit envers les ambassadeurs, dont les personnes sont sacrées dans tous
les pays, que le Gouverneur t'a envoyés. Je fais dire à Alpha Séga et Alas-
sane de rentrer immédiatement à Nango, à moins que tu ne les fasses arrè-
ter, » — J'envoyai cette lettre à Ségou par Massar, l'un de nos laptots, dont
les jarrets d'acier arpentaient en quelques heures les trente-cinq kilomètres
qui nous séparaient de la capitale de l'empire; en même temps, j'ordonnai
à tout mon monde de se préparer au départ et de nettoyer ostensiblement
les armes. Ainsi que je m'y attendais, Marico ne tarda pas à lancer l’un
de ses Sofas à cheval sur la route de Ségou pour prévenir le sultan de tout
ce qui se passait à Nango. Lui-mème se renferma dans son tata avec ses
gens, ignorant quelles étaient mes intentions.
20 mars. — Mon coup de vigueur à eu raison des éternels atermoïments
d’'Ahmadou, et, vers le coucher du soleil, nous avons vu arriver Boubakar
Saada et Alpha Séga, dont les chevaux, tout ruisselants de sueur, montraient
la rapidité avec laquelle ils étaient venus. Voïiet ce qui s'était passé à Ségou.
Dès qu'Ahmadou avait élé informé par l'envoyé de Marico que nous nous
préparions à partir et même à nous servir de nos armes en cas de besoin,
il avait fait appeler mes interprètes pour leur demander des éclaircisse-
ments en présence de tous les notables de Ségou. Sur ces entrefaites,
Massar était arrivé et Alpha n'avait eu qu'à lire ma lettre au sultan. Cer-
tainement celui-ci nous aurait plongés dans un cruel embarras, s'il nous
avait pris au mol; car, que serions-nous devenus si nous avions quitté
Nango, comme j'en avais menacé le chef toucouleur? Privés de sa haute pro-
tection, forcés de marcher à pied sous le soleil brülant des steppes souda-
niennes, manquant de guides et de vivres, nous n’aurions Jamais pu fran-
chir le Djoliba. Mais je connaissais le caractère indécis d'Ahmadou et je
savais que le moyen que J'employais, S'il était hasardeux, pouvait cepen-
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 467
dant réussir. Les premières paroles que le sultan adressa à mes interprètes
furent des paroles de colère et de dépit: « Allez, leur dit-il, que vos blanes
fassent ce qu'ils veulent! Tout est rompu avec eux, et che Allaho! aucun
Européen ne mettra plus les pieds dans mes États. » Puis, avec cette mobilité
d'esprit spéciale aux nègres sénégambiens, il se ravisa et se tournant vers
Alpha: « Dis àton capitaine que j'ai pour lui une grande estime ainsi que
pour le Gouverneur, et
que je regrette qu'il
ne me laisse pas Je
temps de l’accueillir
en grande pompe à
Ségou, comme Je l’au-
rais voulu, et de lui
chercher une escorte
de Talibés, digne de
lui. Va, hâte-toi pour
qu'il ne lui arrive
pas malheur; car ces
blanes ne sont pas faits
comme nous et mel-
tront certainement à
exécution ce qu'ils di-
sent dans leur lettre.
Emmène les chevaux
et les vivres. Boubakar
Saada montrera ma
sandale à Marico pour
lui prouver qu'il vient
de ma part et lui dire
d'obéir à tous les or-
dres des blanes. » Et, Type de laptot
en effet, Boubakar
Saada m'informa que les approvisionnements et les chevaux arriveraient
dans la nuit avec Samba N'Diaye, et que nous pourrions partir quand
bon nous semblerait. Lui-même devait rentrer à Ségou demain matin avec
notre interprète, car c’est lui qu'Ahmadou avait désigné pour nous accom-
pagner à Saint-Louis et porter au gouverneur les compliments du sultan.
— Nous sommes tous joyeux et nous décidons incontinent de partir de-
main dans-la soirée. Il nous semble que cela n’est pas possible, et nous
468 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
ne nous croirons hors de toute affaire que quand nous aurons pris la route
de Soïa. Nos hommes ne se possèdent pas de joie, et aucun d'eux ne nous
demande à rester à Ségou. Décidément, la domination toucouleur est lourde
pour Lous ceux qui la connaissent, el nos Uürailleurs ou laptots se soucient
peu de devenir les sujets d’un homme qui, chaque semaine, fait couper
une douzaine de têtes pour effrayer, paraital, les peuplades voisines, qui
pensent comme nos hommes. On dit que, depuis deux ans, Ali, le bour-
reau d'Ahmadou, a coupé plus de 1000 têtes. Vraiment, cette longue
hospitalité du sultan n'a pas été sans dangers pour nous...
21 murs. — Tout est prèt et nous pouvons partir. Les cinq chevaux,
bêtes solides et rapides, originaires des pays maures, sont arrivés cette nuit
en iiême temps qu'un gros approvisionnement de mil, de riz, de cau-
ris, ele, qui sera transporté par un pelit convoi, composé d'un âne et de
trois bœufs porteurs. Toutes les femmes du village sont occupées à faire
des couscous pour nos hommes. Alpha et Boubakar Saada sont repartis ce
malin pour Ségou. Outre les approvisionnements, Samba N'Diaye m'a
apporté deux cents gros d'or de la part d'Ahmadou, qui, malgré les obser-
valions de mes interprètes, a tenu absolument à me faire ce cadeau”. Nous
n'avons pu nous renseigner exactement sur la valeur des trésors que le
‘sultan cache dans ses magasins; mais, d’après ce que nous en ont dit nos
interprètes et plusieurs des fidèles d'Ahmadou, ces trésors, produit de fruc-
tueuses et incessantes razzias qu'El-Hadj Oumar fit pendant de longues an-
nées dans les régions aurifères du Haut-Niger et du Haut-Sénégal, doivent
s'élever à plusieurs millions. Nous étions tenus à d'autant plus de circon-
spection sur ce sujet, que nos ennemis du Fouta ne cessaient de dire à Ségou
que nous n'élions venus dans le pays que dans le seul but de nous empa-
rer de ces trésors ou du moins de nous assurer de leur existence. — A midi
nous avons une légère émotion : c'esl un cavalier, armé jusqu'aux dents et
équipé en guerre, qui arrive de Ségou. Ahmadou nous l'envoie pour nous
escorter Jusqu'à Tourella et nous faire donner en route les vivres nécessaires
par les Bambaras. En réalité, Kantara, c'est le nom de ce chef sofa, doit
veiller à ce qu'aucun des sujets du sultan ne cherche à passer avec nous sur
l’autre rive du Djoliba. Aussi plaignons-nous les malheureux qui ont de-
mandé à me suivre el qui essayent de se dissimuler parmi mes hommes.
Ahmadou nous fait dire de ne pas marcher trop vite pour permettre à Alpha
Séga et à ses envoyés de nous rejoindre. Enfin, à 5 heures, le soleil étant
encore assez haut sur l'horizon, nous montons à cheval, après un dernier
1. À mon arrivée à Saint-Louis, ces deux cents gros d'or, remis au gouverneur, ont été distri-
bués à nos interprètes.
La mission quite Nango.
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 471
adieu jeté à cette case de boue, perdue dans un coin ignoré du Soudan et
où nous avions passé de si tristes et sombres heures. Nous sommes joyeux
comme des oiseaux à qui on vient de donner la volée. Il nous semble qu’on
vient de nous enlever un poids énorme de la poitrine. Tout le village est
sur pieds; nos chevaux ont peine à se frayer un passage au travers des
rangs de la foule pressée. Le vieux Tiébilé, la vieille Nadie, leurs enfants,
les jeunes Nagoba et Tiguito, qui sont venus si souvent causer avec leurs
« amis les blancs » dans notre case, sont au premier rang; on nous pré-
sente en cadeau des calebasses de mil et de riz, des œufs, des poulets.
«Bonjour, Toubab! Bonjour, Toubab ! » crient les petits nègres en battant des
mains. On voit que nous laissions de bons souvenirs dans le village. Sur la
place, je trouve Marico en grand costume et entouré de ses Sofas. Je des-
cends de cheval, et, refusant la main qu’il me tend, je lui fais dire à haute
voix par Sadioka, qui me sert d’interprète : « Tu t'es mal conduit avec les
blanes. Un jour tu nous as insultés gravement. Tu seras puni et, si la colonne
française arrive au Niger, je te conseille de prendre ton meilleur cheval
et de mettre le désert entre nous et toi. » En même temps, pour mieux
montrer le sens de mes paroles, je serre la main de Tiébilé et de tous les
captifs bambaras qui viennent d'assister à cette scène. Le chef du village,
vieux Bambara, qui avait vu le temps où sa race était encore indépendante
ct qui gémissait de se voir, lui et les siens, maltraités et rançonnés conti-
nuellement par les Toucouleurs, ne craignit pas de me prévenir que « si
la colonne française poussait jusqu'au Niger, ils se soulèveraient tous
contre les musulmans ».
Le retour s’effectua le long du Niger par la route déjà suivie, à très
peu près, à l'aller. Le soir, nous nous retrouvions à Soïa, et nous bivoua-
quions sous un magnifique bouquet de fromagers où se tenait d'ordinaire
le marché. Avec quel bonheur nous reprenions notre rude vie de campagne,
qui devait nous ramener parmi nos compatriotes et vers notre patrie !
Le 22 mars, nous franchissons d’une seule traite les cinquante kilomètres
qui nous séparent de Niansonnah, où nous arrivons épuisés après cette
course échevelée. Un hideux spectacle nous avait arrêtés quelque temps
au village de Sougoulani, où l’on nous avait dit que nous pourrions nous
procurer du lait. Nous savions déjà qu'Ahmadou, cruel comme tous les
musulmans, donnait quelquefois l’ordre de mettre à mort ses prisonniers
de guerre, afin de terroriser les pays environnants. Mes tirailleurs et laptots,
que J'envoyais comme courriers à Ségou, revenaient souvent dégoüûtés et
indignés par l’horrible aspect qu'offrait la place du marché, où les cadavres
des suppliciés étaient abandonnés aux hyènes et aux oiseaux de proie.
112 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
Mais nous avions été assez heureux pour n'être jamais les lémoins de ces
odicuses exécutions. Nous venions à peine de déboucher sur la place de
Sougoulani qu'un alfreux tableau nous arrêta subitement. Nous avions
devant nos yeux un véritable charnier humain : une caravane entière,
composée de seize personnes de tous âges et de tous sexes, avait été cap-
turée par les Talibés au moment où elle se rendait à Sansandig, ville révoltée
depuis longtemps contre Ahmadou. Sur l’ordre du sultan, tous ces mal-
heureux, conduits au village de Sougoulani, avaient eu la tête tranchée deux
jours auparavant. Le spectacle de tous ces cadavres, entièrement nus et
jetés pêle-mêle sur le sol dans les attitudes les plus diverses, que contem-
plaient d'un œil stupide quelques enfants du village, nous remua profon-
dément, el nous ne pûmes nous empêcher de penser que nous n'avions
ouère élé en sûreté à Nango, entre les mains du sombre tyran qui faisait
si bon marché de la vie de ces inoffensifs marchands.
Nous reprenons possession, à Niansonnah, de la case que nous avons occu-
pée dix mois auparavant. Un vieux marabout nomade et mendiant ne cesse
de nous accabler de ses importunités, en disant qu'il priera pour nous si
nous lui faisons laumône. Tautain lui donne quelques poignées de cauris.
Voyant qu'il refuse de s'éloigner, je le fais mettre à la porte de notre case
par les ürailleurs. Il se retire en maudissant les keffirs.
Kantara s'acquitte à merveille de ses fonctions de pourvoyeur. Il est vrai
que je lui graisse continuellement la patte avec des eauris. Quand on ne
lui donne pas, il prend. Ainsi, à Niansonnah, le chef de village commence
par dire qu'il n'y a rien el que tous les poulets sont morts, il y a peu de
jours, d'une maladie épidémique. Cependant Kantara nous arrive avec
quatre de ces animaux qu'il a trouvés dans une case, et aux réclamations
du chef il répond: « Ces poulets ne sont à personne du village, puisque
Lu viens de me dire qu'ils étaient tous morts. J'ai done le droit de les
prendre. »
Nous marchons de plus en plus vite, toujours talonnés par cette idée
qu'Ahmadou pourrait très bien revenir sur sa décision et nous faire arrêter
de nouveau dans quelqu'un de ses villages. Tant que nous serons sur la
rive droile, nous ne serons pas tranquilles.
Le 25 nous couchons à Gonindo, le 24 à Fougani, le 25 à Dioumansan-
nah. Dans ce village, nous venions à peine de descendre de cheval, qu’un
grand tumulte s'éleva non loin de nous entre nos hommes et les indi-
gènes du village. Piétri et Vallière s’empressèrent aussitôt d'aller s'inter-
poser, mais grand fut leur étonnement en voyant un nègre vêtu du costume
ce tirailleur et armé d'un fusil Gras. Aidé des habitants, il lultait contre
=
par ordre d'Ahmadou, à Sougoulani.
AVarle massacree
Car
te
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 1)
Sadioka et nos noirs, qui voulaient le désarmer. Je le fis aussitôt garrotter
et dépouiller de ses armes. C'était l'un de nos tirailleurs, appartenant à la
colonne de Kita, et qui désertait avec armes et bagages pour se rendre au-
près d’'Ahmadou. Ce malheureux ne se doutait guère qu'il nous rencon-
trerait sur son passage. On nous croyait perdus depuis si longtemps ! Je le
confiai à Sadioka, avec ordre de tirer sur lui à la moindre tentative d'évasion.
Quelques jours encore et nous allons échapper aux griffes des Toucouleurs.
Je ne tiens done pas à ce que l’arrivée de ce déserteur, qui ne manquerait
pas d’instruire le sultan de tous nos agissements dans le haut fleuve, vienne
encore nous menacer d’une nouvelle captivité.
Passage de la Faya.
Le 26 mars, nous arrivons de bonne heure à Niagué. Cette fois, le village
n'était plus abandonné ; il était même très animé, car les Bambaras célé-
braient ce jour-là l’une de leurs grandes fêtes fétichistes. Dans la première
case où nous entrons, nous voyons un indigène, à l'aspect vénérable, qui
fait des sacrifices aux idoles : on lui apporte des poulets, dont il fait
jailir le sang contre la muraille, fraîchement enduite de terre mouillée, en
marmottant des paroles que nos interprèles eux-mêmes ne peuvent nous
traduire. Toute la journée il ÿ a grand tam-tam et les Bambaras s’enivrent
à plaisir de dolo. Ils nous en apportent et nous le buvons sans aucune
répugnance. Il ressemble à de la bière mousseuse.
Le 27, notre élape est des plus laborieuses. Le passage de la Faya nous
476 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
arrête pendant une bonne heure. Cette petite rivière, bordée de beaux ficus,
aux branches se projetant au-dessus de ses eaux, n’a pas moins de quinze
mètres de large et d’un mètre de profondeur; les berges, hautes de dix
mètres environ, sont à pic; le fond est boueux. Il serait très aisé d'établir
un pont sur ce cours d’eau, mais les Dioulas préfèrent perdre un temps
infini à décharger leurs animaux, faire passer ceux-ci, transborder les
chargements, recharger les bêtes, ete. Comme nous n'avons avec nous que
quelques bêtes de somme, nous faisons comme les Dioulas. Quelques-uns
de nos hommes se mettent à l’eau pour faire passer les animaux et trans-
porter les bagages. Les autres franchissent l'obstacle à pied sec en se
glissant le long des branches de l'un des ficus ; on aurait dit une bande de
grands singes se promenant dans une forêt, et la ressemblance était d'autant
plus frappante qu'au moment de leur débarquement sur la rive droite on
les voyait se livrer aux contorsions les plus grotesques; les petits rameaux
du ficus étant en effet occupés par des fourmis noires (magnans), qui
mordaient impitoyablement les corps nus de nos indigènes. Pour nous,
après avoir hésité quelque temps, nous nous décidons à imiter lexemple
de nos noirs, préférant ce mode de passage à celui qui eût consisté à nous
jucher sur les épaules de nos ürailleurs, à relever nos jambes en l'air et à
risquer surtout de faire un plongeon dans l'eau vaseuse de la Faya.
Nous passons la journée et la nuit au petit village de Darani. Une vio-
lente tornade, accompagnée d'une pluie diluvienne, qui nous surprend
d'autant plus que la saison de ces ouragans est depuis longtemps passée,
nous force à nous rélugier dans une case étroite et incommode où l’on
s'occupe de la préparation du beurre végétal.
Le 28 mars, nous nous transportons à Tadiana; seulement, craignant
toujours des ordres venus de Ségou à notre sujet, nous ne nous y arrêlons
qu'une heure. Ce temps suffit à Vallière pour tromper la surveillance des
Toucouleurs, qui épiaient tous nos mouvements, et prendre un dessin rapide
du tata. Pour moi, je vais entretenir Daba, le chef du pays, et peux me con-
vaincre que l’arrivée des Français à Kila a produit un effet merveilleux dans
toutes ces contrées. Les Bambaras commencent à relever la tête, et les
orgueilleux Talibés eux-mêmes sont tout stupéfaits de nous avoir vus arri-
ver aussi rapidement et aussi facilement à Kita. Nous continuons notre
roule à travers un terrain détrempé par la pluie de la veille et allons bivoua-
quer au village de Cissina, qui nous parait beaucoup plus important que
la première fois. Il doit contenir de huit cents à mille habitants. Piétri,
pari en avant, nous avait fait préparer une magnifique case, recouverte d’un
Loit élevé, formé de bambous et de paille de mil. Nous y passons une journée
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. ATT
très agréable, songeant avec bonheur que le lendemain, à pareille heure,
nous serons de l’autre côté du Niger. La place sur laquelle donnait notre
case était littéralement bondée d'indigènes, curieux de considérer les blancs,
qu'ils avaient crus si longtemps voués à la mort chez leur eruel conquérant
et auxquels les dernières nouvelles, venues de Mourgoula, donnaient en ce
moment une grande
réputation. Parmi ces
Bambaras se trouvait
nn jeune garçon de
quinze à seize ans,
ayant les bras et les
jambes d'une lon-
gueur démesurée,
proportionnellement
au reste du corps.
Vallière le fit entrer
dans la case, et, le
double décimètre en
main, dessina ce type
réellement remarqua-
blede la race bambara
et duquel se rappro-
chent plus ou moins
presque tous les jeu-
nes gens encore ado-
lescents de ces popu-
lations nègres. Na-
goba, la jeune sœur
de ce grand garçon,
jolie négresse d’une Nagoba et son frère.
douzaine d’années,
voulut bien également, pour quelques poignées de cauris, poser devant le
crayon de notre compagnon de route.
Le 29 mars, nous arrivons à Tourella de très bonne heure, vers sept
heures du matin. Je distribue les quelques milliers de cauris qui me
restent encore, à Kantara, au percepteur et au chef de village, afin qu'ils
fassent diligence pour nous faire franchir le Niger. Jusqu'au dernier
moment, Je crains qu'Ahmadou ne se ravise et ne nous envoie prévenir qu'il
a encore quelque chose à nous dire, che Allaho. Je prescris à Vallière de
478 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
prendre les devants avec quelques tirailleurs pour aller annoncer notre
arrivée à Nafadié. Nos chevaux sont rendus, nos bommes sont exténués :
mais personne ne resle en arrière, tellement est grand notre désir de mettre
le Niger entre nous et les États d'Ahmadou. Ce chef trouvera que nous nous
sommes singulièrement conformés à sa recommandation d'aller lentement
pour attendre ses envoyés, mais un sentiment bien naturel d'appréhension
nous donne des ailes. Nous ressemblons à des forçats évadés de leurs fers,
et nous tremblons chaque fois qu'un cavalier arrive par la route de Ségou
ou qu'un mouvement quelconque se produit au lieu du bivouac. Il est vrai
qu'on aurait fort à faire maintenant pour nous arrêler, car c'est à coups
de fusil que nous recevrions les émissaires chargés de nous communiquer
un pareil message.
Vers midi nous arrivons aux bords du fleuve, où les pirogues sont toutes
préparées pour le passage. Nous nous embarquons au milieu d’une grande
affluence d'indigènes venus de Tourella et des villages environnants. Quel-
ques-uns, qui nous ont suivis depuis Ségou, cachés parmi nos hommes,
dans le secret dessein de fuir la rive droite du Niger, essayent de prendre
place dans les pirogues ; mais Kantara est là qui les fait descendre aussi-
tôt des embarcations et les remet à ses Sofas. Parmi ces pauvres gens se
trouve une vieille femme ouolof, originaire des environs de Saint-Louis, qui,
ayant perdu son mari dans l'une des dernières expéditions d'Ahmadou, veut
rejoindre sa famille. Nous intercédons pour elle, mais Kantara est inflexible :
il obéit aux ordres exprès de son maitre, et 1l jouerait sa tête s'il écoutait
nos prières. La pauvre vieille se roule à nos pieds, pousse des eris déchi-
rants, s'offre pour nous servir comme esclave. Nous nous éloignons tout
chagrins de ne pouvoir l'emmener avec nous et persuadés que le vieux
chef de Nango pourrait bien avoir raison en nous affirmant que les sujets
d'Ahmadou se soulèveront contre leur tyran dès notre installation sur les
bords du Niger.
Enfin, à deux heures de l'après-midi, nous étions tous de l'autre côté
du Djolhiba. Ce fut alors un spectacle curieux que de voir nos hommes,
aussi bien les Toucouleurs que les Bambaras d'origine, se réunir et jurer
tous ensemble, en montrant le fleuve, que c'était bien la dernière fois
qu'on les prenait à accepter l'hospitalité d'Ahmadou. Pauvres gens, qui
croyaient, à notre départ de Saint-Louis, à la réputation de générosité, dé
magnilicence et d'omnipotence que l'on faisait au fils d'El-Hadj! Quelle
désillusion à la suite de ces dix mois de séjour à Nango, où, sans cesse
inquiets sur leur sort, étroitement lié au nôtre, ils avaient pu se rendre
comple de l'existence misérable des sujets d'Ahmadou, surtout quand ils
NOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 479
la comparaient à la vie paisible dont jouissaient, sur les bords du Sénégal,
les populations placées sous notre protectorat !
Vers trois heures, nous prenons la route de Nafadié, à travers la vaste
plaine herbeuse que les eaux du Niger recouvrent en grande partie au
moment de l’hivernage. De loin, nous apercevons un grand rassemblement
sous les fr'omagers situés auprès du village de Djoliba. Nous éperonnons
nos chevaux, et nos inquiétudes sont vives en voyant notre camarade Vallière
étendu sans connaissance au pied de l’un de ces arbres et que deux ou trois
noirs essayaient, par des frietions vigoureuses, de ranimer. Nous sommes
Le lieutenant Vallière attaqué par les Malinkés.
bientôt aux côtés de notre ami, qui ouvre les yeux à notre approche.
Tautain l’examine avec empressement, pour voir s’il n’a aucune blessure.
Je crains un moment qu'il ne se soit heurté à un fort parti de Béléris, qui,
informés de notre retour, ont voulu nous barrer la route de Kita et achever
l’œuvre si bien commencée à Dio. Il n’en est rien heureusement et Vallière
nous met bien vite au courant de la situation. En quittant Djoliba le matin,
il s’est égaré. Trompé par ses guides, il avait pris un chemin qui devait,
disait-on, le mener directement sur Nafadié, mais qui, en réalité le con-
duisit dans la montagne, où il finit par se perdre tout à fait. Après de
nombreux tours et détours, 1l aboutit à un village situé dans une gorge
étroite et sauvage, où les habitants, dès qu'il avait été signalé, avaient pris
480 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
les armes et ouvert le feu sur lui. Il paraît que, le matin même, des ca-
valiers toucouleurs avaient paru devant le village et s'étaient emparés de
plusieurs jeunes filles, qui gardaient les troupeaux en dehors du tata.
Les Malinkés avaient done pris Vallière pour l'un de ces hardis pillards,
et, irrités encore de la razzia du malin, avaient aussitôt commencé les
hostilités sans aucun autre préambule. Quelques-uns des tirailleurs qui
l'accompagnaient avaient été faits prisonniers; l'un d'eux même avait été
grièvement blessé. Quant à notre compagnon de voyage, il avait été assez
heureux pour échapper aux balles qui sifflaient à ses oreilles et rejoindre
Djoliba, où il était arrivé vers deux heures de l'après-midi, mourant de
soif et de fatigue et atteint d’une insolation qui aurait pu avoir les consé-
quences les plus dangereuses, si nous n'étions arrivés à ce moment.
Je reprochai vivement au chef de Djoliba la conduite de ses guides, l’aver-
Hüissant que Kita n'était pas loin et que l'exemple de Goubanko prouvait
qu'il ne faisait pas bon de s'attaquer aux blancs. Il s'excusa en tremblant,
m'assurant qu'il n'était pour rien dans cet événement et qu'il allait envoyer
des hommes au village qui avait si mal accueilli mon officier, pour réclamer
mes tirailleurs. Je laissait Tautain avec Vallière, qui se sentait d’ailleurs
capable d'accomplir, après un peu de repos, les quelques kilomètres qui
nous séparalent de Nafadié, et nous nous remimes en route pour y
parvenir avant la nuit.
Nous rencontrons bientôt une douzaine de jeunes gens de ce village.
Is sont venus au-devant de nous, informés de notre approche par Ibrahima,
qui se trouvait avec Vallière et qui avait réussi à échapper à la bagarre du
matin. Ils nous font fêle et nous annoncent que tout est préparé à Nafadié
pour nous recevoir. Leurs physionomies, rendues encore plus sauvages par
leurs bonnets à pointes, garnis de rondelles de peau de sanglier, nous
rappellent les Bambaras du Bélédougou ; cependant, notre situation d'esprit
est telle que nous les trouvons moins désagréables que les faces hypocrites
des Toucouleurs, à lPabord si mielleux. Ibrahima m'apprend que des
hommes de Nafadié sont également partis pour aller délivrer les prisonniers
et qu'avant le soir ceux-ci nous seront rendus.
On ne nous a pas trompés et les habitants de Nafadié nous font un
accueil des plus chaleureux : on nous apporte deux moutons et l’on sert à
nos hommes un repas copieux de riz et de couscous. Cet enthousiasme est
produit par le grand renom que vient de donner aux Français l'affaire de
Goubanko. Nous ne possédions encore aucun détail sur les derniers événe-
ments du Haut-Sénégal, mais nous pouvions déjà mesurer les immenses
progrès accomplis dans cette partie du Soudan depuis notre départ de
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 481
Bafoulabé, en avril dernier. Je profite de ces excellentes dispositions pour
reprendre avec les Malinkés mes négociations, interrompues par notre
échec à Bammako et notre internement à Nango. Notre long séjour sur la
rive droite du Niger nous à convaincus que l'islamisme sera toujours le
plus grand ennemi de la race blanche en Afrique et que c’est sur les
Bambaras et les Malinkés qu'il faut nous appuyer dans cette région, si
nous voulons créer entre nos établissements du Haut-Sénégal et le Djoliba
l'importante voie commerciale projetée. Je réunis donc les notables de
Nafadié et leur démontre la nécessité de s’allier étroitement à nous contre
Ahmadou, dont les cavaliers viennent sans cesse razzier leurs femmes et
leurs troupeaux; je les assure de nos intentions pacifiques et leur expose
en quelques mots le but que nous poursuivons dans leur pays. Leur réponse
est unanime : tous veulent se placer sous le protectorat français et fuir
l'intolérable domination des Toucouleurs. Je rédige, séance tenante, un
projet de traité, sur lequel les principaux notables apposent leurs signatures.
Sur ces entrefaites arrive le chef de Djoliba, accompagné des prisonniers
faits le matin et du chef même du village où Vallière avait Urouvé une si
brutale réception. Ces indigènes, mis au courant de notre entretien, se
montrent encore plus enthousiastes que leurs congénères de Nafadié et
veulent, à tout prix, signer mon papier; s'engageant, au nom de leurs
villages respectifs, à se placer, sans conditions aucunes, sous notre protec-
torat. Celui-là même qui avait fait mes hommes prisonniers, serrant les
mains de Vallière avec effusion, lui demande pardon de la scène du matin
et ne peut cacher son indignation d’avoir pris un blanc pour un Toucouleur.
Le palabre terminé, je reste seul avec le chef de Nafadié, qui me désigne
l’un de ses fils pour me suivre jusqu'à Saint-Louis. Il me promet encore
d'envoyer quelqu'un à Bammako pour prévenir Abdaramane et l’engager
à se rendre au plus vite à Kita, pour y préparer notre prochaine campagne
sur les bords du Niger. Enfin, grâce à tous les renseignements qu'il me
procure, je me décide à envoyer dans toutes les directions des émissaires,
pris parmi mes tirailleurs, originaires de ces contrées et chargés d'informer
les chefs du Bouré, du Ouassoulou, du Kaarta, de Sansandig, elc., de
notre désir de nous allier avec eux et de leur dire d’expédier quelques-uns
de leurs représentants auprès du chef français qui commandait à Kita.
Le soir, je suis rejoint par Alassane, venu à marches forcées de Ségou
et qui me dit que nous avions bien fait de marcher rapidement, car Ahma-
dou, deux jours après notre départ, avait expédié des courriers pour nous
dire d'attendre son envoyé. Comme nous avions sagement agi en mettant
le Niger entre nous et les États toucouleurs !
al
482 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
Le 50 mars, nous prenons la route de Tabou. Tandis que le gros de la
caravane file directement sur ce village en longeant la chaîne des monts
du Manding, qui se dressent à notre droite comme une gigantesque muraille,
je m'arrête successivement à Kamalia, Sibi, Nienkéma, pour y entretenir
les chefs et obtenir leurs signatures sur mon traité. Ma tâche est d’ailleurs
facile, car Ahmadou est parfaitement détesté dans toute la contrée, et tous
me promettent d'envoyer quelques-uns des leurs à Kita, pour s’aboucher
avec le chef de la colonne française. Ils paraissent très satisfaits de nous
voir nous installer à Makadiambougou, où je les engage à expédier leurs
produits, que leur achèteront nos trailants.
Nous passons la journée à Tabou, où les habitants, malgré leur extrême
sauvagerie, s’empressent de nous apporter tout ce qui est nécessaire: mil,
eau, bois, etc. Pour aller remercier le chef, je suis forcé de grimper à
travers les roches, car le village est suspendu aux flancs de la montagne,
derrière d'énormes blocs d’un grès très dur, à l’abri des incursions des
cavaliers toucouleurs,
Le 51 mars, nous poussons jusqu’à Naréna, grand village malinké, dont
le chef nous accueille avec une courtoisie qui nous fait oublier l’impolitesse
témoignée à Vallière plusieurs mois auparavant. Cependant, la curiosité
importune des habitants nous fait passer une journée assez désagréable,
bien que Bandiougou fasse tous ses efforts pour qu'on nous laisse reposer
tranquillement. I] nous donne un bœuf pour notre diner, et ses sujets se
disputent nos hommes, qu'ils entrainent dans leurs cases, où ils les traitent
comme ils ne l'ont pas été depuis longtemps. Bien entendu, notre traité est
signé avec enthousiasme. Décidément Ahmadou pouvait considérer comme
absolument perdues pour lui les provinces de la vallée du Bakhoy, qui
payaient tribu à Mourgoula. La seule route qui lui restait ouverte entre
Nioro et sa capitale allait être fermée à son tour.
À Naréna, nous avons pour la première fois des nouvelles précises sur
Kita, car nous y rencontrons deux interprètes, que le lieutenant-colonel
Borgnis-Desbordes envoyait vers Kangaba pour y acheter des bœufs, néces-
saires aux approvisionnements de sa nombreuse garnison. On est très inquiet
sur notre compte et l’on ne s'attend pas à nous voir arriver aussi vite.
Dans la soirée, une violente tornade, accompagnée de vent, de pluie et
de grêle, vient nous forcer à nous réfugier dans le village. Les grèlons sont
très volumineux et il est dangereux de s'y exposer. Ce phénomène atmo-
sphérique est excessivement rare dans la région que nous visitons, surtout
à l’époque où nous sommes. Aussi excite-t-1l un véritable étonnement parmi
les indigènes.
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 485
Nous quittons Naréna le lendemain de bon matin. La campagne qui nous
environne offre un spectacle des plus curieux. Les Malinkés fouillent les
champs et les buissons, où ils trouvent, en grande quantité, des perdrix,
des poules de Pharaon, des pintades, des damans et jusqu’à des singes et
des petites biches à raie brune, que la grêle de la veille a surpris et qui
sont encore tout étourdis des meurtrissures qu'ils ont reçues.
Nous franchissons, par quatre cent cinquante mètres d’altitude, la ligne
de partage des eaux des bassins du Sénégal et du Niger. Nous nous arrêtons
quelques moments à Koumakhana, où le chef joint son adhésion écrite à
mes propositions de protectorat acceptées déjà par ses compatriotes du
Manding, et nous allons camper sur la rive droite du Balanko, en pleim
désert. L'eau du ruisseau est désagréable au goût et d’une couleur d'encre;
des myriades d'insectes rendent en outre ses abords presque inhabitables,
mais nous passons sur {ous ces inconvénients, en pensant que dans deux
ou {rois jours nous allons revoir nos compatriotes à Kita.
Le 2 avril, nous poussons jusqu’à Niagassola. Cette longue étape, de plus
de quarante-cinq kilomètres, n’est coupée que par un arrêt d’une demi-
heure à Balandougou, où les chefs s'efforcent de nous faire passer la
journée. Devant mon refus, ils nous font accompagner par plusieurs captifs,
chargés de nous donner, au terme de l'étape, un mouton et des calebasses
remplies de lait et de miel.
Nous trouvons à Niagassola l'accueil que nous devions attendre du vieux
Mambi, qui s'était déjà montré si empressé lors du passage de Vallière.
Malgré la chaleur insupportable qui règne dans la case où nous sommes
logés, la journée nous semble assez courte, car les occupations ne nous
manquent pas. J'écris d’abord à Kita pour annoncer mon arrivée; puis
J'interroge des gens de Koundou sur le Bélédougou et les dispositions de
ses habitants à notre égard. Je m’entretiens ensuite longtemps avec les chefs
de l’ancien village du Bangassi, que nous avions trouvé désert et en ruines
l’année précédente et dont les habitants s'étaient en grande partie réfugiés
à Niagassola et aux environs. Je leur parle de l’ère de prospérité et de
tranquillité qui va s'ouvrir pour toutes les populations de ces contrées,
maintenant que nous nous sommes installés à Kita, et je les engage à aller
repeupler leur ancien village. Enfin, les renseignements topographiques
que Vallière m'avait donnés sur le caractère montueux et accidenté du pays
du Manding, entre Niagassola et Kita, région qui devait offrir pas mal de
difficultés pour l'établissement d’une voie carrossable, me déterminent à
laisser cet officier effectuer son retour sur Makadiambougou par le Gadougou
et la rive gauche du Bakhoy. Il devait explorer cette partie de la vallée,
484 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
lever l'itinéraire de sa route et nous faire connaître aux populations du
Gadougou, encore placées sous la dépendance de l’almamy de Mourgoula.
Avant de quitter Niagassola, je présentai l'acte de protectorat à Mambi,
qui s'empressa de le signer en insistant pour que son village fût choisi pour
servir d'emplacement à notre futur établissement entre Kita et le Niger.
J'étais d'autant plus satisfait de ces excellentes dispositions du vieux chef,
que Niagassola ne saurait sans inconvénient ne pas être occupé par le
gouvernement de la colonie. Ce point, chef-lieu de tout le Manding, à une
importance politique considérable et est, en outre, l'origine de la route du
Bouré et Ouassoulou. Si notre installation à Kita nous avait donné toute la
région du Bas-Bakhoy et du Fouladougou, Niagassola devait nous livrer
tout le Manding, faire tomber nécessairement la place forte toucouleure de
Mourgoula, et nous mettre en communication avec Kangaba, le Bouré et
les pays malinkés de l'extrême Haut-Niger.
Nous passons la journée du 5 avril à Koukouroni, le premier village du
Birgo. Nous sommes charmés en traversant cette contrée boisée et acei-
dentée, abondant en sites pittoresques et arrosée par de jolies rivières, au
fond rocheux et aux bords verdoyants. À Koukouroni s'étale, dans toute sa
laideur, la misère occasionnée par les déprédations de l'almamy Abdallah.
Le chef, grand vieillard peul, à l'aspect triste et maladif, s'excuse de ne
pouvoir nous offrir une hospitalité plus généreuse. Les Toucouleurs lui ont
tout pris. Je lui fais entrevoir un avenir plus heureux et lui donne en cadeau
quelques menues pièces de monnaie d'argent.
Le lendemain, nous nous transportons jusqu'à Mourgoula. L'almamy
nous reçoit avec pompe. Dans le long entretien que j'ai avec lui, je m'aper-
cois que le voisinage de Kita le gène considérablement et que notre arrivée
à Makadiambougou lui à fait perdre toute influence sur les pays environ-
nants. Toute la vallée du Bakhoy est définitivement perdue pour Ahmadou,
et, si le commandant de Kita est habile, nul doute que les Talhibés qui
occupent encore Mourgoula ne finiront par déserter celte place, en l'aban-
donnant aux mains de ses possesseurs naturels, les gens du Birgo, que
leur intérêt attire dans notre alliance.
Vers midi, Je reçois une lettre, dans laquelle le lieutenant-colonel
Borgnis-Desbordes me souhaite fort gracieusement la bienvenue et me dit
que notre arrivée est impatiemment attendue par tous nos camarades de
Kita. Aussi Je quitte Mourgoula le soir même pour aller passer la nuit au
petit village de Siracoro et nous rapprocher encore du lieu où nous pour-
rons enfin revoir des figures européennes.
Le à avril, nous quitlons Siracoro de bon matin et nous franchissons,
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 485
d'une seule traite, les cinquante kilomètres qui nous séparent de Goubanko,
complant passer la journée au ruisseau de Bannako ; mais le désir d’arriver
nous donne des ailes.
Bien nous en prit, car, en débouchant dans la plaine où s'élevait
naguère ce populeux village, nous apercevons au loin un groupe d'hommes
et de chevaux campés sous les fromagers qui nous avaient abrités nous-
mêmes un an auparavant. Nous nous élançons à travers champs, au galop
de nos chevaux, et nous nous trouvons bientôt en face de MM. de Gosquet,
lieutenant d'artillerie de marine, et Morlot, lieutenant d'infanterie de marine,
que le chef de la colonne envoyait au-devant de nous, sachant que nous
venions d'arriver à Mourgoula et se doutant bien que notre impatience ne
nous permettrait pas de séjourner longtemps en route. Je n’insiste pas sur
la joie que nous éprouvons à nous retrouver ainsi au milieu de nos compa-
triotes. Que le lecteur se rappelle seulement que c’est le 50 janvier 1880
que nous avions quitté Saint-Louis et que, depuis le jour où nous avions
laissé Médine, nous n'avions plus eu de relations avec le monde civilisé,
que les événements du Bélédougou et notre longue captivité à Nango nous
avaient longtemps fait considérer comme perdu pour nous.
Nos camarades, malgré la pénurie de vivres qui existait à Kita, avaient
dépouillé leurs cantines pour nous faire renouer connaissance avec les
produits culinaires de la mère patrie. Nous nous réunissons donc autour
de la petite table de campagne, et, tout en savourant un excellent pâté de
foie gras, qu'il nous est enfin permis de manger autrement qu'avec nos
doigts, nous sommes mis au courant des derniers événements. Tout était
nouveau pour nous. C'est ainsi, par exemple, que J'avais élé décoré et que
j'étais même déjà vieux dans l’ordre, puisque ma promotion datait d’une
année,
Après le déjeuner, nous allâmes visiter les ruines de Goubanko, encore
tout empestées de l'odeur des cadavres, laissés en pâture aux hyènes et
aux oiseaux de proie.
Vers quatre heures de l'après-midi, nous remontons à cheval et arrivons
Makadiambougou une heure après. Que de changements depuis un an!
À peu de distance de notre ancien campement s'élevait un magnifique fort,
encore inachevé, mais capable dès ce moment de résister à toutes les
armées nègres du Soudan occidental. Les couleurs françaises flottaient
fièrement au sommet de ses murailles, et nos cœurs baltaient en pensant
que nous avions bien contribué, pour notre part, à porter ainsi la domi-
nalion française à moins de 200 kilomètres du Niger.
CHAPITRE XXII]
Excursion du lieutenant Vallière dans le Gadougou. — Caractère montagneux de cette contrée,
— Le Kanékouo et la vallée de Bakhoy. — Grande quantité de fauves. — Le massif du Tibikrou.
— Le village de Badougou. — Accueil sympathique des habitants de Galé. — Extension de
l'influence française. — Rencontre d'un Maure marchand, — Gué de Mokaia Fara. — Arrivée
à Kita,
Le lieutenant Vallière me rejoignit à Kita le 8 avril. Ce chapitre donne le
récit de son excursion dans le Gadougou.
Le 5 avril, au point du jour, je quittai la mission principale pour ex-
plorer, conformément aux instructions du capitaine Gallieni, la vallée et la
rive gauche du Bakhoy. Nous devions nous rejoindre à Kita. La veille du dé-
part, j'avais pris des renseignements, auprès des gens de Niagassola, sur
la route que je devais suivre. À en croire ces renseignements, J'entrepre-
nais une œuvre très difficile, J'aurais de grands déserts à traverser, de
hautes montagnes à franchir ; je rencontrerais beaucoup d'animaux féroces,
je manquerais d’eau, ete. Cette dernière indication me fit mettre en doute
toutes les autres, car d'après mes prévisions, basées sur mon passage dans
le Manding et le Birgo un an auparavant, je devais rencontrer de nombreux
cours d’eau. Cependant, j'ai pu m'apercevoir par la suite que ces exagéra-
Lions n'étaient pas sans fondement, car cette exploration nous fit faire des
marches très pénibles et souvent dangereuses.
Les hommes qui m’accompagnaient étaient : Ibrahima, fils du chef de
Kila; les deux hommes envoyés par les villages du Niger, qu'il y avait
intérêt politique à ne pas montrer à Mourgoula; deux tirailleurs et un
spahi, Malal Demba, qui me servait d'interprète.
En quittant Niagassola, la route du Gadougou se dirige au nord-ouest,
vers les talus des monts du Manding qui se dressent à un kilomètre environ
du village. La pente de ces talus est escarpée, mais le sentier passe par un
col assez bas (50 mètres de hauteur). De la crête nous aperçûmes, vers
l’ouest, le cours du Kokoro se dirigeant vers le Bakhoy.
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 487
Au delà du col, le chemin descend en pente légère vers une vallée bien
cultivée où se dressent les cases d’un village agricole. Mais, après avoir
franchi la jolie rivière de Tarabako, on se trouve au pied d’une haute
chaîne rocheuse aux flancs presque verticaux. Aucun col, aucun passage
ne se présentant, il fallut nous résoudre, Ibrahima et moi, à mettre pied à
terre et à gravir la pente parmi les roches roulantes en trainant nos
chevaux par la bride. À chaque pas, nos pauvres bêtes menaçaient de
s'abattre ou de se déchirer les jambes sur les pointes des pierres.
Nous parvinmes enfin au sommet de la rampe, à plus de 80 mètres
au-dessus de la vallée que nous venions de quitter. L'autre versant du
chaînon, bien que couvert de pierres, était heureusement en pente plus
douce. La marche était encore difficile, mais nous pouvions au moins uti-
liser nos montures. Pour mon compte j'en étais enchanté, car l’ascension
que nous venions de faire m'avait exténué.
Mes noirs souffraient beaucoup. Les sandales qu'ils s'étaient fabriquées les
préservaient insuffisamment contre les galets et ils avançaient péniblement.
Devant nous, aucun sentier frayé ; notre guide, vieux chasseur de fauves,
se dirigeait sur des indices connus de lui seul et, souvent, il semblait
hésiter sur la direction à prendre.
Nous avions quitté les surfaces nues et pierreuses et nous étions au
milieu de broussailles épaisses, lorsqu'un tirailleur fit remarquer que le
spahi interprète était resté en arrière pour bander une blessure qu'il s'était
faite à un pied. Il y avait à peine cinq minutes que cet homme s'était
altardé ; mais, craignant qu'il ne s’égarât, je fis crier tous mes noirs. Cette
précaution ne fut pas inutile, car l’infortuné Malal Demba mit une demi-
heure à nous retrouver. Nos cris lui étaient parvenus, mais les échos de la
montagne le trompaient sur leur véritable direction. Il arriva tout essoufflé
et en proie à une véritable frayeur. Il avait, disait-1l, aperçu tout près de
lui un animal terrible, qui n'était ni un lion ni une panthère, mais cer-
tainement quelque bête aussi féroce ; sa frayeur et son récit égayèrent fort
ses camarades, qui ne cessèrent de lui adresser toutes sortes de quolibets.
Nous étions en plein massif des monts du Manding. Ce n'étaient que
montées sur des plateaux arides et pierreux et descentes dans des vallées
étroites et verdoyantes. Au fond de ces vallées courait toujours un cours
d’eau plus ou moins important dont les rives, bordées d’une végétation
épaisse, reposaient agréablement la vue. Le plus sérieux de ces cours
d’eau fut Kanékouo, petite rivière de 25 à 50 mètres de largeur et très
profonde. Ce ne fut qu'à grand’peine que nous découvrimes un passage
qui nous permit de la traverser sur nos chevaux. Il y a tout intérêt pour
488 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
l'Européen qui voyage dans ces contrées de nager le moins souvent possible.
Le défaut de vêtements de rechange lui fait contracter de mauvaises fièvres,
sans compter que la présence des caïmans, si communs dans ces parages,
lui fait courir des dangers plus graves encore. Après le Kanékouo, nous
eûmes à traverser un très gros ruisseau dont l’une des berges, presque
verticale, avait 12 mètres d’élévation. Arrivé à peine à mi-hauteur, je rou-
lais dans l’eau, prenant ainsi le bain forcé que j'avais évité un peu aupa-
ravant, Quant à nos pauvres chevaux, il fallut les hisser, deux hommes
poussant derrière pendant qu'un troisième les trait à lui du haut de la
berge.
Enfin, vers midi, sous un soleil de feu, rendu plus insupportable par la
réverbération des roches nues, nous arrivions au ruisseau de Kormo qui
laissait passer un filet de belle eau claire et présentait sur ses bords de
charmants ombrages. Notre guide nous apprit que ce lieu était fort aimé
des chasseurs mandingues, qui ne manquaient jamais d'y venir passer les
heures chaudes. Je décidai d'en faire notre campement jusqu’à trois heures.
Mon repas était bien maigre. C'était, comme toujours, un poulet cuit à
la braise, et cette chair, la même depuis plus d’un an, m'était devenue
odieuse. Mais le guide nous fit la plus agréable des surprises : il nous ap-
porta un rayon de miel cueilli dans le creux d’un arbre. Jamais je n'ai
trouvé un mets plus délicieux! Ce miel était d’une couleur or pâle avec des
alvéoles extrêmement petits; 1l fondait littéralement dans la bouche. Ce
fat un vrai régal pour tout le monde. J'entendis également à ce campe-
ment un chant d'oiseau des plus mélodieux: le guide prétendit ne pas le
connaître, ce qui semblerait prouver que cet oiseau est très rare.
Après avoir cherché à me renseigner sur l'étape du soir, je compris
qu'il fallait renoncer à un repos prolongé, si nous voulions arriver le len-
demain matin à un lieu habité. En conséquence la marche fut reprise à
deux heures.
La soirée fut plus dure encore que la matinée. Même terrain pierreux
avec des croupes plus nombreuses et des cours d’eau fréquents. Vers cinq
heures, nous étions sur le flanc d’une haute croupe qui, d’après le guide,
était le point culminant du pays. Je regrettai beaucoup de ne pouvoir en
faire l'ascension, afin d'arriver à me rendre un comple exact des lignes
orographiques de ce fouillis de hauteurs et de vallées que nous traversions
depuis le matin. Les versants de cette haute croupe sont couverts de blocs
roulants assez gros pour rendre la marche à cheval tout à fait impossible.
Je dus faire ainsi plus de six kilomètres avec mes grosses bottes, tirant
mon cheval qui refusait d'avancer. Dans l’état d’épuisement où j'étais, je
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 489
souffris beaucoup durant ce trajet, bullant à chaque pierre et ruisselant de
sueur sous une chaleur que pas un souffle d’air ne venait rafraîchir, Cette
Campement sous un baobab.
soirée fut bien dure. Enfin, à la tombée de la nuit, nous arrivions dans la
vallée du Souloun, où il fut décidé que nous passerions la nuit sous un bel
arbre, à quelques pas de la rivière.
190 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
Je dormis un peu. Nous étions très près d'un abreuvoir de fauves, et
durant plusieurs heures ce fut un va-et-vient perpétuel d'animaux que
nous entendions sans les voir. Plus tard des cris s’en mêlèrent; c’étaient
des aboïements répétés de cynocéphales ou de longs hurlements. Je remar-
quai avec plaisir que mon guide était réellement un homme dévoué; il
ne dormait pas et avait son fusil tout armé. En revanche, mes noirs et
Ibrahima ronflaient comme des tuyaux d'orgue.
Le #avril, un peu avant le jour, la marche fut reprise en suivant la rivière.
Au moment où le soleil se levait, nous sortions de la vallée du Souloun,
pour entrer dans la plaine où coule le Bakhoy. Nous étions toujours en
dehors de tout sentier battu, mais le sol plat et semé d'herbe sèche et
courte rendait la marche très aisée. Les hommes étaient redevenus gais,
ürant de temps à autre sur les biches, les dumsas, très nombreux dans ces
parages. Nous arrivàmes, vers sept heures, sur les bords du Bakhoy, que
nous longeâmes pour chercher un gué.
Nous suivions la rive depuis quelques minutes, lorsqu'un homme sortit
subitement du lit de la rivière. Il avait l'œil sauvage et la mine mauvaise.
Il nous épiait sans doute et s'était caché, mais, rassuré par les propos de
mes noirs, il s'était décidé à se montrer. C'était un chasseur d’éléphants.
Je l'interrogeai sur ses chasses; mais mon homme était peu causeur; il nous
fit remarquer les empreintes énormes de pieds d’éléphants, leurs excré-
ments, qui dataient seulement de la nuit passée, et nous dit qu'ils étaient
venus en grand nombre, mais que, n'étant pas à bonne portée, 1] n'avait
osé tirer. Je lui demandai ce qu'il faisait de l'ivoire qu'il recueillait, et
j'obtins cette réponse : « Je vais le vendre dans le Bouré, où viennent des
Dioulas dialloukés qui me l’achètent pour de la poudre et vont ensuite le
revendre à Les parents du bord de la mer. »
Le chasseur nous conduisit tout droit au gué que nous cherchions. Ce
passage est situé entre deux îles boisées. Il consiste en un barrage de roches
plates et glissantes ayant l'aspect du porphyre. De place en place, on doit
franchir des fissures profondes, larges d'un mètre ou deux, par lesquelles
s'écoulent les eaux du courant. La traversée de ces roches nous prit beau-
coup de temps, surtout à cause de nos chevaux, qui s’abattaient à chaque
pas, comme s'ils avaient marché sur une glace polie.
Au delà du Bakhoy, nous entrions dans une vaste plaine herbeuse se
terminant par le massif de Tibikrou, dont les croupes, élevées de plus de
290 mètres, se dressaient à 3 ou 4 kilomètres au nord-ouest. Bendougou,
le premier village du Gadougou, était dans ce massif.
Après avoir péniblement franchi un ruisseau vaseux, affluent du Bakhoy,
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 491
le guide s'arrêta net, disant qu'il ne reconnaissait plus dans les sommets
du Tibikrou celui où était situé Bendougou. Or ma montre marquait
onze heures, la chaleur était lourde et mes noirs très fatigués. La perspec-
tive d’errer longtemps au hasard, en dehors de tout sentier, était fort
attristante. Je fis des reproches très vifs au guide, lui disant qu'il nous
avait égarés peut-être volontairement. La colère me venait en parlant et je
le menaçai de me venger cruellement si dans quelques minutes il ne nous
mettait pas dans la bonne direction. Le malheureux était honnète et il
commençait à s'inquiéter de ma véhémence. Tout à coup il poussa un cri
de joie, tendit les bras vers la montagne et me montra du doigt une légère
colonne de fumée qui montait derrière un contrefort : « C’est là, » dit-il
en malinké. — Nous n'avions pas fait deux kilomètres dans cette direc-
lion, que nous rencontrions un vieux Malinké pliant sous un faix de roseaux
qu'il venait de couper sur les bords du Bakhoy. Le bonhomme nous con-
duisit à travers les broussailles, et peu après nous arrivions au milieu de
terres cultivées sillonnées de sentiers battus. Enfin, derrière un pli de ter-
rain, au fond d’une gracieuse vallée et auprès d’un petit ruisseau, nous
apparut le joli village de Bendougou; blolti au pied d'une haute montagne.
Bendougou était de création récente et encore peu peuplé (500 habitants
environ). Un tata rectangulaire de 200 mètres sur 150 l’enferme complè-
tement. Un deuxième tata cireulaire, renfermant la famille du chef, forme
un réduit central. Toutes ces constructions en argile d’un beau rouge
élaient neuves et avaient fort bel aspect. Le chef, un vieil infirme, me reçut
avec une grande crainte; mais, après quelques paroles flatteuses de ma
part, sur la beauté de son village et la propreté qui y régnait, il revint de
son saisissement et m'offrit du lait, des pistaches, ainsi qu'une belle case.
Il parla également de me donner un mouton, mais Je le lui achetai cinq
franes, et ce procédé parut lui plaire beaucoup.
Malgré la curiosité importune des habitants et surtout des femmes, nous
passämes une bonne journée. Mes hommes étaient assaillis de questions, el
je les entendais faire les discours les plus merveilleux sur leurs aventures.
En un mot, tout le monde était bien disposé et je trouvai aisément un
guide pour le lendemain.
Le 9 avril, au point du jour, nous montions à cheval et prenions à l’ouest,
vers la montagne. Nous allions gravir le Tibi-Krou et marcher sur les crêtes
du talus occidental de la vallée du Bakhoy, abandonnant ainsi la vallée
même, dont les indigènes, comme ceux du Birgo, se tiennent obstinément
éloignés.
Ainsi, du côté du Gadougou, même absence de sécurité que dans le Birgo,
492 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
même préoccupation de se réfugier dans les montagnes. Chaque fois que j'en
trouvais l’occasion, je cherchais à démontrer aux Malinkés les avantages de
la plaine, où, avee un travail moindre, ils étaient certains d’avoir des récoltes
plus abondantes. Les rivières, d'autre part, ne donnaient-elles pas du pois-
son et une eau préférable à celle des puits qu'ils ereusaient péniblement ?
Enfin les grandes vallées facilitaient les communications, les transports
et les voyages. Mais ces derniers avantages étaient ceux qu'ils redoutaient
le plus. Se réfugier au pied d’un haut sommet, sur un plateau inaccessible,
ou au loin dans un désert inconnu, voilà le rêve de tout chef qui veut
fonder un village, afin de se soustraire ainsi à la guerre et aux pillages
incessants de ses voisins plus nombreux où mieux armés. Mambi de Niagas-
sola lui-même n'avait-il pas dit au chef de la mission, avec une sorte
d'orgueil : « On ne vient pas aisément à mon village. » Ah! la civilisation
aura fort à faire avec les Soudaniens pour les tirer de leurs préjugés
barbares.
A trois kilomètres à l’ouest de Bendougou, on arrive au pied d'une rampe
très escarpée qui donne accès sur le point culminant du Tibi-Krou. Durant
l'ascension de ce sommet, nos chevaux, habitués aux plaines sablonneuses
de la rive droite du Niger, ne savaient où poser le pied; il fallut les tirer
par la bride et subir mille fatigues pour les transporter jusqu'au haut de
la rampe. À ce propos, je dois dire que notre traversée des monts du
Manding et du Gadougou avec des chevaux étonnait beaucoup les indigènes
en les effrayant un peu. Jusqu'alors aucun cavalier ne s’élait aventuré dans
ces parages. N'était-1l pas à craindre que notre exemple ne trouvät des
imilateurs? Dès lors, les remparts naturels dont ils s'étaient environnés avec
un soin si jaloux allaient cesser de les protéger contre la cavalerie des
Toucouleurs.
La route vers Galé continue sur les hauteurs en franchissant plusieurs
ruisseaux près de leurs sources. Le sentier, à peine indiqué, ne tourne
aucun mouvement de terrain, suit une ligne presque droite et par suite
présente de très fortes inclinaisons. Il était neuf heures lorsque nous attei-
gnimes la dernière crête du Tibi-Krou. De ce point, nous avions une fort
belle vue et nous apercevions, au centre d’un cirque de hauteurs, le gros
village de Galé, que ses toits coniques faisaient ressembler à une grande
agglomération de ruches.
Au pied des talus du Tibi-Krou, il fallut traverser la rivière de Balé,
cours d’eau très important, à berges verticales, et d’un passage très diffi-
cile. Pendant les inondations, les indigènes construisent un pont en roseaux
qui s'appuie sur les arbres les plus élevés de la rive. On me dit que cette
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS, 495
rivière prenait sa source très loin vers le Bouré. N’était-ce pas le Kô Meis-
sang de Mungo-Park ?
Types de jeunes femmes malinkés du Gadougou.
à 2 À 1” TI 3
À onze heures, nous fasions notré.entrée à Galé, au milieu d'une grande
affluence de noirs accourus pour voir un blanc. Cette curiosité, bien que
fort gènante comme loujours, me parut plus respectueuse que partoul
494 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
ailleurs. Arrivé devant le tata du chef, le plus haut personnage du Gadougou,
je pus remarquer l’empressement de tous à m'être agréables. Bassi, le chef,
ne tarda pas à se présenter et, après les saluts d'usage, il prit la bride de
mon cheval et me conduisit, à travers la foule de ses sujets, jusqu'à une
grande case bien aérée qu'il ne dédaigna pas d'aider lui-même à balayer.
Tous ces hommages ne s’adressaient pas évidemment à ma modesle et
peu brillante personne, mais à un représentant des Français.
Il y avait deux mois à peine qu'une des forteresses les plus redoutées du
pays était tombée en quelques heures sous les coups de la colonne du
lieutenant-colonel Borgnis-Desbordes. Ce glorieux fait d'armes avait fait
passer sur le pays un sentiment d'admiration et de terreur dont je béné-
ficiais. Bassi pensait sans doute qu'il était bon de s’attirer l'amitié des
Français, et 1] ne me ménageait pas ses bonnes grâces.
Son désir de plaire fut encore plus manifeste dans la conversation que
jeus le soir avec lui. Il n’osait pas trop ouvertement me médire des Tou-
couleurs, car son village et sa maison étaient remplis d'espions de Mour-
goula; mais il me dit qu'il avait envoyé de ses sujets à la construction du
fort français de Kita, et facilité de tout son pouvoir les achats de bétail de
M. Borgnis-Desbordes. Il s’engagea, en outre, à suivre exactement la ligne
de conduite de Tokonta, le chef de Kita, notre ami et notre protégé. En
un mot, il se déclarait prêt à entrer dans une alliance étroite avec nous.
L’acquisition du Gadougou à notre influence me semble un résultat
politique très important. Ce pays est, avec le Birgo, le grenier de Mourgoula.
Il compte une dizaine de villages d’une population totale de près de
10 000 habitants et ses ressources en bétail sont appréciables. Mais la
considération qui domine toutes les autres, c’est que, par l'acquisition du
Gadougou, resté assez hostile à l'idée musulmane, on isole la forteresse de
l'almamy et on l’affaiblit en lui retirant un millier de guerriers qui, bon
gré mal gré, suivaient le chef toucouleur. Ces guerriers ne manqueraient
pas de se retourner contre l’ancien oppresseur s'ils entrevoyaient quelque
chance de succès. Enfin le Gadougou est à cheval sur l’une des routes du
Bouré, et il permettrait à notre commerce d'avancer pacifiquement jus-
qu'aux confins des régions aurifères du Haut-Niger.
D'autre part, le Gadougou peut fournir de nombreux manœuvres aux
Lravaux d'une voie de communication qui suivrait le Bakhoy. Enfin, si
l'avenir nous permet d'établir une certaine sécurité dans le pays, nous par-
Viendrons certainement à attirer la population dans la vallée du Bakhoy
et à peupler aussi les abords de notre route commerciale. L'ère de eivili-
sation commencera alors pour ce peuple, que les pillages, les guerres et les
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 295
perséculions de ses voisins ont rendu craintif, ombrageux et rétif à toute
idée de progrès.
Ce n’est pas sans une véritable satisfaction que je trouvai à Galé un
Maure de Saint-Louis, parlant quelques mots de français. Il venait de Kita
et se dirigeait, avec des marchandises de nos comptoirs, vers le Bouré, où
il allait faire des échanges. J’encourageai beaucoup ce Maure dans sa tenta-
tive, lui faisant pressentir de grands bénéfices. Si son exemple était suivi
par nos traitants noirs
du Sénégal, la con-
quête commerciale de
ces contrées reculées
- serait accomplie en
très peu de temps. Ce
Maure était un bon
agent de notre cause;
il avait longtemps servi
d'interprète dans les
magasins de Saint-
Louis, faisait devant
les Malinkés un éloge
enthousiaste de nos
richesses et de nos
bons procédés politi-
ques et commerciaux ;
ses agissements me
semblèrent devoir pro-
duire le meilleur effet
pour l'avenir.
Je quittai Galé le
6 au matin de très
Type du Gadougou.
bonne heure. Ibrahima était dans une joie telle de se savoir près de son
pays qu'il avait passé la nuit au milieu des griots, buvant outre mesure
le dolo que Bassi lui avait généreusement offert. Mais, malgré son état
d'ivresse par trop manifeste, il ne voulut pas retarder le départ et se
trouva le premier au rendez-vous. Il chercha à me persuader que nous
arriverions le soir même chez son père. Notre guide ne partageait pas sa
manière de voir, disant que c'était là un tour de force que quelques mar-
cheurs exceptionnels avaient réalisé, mais avec beaucoup de peine.
Nous arrivâmes à Kokoun à onze heures et demie, par une très forte
496 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
chaleur. Le pays que nous avions traversé est des plus difficiles. Le sentier
reste dans les montagnes, franchissant, sans dévier, croupes et vallées.
!! fallut traverser trois rivières assez importantes et plusieurs pelils ruis-
seaux affluents du Bakhoy. Nous avions également visité deux villages
situés assez près l’un de l’autre, Farana et Sibilé, ainsi que les ruines
de Mariemba, situées sur un plateau herbeux au pied d’une roche, qui porte
le nom de Mariemba-Krou. Dans cette traversée, un peu avant Farana, nous
aperçûmes à notre droite les monts Moussa-Bamba. Ce singulier massif
üre son nom de l'aspect que présente sa projection verticale. Vu du Fatafi-
Krou, il donne l’image assez distincte d’une femme couchée (Moussa-Bamba,
femme morte). Une montagne un peu longue reproduit la face, deux petits
mamelons simulent la poitrine, d’autres hauteurs allongées imitent les
jambes, enfin le petit pie qui termine l’ensemble rappelle assez la raideur
cadavérique des pieds. Ces lignes se détachent fort bien sur lPhorizon, et
l’on comprend aisément qu'elles aient appelé Pattenuon des indigènes, assez
peu observateurs de leur naturel.
Après avoir passé les heures chaudes à Kokoun, où le chef, frère de Bassi,
nous avait fait un bon accueil, on se remit en route. Chacun était joyeux;
mais, arrivés à la crête des montagnes du Gadougou, lorsque nous aper-
çûmes à nos pieds l'immense vallée du Bakhoy et au delà la masse énorme
du massif de Kita, la joie se changea en véritable allégresse. Ibrahima
surtout ne pouvait plus contenir ses transports. Il montrait, avec toutes
sortes de gestes, la montagne de son pays bleuie par l'éloignement, en
erlant : « Kitakrou! Kitakrou! Tokouta! » Le brave garcon avait maintenant
oublié les dix mois de captivité à Nango, les émotions, les fatigues et les
périls du voyage. Emporté par une ardeur folle, il enfonça l’éperon dans
les flanes de son cheval et descendit comme une avalanche la pente assez
raide qui conduit à la plaine; sans songer qu'il pouvait rouler ainsi que sa
bête et se Luer avec elle.
Tout en gardant un peu de calme, j'étais moi-même doucement remué.
Là-bas étaient mes compagnons et, dans quelques heures, j'aurais des nou-
velles de la patrie.
Je hâtais la marche le plus que je pouvais, mais le gué d’ailleurs assez
facile de Nokaïa Foréa nous prit encore du temps. Il était près de six heures
lorsque j'abordai de l’autre côté du Bakhoy. Le guide voulut alors me
persuader de camper auprès de la rivière, disant que Kita était trop loin,
qu'il y aval trois rivières à traverser, et que d’ailleurs il se sentait trop fatigué
pour nous diriger plus loin, Je ne voulus pas me rendre à ses raisons, Je
tenais absolument à arriver le soir mème à Kita et, dans le but d'entraîner
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 497
mes hommes un peu hésitants : « Allons, du courage! leur dis-je; demain
nous aurons du repos et l'abondance. »
La lune brillait et la masse sombre de Kita paraissait rapprochée, mais
plus nous avancions et plus elle semblait s'éloigner. A dix heures du soir,
nous arrivèmes au petit village de Finella; la montagne était toujours
devant nous à la même distance. Ibrahima fut reçu avec transport par les
sujets de son père. Les femmes chantaient et faisaient claquer les mains,
et bientôt les tam-tams résonnèrent. Le guide et mes hommes étaient
exténués ; ils me demandèrent à coucher au village et je le leur permis.
Quant à Ibrahima, il prétendit qu'il serait d’un mauvais présage d'arriver
de nuit sous le toit paternel après une absence aussi longue. En conséquence
je partis avec mon fidèle spahi Demba Malal, marcheur véritabiement
infaligable. Il fallait beaucoup de volonté pour continuer notre route dans
les conditions où nous étions. À cheval depuis le point du jour, mes genoux
étaient en sang, mes jambes ne pouvaient plus étreindre la selle, et je
n'avais pas la force d’éperonner mon pauvre cheval qui, ayant le dos hor-
riblement écorché, ne pouvait plus se tenir de fatigue et de douleur; il
bultait à chaque minute.
Enfin, à minuit et demi, nous atteignions la pointe est du massif de Kita
et nous distinguions vaguement, au milieu de la plaine, fes lignes régulières
des fortifications fraraises. Une impression d’immense soulagement et
de délivrance envahit mon cœur à la vue de ces constructions.
Mes souffrances allaient avoir leur terme; dans quelques minutes je
retrouverais la mission et mes amis de l'infanterie de marine. Ce fort au-
dessus duquel flottait le drapeau de mon pays, c'était déjà la patrie !
Peu après j'éveillais les officiers de l'état-major du colonel Borgnis-
Desbordes et j'en recevais l'accueil le plus cordial. Le lendemain matin,
je revoyais le capitaine Gallieni et mes camarades des tirailleurs séné-
galais.
En résumé, l’excursion vers le Gadougou, qui m'avait été ordonnée, avait
été utile.
Au point de vue géographique elle étendait nos connaissances. J'avais
rencontré plusieurs cours d’eau, que Mungo-Park avait traversés dans son
premier voyage en 1797 et dont nous ignorions la direction, les uns allant
vers le Bakhoy, les autres vers le Bafing.
Nous connaissions maintenant la constitution de la vallée du Bakhoy, que
nous avions traversée une première fois un peu au-dessous du confluent
du Kokoro et du Migna, une deuxième fois au gué de Mokaïa-Foréa. Nous
avions pu nous convaincre que cette vallée conserve une largeur variant
32
198 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
entre 6 et 10 kilomètres, que le cours d’eau en occupe sensiblement le
milieu, laissant de chaque côté une plaine d’un parcours difficile alors, en
raison des broussailles, des hautes herbes et des forêts, mais que de
simples déboisements rendraient aisément praticables. Le sol de ces deux
plaines est ferme et la surface régulière. Les berges de la rivière sont élevées
de plusieurs mètres et présentent de profondes ravines qui crevassent la
plaine. Aussi, dans le tracé d'une voie de communication desservant cette
vallée, il faudra se maintenir, sur la rive gauche comme sur celle de droite,
à 1000 ou 1500 mètres du cours d’eau, là où les ravines commencent.
Nous estimons que la vallée vaut beaucoup mieux que les hauts plateaux
du Birgo, où le terrain est si accidenté pour le passage d’une voice de com-
municalion queleonque.
Enfin, au point de vue politique, nous avions pu constater les progrès de
notre influence dans ces contrées reculées. À peine connus un an aupara-
vant, les Français étaient maintenant considérés comme la seule puissance
de l'avenir, celle dont chacun devait rechercher l'alliance. Le passage de la
mission du Haut-Niger, les traités avec les peuples malinkés, l'attaque du
Bélédougou où une poignée d'hommes avaient su échapper à toute une
armée, notre voyage à Ségou et notre retour inespéré élaient des faits qui
excilaient une admiration extrème. Enfin la victoire du colonel Borgnis-
Desbordes à Goubanko et la construction d’un fort français à Kita avaient
porté jusqu'au merveilleux la réputation des blancs de Saint-Louis. Dès
notre passage sur la rive gauche du Niger, il avait été aisé de se rendre
compile de l'immense effet produit. À Naréna, à Balandougou, à Niagassola,
il avait paru s’accentuer; enfin, dans le Gadougou, il était évident pour
homme le moins perspicace que l'influence était de notre côté. Nous avions
voyagé avec la même tranquillité d'esprit que nous aurions pu le faire dans
le Khasso, aux environs de Médine.
Ces immenses résultats nous réjouissaient fort, car nous songions avec
un légitime orgueil que, les premiers, nous étions venus dans ce pays parler
de la France, de sa générosité, de sa gloire et de sa civilisation.
CHAPITRE XXIV
Séjour à Kita, — Événements qui ont amené la prise de Goubanko, — Arrivée à Kita de Boubakar
Saada. — Lettre d'Ahmadou au gouverneur. — Marche forcée de Kila à Bakel. — Dangers courus
par la mission dans le Fouta. — Accueil sympathique qui est fait à la mission à Saint-Louis.
Le lieutenant-colonel Borgnis-Desbordes et tous ses officiers nous firent
à Kita l'accueil le plus empressé, et le commandant Voyron, de l’infan-
terie de marine, me força à accepter sous son gourbi l'hospitalité la
plus cordiale. Cependant, comme les approvisionnements étaient tout juste
suffisants pour la garnison du fort, je fis partir Tautain et Piétri le len-
demain avec tout mon monde et mon petit convoi, ne laissant à Kila que
les hommes trop malades pour continuer leur route, Mes compagnons de
voyage devaient m'attendre à Médine.
Voici ce qui s'était passé dans le haut fleuve pendant que nous étions à
Nango. Lorsque à la suite du traité que j'avais conclu à Kita, le 25 avril 880,
le département de la Marine avait décidé l'envoi d’une expédition destinée
à occuper ce point, dont je faisais ressortir l'importance au point de vue
politique et commercial, le chef de la colonne, en arrivant à Makadiam-
bougou, avait trouvé le village de Goubanko en hostilité ouverte contre
Tokonta et ses partisans. Mon intervention n'avait pu aboutir qu'à une
réconciliation de peu de durée, et les habitants se montraient animés de Ja
plus mauvaise volonté envers l'expédition. Pressé par le temps et les cir-
constances, le lieutenant-colonel Borgnis-Desbordes, à la têle de 500 hommes
d'infanterie, d’une vingtaine de spahis et de quatre pièces de montagne, avait
quitté brusquement Kila et, par une marche rapide de nuit, était arrivé
devant Goubanko le 11 février 1881. Au lever du soleil, les quatre pièces
sont mises en batterie à 250 mètres du village et ouvrent le feu sur le tata.
Comme je l'ai déjà mentionné dans un chapitre précédent, le tata de Gou-
banko, entouré de fossés, était très bien construit, et ce ne fut qu’au
quatre-vingt-quatrième coup de canon qu'un pan de muraille s’écroula dans
500 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
le fossé, ouvrant une brèche de plus de 10 mètres de large. Il était temps,
car il ne restait plus que douze obus. Le commandant Voyron s’élança
aussitôt avec ses tirailleurs, suivis des ouvriers d'artillerie. L’ennemi se
défendit avec la dernière énergie; mais, ébranlé déjà par le feu de l'artillerie,
dont chaque coup avait porté dans la masse des délenseurs du tata, il ne
put résister à l'élan de nos soldats. En une heure et demie, tout fut ter-
miné, et le village fut enlevé en entier, au milieu d'un incendie terrible
allumé par les obus.
La victoire était complète; des cadavres enlassés de tous côlés dans le
Brèche de Goubanko.
village attestaient l'énergie des défenseurs ; en outre, un grand nombre de
blessés avaient péri dans l'incendie, qui avait tout dévoré. De son côté,
l'expédition avait eu six tués, parmi lesquels le lieutenant Pol, de l'artillerie,
et une quinzaine de blessés.
Je ne restai que quelques jours à Kita. Les fatigues occasionnées par
les longues et pénibles marches que nous avions faites depuis Nango
avaient réveillé la fièvre qui me laissait en repos depuis quelque temps,
et J'avais hâte d'arriver au but du voyage, c’est-à-dire à Saint-Louis. Le
9 avril, Alpha Séga et Boubakar Saada nous rejoignirent à Makadiambou-
gou. Mon vaniteux interprète, qui n'avait pas assez des cinq ou six femmes
laissées sur les bords du Sénégal, avait tenu à ramener avee lui l'une des
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 201
habitantes de Ségou, qui sortait, prétendait-1l, du harem du sultan. Quant
à l’envoyé d’Ahmadou, il n’avait pu cacher son étonnement en nous voyant
déjà si fortement établis à Kita, où nous tenions la seule route qui permit
Femmes d'Alpha Séga.
encore de communiquer entre Ségou et Nioro. Il m'apportait, de la part
du sultan, un beau cadeau de colas', fruit hautement apprécié dans tout
1. La noix de cola fait l'objet d’un commerce très important dans les contrées occidentales et cen-
trales de l'Afrique. Ce fruit provient d'un arbre appelé Sferculia, qui croit surtout dans le Congo et sur
les bords de nos rivières du sud. Semblable à un noyer de moyenne grandeur, cet arbre a des feuilles
202 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
le Soudan, et me remit la lettre arabe que ce dernier envoyait au gouver
neur. Je donne ici la traduction du début de cette lettre, malgré les
compliments que m'y décerne Ahmadou, sans doute pour me faire oublier
la longue captivité de Nango.
« Je commence ma lettre au nom de Dieu, qui protège tout le monde,
mais qui, dans l'éternité, ne récompensera que les vrais croyants.
« Gloire à Dieu, le maitre de tous! qu'il protège notre saint prophète
Mahomet, le meilleur des prophètes, le meilleur des apôtres.
« De la part du chef des Croyants, le grand Ahmadou de Médine, au
gouverneur Brière de l'Isle, à tous les Français, ainsi qu'à Lous ceux qui
sont justes, salut.
« Je vous informe que, lorsque votre envoyé, que vous appelez le capitaine
Gallieni, est arrivé parmi nous, échappé ainsi que sa suile aux allaques
des Béléris, nous l'avons magnifiquement reçu. Il nous a transmis ce que
vous l'aviez chargé de nous dire, les compliments que vous nous adressiez.
Nous avons constamment correspondu avec lui Jusqu'à ce que nous ayons
consenti à tout ce qu'il nous demandait, par des conventions écrites,
passées avec lui. ;
« Nous avons eu des relations suivies avec votre ambassadeur. Nous
avons trouvé qu'il était digne de la mission difficile dont vous l'aviez
chargé, à cause de son intelligence et de sa grande énergie.
« [est digne d’avoir été envoyé pour traiter avec nous. C'est un homme
plein de mérite et qui a énergiquement soulenu vos intérêts.
« Nous vous faisons savoir en outre que, s’il vous à rejoint tardivement,
la cause n’en est ni à lui, ni à moi; elle en est aux circonstances. Il ne
faut pas que vous supposiez un seul instant que le capitaine Gallient est
resté parmi nous de son plein gré. »
Nous laissons Kita le 10 avril, escortés jusqu'à Boudovo par le jeune
Ibrahima, qui nous comble de protestations d'amitié, Je n'ai eu qu'à me
louer de cet indigène pendant tout mon voyage, et je suis sûr qu'Ibrahima
étroites, non dentées, d'un vert clair, el porte des bouquets de fleurs blanches à six pétales. Ses fruits
ressemblent pour la forme tantôt à un concombre, tanlôt à une grosse pêche, et sous une chair blan-
che, rosée ou orangée ils contiennent plusieurs noyaux oblongs de la grosseur et de la couleur d'un
marron d'Inde; chacun d'eux renferme des noyaux d'une amande assez dure, rose où blanche. C'est
à une substance excitante contenue dans l'amande que ces noyaux ou noix doivent leur importance
commerciale chez les indigènes ; ceux-ci, qui ont l'habitude de mächer la noix de cola, en contrac-
tent le besoin à tel point qu'ils achètent souvent ces fruits à des prix très élevés. Nous-mêmes, nous
avions fini par rechercher beaucoup ces colas, que nous mangions en route pendant nos longues
étapes de nuit.
MM. Piérnr TauTAIN VALLIÈRE GALLIENI
Les membres de la mission à Bakel. (Voy. p. 506.)
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VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 509
rendra encore de grands services à l'influence française, si les commandants
de Kita savent ménager ses suscepübilités et utiliser son intelligent dé-
vouement. Nous allons coucher le soir même au ruisseau de Kégnéko.
Nous suivons, pour gagner Bafoulabé, le même itinéraire que nous
avions déjà pris à l'aller; seulement, l'absence de convoi nous permet de
marcher beaucoup plus rapidement. Nous bivouaquons successivement à
Goniokori, où je retrouve l’un de mes anciens officiers du bureau politique,
le sous-lieutenant Faidherbe, fils de l’ancien gouverneur du Sénégal, qui
avait failli, peu de jours auparavant, être tué par des éléphants qui l'avaient
obligé, jusqu'à ce qu’il fût secouru, à se réfugier sur un cail-cédrat, situé
heureusement sur le lieu de la chasse; puis, au gué de Toukoto et à Ba-
dumbé, où sont établis des relais d'étapes pour les convois d’ânes et de
mulets transportant à Kita les approvisionnements nécessaires à la garnison.
Le pays est bien plus animé qu’à notre premier passage, alors que nous péné-
Lrions pour la première fois dans ces solitudes, que troublaient seulement les
bruits des fauves de toute espèce, si nombreux dans cette région. Il y a un
an à peine, les Malinkés des rares villages du Fouladougou accouraient vers
nous, contemplant avec leur curiosité importune ces blancs qu'ils n’avaient
jamais vus. Aujourd’hui, les convois circulaient à tout moment dans ces
contrées naguère inexplorées et désertes; les indigènes, vêtus plus pro-
prement, nous secondaient autant que le leur permettait leur apathie
habituelle.
Le 16 avril, nous arrivons au confluent du Bafing et du Bakhoy. Je
constate avec plaisir que les plaintes des populations malinkées environ-
nantes ont été écoutées et que l’on construit un poste militaire sur la rive
droite du Bafing, au point que j'avais indiqué l’année précédente.
Trois jours après, nous atteignons Médine. Le commandant et les officiers
du poste, longtemps inquiets sur notre sort, nous font un accueil des plus
sympathiques. On nous remet, de la part de M. Brière de l'Isle, une caisse
de vins fins à laquelle nous faisons d'autant mieux honneur qu'il y a bien
longtemps que nous sommes privés de ces liquides réconfortants. Nous
nous sentons d’ulleurs de plus en plus fatigués par ces longues chevauchées,
accomplies sous un soleil de plomb et succédant à ce long séjour de Nango
où la fièvre, qui nous visitait chaque semaine, avait fini par exercer sur
nous son action débilitante.
Nous nous remettons donc en route immédiatement pour Bakel, où nous
parvenons le 23 avril. Plusieurs villages du Kaméra étaient en guerre, et
nous avions failli être arrêtés par un combat qui se livrait aux environs de
Sébékou. Les deux partis, postés de chaque côté de la route, semblaient
506 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
mettre beaucoup d’acharnement dans leur lutte, et nous dûmes faire un
grand détour pour ne pas risquer de recevoir une balle perdue. Le lende-
main, à Bakel, nous eûmes l'explication de cet incident. Le motif de la
querelle est assez bizarre pour être mentionné ici. Les pluies avaient été
peu abondantes à l'hivernage dernier, et les lougans n'avaient pas produit
les belles récoltes habituelles. Cependant, les gens d’Ambidedé, dans le
Guidimakha, ayant remarqué que les nuages, chargés de pluie, s'arrêtaient
toujours vers Sebekou et n'arrivaient pas jusqu'à eux, s’imaginèrent que
leurs voisins retenaient toute l’eau du ciel pour féconder leurs terres et
conçurent pour eux une haine qu'augmentaient encore de vieilles querelles
de famille. On avait done pris les armes et nous avions pu être témoins
d'une des nombreuses escarmouches que se livraient chaque jour les
guerriers des deux pays.
Nous étions harassés de fatigue en arrivant à Bakel. En un mois, nous
avions franchi les 1200 kilomètres qui séparaient Nango du chef-lieu de
nos établissements du haut fleuve. Je doute que cette rapidité ait été
dépassée en Afrique par des voyageurs marchant dans les mêmes condi-
lions que nous.
Piélri, avec son activité ordinaire, avait déjà commencé ses préparalifs,
pour que nous pussions nous embarquer le plus tôt possible sur le fleuve
et gagner Saint-Louis. Malheureusement, malgré notre désir de partir au
plus vite, il nous fallut patienter quelques jours, car les renseignements
venus du bas fleuve nous apprenaient que les communications étaient
interrompues avec le chef-lieu de la colonie et que le Fouta en armes,
conduit par Abdoul Boubakar, s’opposait au passage des chalands entre
Malam et Saldé. Une colonne française oceupail en ce moment les environs
de ce dernier poste, mais la difficulté de se ravitailler l'avait empèchée de
pousser jusque dans l’intérieur du Bosséa, où le chef toucouleur avait massé
ses forces principales.
Nous élions trop bien lancés pour nous laisser arrêter par tous ces ob-
stacles, et ce n’était pas quand nous étions aux portes mêmes de Saint-Louis
que nous allions interrompre notre marche, menée avec tant d'entrain
depuis Nango. Du reste, nous ne manquions pas de moyens de défense;
car, outre mes hommes, survivants du combat de Dio, dans lesquels
J'avais une confiance absolue, nous avions trouvé à Bakel un détachement
de canonniers et de spahis européens, qui attendaient une occasion pour
descendre le fleuve. De plus, nous nous étions rencontrés dans ce poste
avec les officiers de la mission topographique du Haut-Sénégal, qui, à l’aide
des itinéraires déjà dressés par Vallière et Piétri, avait été chargée de relever
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 509
la route que nous avions suivie entre Bafoulabé et Kita et d'étudier la
construction de la voie ferrée projetée.
On prépare done en toute hâte les huit ou dix chalands qui doivent nous
transporter jusqu'à Podor. Les soldats, européens ou indigènes, sont munis
de cartouches ; deux pièces de 4 de montagne sont installées dans des
pirogues, toutes prêtes à être amenées à terre en cas de besoin; les em-
barcations sont recouvertes d’un épais toit de paille, dans lequel on a
pratiqué des créneaux. Nous appareillons ainsi le 27 avril. Jusqu'à
Matam, aucun incident particulier ne signale notre voyage; mais, à partir
de ce point, nous entrons en pays ennemi. Les villages riverains se montrent
hostiles, et, chaque soir, nous sommes forcés d'aborder au rivage en prenant
toutes les précautions militaires usitées en pareil cas. Les indigènes sont
d'autant plus surexeités contre nous que, quelques jours auparavant,
Ahmadou Abdoul, le jeune chef du Toro, qui combattait dans nos rangs,
avait razzié plusieurs villages, en enlevant 5 où 4000 bœufs et faisant pri-
sonniers un grand nombre d'habitants. Nous rencontrons fréquemment
des cadavres d'hommes et d'animaux, accrochés aux branches des Jjujubiers
et que l’eau a déformés, en les gonflant comme des outres.
Le 5 mai, nous passons devant des campements maures. Les femmes et
les enfants nous suivent le long du rivage en nous injuriant et nous lan-
çant des pierres. J’ai toutes les peines du monde à empêcher nos hommes
de leur lirer dessus.
Le lendemain, c’est le tour des Toucouleurs, et, à quelques milles
en amont du village de Gaoul, ces indigènes se rassemblent en grand
nombre sur la rive gauche du Sénégal. Ils nous suivent et s'enhardis-
sent en voyant que nous ne répondons pas à leurs provocations. Bientôt,
leur nombre grossissant toujours, ils arrêtent nos Japtots qui tiraient
les chalands à la cordelle; l’un de ceux-ei est renversé à terre et blessé
grièvement d’un coup de crosse de fusil. La situation est critique; on va
en venir aux mains. Les chalands s'arrêtent et serrent les uns sur les
autres. Les tirailleurs et spahis, les armes prêtes, vont tirer; les canon-
niers, le cordeau porte-feu en main, n’attendent que le commandement
pour mettre le feu aux pièces et mitrailler les Toucouleurs, qui, toujours
menaçants et criant, s’opposent à notre marche. Pour éviter l’effusion du
sang, je me porte à l'avant de notre chaland, échoué sur le sable, et
je menace nos adversaires, en leur montrant nos armes, d'ouvrir le feu.
Alassane leur traduit mes paroles. Quelques-uns d’entre eux, plus sages
que leurs congénères, finissent par calmer la foule, qui laisse le champ
libre à nos laptots. Nous nous réjouissons tous de ce résultat, ear il eût
510 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
été réellement fâcheux de terminer la mission par une nouvelle et san-
glante échauffourée,
Enfin, le 6 mai, nous parvenons à KSaldé. Nous sommes sortis de la
région dangereuse. Nous en sommes charmés, car nous commençons à
être fatigués par cette existence de privations et de dangers, où, sans cesse
le revolver au poing, il nous faut être aux aguets pour déjouer les projets
hostiles de ces peuplades nègres, fanatisées par la religion musulmane.
Nous apprenons en même temps, à Saldé, la promotion au grade de général
du gouverneur Brière de lisle, et son départ pour la France. Nous regret-
tons que ce chef éminent, qui a été le promoteur et l'organisateur de notre
expédition au Niger, ne soit pas là pour nous recevoir et nous adresser, le
premier, ses félicitations pour le succès de notre mission. IT à été rem-
placé par M. de Lanneau, capitaine de vaisseau, qui s’empresse de nous
adresser ses compliments de bienvenue.
Après une journée passée au camp de Onacétaké, où se trouve réunie la
colonne destinée à opérer dans le Foula, nous mettons nos chalands à la
remorque de deux chaloupes à vapeur, qui nous amènent jusqu’à Mafou,
où nous attend l'aviso l’Archimède, chargé de nous transporter jusqu’à
Saint-Louis. Nous y arrivons le 12 mai et débarquons au milieu de tous
nos camarades, empressés à venir nous féliciter sur notre heureux retour.
Jusqu'à notre départ pour la France, nous fûmes l'objet des démonstrations
les plus flatteuses de la part de tous : le gouverneur, le conseil général, la
municipalité, les officiers de la garnison nous firent successivement les
plus brillantes réceptions, témoignant ainsi de leur sympathie pour notre
entreprise, heureusement menée à bonne fin.
Le 27 mai suivant, le paquebot l'Equateur nous emportait vers la
France, où nous attendaient encore les marques les plus précieuses de
sympathie et d'estime, données par la Société de géographie de Paris et
les Sociétés de province.
CHAPITRE XXV
Notions sur les contrées explorées par la mission, —— Limites géographiques. — Aspect général, —
Orographie. — Examen topographique des différents itinéraires suivis par la mission. — Étude
de la voie commerciale à établir entre le Sénégal et le Haut-Niger. — Considérations générales
sur l’œuvre entreprise dans cette région par la France.
Limites géographiques. — La région que la mission du Haut-Niger était
chargée d'explorer est située aux portes du Soudan, qu'elle sépare de
la Sénégambie. Mage, dans sa relation, lui donne le nom de Soudan
occidental.
On peut lui attribuer comme limites les neuvième et seizième degrés
de latitude nord et les sixième et quinzième degrés de longitude à l’ouest
de Paris.
Ces limites sont évidemment très approximatives et l’on ne saurait en
conclure qu'elles désignent un territoire présentant quelque unité au point
de vue géographique el politique. Elles servent seulement à indiquer
l’ensemble des contrées que devra traverser la voie commerciale projetée
entre nos établissements du Haut-Sénégal et le Niger, et qui devront
par conséquent entrer dans la sphère de notre action politique, au fur et à
mesure de nos progrès vers l’intérieur du Soudan.
Envisagée à ce point de vue, la région dont il s’agit est formée par les
parties supérieures des bassins du Sénégal et du Niger. Elle comprend les
anciens États malinkés et bambaras sur les ruines desquels se sont élevés
les empires musulmans fondés par la race peule, et notamment l'empire
d'El-Hadj Oumar. Les principaux accidents géographiques qui la délimi-
tent sont : la Falémé à l’ouest, les montagnes du Fouta-Djallon et du Kong
au sud. Au nord et à l’est, elle a des limites fort indéterminées, d’un côté
vers le Sahara, de l’autre vers l’intérieur du Soudan, limites qui reculeront
nécessairement en même temps que s’étendront nos explorations, qui ont
désormais une excellente base dans notre nouvel établissement de Kita.
512 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
Par sa proximité avec nos colonies du Sénégal et du Gabon, par sa posi-
tion géographique à cheval sur l'un des plus grands fleuves du continent
africain, par la richesse et la variété de ses productions, la région que
nous envisageons est l’un des pays qu'il importe le plus d'étudier. La
mystérieuse Afrique est entamée aujourd'hui par plusieurs côtés à la fois.
Toutes les nations européennes font les plus grands efforts pour ouvrir aux
lumières de la civilisation ces contrées, restées si longtemps inexplorées et
dans lesquelles de récents voyages ont montré un sol fécond, parcouru par
de nombreux cours d'eau et qui n'attend qu'une intelligente mise en
œuvre pour déployer les immenses richesses qu'il renferme. Or le Sénégal
et le Niger nous ouvrent précisément une porte vers le cœur du continent
africain, et grande serait notre incurie si nous ne profitions pas des avan-
tages que nous offre cette situation exceptionnelle pour étendre notre
influence dans une région qui semble, par sa position entre l'Algérie, le
Sénégal et nos possessions du golfe de Guinée, devoir devenir tôt ou tard
une immense colonie française, présentant de vastes débouchés aux pro-
duits de notre industrie nationale.
Aspect général. — Au point de vue physique, la région étudiée se pré-
sente sous un aspect assez monotone. Elle nous offre un terrain fortement
accidenté, couvert de hauteurs importantes, ayant un commandement
moyen de o0 à 100 mètres au-dessus du niveau de la plaine. La plupart de
ces élévations se présentent sous l'aspect d'un système eonfus de buttes et
de collines, déchirées par de profondes découpures et offrant une pente
très raide; plusieurs même sont taillées à pic. Les lignes principales de
ces hauteurs sont séparées par des plaines légèrement accidentées, que la
présence de nombreux marigols ou ruisseaux rend très propres à la
culture.
Le pays est couvert, en beaucoup d'endroits, d'une végétation toufflue et
dense consistant en baobabs, tamariniers, rhats, cail-cédrats, arbres à
beurre et acacias aux épines fortes et recourbées, qui gènent considérable-
ment la marche. Avant les guerres contre le prophète El-Hadj Oumar, le
terrain était, paraît-il, entièrement défriché, au moins dans ses parties
planes; mais depuis cette époque, la population ayant été transportée en
grande partie sur d'autres points, les bois ont couvert de nouveau la région.
Cette dernière est donc généralement d'un accès très difficile; coupée
d'obstacles nombreux, tels que hauteurs escarpées, ruisseaux au fond
boueux et aux rives accores, hautes herbes, arbres épineux, elle est
difficilement praticable, et l'absence d’une grande voie de communication
s’y fait vivement sentir. IT est à remarquer toutefois que le caractère boisé
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 015
de la contrée cesse généralement aux environs des villages, où l’on ren-
contre presque toujours de vastes landes bien cultivées, preuve évidente de
l'aptitude à l’agriculture des habitants de cette partie du Soudan, dont le
chiffre a été si malheureusement réduit par les anciennes guerres du
prophète conquérant.
Vers les bords du Niger, l'aspect du pays se transforme, et l’on ren-
contre de belles plaines, immenses et fertiles, que bordent à l’ouest les
montagnes du Manding, s’élevant brusquement au-dessus de leur niveau,
comme une muraille abrupte et difficilement praticable.
Considéré d’une façon générale, le terrain s'élève depuis Bafoulabé jus-
qu'au Niger. Entre le confluent du Bafing et du Bakhoy et le thalweg de la
vallée du Niger à Bammako, la différence de niveau est d'environ 200 mè-
tres. La plus grande altitude se rencontre dans le Manding à Koumakhana,
élevé d'environ 420 mètres au-dessus du niveau de la mer, Bafoulabé se
se trouvant à 100 mètres et Bammako à 550 mètres.
Le paysage est monotone. Des marches entières s'effectuent au milieu
des bois, en vue de lignes de hauteurs abruptes et couvertes d’une maigre
végétation.
Des villages aux huttes coniques de grosse paille, où aux toits de boue
supportée par des branchages; des terres rougies par le soleil ardent;
des sentiers à peine tracés; çà et là des groupes d'hommes armés de
leurs fusils à pierre, des femmes portant des calebasses pleines des pro-
duits de leurs champs, des troupeaux de bœufs, de moutons ou de chèvres,
rompent la monotonie générale de la contrée.
Pendant la saison des pluies, tout devient vert et riant; mais durant
la saison sèche, de décembre à juin, l'aspect du pays redevient triste et
brûlé.
La saison des pluies commence dans les premiers jours de juin. Les
pâturages verdissent, les arbres se couvrent d’un épais feuillage, les récoltes
poussent leurs longues tiges de mil ou de maïs, la végétation devient pres-
que vierge, et, n'étaient les dangereuses fièvres de cette saison, un voyage
à iravers la région serait alors agréable el attrayant.
Le reste de l’année, le pays reprend, sous un soleil de feu, l'apparence
brûlée des paysages africains, sauf toutefois sur les bords des cours d’eau
et dans les bas-fonds, où se retrouve la luxuriante végétalion des pays
intertropicaux.
Orographie. — La région ainsi limitée et envisagée à un point de vue
général, examinons maintenant son système orographique.
Considéré dans son ensemble, le système orographique des pays situés
Le
J9
o14 VOYAGE AU SOUDAN FRANCGAIS.
entre Bafoulabé et le Haut-Niger se rattache au nœud central du Fouta-
Djallon, point d’origine commune de toutes les hauteurs qui, s’irradiant
vers le nord, l’est et l'ouest, ferment les lignes de partage des bassins du
Niger, de la Gambie, du Sénégal et des divers affluents de ces cours d'eau.
Ce système s'étend sur un immense plateau qui présente, depuis Bafoulabé
jusqu'au thalweg du Niger, une pente ascendante faible, mais à peu près
constante, et qui s'incline d'autre part vers le nord-ouest, C’est à la surface
de ce plateau que se dessinent, avec des contours généralement bien aecu-
sés, les divers groupes qui constituent l'ossature de la région sénégalo-
nigérienne. Ces groupes sont loin d'offrir les mêmes caractères : lantôt ce
sont de larges éperons d’un accès difficile, comme on les rencontre dans
le Manding et le Bélédougou, entre les différents ruisseaux ou marigots
affluents du Bakhoy ou du Ba-Oulé ; tantôt, ainsi qu'on peut le constater
surtout à Goniokori, à Kita, à Ouoloni, ce sont des massifs de roches ferru-
gineuses aux sommets isolés, jetés çà et là dans la plaine, ou encore bordant
de larges vallées aux terres fertiles, composées d'un mélange d'argile et de
matières végétales et minérales variées, entraînées des sommels voisins par
les torrents de la saison pluvieuse.
Ces vallées à thalwegs sinueux se manifestent surtout par la présence de
marigots et de Lorrents, compris entre des lignes de faîte irrégulières, pré-
sentant des fouillis de hauteurs isolées ou réunies en groupes, d’une élé-
valion variable et suivant sensiblement la même direction. Les formes
qu'elles aflectent sont caractéristiques; le plus souvent leurs sommets sont
aplalis et offrent une surface plane rocheuse, dénudée et de grande éten-
due, comme on peut le constater en examinant les monts de Makagnian,
Makadenez, Goniokori, Kita, ele. D'autres fois, ce sont des pies en forme
de cône où de pyramide à lignes accentuées ; souvent mème, leurs flancs
sont à pie, limitant alors d'énormes blocs cylindriques où prismatiques de
plusieurs kilomètres de tour, aux pieds parfois entourés de débris tombés
des parties supérieures et rangés en talus à base argileuse, de telle sorte
que chacun de ces blocs parait être enchâssé dans un socle très massif
d'argile raviné par l’action des eaux pluviales.
Lorsque le groupe se présente sous forme d’éperon arrivant jusqu'aux
cours d’eau qui baignent la région, il offre des sortes de cols qui sont
les points de passage obligés des routes, mais le Sénégal ou ses affluents
ne limite que l'escarpement de ces masses rocheuses; celles-ci en effet
se continuent à travers le lit du fleuve, qui présente alors des rapides
et des chutes, et se relèvent sur là rive opposée pour offrir les mèmes
caractères, C'est ainsi qu'à chacun des groupes correspondeat des obsta-
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 15
eles dans le cours du Sénégal où du Bakhoy et que, sur l'une des rives,
on rencontre des accidents de terrain presque identiques à ceux de la
rive opposée.
J'insiste à dessein sur les caractères généraux du relief de la région
que nous avons explorée, afin de bien montrer qu'il n'y exisie pas,
comme l’a indiqué Mage sur sa carte, remarquable d’ailleurs à de nom-
breux points de vue, des lignes de faîte régulières, continues ct par-
faitement distinctes sur le terrain. En Afrique, comme dans tout pays
neuf, l’explorateur est forcé souvent de procéder par induction et d’appe-
ler à son secours, pour déterminer la configuration complète des contrées
qu'il parcourt, les observations qu’il peut faire, notamment sur la pente
des eaux et la nature géologique du terrain. Mais les contrées du Haut-
Sénégal présentent un syslème orographique compliqué, et il serait peu
conforme à la réalité de penser que les principaux affluents de ce fleuve,
tels que le Bafing, le Bakhoy et le Ba-Oulé, forment des vallées nettement
séparées l’une de l’autre.
Le point culminant de la région se trouve au pic de Koumakhana, situé
auprès du village de ce nom. Élevé de 500 mètres environ au-dessus du
niveau de la plaine, à laquelle les observations barométriques ont fait attri-
buer une cote de 450 mètres, 1l sert de point d'origine aux Manditétékrou
ou monts du Manding, qui, dirigés vers le nord-est, séparent le bassin du
Sénégal de celui du Niger. Ces hauteurs, d’une élévation moyenne de
200 mètres au-dessus de la plaine, forment une véritable muraille qui laisse
à peine entre elle et le Niger une largeur de quelques kilomètres. À Bam-
mako, la distance entre le pied de la chaîne et le lit du fleuve est de 2 kilo-
mètres à peine. Cette ceinture rocheuse, courant parallèlement au Niger, va
mourir près de Yamina, à peu de distance de Ségou-Sikoro.
À partir du village de Nafadié, la ligne de partage, prenant la direction du
sud-ouest, produit ainsi un élargissement de la vallée du Niger. Entre le
pie de Koumakhana et ce fleuve, on compte, en ligne droite, suivant un
parallèle, une cinquantaine de kilomètres. Au delà de Koumakhana, la cein-
ture du bassin nigérien est constituée vers le sud par des collines rocheuses
peu élevées et désordonnées qui, par le Bouré, vont rejoindre le nœud cen-
tral du Fouta-Djallon.
Les bassins du Sénégal et du Niger communiquent entre eux, à Kou-
makhana, par le col de Sana-Morella, qui permettrait à une voie de commu=
nicalion de s'élever insensiblement jusqu'au plateau de Naréna, point eul-
minant de la ligne de partage des eaux. Des miares étendues couvrent lé
plateau, qui s'incline vers la vallée du Niger, où l’on païvient en descendant
916 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
des terrasses successives terminées par de brusques ressauts; la dernière
est une muraille verticale de 50 mètres. La pente générale est assez faible,
puisque entre Naréna et Tabou, le premier village de la plaine, on compte
à peine une différence de niveau de 100 mètres pour une distanee de
99 kilomètres.
Du pic de Koumakhana, la chaine de Manditétékrou se continue vers
l'ouest, et sépare les eaux du Bakhoy de celles du Bandingho. Jusqu'à Nia-
gassola, sur une longueur d'environ 55 kilomètres, elle se présente encore
d'une manière distincte, formant une muraille rocheuse à peu près infran-
chissable entre le Manding et le Bélédougou. On y remarque le pie de
Fienkrou, d'une altitude de 6S0 mètres. Mais au delà de Niagassola, vers
Mourgoula et Kita, la chaîne s’élargit, jette des ramificalions de tous côtés
et constitue une sorte de massif qui vient se terminer à quelques kilomètres
à peine des bords du Bakhoy d'une part, du Bandingho d'autre part. Le
terrain devient ainsi d’un accès difficile, et je ne pense pas qu'une route à
tracer entre Kita et le Niger trouve sa voie à travers cette région. C’est pour
celte raison qu'a mon retour de Ségou j'avais prescrit à M. le lièutenant
Vallière de rejoindre Makandiambougou par la rive gauche du Bakhoy, afin
d'examiner si le Gadougou se prétait mieux aux exigences de construction
d'une voie ferrée entre Kita et Niagassola. M. Vallière avait pu se convaincre
que la vallée du Bakhoy conservait une largeur variable de 6 à 10 kilomètres
et dont le cours d'eau occupait sensiblement le milieu, laissant de chaque
côté une plaine d’un parcours difficile alors en raison des broussailles, des
hautes berges et des forêts, mais que de simples déboisements rendraient
aisément praticable. Le sol deces deux plaines est ferme et la surface régu-
lière. Les herbes de la rivière sont élevées de plusieurs mètres et présen-
tent de profondes ravines qui crevassent la plaine. Aussi, dans le tracé
d'une voie de communicalion pour desservir cette vallée, faudra-t-1l se
maintenir, sur la rive gauche comme sur la rive droite, à 1000 ou
1500 mètres du cours d'eau, là où les ravines commencent. La vallée vaut
évidemment mieux que les hauts plateaux du Birgo, vers Mourgoula, où la
construction d'une voie de communication offrirait dé grandes difficultés.
Au delà de Kita,on ne trouve plus, entre le Bakhoy et le Ba-Oulé, aucune
ligne de hauteurs distinctes. Le massif présente les caractères généraux que
nous avons déjà signalés, et nous offre un mélange de plateaux arides et
pierreux, à pente raide, séparés les uns des autres par des vallées étroites
ct verdoyantes. |
Le tableau suivant donne un relevé des hauteurs des sommets les plus
importants etdes principaux points sitnéssur l'itinéraire suivi par les divers
Ent
NOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. o17
officiers de la mission. Ces hauteurs ont été prises à l’aide d’un excellent
petit baromètre anéroïde, sortant des ateliers de M. Ducray-Chevallier, et
qui n’a cessé, pendant toute la durée de l'expédition, de donner des indica-
tions aussi exactes que possible, lesquelles ont été, bien entendu, corrigées
des erreurs de température :
Mètres. Mètres.
fon 26006e one SR US 106 MINES SH oo eau cedo FES 36%
RARE ere ne DETTES 115 Narende eee em ee 420
NTIC CITÉRPERE ECC CPE TT 115 Crèle de la ligne de partage des bassins
ÉTAosesmon de be ner Done 140 du Sénégal et du Niger. ........... 450
Soukoutaly. ....,........ DAT DT AO 145 TAbDOURR ERA ER ete 365
oem dort uote + 10) Roches du Manaoulé. "0 000, 950
UE 000 bte 0 done Te 158 SIDA UT EN int 360
EU CENTER ENCR OR 165 Naftdie tee edit nacre 360
RhebaEs M doom er one nacec 205 DHAINerdUNI ERP E E CreCer 330
Massif de Badougou................. 420 MATTER RP EPA ARRETE
GAMARONE AREAS ENTER INA EEE 215 DÉTENNIES be Ponte Début nb ie ann 0 340
Minanboucpu et . 260 DÉMO Er ocoucerceoc POhoeëb 339
SÉTINAÉATA - ....... none do UE son 298 NÉE D 00 006 60 D AE HER ARE .... 950
NU OURS RADAR EP ENS DE 596 MONA AE REECRNNET He 410
Makandiambougou.................. 990 DIOUMANSONTALEE ARE EEE ECC «pi
BR acer ET TR Nt DD 360 RONA Eee ee Lee ht 390
MORQUL EP RERCEC EP CIRE PRET 505 Konostotoboone At hÔnE CLEA Lo 358
ROHROURON EEE PET ere. 379 Ébninbass th ibovbuseudietensaon 351
De cernes 4e 208008003080 680 EEE 2e boomosooc bei 042
Nano ontaron some datent 400 NANSON ARE EE ER NAME 311
BAlHABUL OUT ER EPA ete 390 SO O pa roN 216 ea Die 010 Be bio te Pot Dan 295
Pete Modes 6er coter des 600 NAAGD Ave oooe de Joenpbnesehooc 5... 288
Bee RATIO CORNE EE 100 MATÉDA EEE me CE Te 345
Pic de Koumakhana. ................ »07 Montagnes de Bangassi.....,....... . 960
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Hhalwec du Ba-Oulé. 2... 290 NOTOCOUDOURP PEER ET * 585
SOU eme ie ent à 321 DORA ES ee date OR ETS bb]
(Duo Rien LAON PR EEE 389 Pammato eee Eee et 20 er 5 1
. Examen des différents itinéraires suivis par la mission, et étude de la
voie commerciale à établir entre le Haut-Niger et le Sénégal. — L'examen
détaillé des différents itinéraires que nous avons suivis pour parvenir au
Niger, nous éclairera sur la nature de cette région que nous venons d’étu-
dier dans son ensemble, en même temps qu'il nous permettra d'apprécier
les conditions dans lesquelles pourra s’exécuter la voie de communication
projetée. |
Bafoulabé au qué de Toukoto. — Le Bakhoy, à partir de son confluent
avec le Bafing et jusqu’au point où il reçoit les eaux du Ba-Oulé, suit une
vallée de 3 à 5 kilomètres, dirigée sensiblement de l’est à l’ouest; elle est
bordée de chaque côté par des massifs montagneux dont les flancs, dépouil-
lés et très abrupts, sont à peu près parallèles au cours d’eau jusqu’à Ba-
o1S VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
doumbé, où les monts de la rive droite remontent vers le nord, tandis que
ceux de la rive gauche s’infléchissent vers le sud-est. La ligne montagneuse
de la rive gauche s'ouvre fréquemment pour donner passage à de petits
affluents du Bakhoy, et jette sur Kalé, près de Niakalé-Ciréa et en avant de
Solinta, des rameaux plus ou moins élevés qui, dans les deux premiers
points, à Kalé et à Niakalé-Ciréa, barrent complètement la vallée, et, dans
le troisième, forment un simple étranglement. Les prolongements des
croupes terminales de ces rameaux montagneux se poursuivent jusque dans
le lit de la rivière, où ils constituent des barrages et des chutes qui main-
tiennent les eaux dans les biefs supérieurs. Sans ces chainons qui viennent
se placer ainsi en travers de la vallée et de la voie projetée, il n’y aurait eu
sur tout le trajet de la route que des terrassements insignifiants.
Sur la rive droite, les monts Naré et le Nouroukrou limitent la vallée du
Bakhoy, à peu de distance du cours de cette rivière. Le Nouroukrou pré-
sente cette particularité qu'il s'est formé, sur les plateaux qui le surmon-
tent, un groupe de sept beaux villages, bâtis sur un terrain fertile et bien
arrosé.
De Bafoulabé à Fangalla, la construction de la route projetée ne présen-
tera pas de difficultés insurmontables,
Entre le confluent du Bafing et du Bakhoy et le village de Kalé, sur une
longueur d'environ 20 kilomètres, le terrain est une argile fortement mé-
langée de silice et recouverte d’une végétation arborescente et broussailleuse
au milieu de laquelle se dressent quelques beaux arbres, tamariniers,
baobabs, cail-cédrats, ete. La route, en se maintenant à la limite des plus
hautes eaux du Bakhoy, limite à peu près suivie par le sentier actuel,
donnera lieu à peu de travaux de terrassements, et tout se bornera au dé-
boisement et à un simple régalage. Dans ce trajet, on traverse dix petits
cours d'eau à sec pendant la saison sèche, et vaseux au moment des pluies.
Ces cours d’eau se sont creusé des lits assez profonds qui nécessiteront des
ponts avec rampes d'accès. La petite rivière de Kalé, qui contient de Peau
toute l’année, mais dont les abords sont très faciles, demandera également
la construction d’un pont de 10 mètres de long au plus.
C’est à Kalé que l’on rencontre le premier obstacle important. Le Besso,
mont terminal d'un chainon détaché des massifs du Tangaran, vient se bai-
ner jusque dans le Bakhoy. Le sentier actuel chemine difficilement sur le
flanc presque à pie de la montagne, au milieu de blocs de toutes dimensions
qui roulent à chaque instant du haut des talus. Le convoi de la mission à
éprouvé de grandes difficultés dans ce mauvais passage, dont la longueur
totale est de moins d'un kilomètre. On pourra le franchir, soit au moyen
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 519
d'une tranchée creusée à flanc de coteau dans un roc assez dur, soit en éta-
blissant la chaussée sur un mur de soutènement remblayé en arrière. On
devra aussi, pour garantir la complète sécurité de la nouvelle voie, faire
l
Mont Besso. Coupe du mur de soutènement,
rouler du haut des talus certaines roches qui surplombent et menacent de
s’ébouler prochainement. Ce sérieux obstacle franchi, on arrive à Niakalé-
Ciréa, à sept kilomètres plus loin, sans rencontrer autre chose qu'un
ravin aisé à traverser et deux ou trois ruisseaux insignifiants. Le reste du
terrain est d’un accès très facile, et le déboisement lui-même se fera à peu
de frais.
À un kilomètre au delà de Niakalé-Ciréa un nouveau chaïinon peu élevé.
(50 mètres environ), mais à base large, vient couper la vallée du Bakhoy,
en se prolongeant au delà du village de Tuba, jusqu’à la rivière qui a dû
faire un coude très prononcé vers le nord pour se frayer un passage. Les
indigènes prétendaient tout d'abord que le convoi ne pourrait franchir ce
rempart rocheux, et que nous serions obligés de continuer notre marche par
la rive droite; mais, en interrogeant nos guides, il nous fut aisé d’appren-
dre que ces indications étaient
fausses et qu'un passage prali-
cable, que l’on avait voulu nous
cacher, existait dans la montagne.
En effet, une véritable brèche na-
turelle, de 80 à 100 mètres de
largeur, traverse la chaîne de part
en part entre deux murailles ver- Coupe de ja brèche en avant du Balou.
ticales. Pour arriver à cette brè-
che, il suffira de faire sauter quelques bancs de roches placés en travers
du chemin, au pied de la rampe d'accès. Sur les 4 kilomètres de parcours
dans la montagne, il n’est pas plus de 500 mètres qui nécessitent des
travaux de déblai dans les roches. Le col franchi, on débouche dens une
vallée d’accès facile, mais traversée par deux cours d’eau : le Balou et le
Dokou, qui ont creusé deux ravins profonds de 5 à 4 mètres et larges de
8 à 10 mètres, sur lesquels il faudra jeter deux ponts.
920 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
Après le Dokou, 1l faut gravir une rampe très rocheuse et assez brusque,
donnant accès sur un vaste plateau qui ne demandera presque pas de tra-
vaux; celte rampe présentera quelquesdifficultés. On arrive ensuite au delta
du Bagna-Oulé, où il faudra jeter deux ponts de 20 à 50 mètres sur les deux
bras de la rivière. De ce dernier point au village de Solinta, il n°y qu'änoter
le passage de cinq petits ruisseaux, à sec presque toute l’année. La distance
de Niakalé-Ciréa à Solinta est de 10 kilomètres; elle représente à nos yeux
le trajet le plus difficile et le plus dispendieux jusqu'à Kita.
De Solinta à Soukoutaly, la route circulera sur un bon terrain argileux,
peu boisé et peu ondulé; 17 kilomètres de parcours, avec douze petits ruis-
seaux et deux petites rivières de 8 à 10 mètres de largeur.
Entre Soukoutaly et Badoumbé, on compte 13 kilomètres de bon chemin;
il faut passer cinq ruisseaux à see et deux rivières de 10 à 15 mètres de lar-
geur.
Au delà de Badoumbé, la vallée s’élargit considérablement et devient plus
ondulée, Le Bakhoy décrit, vers le nord, un are de cercle, et le chemin
actuel, pour rejoindre Fangaila, suit à peu près la corde de cet are, à tra-
vers des ondulations assez accentuées. La route projetée pourra s'écarter
de cet itinéraire et se rapprocher de la rivière, où elle trouvera des acei-
dents de terrain moins prononcés, La longueur du trajet, par le sentier
que nous avons suivi, est de 13 kil. 500 mètres; en suivant le Bakhoy, il
sera un peu plus long, mais on trouvera probablement moins de terrasse-
ments à exécuter. Les obstacles rencontrés sont huit ruisseaux, insignifiants
pour la plupart, et trois rivières à lits encaissés dans des berges et d’une
largeur de 10 à 15 mètres.
De Fangalla au gué de Toukoto, le sentier actuel mesure près de 50 kilo-
mètres; il traverse les solitudes giboyeuses du Farinboula, sous une forêt
dont les arbres sont clairsemés et qui offre des clairières étendues. Le ter-
rain est constitué par un plateau peu élevé, où l’on rencontre peu de
roches; il est coupé par six ruisseaux peu importants et quatre rivières,
dont les lits sont à sec en saison sèche et ne dépassent pas 10 mètres. La
traversée de cette contrée occasionnera peu de travaux dispendieux.
En résumé, de Bafoulabé au gué de Toukoto, la route projetée, sur un
trajet de 120 kilomètres, croisera quarante-sept petits ruisseaux, dont la
moitié au moins sont absolument insignifiants, et quinze petites rivières,
parmi lesquelles le Bagna-Oulé est la seule qui présente une certaine
importance. Quant aux travaux de terrassement, nous avons indiqué les
points difficiles; on trouvera sans doute qu'ils sont peu considérables eu
égard à la grande longueur de cet itinéraire,
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 591
Guéde Toukoto à Goniokori. — Passons maintenant à la section de Tou-
koto à Goniokori.
Le gué de Toukoto est situé sur le Bakhoy, à 10 kilomètres environ au
sud du confluent de cette rivière avec le Ba-Oulé. À partir de ce confluent,
la vallée du Bakhoy s’infléchit brusquement vers le sud-sud-est, en se ré-
trécissant de plus en plus jusqu'à Goniokori, où les massifs du Gangaran
se rapprochent de ceux de Ja rive droite, au point de ne laisser à la rivière
qu'un lit étroit et rocheux. En amont et en aval de Toukoto, le Bakhoy
Ile aux basses eaux cirque
Lorite- approximative des hautes eaux. (5700 /
RE —aEE_—- =
(#00)
à TS = ES
Pa Re lit à à oo)
—— 210.00-------*-80.00 -*=--—"190.00 ">> s
Profil du gué de Toukoto.
coule entre des berges d'argile très élevées sur une largeur de 150 à
200 mètres; mais vis-à-vis du gué l'aspect change. Le passage est con-
situé par un banc de roches qui pavent irrégulièrement le fond du lit en
le surélevant considérablement ; aussi les eaux étalées ont-elles formé deux
bras, séparés par une île étroite. De plus, elles ont érodé profondément les
rives, principalement à droite, où elles ont créé un grand cirque en-
touré d’une muraille argileuse, haute de 5 à S mètres. Au moment des
grandes pluies, l’île et le cirque sont recouverts par l’inondation, et la lar-
geur de la rivière est portée à 4 ou 500 mètres.
Ainsi qu'on le voit, le passage du Bakhoy constitue un obstacle de pre-
mier ordre. Sans doute, le peu de hauteur d’eau en saison sèche et la pré-
sence à fleur d’eau de roches très résistantes faciliteront la construction de
piles en maçonnerie; mais le pont à élablir sur cé point n’en sera pas
moins un travail considérable. Peut-être aura-t-on intérêt à continuer la
route sur la rive gauche et à passer le Bakhoy en amont, vis-à-vis de Koré-
koro, où ia rivière est beaucoup plus profonde, mais où sa largeur n’est
pas, dit-on, de plus de 200 mètres.
Le Bakhoy franchi, la route cireulera jusqu'à Goniokori, situé à 27 kilo-
mètres du gué, sur un terrain des plus faciles, au milieu d’une belle
forêt, coupée de grandes surfaces cultivées. Notons cependant les passages
de six ruisseaux insignifiants et celui du Kobaboulinda, rivière de 20 à
90 mètres de largeur, coulant au fond d’une assez forte dépression. I y
aura également à faire déblayer quelques roches en avant des villages de
Badougou et de Onaro,
529 VOYAGE AU SOUDAN FRANGAIS.
À Goniokori, la vallée du Bakhoy est entièrement barrée par un vaste
plateau rocheux de 25 mètres environ d'élévation au-dessus de la plaine.
Les flanes de ce singulier mouvement de terrain sont complètement verti-
caux, et lorsqu'on est parvenu à les gravir, en s’aidant de toutes les aspé-
rités des rochers, on se trouve sur une surface à peu près horizontale,
dallée de blocs énormes séparés par de larges et profondes fissures. La
rivière débouche de cet étrange massif, à travers une gorge de 80 à
100 mètres de largeur, bordée de murailles rocheuses surplombant les
eaux. Le peu d'espace laissé aux eaux basses, entre les rives et les pieds
des murailles, est absolument obstrué par des blocs de toutes dimensions,
provenant des éboulements, et par une végétation des plus inextricables;
aussi les indigènes eux-mêmes renoncent-ils à s'aventurer dans cette gorge,
et l’on ne pourra reconnaitre celte partie du cours du Bakhoy qu'au moyen
d’une solide embarcation.
Cet obstacle, qui a déjà arrêté Mungo-Park en 1805, oblige toutes les
voies de communication existantes à se replier à l'est; la route projetée
devra en faire autant pour alteindre Kila. La région que l’on est ainsi tenu
de traverser est plus accidentée que ce que nous avons vu de la vallée du
Bakhoy. On coupe plusieurs petits affluents de cette rivière, qui sont séparés
les uns des autres par des chaînons rocheux ou de fortes ondulations.
Néanmoins, il sera relativement facile d'y faire passer une bonne route
sans grandes dépenses.
Gomiokori à Kita. — De Goniokori à Manambougou, sur 7500 mètres, il
n'y aurait d'autres travaux que pour le passage de deux petits ruisseaux et
l'enlèvement de quelques roches roulant au pied du Gotékrou.
Manambougou est situé auprès d’une petite rivière qu'il faudra franchir
sur un pont de 8 à 10 mètres. Au delà de ce passage se dresse une rampe
rocheuse d'un accès difficile : sur 450 mètres, on s'élève de plus de
25 mètres. Cette rampe conduit dans un col très praticable, mais où il
faudra néanmoins déblayer quelques roches. Un peu avant la rivière du
Disoumalé, une nouvelle rampe rocheuse, moins importante que la pre-
mière, nécessitera quelques travaux de déblai assez considérables. De ce
dernier point jusqu'à Makandiambougou (Kita), il n’y aura d’autres terras-
sements notables que quelques déblais dans le petit col du Ouolokrou.
Comme ouvrages d'art, on aura la construction de ponts de 15 à
25 mètres sur les rivières de Disoumalé, Kégnéko, Bankollé, Sérinafara
et Déilikobafata, et la traversée de trois où quatre ruisseaux peu im-
portants.
Dans le trajet de Goniokori à Kita, la route aura de plus fortes pentes
1
VOYAGE AU SOUDAN FRANCGAIS. 229
que dans les sections précédentes, mais les dépenses seront peu élevées, eu
égard à la distance parcourue, qui est de 44 kilomètres.
Exploration de la vallée du Ba-Oulé. — La carte du Soudan occidental
par Mage indiquait d'une manière inexacte l'hydrographie des vallées du
Bakhoy et du Ba-Oulé. Ce voyageur, qui, de Bafoulabé, avait remonté le Ba-
fing jusqu'à Koundian, pour de là gagner Kita en droite ligne par le Gan-
garan, avait franchi le Bakhoy à quelques lieues plus bas que Goniokori.
De Kita, son guide toucouleur l'avait contraint à se diriger vers le nord, et
il avait franchi un nouveau cours d’eau, qu’il dénomme Bakhoy n° 2 et
qui, près du point de passage, recevait de l’est un affluent dont il fait une
branche du Bakhoy, formant une ile, ainsi qu'il l’a dessinée sur sa carte. I]
affirme ensuite, sur la foi des renseignements qu'il a pu se procurer, que
ce cours d'eau ne peut venir plus de l’est que le Bakhoy et parallèlement à
lui, puisque, en allant de Bangassi au Niger, on ne le traverse plus. Il y a là
une erreur manifeste que l'exploration de la région, dans trois directions
différentes, nous a permis de rectifier.
La reconnaissance de M. le lieutenant Piétri, que je détachai au gué de
Toukoto, avec mission de déterminer le confluent du Bakhoy et de l'affluent
de droite qu'il recevait à quelque distance en amont de Fängalla (le Bakhoy
n° 2 de Mage), et de suivre ensuite la vallée de ce dernier cours d'eau, de
manière à en déterminer entièrement la direction et l'importance, a sur-
tout permis de faire la lumière sur le système hydrographique de cette
contrée.
Le nom de Bakhoy n° 2 que Mage a donné à cette rivière ne peut lui être
conservé. Tous les voyageurs africains savent combien les nomsdes accidents
véographiques sont changeants dans ce vaste continent, La langue des indi-
gènes est généralement pauvre, et les dénominations sont peu variées.
Ainsi, dans la partie du Soudan occidental que nous considérons, chaque
village, pour ainsi dire, dénomme les cours d’eau à sa façon, le plus souvent
d’après la couleur des rives ou celle des eaux. Le Bakhoy n° 1 porte les
noms de Bakhoy, Ouandan ou Badié ; le Bakhoy n° 2 s'appelle aussi Ba-Oulé,
Babilé, Badié, suivant le village qu'il traverse et suivant les saisons.
Au milieu de tous ces noms, les plus connus et ceux qu'il est évidem-
ment nécessaire de faire adopter par les géographes sont ceux de Bakhoy
pour le Bakhoy n° ! de Mage, et de Ba-Oulé pour le Bakhoy n° 2.
À première vue, au point de rencontre des deux cours d’eau, il semble
que le Ba-Oulé soit le plus important. En effet, son lit, large de 180 mètres,
qui contient une eau calme et profonde, lui donne l'apparence d'un véritable
fleuve, tandis que le Bakhoy arrive au confluent en roulant sur de larges
524 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
roches plates, semblable à un grand ruisseau. Un gué, où l’eau présente
une hauteur d'à peine 50 centimètres, met en communication les deux
rives du Bakhoy. En outre, le Bakhoy, arrivé au confluent presque à angle
droit sur le Ba-Oulé, y change brusquement de direction, pour suivre celle
de son affluent. Cependant, un examen attentif du confluent et de la con-
trée environnante permet de conclure que c’est au Bakhoy que revient le
rang de cours d’eau principal. Car, au confluent même, le débit du Bakhoy
est à peu près triple de celui du Ba-Oulé. De plus, à 2 kilomètres à peine
du confluent, le Ba-Oulé change complètement d'aspect. Ce n’est plus la
belle rivière, qui parait si importante au point où elle mélange ses eaux à
celles du Bakhoy; c'est un vrai ruisseau, coulant dans un lit parsemé de
rochers, avec quelques biefs à eau profonde, peu étendus et peuplés d'hip-
popotames. L'exploration de la vallée du Bakhoy dans le Manding et de
celle du Ba-Oulé dans le Fouladougou confirme encore cette appréciation.
L'examen de la carte jointe au présent travail montre maintenant quelles
sont les causes de l'erreur commise par Mage, lorsque à son départ de Kita
il franchit son Bakhoy n° 2. Ce qu'il prenait pour une branche du Bakhoy
W'élait autre chose que le Ba-Oulé, qui décrit dans le Kaarta un immense
are de cercle, et que notre itinéraire à coupé à deux reprises différentes :
une première fois, à 2 kilomètres de Kondou, où il forme encore une jolie
petite rivière d’une vingtaine de mètres de large et qui, aux hautes eaux,
doit être très profonde; une deuxième fois, auprès de Dio, où il fut choisi
par les Bambaras du Bélédougou pour nous dresser l'embuscade qui faillit
compromettre le succès de la mission.
Quant au cours d’eau que Mage à vu se joindre au Ba-Oulé, il n°y a pas
de doute que ce ne soit un affluent de cette dernière rivière. Il est bien moins
important que celle-ci. Son lit est étroit, ses rives sont hautes et escarpées.
Le Ba-Oulé, au contraire, est large de plus de 80 mètres, et contient même
un ilot que les eaux d'hivernage n’ont pu emporter. En outre, les indigènes
des villages les plus proches, de Kouroundingkoto, par exemple, conservent
au Ba-Oulé son nom, en amont de son confluent avec le ruisseau qu'ils
appellent Banlindingho, ce qui veut dire petite rivière, et qu'ils dénomment
ainsi par opposition au Ba-Oulé.
Après ces préliminaires qui expliquent pourquoi j'avais prescrit à M. le
lieutenant Piétri d'explorer la vallée du Ba-Oulé pour me rejoindre ensuite
à Kita, je vais dire quelques mots de l'itinéraire suivi par cet officier.
J'ajouterai du reste qu'il devra être écarté, en tant que voie vers le Niger;
car, outre que le terrain y présente sensiblement plus de difficultés que
dans l'itinéraire précédent, il a de plus l'inconvénient de s'éloigner de la
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 925
route naturelle du grand fleuve, que des considérations aussi bien Lopogra-
phiques que politiques commandent de faire passer par la vallée du Bakhoy,
de manière à atteindre le Niger le plus haut possible.
Si la voie projetée, franchissant le Bakhoy aux approches du confluent,
voulait ensuite emprunter la vallée du Ba-Oulé, pour suivre jusqu'au Niger
la dépression indiquée sur notre carte et qui constitue le thalweg naturel
du Sénégal, elle trouverait tout d’abord un terrain plat, couvert de bois peu
épais. En certains endroits, des ravines profondes, aux bords escarpés et
rocheux, d’une grande largeur, forcent de quitter les bords de la rivière et
de cheminer à une certaine distance de celle-ci. À 40 kilomètres environ du
confluent, un massif important, avec une direction générale nord 20°
ouest, barre complètement la vallée. Il a une hauteur moyenne de 200 mè-
tres, et la rivière baigne son pied pendant à kilomètres environ. Le con-
fluent du Ba-Oulé et du Banlindingho se trouve à 60 kilomètres du point où
le premier se Jette dans le Bakhoy. D'après M. Piétri, il y aurait entre
Fangalla et ce confluent une différence en longitude de 35°7".
Au delà de ce confluent, le terrain se présente toujours avec les mêmes
caracières. Il est couvert de bois, consistant surtout en baobabs, cail-cédrats
et ronicrs, et parsemé de profondes ravines. C’est au village de Sambabou-
gou, à 20 kilomètres du confluent, que M. Piétri arrèta son explora-
tion; mais, avant de reprendre la route de Kita en suivant la rive droite du
Banlindingho, il put examiner les hauteurs avoisinantes et se faire une idée
de la vallée du Ba-Oulé. À partir de Sambabougou, ce cours d’eau suit une
direction ouest 20° sud; puis, à 90 kilomètres environ, il change brus-
quement de direction, remonte vers le sud, passe près de Kondou et vient
prendre sa source derrière Bammako.
Ainsi que je l’ai déjà dit plus haut, je ne pense pas que l'on puisse
songer à établir une voie de communication par le Baoulé pour arriver au
Niger vers Ségou, car le pays est à peu près inhabité et le désert se prolonge
dans le Bélédougou même, bien loin au delà de la région explorée. La route
devra plutôt se rabattre vers le sud, et incontestablement il vaut mieux, dès
Fangalla, se diriger sur Kila, car de là on pourra, en traversant le Bélé-
dougou dans sa partie la plus habilée, arriver rapidement au Niger en
amont des roches de Sotuba, dernier obstacle sérieux à la navigation proba-
blement jusqu'aux chutes de Boussa.
Kita est aujourd’hui considéré, par la grande majorité des géographes et
des personnes qui se sont occupées de celte question, comme le point de
passage obligé de la grande voie commerciale à ouvrir vers le Niger. Un
premier établissement y a été élevé dans le courant de l'année 1SS1,
226 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
et sera complété cette année par la nouvelle expédition qui à quitté Bafou-
labé en décembre dernier.
Quel est maintenant l'itinéraire qu'il conviendrait d'adopter à partir de
Kita pour atteindre le grand fleuve du Soudan ?
Kita au Niger. — Le Niger, comme on le sait, est barré à 10 kilomètres
en aval de Bammako par les roches de Sotuba que nous n'avons pu visiter,
mais qui, le fait est malheureusement certain, sont assez considérables
pour couper le cours du fleuve entre deux biefs, reliés entre eux seulement
par un rapide étroit que les pirogues indigènes ne franchissent qu'avec de
grandes difficultés.
Le premier de ces biefs, le bief supérieur, se prête-t1l à une navigation
fluviale active? Ce que nous en avons vu en amont de Tourella ne s’y
oppose nullement, et nous avons appris par les indigènes que l’on ne ren-
contrait aucun barrage entre le Bouré et les roches de Sotuba. Un mar-
chand soninké, venu de Kankan, que nous avons interrogé à Bammako,
nous cerlifiait qu'il avait suivi le fleuve depuis son pays et n’avait constaté
sur sa route aucun obstacle à la circulation de fortes pirogues ; la rivière
même qui passe à Kankan, le Milo, présente encore, devant cette ville,
une largeur de plus de 100 mètres et une très grande profondeur. On voit
tout de suite que les roches de Sotuba ne sauraient être un obstacle à la
prise de possession, par la France, du cours du fleuve en amont de Bam-
mako. Celte mesure semble même s'imposer, si lon veut prendre réelle-
ment pied dans la vallée du Niger et exploiter les régions peuplées qui
s'étendent depuis le Sankaran jusqu’au pays de Ségou. Cette vaste région,
bien que barbare encore, a certainement beaucoup d'avenir; car, malgré le
désordre politique et le défaut de sécurité sur les routes, il y existe un
mouvement commercial important d'or, d'esclaves, de colas, d'armes, de
guinée el de sel, sans compter les transactions relatives aux produits de
l'agriculture, Les grands marchés y sont nombreux : Tengrela, Kankan,
Dialikrou, Ténétou et Kéniéra, pour ne citer que les plus considérables,
sont visités périodiquement par un grand nombre de Dioulas. Deux grandes
voies commerciales relient ces hautes régions avee les fleuves de l’Atlan-
lique d'une part, et avec les pays maures et nos escales du Haut-Sénégal
d'autre part. La première à son origine sur la Gambie (et même à Bakel),
visite les rivières du sud et débouche sur le Niger par Timbo; l'autre part
de Médine et de Niorro, passe par Kita et arrive sur le Niger par plusieurs
points, dont le plus important est Dialakoro, entre le Bouré et Kangaba.
Celle dernière roule est assurément la plus active de tout le Soudan occi-
dental, D'autre part; on dit tous ces hauts pays riches en bétail et en pro=
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 527
duits agricoles de toutes sortes, et il ne leur manque que le calme politique
pour devenir les plus prospères des rives du grand fleuve. Enfin, leur
fortune aurifère est impossible encore à déterminer, mais on sait que les
gisements ont une immense étendue; du Bambouk et du Bouré, ils se con-
tinuent, à travers le Ouassoulou, le Miniakala, vers le pays de Kong et pro-
bablement au delà. Les indigènes du Ouassoulou, avec les moyens rudimen-
taires qu’ils emploient, extraient le précieux métal en abondance, et nul
ne peut prévoir, avant une reconnaissance géologique de la contrée, quel
serait le rendement des mines exploitées sous la direction des Européens;
mas on peut affirmer qu'il serait largement rémunérateur.
Une dernière et sérieuse considération qui doit pousser la France dans
celte direction consiste en ce que les territoires dont nous parlons sont
situés derrière les possessions anglaises de Ja côte occidentale; ce sont les
produits brilanniques qui y sont le plus connus, et nul doute qu'avant
peu le gouvernement de Sierra-Leone, sollicité par ce beau domaine colo- :
nial, ne fasse tous ses efforts pour s'installer sur l’une des rives du Niger.
Les Français occuperaient-ils Ségou, 1l resterait encore, entre la capitale
des Toucouleurs et les sources de la Rokelle, un vaste champ d'opérations
fructueuses dont le commerce de l'Angleterre proliterait exclusivement.
Quant au bief en aval de Sotuba, nous n'avons pas à en faire ressortir
les avantages, ils sont évidents. Cette partie du cours du grand fleuve est
accessible à la grande navigation fluviale jusqu'aux chutes de Boussa; elle
dessert toutes les populations du bassin moyen du Niger auxquelles l'isla-
misme à déjà donné une teinte de civilisation ; elle côtoie le pays de Ségou,
lraverse le riche Macina, passe à quelques kilomètres seulement de Tom-
bouctou, et permet de porter l'influence commerciale et civilisatrice de la
France jusqu’au cœur de l'Afrique septentrionale. Celle vaste région, plus
encore que celle du bassin supérieur, a un commerce local déjà ancien qui,
mis en relation avec celui de notre nation, prendra, il est permis de
l'espérer, beaucoup plus d'extension et deviendra un grand débouché pour
nos produits manufacturés.
Et maintenant, quels sont les projets de la métropole?
Veut-on se porter immédiatement vers le bassin moyen du Niger et aller
à la rencontre des voies commerciales projetées entre l'Algérie et ce fleuve;
sans se préoccuper des hautes contrées peuplées, commerçantes et riches
en mines d'or, situées derrière les Anglais? Dans ce eas, en parlänt de
Kita, le meilleur itinéraire est celui qu'a suivi la mission jusqu'à Maïéna ;
de là, il faudrait continuer à marcher un peu au-dessus de l’est, vers le
nord du Fadougou, pour se fabattré ensuite sûr Yamina ou tout autre
528 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
point en aval. Au Niger, on pourra se servir de la navigation du fleuve ou
poursuivre la voie de terre sur la rive gauche ; un tracé suivant cette direc-
tion laissera à droite la région montagneuse du Bélédougou, et à gauche le
plateau du Kaarta; il donnera donc lieu à peu de travaux, car le pays est,
dit-on, faiblement ondulé et ne présente aucun cours d’eau un peu impor-
tant à franchir. Les inconvénients de cet itinéraire sont graves, car la voie
coupera perpendiculairement, sans s'y mêler, les deux courants commer-
claux importants de Nioro au Ouassoulou et de Nioro à Ségou; en outre, il
traversera sans profit apparent les vastes solitudes du Fouladougou.
Veut-on, au contraire, s'occuper exclusivement des intérêts immédiats
de la colonie du Sénégal, en se mettant en rapports commerciaux avec les
pays aurifères en amont de Ségou, pays visés par nos rivaux de Sierra-
Leone, et réserver pour l'avenir la question du Niger moyen? Il faut alors
descendre directement de Kita sur Dialakoro et entrer tout de suite en com-
munication avec le Bouré et le Ouassoulou. Peut-être même que, pour la
réalisation de ce programme, Bafoulabé et la vallée du Bafing sufliraient.
Il nous semble que la meilleure solution est de se porter en même temps
vers les deux bassins à la fois. La vallée du Bakhoy et celle du Migna, situées
entre les deux points extrêmes dont nous avons parlé, deviennent alors la
voie naturelle pour atteindre ce double résultat. L'itinéraire est ainsi tout
indiqué : suivre de Kita à Niagassola la grande voie commerciale existante ;
de là, gagner par la rive droite du Migna les mines d'or de Koumakhana,
et de ce dernier point déboucher sur le Niger, soit à Kangaba, soit plus
bas, vis-à-vis de Tourella. La vallée du grand fleuve est large, belle et sans
ondulations sensibles, ce qui permettra d'établir à peu de frais une route
latérale mettant en communication le point d'arrivée sur le Niger, en aval,
avec les roches de Sotuba, en amont avec le Bouré, On pourra ainsi étendre
l'influence française vers le bassin supérieur, comme vers le bassin moyen.
Si l’on veut ensuite rejoindre les voies venant d'Algérie par terre, la rive
gauche, au-dessous de Sotuba, se prête parfaitement à l'exécution de ce
programme. L'augmentation kilométrique de ce tracé sur le premier que
nous avons indiqué sera considérable (probablement 200 kilomètres); mais
on aura, du même coup, l'exploitation de tout le pays entre Kankan el
Tombouctou ; on restera au centre du mouvement commercial déjà installé
dans le pays, on ne quittera pas les contrées les plus peuplées, et enfin on
arrêtera les projets d'établissement sur le Niger, que caressent, en ce
moment, les gouverneurs de la Gambie et de Sierra-Leone.
À côté de la voie que nous venons de tracer, il convient de citer celle qui
traverse le Bélédougou et que la mission a suivie en allant à Bammako.
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 229
Cette dernière a l’avantage d’être plus courte, mais elle présente, à nos
yeux, l'inconvénient capital de s'éloigner de près de 100 kilomètres de
plus, à l’est, que la précédente; d’être, par suite, trop loin du Ouassoulou
et du Bouré, et de traverser un pays sans relations extérieures, sans vie
commerciale propre appréciable, et déjà en effervescence par dix ans de
lutte avec le gouvernement de Ségou.
D'ailleurs, 1l sera aisé de choisir entre ces deux derniers itinéraires,
qui, tous deux, conduisent au Niger presque au même point. Examinons
d’abord l'itinéraire de la vallée du Bakhoy.
Kita à Mourgoula. — Entre ces deux points, on compte àS kilomètres
sur un bon terrain. Comme travaux de terrassement à signaler, on aura
la montée des collines qui séparent Kita de Goubanko, à déblayer quel-
ques roches peu après ce village et à niveler l'entrée de la brèche de Gou-
kouboukrou, en avant de Nitakolo. Les ouvrages d’art à effectuer seraient :
un pont de 10 à 15 mètres sur le Bammako, un second de même dimen-
sion sur la petite rivière qui sert de déversoir au lac Delaba, et enfin la
traversée de quatre petits ruisseaux à sec presque toute l’année.
Mourgoula à Niagassola. — Ce parcours, de 44 kilomètres environ, com-
portera des travaux importants. Ainsi que l'indique la carte jointe au pré-
sent volume, Mourgoula est sur un plateau accidenté dont les talus vont
s'arrêter à quelques kilomètres du cours du Bakhoy et former le versant
oriental de la vallée de cette rivière. Pour rejoindre Niagassola, situé dans
la vallée même, vers le sud, il faut couper obliquement les croupes et les
dépressions profondes où coulent les affluents du Bakhoy. A la vérité, ces
obstacles n’ont rien d’insurmontable, et même les passages réellement
difficiles sont de courte durée; néanmoins la dépense kilométrique sera,
dans cette région, bien supérieure à celle de la section précédente. Aussi
nous pensons que les études de la future route devront s’écarter de l’itiné-
raire que nous avons suivi, et se jeter, dès Mourgoula, et même dès Kita,
dans la vallée du Bakhoy, pays fertile, d’une traversée facile, et où 1l est
bon d'attirer les populations que de longues guerres ont repoussées vers
les montagnes. Par cette vallée, on atteindra Niagassola avec moins de
frais. Nous allons indiquer les endroits difficiles de l'itinéraire actuel.
Au point de vue des terrassements, on rencontre d’abord, à 2 kilomè-
tres 500 au sud de Mourgoula, le très mauvais col de Nianfakrou, tout
encombré de roches, qui descend brusquement dans une vallée en contre-
bas d’une trentaine de mètres; après Koukouroni, on arrive à la profonde
vallée du Souloun, dont les versants rocheux sont très abrupts et présentent
de brusques ressauts ; au delà de Niagakoura se dresse une rampe rocheuse
54
290 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
très inclinée qui donne accès sur un vaste plateau pierreux; enfin, en arm-
vant à Niagassola, on doit descendre le brusque talus de la vallée du
Bakhoy, haut de 25 à 50 mètres.
Au point de vue des ouvrages d'art, il faut citer les ponts à construire
sur les petites rivières de Péité, Tambaoura, Bassa, Souloun, Ferra et
Kanékouo, qui ont de 10 à 20 mètres; il y aura également à franchir quel-
ques petits ruisseaux ou lits de torrents.
Comme on le voit, le chemin actuel n'est pas bon; nous pensons que
l'étude attentive du terrain permettra de trouver des passages par lesquels
on lournera les points difficiles; mais, nous le répétons, le meilleur tracé
à suivre est la vallée même du Bakhoy.
Niagassola à Koumakhana. — À Niagassola, on se trouve à la bifurea-
Lion de la route qui dessert les marchés du Haut-Niger et le Bouré, et de la
roule qui va sur Kangaba et Ségou.
Cette dernière passe à Koumakhana, à 50 kilomètres au sud-est de Nia-
gassola, en suivant le pied des monts du Manding, chaîne de 150 mètres
de hauteur moyenne, aux flanes verticaux et ne jetant pas de contreforts
sensibles vers la plaine; là, peu ou point de travaux de terrassement à
effectuer. Nous trouvons seulement quelques petites rivières de 10 à
15 mètres de largeur : le Faleman, le Banacoura, le ruisseau de Balan-
dougou, le Balanko, le Jraudi, le Ko-lramba et la mare de Koumakhana.
Il faut signaler également deux ou trois dépressions marécageuses en hiver-
nage. En dehors des points que nous venons de citer, la route sera des plus
faciles et des moins dispendieuses.
Le village de Koumakhana est situé sur des terrains aurifères actuelle-
ment exploités par les indigènes, et au pied des hauteurs qui séparent le
bassin du Sénégal de celui du Niger. Ces hauteurs sont : 1° au nord de Kou-
makhana, les monts du Manding qui viennent se terminer brusquement près
du village par un pic élevé de plus de 500 mètres au-dessus de la plaine ;
2° à la suite des monts précédents, des collines rocheuses peu élevées, mais
jetées en désordre et peu aisées à franchir. Entre les monts et les collines
règne un passage auquel nous avons donné le nom de col de Sana Morella,
nom porté par les ruines d'un village qui en occupait le centre. Ce col per-
mettra à la route projetée de s'élever insensiblement et sans donner lieu à
des travaux de terrassement importants, jusqu'au plateau de Naréna, point
culminant de la ligne de partage des eaux des deux fleuves. Cette partie du
trajet est d'environ ÎS kilomètres. Les obstacles principaux que l’on ren-
contre sont des mares étendues que l’on traverse aisément en saison sèche,
mais qui, en hivernage, doivent s'emplir d’eau et délayer le terrain aux
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. vol
abords ; l’une d'elles, celle de Kafata, est fort élendue et contient de l’eau
toule l’année; la route actuelle la traverse sur l’un de ses côtés, desséché
à la bonne saison; il sera sans doute possible de la tourner complète-
ment. Outre ces mares, il faut signaler quatre petits ruisseaux qui exige-
ront des ponts.
On passe par Naréna lorsqu'on se dirige sur les roches de Sotuba,
Bammako ou Ségou ; mais si la future route devait déboucher sur le Niger
à Kangaba, elle prendrait un autre itinéraire : de Koumakhana elle rejoin-
drait la vallée du Migna, atteindrait Kéniéba et de là descendrait le versant
du Niger. On nous a dit que celte route était médiocre et présentait de fré-
quents passages rocheux ; mais les indigènes exagèrent toujours les diffi-
cultés des pays un peu accidentés.
Naréna au Niger.— Peu après Naréna, le plateau s'incline vers le grand
fleuve, et l’on arrive dans la vallée en descendant des terrasses successives
terminées par de brasques ressauts; la dernière notamment se termine par
une muraille presque verticale de près de 50 mètres d’élévation. La pente
générale de ce versant n'est d'ailleurs pas bien grande, car nous ne comp-
tons pas, entre Naréna el Tabou, le premier village de la plaine, plus de
100 mètres de relief pour 55 kilomètres de distance horizontale. Pendant ce
trajet la route chemine sous de belles futaies à travers un terrain qui ne né-
cessilera pas de grands lravaux de terrassement. Comme ouvrages d'art,
on aura deux ponts d’une quinzaine de mètres à construire sur l'Amarakoba
et le Nianinko et trois ponceaux sur autant de petits ruisseaux.
Parvenue à Tabou, la route ne rencontrera plus d'accidents de terrain
jusqu’au Niger: elle suivra le pied des monts du Manding jusqu’à Sibi, et
de là gagnera obliquement les bords du fleuve à travers une belle plaine sans
ondulations appréciables, soit que l’on rejoigne le gué de Tourella, soit que
l’on veuille poursuivre le tracé jusqu'aux roches de Sotuba par Bammako.
De même en amont, on pourra se relier aisément avec Kangaba et les villa-
ges soninkés de Siguiri, au moyen d’une route latérale au fleuve traversant
les nombreux villages de la rive gauche.
Je vais examiner maintenant l'itinéraire par Bangassi et le Bélédougou,
mais je m'y étendrai moins longuement, car, ainsi que Je l'ai déjà montré,
je pense que cette voie doit être à rejeter pour le tracé de la future route
commerciale.
Entre Kita et le Ba-Oulé, qui se trouve à peu près à moitié route de Bam-
mako, le chemin n’a été réellement difficile que de Guénikoro à Kondou,
sur quelques points des trente derniers kilomètres. Pourtant 1l faut men-
tionner, au départ de Makandiambougou, une montée dont la pente
932 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
moyenne est de près de 10/100; elle est entièrement couverte de pierrés
arrondies, qui roulaient sous les pieds des chevaux. Un autre obstacle qui,
sans arrêter le convoi, a pourtant demandé une demi-journée de travail
préparatoire pour son passage, a été le Banlindingho lui-même. La marche
de Makandiambougou au Banlindingho est longue de 22 kilomètres.
La végétation n'étant jamais bien touffue, il suffirait presque partoul
d’abattre quelques arbres, pour élargir le sentier et le rendre pralicable aux
voitures. Du reste, à la saison sèche, le sol est partout résistant.
Maréna, le premier village que l'on rencontre, est situé à environ
10 kilomètres au delà du passage du Banlindingho. C'est un petit village,
très pauvre, surtout en bétail.
Guénikoro, à 46 kilomètres de Maréna, est tout aussi misérable que ce
dernier. Il est situé auprès d’un ruisseau, le Kégna, qui fournit une eau
excellente, Le terrain est tourmenté avant d'arriver à Guénikoro, mais c’est
entre ce village et Kondou que la route offre les plus mauvais passages. Le
convoi les à tournés, parce que le temps nous manquait pour les lui rendre
praticables ; mais ce que nous en avons vu et les renseignements donnés par
les guides permettent d'affirmer qu'en un jour ou deux au plus, une brigade
d'une cinquantaine d'ouvriers rendrait le sentier praticable aux bêtes de
somme ct aux chevaux, car iln’est réellement mauvais que sur une longueur
de à à 6 kilomètres au plus.
Le village de Kondou est dominé à S00 mètres au sud par une hau-
teur d’une trentaine de mètres. Les bords de cette hauteur sont presque à
pic du côté du village, à l’ouest et au sud. Vers l’est, au contraire, elle
descend en pente douce et en s’élargissant. Le plateau est assez large pour
une construction quelconque, et les maçons trouveraient même la pierre
sur place, car la hauteur tout entière est formée d'énormes blocs de grès,
etle sol est parsemé de grosses pierres.
Le pays dans lequel on entre, après avoir passé le Ba-Oulé, diffère beau-
coup de la région précédente. Il est peuplé, plus riche, plus accidenté et
coupé de nombreux ruisseaux, qui alimentent le Ba-Oulé. Toute la partie
méridionale du Bélédougou, que nous avons traversée, est un pays très acei-
denté, on pourrait même dire montagneux, si le relief du terrain n’était
insignifiant au point de vue géographique. En effet, le point le plus élevé
que nous ayons trouvé n'était pas, d'après nos observations barométriques,
à plus de 550 mètres au-dessus du niveau de la mer et à 200 mètres de la
plaine. Nous n'avons guère vu de sommet qui dépassät 600 mètres, excepté
toutefois le pic de Sirinkrou, au sud de Guisoumalé, dont la hauteur à pu
être évaluée à 750 mètres.
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 999
Le relief du terrain, dans le Bélédougou, présente le caractère commun
à toutes les hauteurs que nous avons vues dans les autres contrées de cette
partie du Soudan. Elles s'élèvent à pie au milieu de la plaine, avec des mu-
railles verticales et des étages superposés d’une hauteur de 10 à 50 mètres.
Le sentier tourne le plus souvent ces obstacles, mais lorsque plusieurs sont
rapprochés, il se forme quelquefois un massif difficile à traverser; tel est
celui qui s'élève entre Ouoloni et Guinina.
Notre première marche s’est effectuée entre le Ba-Oulé et le village de Gui-
soumalé. Le terrain est tourmenté, le sol raviné pendant les deux tiers du
chemin. De Guisoumalé à Ouoloni, sur une douzaine de kilomètres, la
marche est plus facile.
La plus mauvaise route est celle qui sépare Ouoloni de Guinina. Le mas-
sif situé entre ces deux villages peut être tourné facilement, mais déjà nous
avions de la peine à nous procurer des guides, et ceux qui s’offraient cher-
chaïent à nous tromper. C’est ainsi qu'ils nous firent traverser le massif en
son milieu, par une routehorriblement difficile et qui acheva de ruiner nos
chevaux et nos bêtes de somme.
À partir de Guinina, le terrain est plat, à pente à peine sensible jusqu’à
Diokou, sur une trentaine de kilomètres. On rencontre d’abord le village de
Dio, situé à quelques centaines de mètres de l’une des branches du Ba-Oulé.
C'est ce point que choisirent les Bambaras pour me tendre l'embuscade qui
faillit amener la destruction complète de la mission. Puis on trouve suc-
cessivement les villages de Makandiambougou, Nolobougou et Diokou.
Il est très curieux de constater, à ce dernier village, que, bien que l’onne
soit plus qu’à une douzaine de kilomètres en ligne droite du Niger, on se
trouve encore dans le bassin du Sénégal ; jusqu'aux hauteurs mêmes au pied
desquelles on voit couler le grand fleuve, tous les ruisseaux sont encore des
affluents du Ba-Oulé.
Le plateau de Guinina ne domine pas de plus de 50 mètres le thalweg de
la vallée du Niger; mais, sitôt que l’on quitte le Bélédougou, le terrain
s'élève sensiblement, les accidents topographiques deviennent nombreux
et s'accentuent de plus en plus; leur altitude dépasse 600 mètres.
Le massif qui sépare le plateau de Guinina du grand fleuve soudanien
présente plusieurs passages. Le lieutenant Piétri a suivi celui de Khati, qui
mène directement sur Bammako. La route est assez commode jusqu'aux
ruines de Khati, à 12 kilomètres de Bammako ; mais, à partir de ces ruines,
le sol devient plus tourmenté, le sentier arrive, par une pente rapide, sur
un plateau incliné vers le nord et complètement recouvert de cailloux ronds
et ferrugineux. Du haut de ce plateau, on voit le Niger venir du sud-ouest
03% VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
et couler dans une grande plaine verdoyante. Son lil est coupé de nom-
breuses îles.
La pente qui conduit du haut du plateau dans la plaine est excessivement
rapide el semée de pierres.
Entre le pied des hauteurs et le fleuve, la vallée ne présente pas, à Bam-
mako, une largeur supérieure à 4 kilomètres.
En résumé, on voit que la mission du Haut-Niger s'est efforcée, dans la ,
limitedes moyens mis à sa disposition, d'explorer les différentes lignes géo-
graphiques conduisant directement sur le grand fleuve du Soudan. Notre
marche le long du Bakhoy jusqu'au gué de Toukoto, la reconnaissance du
Ba-Oulé et du Bélédougou par le lieutenant Piétri, celle de la vallée du
Bakhoy, entre Kita et Bammako, par le lieutenant Vallière, permettent déjà
de se faire une idée de la direction générale à adopter pour la voie commer-
ciale que la France veut ouvrir vers les régions soudaniennes.
C'est au passage des Kayes, à quelques kilomètres en aval de Médine, que
la voie ferrée dont la construction à été entreprise par le département de la
marine, prend son origine, Il esteertain que, dans un avenir plus ou moins
lointain, le chemin de fer devra partir directement de Saint-Louis et de
Dakar. Le fleuve le Sénégal n'est navigable jusqu'aux Kayes que pendant
trois où quatre mois de l’année,et il y aura un intérêt évident à mettre ce
point le plus tôt possible en communication avec l'Océan, ou du moins avec
le bane du Mafou, en aval duquel le Sénégal est navigable toute l’année pour
nos avisOS à vapeur.
Des reconnaissances préliminaires, ordonnées par M. le gouverneur Brière
de l'Isle, dès 1879, et entreprises par MM. Jacquemart et Monteil, offi-
ciers d'infanterie de marine, ont montré que lé meilleur itinéraire à suivre
par cette grande ligne serait la ligne de collines peu élevées qui court à
travers le Fouta et longe le fleuve à une vingtaine de kilomètres environ.
Quoi qu'il en soit, on a voulu tout d'abord courir au plus pressé, c’est-
à-dire s’efforcer de mettre aussitôt que possible les Kayes en communica-
lion avec Kita, puis avec l'établissement qui sera créé sous peu sur les bords
mêmes du Niger. Les approvisionnements, accumulés aux Kayes et à Médine
pendant lesquatre mois d'hivernage, pourront ensuite être facilement ache-
minés sur nos établissements de l’intérieur situés en dehors de toute voie
navigable. Il sera d’ailleurs possible, en attendant, d'améliorer les passages
du Sénégal qui s'opposent le plus à la navigation sur ce cours d'eau, au
moyen des dragues, qui ont été déjà envoyées de la métropole.
On veut done construire la ligne ferrée par sections à partir des Kayes.
De ce point à Bafoulabé, la voie suit à très peu près lilinéraire que j'ai
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 939
suivi moi-même avec le lieutenant Vallière, dans les derniers mois de
1879, lors de la première reconnaissance que le gouverneur Brière de
l'Isle m'avait preserit de faire dans cette région. On a objecté que ce tracé
présentait le danger de se voir couvert par les inondations, au moment des
hautes eaux de la saison des pluies. Gette objection est illusoire, car notre
voyage s’est fait justement dans une année où les inondations avaient été
exceptionnelles, et où nous avons dû suivre un ilinéraire en dehors des
terrains submergés. Le lever très soigné de M. Vallière indiquait la limite
des inondations, et montrait à quelle distance du fleuve il fallait alors se
tenir pour n'avoir rien à redouler d'elles.
À Bafoulabé se présentent plusieurs itinéraires pour atteindre Kita.
Celui que nous avons suivi et que j'ai examiné plus haut en détail ren-
contre divers obstacles sérieux : le mont Besso, le massif de Niakalé-Ciréa,
celui de Manambougou. Il a l’avantage de suivre d'assez près le cours du
Bakhoy et de se rapprocher des régions du Kaarta, plus riches et plus
peuplées que ne le sont les pays malinkés situés sur la rive droite du
Bafing.
La mission Derrien, qui a effectué son retour par le Gangaran, propose
un itinéraire plus au sud que le précédent et qui aboutit à Kita par le gué
dit de Mage. La question est à examiner, et ceux-là seuls qui ont entre
les mains les deux tracés peuvent être appelés à la résoudre.
À partir de Kita, je n'hésiterai pas à conseiller le tracé qui suit directe-
ment la vallée du Bakhoy. On a vu plus haut quelle était la constitution
générale du pays, et les deux itinéraires suivis par les officiers de la mis-
sion sur l’une et l’autre rive de ce cours d’eau prouvent la nécessité
d'éviter, entre Mourgoula et Niagassola, la région tourmentée qui sépare
ces deux points. Il y a avantage, au double point de vue topographique et
politique, à se jeter, dès Kita, vers le fond même de la vallée du Bakhoy,
qui conserve une largeur variant entre 6 et 8 kilomètres; elle est traversée
en son milieu par la rivière, qui laisse de chaque côté une plaine d’un par-
cours difficile au moment où nous l’avons vue, mais que de simples déboï-
sements rendraient aisément praticable. Le sol en est ferme et la surface
régulière. Les berges de la rivière sont élevées de plusieurs mètres et pré-
sentent, il est vrai, de profondes ravines qui crevassent la plaine; mais
celles-ci pourront être facilement évitées en se maintenant à 1000 ou
1500 mètres du cours d’eau, là où commencent généralement ces dépres-
sions.
J'ajouterai que les populations du Birgo, du Manding et du Gadougou
nous sont très sympathiques. Elles ont déjà accueilli notre protectorat en
256 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
principe, et la voie nous est ouverte de ce côté jusqu’au grand fleuve du
Soudan.
Niagassola marque le point où devra être construit l'établissement qui
reliera Kita au Niger. On ne saurait sans inconvénient se dispenser de
l'occuper. Il a une importance politique considérable, et c'est en outre
l'origine de la route du Bouré et du Ouassoulou. Notre installation à Kita
nous à donné toute la région du Bas-Bakhoy et du Fouladougou. Niagassola
nous donnera le Manding et nous mettra en communication avec Kangaba,
le Bouré et les pays malinkés de l’extrème Haut-Niger.
À partir de Niagassola, la voie future, longeant les montagnes du Man-
ding, s'élève, par une pente faible, jusqu'à la crête de la ligne de partage
des eaux du Sénégal et du Niger; mais là s'ouvre une magnifique entrée
dans la vallée du grand fleuve du Soudan. Le col de Sana-Morella, large de
4 à » kilomètres, le plateau de Naréna, si uni qu'à la saison des pluies les
mares qui le couvrent déversent leurs eaux aussi bien vers le Sénégal que
vers le Niger, offrent une porte naturelle et commode pour déboucher dans
la plaine vers Tabou. La topographie du pays ne semble-t-elle pas se
prêter merveilleusement à l'établissement de cette grande voie commerciale,
œuvre grandiose appelée à transformer profondément tout le bassin du
Niger et à nous ouvrir le cœur même du continent africain?
On n’est pas encore bien fixé sur le point où la voie projetée devra
aborder le fleuve. Ce que j'en ai déjà dit plus haut montre qu'il y a intérêt
à s'enfoncer dans la vallée, à dépasser tout au moins les roches de Sotuba.
Je crains bien, pour ma part, que l’on ne soit forcé d’aller jusqu'au village
de Koulikoro, en amont duquel se trouve un gué qui pourrait former
obstacle à la navigation. Les renseignements que je donne plus loin sur le
cours du Niger, montrent que ce fleuve peut encore être utilisé, en amont
du gué de Tourella, pour la navigation de nos chalands ou de nos embar-
cations de commerce. Mais il est d’un intérêt majeur de pouvoir pousser, le
plus vite et le plus directement possible, notre ligne ferrée jusqu'en un
point, choisi de telle sorte qu'il sera facile d’y lancer une embarcation à
vapeur, destinée à faire une reconnaissance hydrographique minutieuse du
cours du fleuve, et à nous éclairer sur les conditions de navigabilité de cette
crande artère commerciale, qui n’a encore vu flotter que la pirogue de
Mungo-Park, au commencement de ce siècle.
lei j'émettrai le vœu qu'il soit procédé le plus tôt possible à l'étude du
transport, de Médine au Niger, d'une canonnière à vapeur, démontable et
transportable à dos de bêtes de somme. Les personnes autorisées que j'ai
consultées à ce sujet m'ont toutes affirmé que lentreprise n'avait rien
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 997
d’impossible et n’était nullement au-dessus des moyens et des ressources
de l’industrie moderne. Les tentatives des Anglais pour remonter le Niger
par l'embouchure n'ont pas été jusqu'ici couronnées d’un bien grand
succès. La Pléiade, qui, en 1854, avait réussi à remonter le Bénué jusqu’à
90 milles environ de son confluent avec le Faro, n’avait pu atteindre les
cataractes de Boussa et renseigner sur ces chutes, qui semblent barrer com-
plètement le cours du Niger. Il y a donc nécessité à aborder celui-ci par sa
partie supérieure, et il est inutile d’insister sur les progrès qu’une explo-
ration hydrographique méthodique de la partie supérieure du fleuve ferait
faire à l’œuvre de la France dans cette partie du continent africain, Une
canonnière à vapeur bien armée, bien approvisionnée, dirigée par un chef
intelligent et énergique, n'aurait rien à craindre des populations indigènes
riveraines qui voudraient s'opposer à son passage. Îl suffit de citer le ma-
gnifique voyage de Stanley sur le Congo pour se convaincre de l'impuissance
des pirogues nègres, en quelque nombre qu'elles soient, vis-à-vis de l’une
de nos embarcations de guerre européennes. Les renseignements que nous
avons pu prendre, pendant notre séjour à Nango, sur la siluation politique
de Sansandig et du Macina, me permettent de penser d’ailleurs que bon
accueil serait fait en général à nos officiers. Ainsi qu’on le verra plus loin,
Ahmadou, le sultan de Ségou, est en ce moment le plus sérieux obstacle à
notre installation sur le Niger, du moins telle que nous la comprenons,
avec la liberté absolue, pour nos commerçants et traitants, de circuler à
leur aise sur le fleuve. Tant que ce souverain nègre dominera à Ségou-
Sikoro, la route de Tombouctou sera fermée aux voyageurs. L'exemple de
Mage, Quintin, Soleillet et le nôtre propre sont concluants. Il ne veut pas
que nous entrions en relations avec ceux qu'il appelle ses ennemis, c’est-à-
dire avec les populations qui bordent le Niger en aval de sa capitale. Mais,
si une bonne et solide canonnière se présente devant cette ville, il y a gros
à parier qu'il fera bon accueil à celui qui viendra lui demander l'exécution
du traité que je suis parvenu à lui arracher. Au pis aller, nos officiers, né-
gligeant Ségou, s’aboucheraïent avec Sansandig et les autres villes de l’inté-
rieur, qui ne cherchent qu’une occasion de voir disparaître leur vindicatif
et cruel ennemi.
Naréna me semble tout indiqué pour servir de point de bifurcation aux
voies de communication qui devront, l’une, se diriger vers le nord pour
s’arrèter à Manambougou, à Koulikoro ou en tout autre point favorable au
lancement de la canonnière à vapeur chargée d'opérer la reconnaissance
hydrographique et politique du Niger en aval de Ségou ; l’autre, se rabattre
vers Kangaba et le Bouré, pour rejoindre, de là, le Fouta-Djallon et des-
038 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
servir les pays aurifères avoisinant les sources du Niger. lei encore,
j'estime qu'il serait éminemment utile et profitable d'organiser une mission
d'exploration, chargée de reconnaitre le Bouré, le Ouassoulou, le pays de
Kong, et de relier ces itinéraires avec ceux des voyageurs qui ont pu, tout
récemment, pénétrer jusqu'à Timbo, mais qui ont échoué dans leurs efforts
pour atteindre le grand fleuve du Soudan.
Je termine iei ces considérations générales sur la grande voie de commu-
nication que nous étions chargés d'étudier vers les régions nigériennes. A
l’aide de nos cartes et de nos itinéraires, dressés à une grande échelle, on
pourra d’ailleurs se rendre compte de l’état de la question, sur laquelle il
est permis de penser que notre dernière exploration aura jeté un Jour nou-
veau, en montrant notamment que la vallée du Bakhoy, jusqu'ici inconnue
des géographes, ouvre une route naturelle vers le grand fleuve du Soudan.
CHAPITRE XXVI
Hydrographie du Sénégal et du Niger. — Système hydrologique de ces deux fleuves. — Leur
navigabilité. — Nolions sur la géologie de la région. — Villages, habitations et fortifications. —
Études sur les tatas malinkés et bambaras. — Examen des principaux villages fortifiés du Haut-
Sénégal et du Haut-Niger.
Sénégal. — Le Sénégal proprement dit (Mayo Reo des Toucouleurs)
commence à Bafoulabé, confluent de deux rivières importantes, le Bafing el
le Bakhoy, et se Jette dans l'océan Atlantique, à 15 kilomètres en aval de
Saint-Louis.
Entre ces deux points, il ne reçoit que deux affluents dignes d’être
signalés.
Le premier, la Falémé, sort des massifs du Fouta-Djallon, entre Labé et
Timbo, coule vers le nord-ouest, et, après un très long parcours, vient se
jeter dans le Sénégal, à 25 kilomètres environ en amont de Bakel. Cette
rivière fournit de l’eau toute l’année ; mais, en saison sèche, son débit est
très faible. Nous expliquerons plus loin les conditions hydrologiques spé-
ciales des cours d’eau du Soudan occidental.
Le second affluent, le marigot de Koulou, vient de la rive droite. Il des-
cend de Konniakary après avoir reçu un certain nombre de petites rivières
venant en éventail du Diafounou, du Guidioumé, du Diombokho et du Sor-
ma. Ces cours d’eau, qui sortent des pentes du plateau du Kaarta, entre-
tiennent la verdure et la fertilité dans cette région, l’une des plus chaudes
du globe. Grâce à leur effet, cette partie du Kaarta, malgré le passage in-
cessant des armées toucouleures, compte parmi les plus peuplées et les plus
prospères du Soudan.
À Bafoulabé, deux grandes rivières viennent mélanger leurs eaux et for-
mer le Sénégal.
La plus importante, le Bafing (fleuve noir), n’a pas moins de 450 mètres
de largeur moyenne. Elle descend du sud, et, comme la Falémé, sort des
massifs du Fouta-Djallon. Sa source serait située, d’après M. Aimé Olivier,
240 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
à quelques kilomètres au sud-ouest de Timbo. Les affluents du Bafing sont
assez nombreux sur la rive gauche, mais de peu d'importance. Citons toute-
foisle Kéniémako, le Fatagran et le Galamagui. Sur la rive droite, on signale
le Balé, auquel on donne encore les noms de Goulougo et de Founkoumabh ;
elle se grossit du Boki et du Nunkolo, que Mungo-Park a traversés et qu’il
affirme être assez importants.
Puisque nous avons signalé plusieurs noms pour une même rivière, nous
ferons observer que le fait est très fréquent. Selon que le voyageur s'adresse
à un Peul, à un Pambara ou à un Malinké, 1l fixe sur un carnet tel ou tel
nom; de là une grande confusion dans les renseignements qu'il veut
;
g
recueillir sur les cours d’eau situés un peu loin de son itinéraire.
La deuxième rivière qui vient rejoindre le Bafing à Bafoulabé est le
Bakhoy, dont la largeur atteint 250 mètres. Ce cours d’eau vient de l'est ; il
coule dans la partie la plus basse du bassin du Sénégal et l’on peut considérer
son cours prolongé, en amont vers le Ba-Oulé et aux environs de Marconnah
dans le Fadougou, comme le thalweg naturel du fleuve principal. Jusqu'à
20 kilomètres en amont de Fangalla, le Bakhoy suit ce thalweg; mais là se
trouve un nouveau confluent. et le nom de Bakhoy est conservé à la rivière
la plus importante venant du sud-est. Ce nom n'est pas le seul : les indi-
vènes, suivant leur nationalité, désignent encore le Bakhoy sous le nom
de Migna ou de Ouandan.
Le Bakhoy, Migna ou Ouandan a ses sources derrière le Bouré, dans la
COUPE
de la Rivière
Æchelle derLongueurs- 1:3000
| Echelle des Hauteurs- 1: 750
Crapé pan Erhard Dressée par leCopuaneliere
mare de Saréani. Son affluent de gauche le plus considérable est le Komeis-
sang, qui lui est presque parallèle sur tout son parcours. A droite, il reçoit
près de Niagassola le Kokoro, grossi lui-même du Kofilani et du Balankô.
Enfin, en aval de Niagassola, nous citerons encore, parmi les affluents du
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. o41
Bakhoy, le Souloun, le Kanékouo, le Kégnéko, la Kobaboulinda et un cer-
tain nombre de petits ruisseaux donnant de l’eau toute l’année.
La dépression qui constitue le thalweg naturel du Sénégal est suivie, en
amont du Bakhoy, par le cours du Ba-Oulé. En remontant cette dernière
rivière, nous rencontrons le Bandingho, cours d’eau qui descend des monts
du Manding parallèlement au Bakhoy, et arrose le Fouladougou en se creu-
sant un lit profond à travers les argiles épaisses entassées dans la vallée
d’érosion qu'il parcourt.
M. le lieutenant Piétri a reconnu la vallée du Ba-Oulé jusqu’à Sambabou-
gou, et, surles indications des indigènes, il fixe le confluent du Ba-Oulé avec
le cours d’eau descendant de Marconnah à 50 kilomètres en amont de son
point d'arrêt. Les sources du Ba-Oulé ayant été déterminées par la suite, nous
savons que cette rivière sort des monts du Manding derrière Bammako, à
quelques kilomètres seulement du cours du Niger. Au Bélédougou, il reçoit
de nombreux ruisseaux, passe près de Kondou, et va tomber perpendicu-
lairement dans la dépression qui, parlant de Marconnah, se continue vers
Bafoulabé et Médine.
Pour complèter l’hydrographie du bassin du Sénégal, nous citerons
l'éventail des petits cours d’eau qui descendent de Dianghirté et du Bakou-
nou ; Mage les a traversés à see, mais, lors de l’hivernage, ils viennent por-
ter leurs eaux dans la vallée du Ba-Oulé.
À ce propos, nous ferons remarquer que l'hypothèse, admise par Mage,
d'un cours d’eau venant de Dianghirté pour se déverser dans le Niger, doit
être écartée. La Frina, qui a son embouchure en aval de Koulikoro, sort des
monts du Bélédougou, mais sa source ne saurait remonter jusqu'au Kaarta.
Ce qui a pu porter Mage à reculer ainsi les sources de la Frina, c’est la
quantité d’eau assez considérable qu’il a trouvée à l'embouchure. Cette rai-
son n’est pas concluante, car nous avons traversé, entre Nafadié et Bam-
mako, des rivières qui avaient un débit important, bien que leurs sources
fussent situées à quelques kilomètres seulement de leur embouchure.
Une autre opinion a pris de la consistance à la suite des récits d'un voya-
geur anglais qui affirmait que les eaux de la Gambie, du Sénégal et du
Niger étaient en communication directe par des canaux naturels, et que l’on
pouvait en conséquence passer en pirogue d’un fleuve dans l’autre. Cette
assertion ne résiste pas à l'examen; elle est contraire à tout ce que nous
savons de ces régions. Que la Gambie et la Falémé puissent, au moment de
l'hivernage, couvrir les plaines du Bondou et du Ouli, et communiquer par
le Nérico, le fait est vraisemblable; mais, bien que les sources des affluents
du Sénégal soient très rapprochées du lit du Niger, il existe entre ces sour-
542 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
ces et le fleuve soudanien des différences de niveau qui rendent toute com-
munication impossible.
Le système hydrologique du Sénégal et de ses affluents présente certaines
particularités dignes de remarque.
Nous savons que les cours d’eau de ce bassin ont généralement des sour-
ces peu abondantes; quelques-uns, comme le Bakhoy, prennent naissance
dans des mares stagnantes et présentent à la sortie très peu de courant.
D'autre part, la pente générale des principales rivières est considérable. Le
Baling a sa source vers la cote 750, le Bakhoy et le Ba-Oulé ont la leur à la
cote 900; or, à Bafoulabé, leur point de jonction, on est à la cote 110 seu-
lement. Ces cotes nous donnent, pour le Bafing seulement, 650 mètres de
différence de niveau pour 450 kilomètres de parcours; c’est là une grande
pente pour un cours d’eau. Nous savons encore que les pluies ne durent que
trois mois environ, après lesquels survient dans tout le bassin une chaleur
s’élevant parfois à 45° centigrades à l'ombre.
Ces considérations : faiblesse des sources, forte inclinaison générale, éva-
poration exceptionnelle, pourraient faire supposer que les cours d’eau sont
rapidement mis à sec, surtout dans les hautes régions. C’est le contraire
qui se produit. Les hautes régions présentent, au moment de la saison
sèche, des quantités d’eau relativement considérables, et nous en donnons
ci-après les causes principales.
Les lits du Sénégal et de ses affluents, au lieu d'être ouverts au courant,
sont, à des distances variables, coupés par des bancs de roches plus ou
moins élevés, formant, parfois, comme au Félou, à Gouina, à Bily, de vé-
rilables cataractes. En arrière de ces barrages naturels se sont créés
des biefs à eaux profondes et sans courant sensible. Ces biefs commencent
dans le Fouta et se continuent jusqu'aux sources des plus petites rivières
du bassin. Ce fait étant connu, il est facile de se rendre compte du
phénomène qui survient au moment des pluies torrentielles de l’hiver-
nage. L'énorme quantité d’eau qui tombe en quelques jours étant peu
absorbée par les flancs dénudés des vallées d’érosion, elle fait rapide-
ment déborder les biefs; les barrages sont submergés, les cascades recou-
vertes et de grandes masses liquides se précipitent dans les biefs inférieurs,
qui s'emplissent à leur tour. Le mouvement continue ainsi jusqu'aux
plaines du Bas-Sénégal, qui ne tardent pas à se changer en immenses ma-
rais. De là les crues subites et périodiques qui rappellent, par leur régula-
rité, celles du Nil.
Dès que les pluies cessent, les sources étant seules à fournir le débit, les
barrages supérieurs se découvrent, puis les barrages inférieurs, et peu à
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 545
peu, le torrent s'étant écoulé vers la mer, le fleuve n’est plus alimenté que
par les minces filets d’eau qui s’échappent des fissures des calaractes; mais,
en arrière d'elles, il reste de vastes réservoirs pleins d’eau. Ces réservoirs,
dans les hautes régions, sont préservés contre l’évaporation par l’épaisse
végétation qui borde les rives de presque tous les cours d’eau, et forme
au-dessus de leurs lits une voûte de verdure interceptant les rayons du
soleil et maintenant, pendant la saison sèche, une certaine fraicheur aux
abords.
Niger. — La mission a suivi la rive gauche du Niger sur un trajet de
60 kilomètres, a franchi le fleuve au passage de Tourella et s’est tenue, pen-
dant 290 kilomètres environ, à peu de distance de la rive droite. Ce que
nous avons vu de ce gigantesque cours d’eau, joint aux travaux de nos devan-
ciers dans la région et aux renseignements que nous avons recueillis auprès
des indigènes marchands ou voyageurs, à la suite d’interrogations faites
avec méthode, nous permet de fixer comme suit l'hydrographie générale du
bassin du Niger.
Les sources du Djoliba sont encore à découvrir, mais le major Laing et
récemment MM. Zweifel et Moustier s’en sont assez approchés pour que là
géographie générale n'ait plus à se préoccuper beaucoup de cette question.
Nous dirons done que le grand fleuve commence près des monts Loma, se
dirige vers le nord jusqu'à Farannah, tourne à l’est en aval de cette ville
aujourd'hui détruite, jusqu'au Ouassoulou. Là il remonte vers le nord et
vient se heurter contre les montagnes du Manding, qui Lui impriment la
direction nord-est, direction qu'il suit d’une façon générale, en décrivant
des boucles plus ou moins prononcées jusqu’à Kabara, le port de Tom-
bouctou. À partir de Kabara, le fleuve, après avoir décrit un grand are,
s’infléchit vers le sud et va porter ses eaux dans le golfe de Guinée, où il
s'échappe par plusieurs bouches qui ont créé un vaste delta.
Cet immense trajet, de plus de 850 lieues, est loin d’être reconnu.
Mungo-Park l’a suivi entre Bammako et Boussa, mais il est mort dans son
voyage. René Caillié l’a parcouru entre Moptit et Kabara, dans une région
où 1l se divise en plusieurs grands bras dont Caillié n’a pu suivre qu'un
seul. Barth n’a fait que le couper en plusieurs points et s’est tenu en gé-
néral assez éloigné de son cours. Enfin Mage et notre mission n’ont pu dé-
passer Sécou.
On le voit, il s’en faut de beaucoup que le Niger soit connu dans toutes
ses parties, et les voyageurs ont encore un grand champ d'exploration dans
le bassin du grand cours d’eau des nègres. Toutefois, on peut dès aujour-
d'hui diviser ce bassin en trois régions distinctes, qui ont chacune une
44 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
physionomie particulière et sont séparées par des obstacles naturels remar-
quables.
La première, comprise entre les sources et les roches de Sotuba, à 40 ki-
lomètres en aval de Bammako, est le Haut-Niger. Nous nous occuperons
plus spécialement de celte région, qui nous est plus connue.
La deuxième partirait des roches de Sotuba et irait jusqu'aux chutes de
Boussa; nous l’appellerons le Niger moyen, C'est la partie la moins connue
du cours du fleuve. On sait qu’elle traverse les vastes plaines du Macina,
que le fleuve s’y subdivise en nombreux canaux qui fertilisent le sol et per-
mettent l'élevage d’un nombreux bétail et de beaux chevaux; enfin, que de
grands villages, reliés par une navigation assez active, se pressent sur les
rives du fleuve et font entre eux un commerce important d'esclaves, de
bétail, de grains, d’or, de issus, etc.
La troisième région, de Boussa à la mer, est assez connue ; nous la dé-
signerons sous le nom de Niger inférieur.
Le Haut-Niger est la partie montagneuse du bassin, si l'on peut em-
ployer le terme de montagne pour désigner les massifs, les chainons et les
contreforts abrupts qui couvrent le pays, mais dont Pélévation générale
au-dessus des plaines est presque toujours inférieure à 300 mètres. C'est
aussi la région la mieux arrosée.
Nous connaissons comme affluents de gauche : le Falico, le Tombali, le
Sissi, le Koba, le Niando, le Diamba, le Kodosa, le Ba N'Diégué, le Tin-
kisso, très fort affluent, grossi lui-même d’un grand nombre de rivières,
l’'Amarakoba, et un grand nombre de petits cours d’eau dont quelques-uns
sont à sec une partie de l’année, mais qui, en hivernage, apportent au
fleuve de grandes masses d’eau.
Les grands affluents de droite du Haut-Niger sont : les rivières de Ma-
fou, Yendan ou Niama, Milo, Soussa et Fandoubé. Chacune d'elles reçoit
de nombreux ruisseaux. Le Milo passe à Kankan, et à la hauteur de ce cé-
lèbre marché il a près de 100 mètres de largeur.
Nous devons compter, dans le Haut-Niger, un très important cours d’eau,
le Mahel-Balével (Oulou-Oulou des Bambaras), qui traverse le Ouassoulou
du nord au sud, suit parallèlement le Niger jusque vis-à-vis de Djenné et
va rejoindre le grand fleuve à Moptit, à un confluent visité par René Caillié.
D'après les renseignements que nous avons pu nous procurer, le Mahel-Ba-
lével, s'il est moins large que le Niger, serait beaucoup plus profond. On
y rencontre, en grande quantité, des hippopotames et des caïmans, ani-
maux que l’on ne trouve pas dans le Djoliba supérieur. Les prochaines
explorations ne devront donc pas négliger d'examiner si cet affluent, qui
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. d45
aboutit entre Tombouctou et Ségou, ne fournirait pas une voie commode
et accessible à nos canonnières pour pénétrer dans le Macina.
Le Mahel-Balével reçoit d’autres rivières importantes, qui sont : le Mahel-
Danevel, grossi du Ba-Oulé; le Mahel-Bodevel ou Koba-Diéla et le Mahel-
Bendougou. Toutes ces rivières descendent de la chaîne qui, partant du
Fouta-Djallon, se continue vers le pays de Kong. Elles coulent presque pa-
rallèlement entre elles, dans la direction nord-sud. Elles reçoivent de
nombreux ruisseaux, et l’on peut dire de la région du Haut-Niger que, si
elle présente de vastes plateaux pierreux arides et desséchés, elle est fer-
tile et bien arrosée dans les dépressions. Tout ce que nous avons appris du
Ouassoulou, du Kentiledougou et des autres territoires de ces régions,
rapproché de ce que nous avons vu par nous-mêmes, nous à confirmé
dans cette opinion, que la race nègre avait là un sol généreux, où elle trou-
vait abondamment récoltes et pâturages et que la misère et les famines,
fléaux de ces contrées, sont toujours le résultat des guerres de destruction
que les peuplades se font entre elles, sous la direction de chefs sauvages
et ambitieux. Le résultat le plus navrant de ces luttes sans merei où le
vaincu, devenu l’esclave du vainqueur, est vendu aux étrangers, est la
dépopulation de la contrée.
Faute de bras, le désert s'étend sur les surfaces fertiles, au lieu d’être
limité aux terrains impropres à toute culture.
Le Niger présente les mêmes phénomènes hydrologiques que le Sénégal,
Profil du Gue de Tourella, 14 Ma
Echelle des Longüeurs 1:26,000. des Hauleurs 1:2.500
Profil, en travers de la Vallée du Niger. 8 Mai
Echelle des Lonçgeurs 1:260.000. des Hauteurs 1:25.000
Diahba. NIGER -Towrella
H
} Limite
Gravc par ErAcrd/
Nous avons vu qu'il se composait de trois grands biefs principaux, séparés
par les chutes de Boussa et le rapide de Sotuba. Plus on se rapproche de sa
929
b46 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
source el plus ces chutes et barrages deviennent fréquents; il en est de
même pour tous ses affluents. À la saison d’hivernage la pluie arrive subite-
ment, comme pour le Sénégal. Les quantités d’eau déversées dans le lit du
fleuve sont énormes et son débordement est des plus considérables. À Tou-
rella, au moment des basses eaux, le fleuve présentait de 700 à 750 mètres
de largeur, avec quelques ilots de sable et de verdure, qui divisaient l’eau
en plusieurs chenaux; mais, aux hautes eaux, ces bancs de sable étaient
recouverts, et nous avons constaté dans la plaine les traces de l’inondation
extrême. À ce moment, le fleuve n’a pas moins de 2 kilomètres de largeur.
On peut juger ainsi de la masse du flot qui passe. La crue commence en
jun pour finir en décembre. Mage a d’ailleurs établi une échelle de cette
crue annuelle devant Ségou.
Navigabilité du Sénégal et du Niger. — Le Sénégal et ses affluents sont
maintenant suffisamment connus au point de vue de leur navigabilité.
La navigation permanente du Sénégal pour nos avisos à vapeur s'arrête
à Mafou. Elle peut s'effectuer pendant trois mois jusqu'à Médine et pendant
quatre mois jusqu'aux Kayes, en aval du rapide des Kippes. En dehors de
celle courte période, la navigation entre Mafou et Médine n’est plus possi-
ble aux avisos, et devient même précaire pour les chalands d'un Urant d’eau
de plus de 40 centimètres. Pour donner une idée des difficultés de Ja na-
vigation du Haut-Sénégal aux basses eaux, nous dirons qu'entre Bakel et
Médine, sur un parcours de S0 milles, on ne rencontre pas moins de
27 passages, parmi lesquels ceux de Moussala, de Diancadapé, de Tambo-
Kané et des Kayes sont difficiles; celui des Kippes est à peu près infran-
chissable pour un chaland chargé. En revanche, entre chacun de ces passa-
ges, il existe de beaux et larges biefs présentant des profondeurs suffisantes
pour la grande navigation.
En raison de la difficulté du rapide des Kippes, on a fixé la limite de la
navigation aux hautes eaux en aval du village des Kayes, el c’est de ce
dernier point que doit partir la voie ferrée du Haut-Sénégal au Niger.
En amont de Médine, on rencontre la chute du Félou, élevée de 9 à
10 mètres au-dessus du bief inférieur; mais, en amont du Félou, s'étend
le magnifique bief du Logo, d'une longueur de près de 40 kilomètres et
navigable aux petits vapeurs. Ce bief pourra être utilisé avantageusement
pour les transports entre Lontou et Boukaria ; mais, à partir de ce dernier
point jusqu'à Bafoulabé, il serait dangereux de compter sur le secours
du fleuve pour le service des transports. L'expérience en a été faite en
décembre 1879, et nous la considérons comme décisive : des pirogues ont
mis vingt jours pour se rendre à Bafoulabé, et leurs chargements, débar-
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 547
qués et rembarqués un grand nombre de fois, sont arrivés à destination
entièrement avariés.
À Bafoulabé, point de jonction du Bakhoy et du Bafing, on peut encore
se servir d'embarcations sur ces deux rivières, larges et profondes; mais
celte navigation, en ce qui concerne le Bakhoy, s’arrête à quelques kilomè-
tres et ne peut guère se prolonger dans le Bafing, car les indigènes signa-
lent des barrages non loin du confluent.
En résumé, en dehors d’une navigation locale, dans des biefs plus
ou moins longs et sans communication facile entre eux, il est impossible,
au moins dans l’état actuel, de se servir du Sénégal et de ses affluents
en amont de Boukaria.
Les divisions que nous avons élablies pour la description hydrographique
du Niger, conviennent également en ce qui concerne la navigabilité de ce
fleuve.
La parlie du Haut-Niger que nous avons vue est certainement navi-
able. Le large lit du fleuve est parsemé d'îles plus où moins étendues,
mais entre lesquelles circulent des canaux où de fortes embarcations trou-
veraient aisément un passage. Toutefois, il existe des passages que les
cavaliers toucouleurs de la rive droite franchissent pour aller razzier
les Malinkés de la rive gauche; mais lorsqu'on connaît la hardiesse des
pillards toucouleurs, on ne peut pas conclure que ces passages seraient
autant d'obstacles à la navigation. Nous citerons à ce propos l'affirmation
de marchands venus de Kankan, qui nous racontaient que l’on pouvait
venir en piroguce de leur ville jusqu'à Sotuba, sans quitter le fleuve.
Il serait imprudent de certifier la parfaite navigabilité du bief supérieur
du Niger, avant une reconnaissance hydrographique détaillée ; mais, d’après
nos renseignements, nous avons acquis la conviction que, de Kankan ou de
Tiguibiri jusqu'aux roches de Sotuba, 1l sera possible de cireuler avec un
petit vapeur à faible tirant d’eau.
À 10 kilomètres environ en aval de Bammako, les rochers de Sotuba
barrent le fleuve, et nous entrons dans le Niger moyen. La mission n'ayant
pu visiter ces roches, nous devons nous en tenir à la description que Mungo
Park en a donnée. L’illustre voyageur assure qu'il existe sur la rive droite
du fleuve un canal naturel qui permet, avec quelques difficultés il est vrai,
le passage des pirogues et par suite la communication entre les deux biefs.
Les renseignements recueillis par M. Piétri, qui ignorait alors ce détail,
sont venus confirmer l’assertion du voyageur anglais. Il est donc permis
d'espérer que des travaux, peut-être peu importants, ouvriraient un passage
entre le Haut-Niger et le Niger moyen.
948 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
Au-dessous des roches de Sotuba el jusqu'à Sansandig, le Niger est
navigable même à la maigre, mais pour un petit vapeur seulement.
En effet, par les passages de Koulikoro, de Nyamina, de Ségou-Koro et de
Nansandig, pour ne citer que les plus importants, les piétons peuvent fran-
chir le fleuve avec de l’eau Jusqu'au-dessous de la ceinture, ce qui suppose
une hauteur de 80 centimètres environ.
Après Sansandig, la navigation rencontrera moins d'obstacles. Vers
Diafarabé, le Niger se divise en deux branches principales : l’une, étroite et
profonde, remonte par Diaka vers le lac Deboe et Kabara; l'autre, plus
large mais moins profonde, poursuit vers Moptit, en étalant ses eaux dans
les plaines du Macina. La première de ces branches est bonne pour la navi-
sation; déjà les indigènes l'utilisent pour des pirogues de grandes dimen-
sions, munies de voiles. Ces pirogues ont des bords assez élevés pour obli-
ver les mariniers à employer une corde et un seau s'ils veulent puiser l’eau
dans le fleuve. Nos chalands et nos petits remorqueurs sont donc certains
d'y circuler librement.
Le moyen Niger s'arrête aux chutes de Boussa, considérées jusqu'à pré-
sent comme infranchissables. L'avenir dira si des travaux appropriés ne
permettront pas de supprimer cet obstacle. Quant à présent, il faut consi-
dérer que la navigation sur le Niger moyen est d'une grande importance
pour les projets de la race blanche dans le Soudan. De Bammako à Boussa,
le parcours est immense; les pays riverains sont fertiles et peuplés;
il y existe déjà un commerce assez actif, indiquant les aptitudes de ces
populations pour les opérations commerciales. Ces considérations font
pressentir que les négociants un peu hardis trouveraient dans cette vaste
région des moyens d'échange et un écoulement important des produits
manufacturés.
Nous n'avons rien à dire du bas Niger; il est déjà remonté à d'assez
grandes distances par des vapeurs de commerce, qui y font de bonnes
opérations d'échange.
En résumé, la navigabilité est probable dans le Haut-Niger, certaine
dans le Niger moyen et connue dans le Niger inférieur. De plus, on est en
droit de penser que la mise en communication des trois bassins est réali-
sable.
Ce chapitre fera encore ressortir aux yeux de nos lecteurs la nécessité
d'une reconnaissance hydrographique entreprise aussitôt que possible et
dans de bonnes conditions. Il est à désirer que tous les efforts possibles
soient faits pour lancer des chaloupes à vapeur sur le Niger; en même
temps qu'elles ouvriraient rapidement un passage à la civilisation dans ces
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 249
parages, elles achèveraient de les faire connaître au point de vue géographi-
que. Alors seulement on pourra, en toute connaissance de cause, déter-
miner exactement le point où il convient de faire aboutir la voie commer-
ciale qui, partant du Haut-Sénégal mettra notre colonie en communication
avec l’intérieur du Soudan.
GÉOLOGIE.
Le sol de la région explorée présente une grande uniformité géologique :
c'est un composé de grès, d'oxydes ferrugineux et d'argile. Le grès, avec
toutes ses variétés, domine presque partout, et spécialement dans les
massifs montagneux qui couvrent le vaste plateau situé entre Bafoulabé el
le Niger. Toutefois, dans les dépressions en grand nombre qui séparent ces
massifs, l'argile se rencontre en grande quantité. Le pays est alors couvert,
surtout au moment des pluies de l’hivernage, d’une végétation excessive-
ment touffue, et les détritus végétaux forment une sorte de terreau très
fertile, éminemment propre à la culture du riz, du gros mil et du maïs.
Les dépressions alternant avec les hauteurs de forme irrégulière dont
nous avons parlé plus haut, ainsi que les rives du Sénégal, du Niger et de
leurs affluents, soumises à l'influence des inondations périodiques de
l’hivernage, constituent des terrains propres aux cultures de ces contrées
intertropicales. Une couche de terre argileuse recouvre le sous-sol de grès,
et le sorgho, le riz, le maïs, le tabac, l’arachide, y poussent avec vigueur.
Les terres y sont grasses, suffisamment profondes, d’une ressource et d’une
fécondité d'autant plus remarquables, qu’elles contrastent avec l’aridité des
plateaux rocailleux qui dominent les plaines et en circonscrivent l'étendue.
Les terres noires et humides que l’on rencontre principalement au bord
des cours d’eau, surtout dans le bassin du Niger, seraient, je crois, favo-
rables à la culture du bananier, et il est regrettable que cet utile végétal,
qui forme la base de la nourriture des nombreuses populations de l'Afrique
centrale, n’y ait pas encore élé introduit.
La région que nous étudions ne présente pas partout des conditions
aussi avantageuses pour les cultures. Dans certaines parties, la terre offre,
mélangés à l'argile, des oxydes de fer et beaucoup de silicates. Les plateaux
qui couronnent les hauteurs se trouvent généralement dans ce cas. La vé-
gélation est alors peu touffue et ne s’y trouve guère représentée que par
une seule essence d'arbres, petits et chétifs, dont l'écorce bouillie sert à
obtenir la teinture jaunâtre des pagnes qui couvrent les indigènes.
Enfin, dans d’autres endroits, remarquables au point de vue géologique,
290 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS,
tels que certains plateaux rocheux où les affleurements du sous-sol émer-
cent fréquemment du terrain argileux, la végétation est complètement
nulle ou ne consiste qu'en quelques bouquets isolés d'acacias rabougris.
Il est certain qu'une exploration méthodique, faite par un géologue de
profession, pourrait seule éclairer complètement sur la formation et la
nature des terrains de la région considérée. Les observations que nous
avons pu faire dans les lits des marigots et au pied des montagnes nous
permettent cependant d'affirmer que la région parcourue n’est en somme
qu'un terrain primilif avec ses érosions et ses alluvions anciennes. Il se
présente avec une grande uniformité de composition, et l’on ne peut nier,
par exemple, qu'il n’y ait beaucoup d’analogie entre les hauteurs de Man-
sonnah (Natiaga, non loin de Bafoulahé) et celles de Bammako. Les éro-
sions de la vallée de Mansonnah sont seulement plus prononcées, et le Sé-
négal ne présente pas ces talus à pente assez douce produits probablement
sur les bords du Niger par les propres dépôts alluvionnaires du fleuve. Le
grès se montre par assises horizontales, ce qui n’a pas lieu dans les forma-
tions basaltiques. Plusieurs espèces de cette roche s’altèrent à l'air et de-
viennent ainsi impropres à la construction.
Le terrain est généralement peu perméable, et les vallées des cours
d'eau les plus importants, tels que le Bakhoy et le Ba-Oulé, sont creusées
dans un sol greyeux, formé d’une série de massifs isolés et irréguliers, en-
tre lesquels coulent une infinité de petits ruisseaux et marigots, à pente
très rapide. Les parties supérieures du bassin du Sénégal et du Niger sont
ainsi constituées par un réseau très compliqué et très ramilié de petits
cours d’eau. Ce fait, comme je l'ai déjà montré plus haut, explique la ra-
pidité des crues dans cette région. Celles-ci sont dues surtout à la dénuda-
tion des terrains voisins des sources qui alimentent ces rivières. Les pluies
ne sont absorbées qu'en très minime partie; toute l’eau va au thalweg.
L'inspection de la carte montre du reste combien est grand le nombre de
ruisseaux et de marigots que l’on rencontre entre Médine et les sources du
Bakhoy. Aux premières pluies, la quantité d’eau qui se déverse ainsi dans
cet affluent du Sénégal doit être énorme ; il doit en être de même pour le
Baling. Il n'est done pas besoin d'admettre l'existence des neiges sur les
sommets du Fouta-Djallon pour expliquer les erues du Sénégal et du Niger.
Elles proviennent de la dénudation des terrains situés dans les parties su-
périeures des bassins de ces deux cours d’eau. Les barrages naturels suc-
cessifs dont nous avons constaté l'existence, particulièrement dans les lits
du Sénégal et de ses grands affluents, arrêtent pendant toute l’année l’eau
qui se déverse ainsi, puis les biefs débordent rapidement aux premières
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. oo
pluies. La destruction des barrages aurait pour effet de vider ces grands
fleuves pendant la saison sèche; aussi est-ce avec la plus grande circonspec-
tion qu'il faudra toucher à leur régime.
Au-dessous de Bakel, où finit la partie montagneuse du bassin du Séné-
gal, la crue est moins rapide à cause de la nature siliceuse du terrain qui
absorbe une certaine quantité des eaux pluviales, agissant ainsi comme une
sorte de régulateur sur les crues. Au moment des premières pluies, le
terrain environnant s’imbibe aux dépens du fleuve, ce qui produit même
un abaissement momentané des eaux dans la partie basse de la vallée; il
allonge ensuite la crue, au moment de la baisse, en rendant au fleuve une
partie des eaux enlevées. Nous nous rappelons qu’en 1879 la plaine qui
s'étend aux environs de Saint-Louis, sur la rive droite du Sénégal, était
déjà inondée et en grande partie impraticable, alors que la crue s'était à
peine fait sentir dans le fleuve.
En terminant ces considérations succincles sur la nature du terrain de
la région que nous avons explorée, j'insisterai sur la nécessité d’une recon-
naissance géologique détaillée, faite par un spécialiste, et ayant pour but
surtout de se rendre compte des richesses métallurgiques (or, fer, mer-
cure, etc.) dont nous avons pu constater l'existence; les indigènes les exploi-
tent avec des moyens tellement rudimentaires, qu’il n’est pas permis de
déduire des résultats à peu près insignifiants qu'ils obtiennent ainsi les
bénéfices que notre industrie pourrait retirer d’une exploitation intelli-
gente et persévérante de ces richesses. Je reviendrai d’ailleurs plus loin sur
cette importante question.
VILLAGES, HABITATIONS ET FORTIFICATIONS
Toute la région que nous avons limitée ci-dessus et décrite ensuite au
point de vue topographique est habitée par des indigènes appartenant à
trois races principales : les Malinkés, les Bambaras et les Toucouleurs. On
y trouve, en outre, un grand nombre de Sarracolets et d'assez importantes
tribus de Pouls nomades.
Dans le Kaarta, dans certaines parties du Bélédougou et sur les bords du
Niger, les villages sont assez nombreux. Par exemple, dans le Guéniékalari
el le pays de Ségou, le voyageur reste rarement une heure sans voir un vil-
lage. Par contre, dans le Fouladougou, dans le Birgo el dans le Manding,
la région est peu peuplée. De nombreuses ruines attestent seules la pro-
spérité passée de la contrée et témoignent des désastreux effets de la con-
quête musulmane, Entre Badumbé et Goniokori, nous avons marché
502 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS,
pendant plus de S0 kilomètres sans rencontrer un seul village. Dans sa
reconnaissance du Ba-Oulé, entre Fangalla et Kita, M. le lieutenant Piétri
n'a trouvé que le village de Sambabougou. Il est vrai que ces territoires sont
situés à la limite des pays malinkés, et que c'est sur eux qu'est retombé le
plus grand poids des guerres religieuses. La plupart des habitants ont
émigré pour se retirer dans des régions moins exposées.
Les villages indigènes de cette partie du Soudan diffèrent d'aspect avec
les centres de population que l’on rencontre dans les pays ouolofs et tou-
couleurs de la Sénégambie française.
Dans le Cayor, dans le Oualo, dans le Fouta, et même dans les pays
soninkés des bords du Kénégal, les villages se composent en général de
cases en paille avec toits coniques, réunies en groupes entourés de fapades
ou de sécos, sortes de naltes grossièrement tressées avec de la paille ou
des tiges de mil ou de maïs. Chaque groupe forme une concession et con-
stitue généralement l'habitation d’une famille.
Dans les pays malinkés et bambaras, les populations, sans cesse expo-
sées aux razzias et forcées souvent de se renfermer dans leurs villages pour
se défendre contre un ennemi mieux armé et supérieur en nombre, ont
entouré leurs habitations d'une enceinte, dont le tracé, qui présente des
formes diverses, est rarement rectiligne. Les Malinkés, ayant remarqué, non
sans raison, que les courtines, longues et fragiles, sans renforcement sur
aucun point, seraient renversées par les pluies torrentielles ou les vents
violents des tornades, ont le plus souvent construit leurs enceintes en zig-
zags, imilant ainsi grossièrement le tracé à crémaillère. Cette disposition a,
d'autre part, l'avantage de fournir tout à la fois des feux directs et des feux
croisés (fig. 1).
Le flanquement est obtenu alors par des tours ou par des renflements
demi-cireulaires du mur d'enceinte, qui forment bastions à l’extrémité des
courtines (fig. 2). Quelquefois aussi il est assuré par les irrégularités des
tracés, qui présentent fréquemment des saillants et des rentrants, établis
sans aucun art, mais qui n’en sont pas moins eflicaces dans une certaine
mesure.
Le profil des enceintes des villages de Malinkés et Bambaras se compose
d'une muraille verticale, de 30 centimètres à 1 mètre d'épaisseur à la base
et qui va en s’amineissant vers le haut, où elle n’a plus que 0",20 environ
d'épaisseur. Elle est construite avec une sorte de boue argileuse qui se
dureit au soleil et devient très résistante. Pour en augmenter la solidité, on
y méle souvent de petites pierres dures, qui transforment la maçonnerie
en une sorte de béton très ferme; nous avons vu des ruines de ces mu-
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 093
railles déjà anciennes qui tenaient encore très bien. Sur certains points,
comme à Koundian, Mourgoula, Badumbé, Nioro, on à imité une grossière
maçonnerie par assises de moellons reliés avec la même boue, employée
comme mortier; ces dernières murailles sont plas solides que les autres.
Les terres employées pour les constructions sont prises souvent en avant et
.Elévation intérieure
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FORTIFICATIONS AVEC TOURS
Fig. 4
Crapépar Erhkard
au pied même des murailles, où il s’est ainsi créé des excavations assez pro-
fondes pour constituer un obstacle sérieux (fig. 5). La hauteur du mur
varie entre 2? mètres et 2",50; cette dernière dimension est la plus rare.
Quelquefois enfin, ce mur est vertical à l’intérieur et présente un léger
"talus à l'extérieur. Les pluies de l’hivernage détrempent assez promptement
ces constructions, et il se produit fréquemment des éboulements, que l’on
294 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
répare à la saison sèche; d’autres fois, les pluies n'ont d'autre action que
de réduire les épaisseurs en lavant les terres. En résumé, peu de talas ré-
sisteraient aux intempéries, si les indigènes n'avaient le soin de les réparer
et de les entretenir.
Les défenseurs se placent derrière le mur et pratiquent à peu près à hau-
teur d'épaule des trous ronds de 0",05 à 0",10 de diamètre, destinés à
donner passage aux canons de fusil. Ces sortes de créneaux ne sont ouverts
qu'au mpment même des sièges; en temps ordinaire, ils sont bouchés.
C'est par ces créneaux que les habitants abrités ürent sur les assaillants
qui cherchent à gagner le pied du mur. Nos pièces de 4 de montagne, en
usage au Sénégal, ouvriraient vite des brèches, à la condition toutefois de
frapper au pied de la muraille pour en entrainer l’effondrement complet.
En effet, en raison du peu de résistance de la maçonnerie, les projectiles
passant sur la crête et à mi-hauteur ne feraient probablement que se frayer
un passage sans renverser le retranchement. Lors de la prise du village de
Goubanko, en février 1881, il ne fallut pas moins de cent coups de canon
pour ouvrir dans la muraille une brèche de 2 à 3 mètres de largeur.
Les formes des enceintes ne sont pas soumises à des règles fixes; elles
varient suivant les villages et les caprices des constructeurs. L’unique règle
est d’entourer les habitations d’une enceinte fermée, représentant tantôt
un rectangle, tantôt un polygone irrégulier d’un nombre considérable de
côtés. Souvent des côlés rectilignes sont reliés par des parties courbes. On
rencontre aussi des enceintes tracées suivant une courbe irrégulière qui
enveloppe tout le village. Sur tout leur parcours, ces enceintes ont le profil
donné ci-dessus.
On trouve cependant quelque méthode dans la manière dont les Malinkés
ou les Bambaras assurent le flanquement.
Lorsque le tracé est rectiligne (fig. #), ils élèvent tous les 40 ou 60 mètres,
quelquefois à moindres intervalles, des tours rondes ou carrées construites
de façon à faire saillie de 2 ou 5 mètres sur le front extérieur de la muraille.
Ces tours, selon leur forme, ont un toit conique ou pyramidal ; leurs dimen-
sions varient, sans aller au delà de 4 mètres de côté ou de diamètre. Quant
à la hauteur, elle dépasse généralement celle du mur d'environ 1%,50.
Quelquefois cependant elles ont la même élévation ; dans ce cas, elles n’ont
pas de Loit.
Un grand échafaudage intérieur (fig. 5) permet, au moment des sièges,
de monter à la partie supérieure des tours et de fournir ainsi deux étages
de feux sur le pied des murs.
On pénètre dans l’intérieur des tatas par des portes fortifiées, que l'on
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS, 555
fut aussi peu nombreuses que possible. Il est rare d'en trouver plus de
quatre sur toule l’enceinte, Ces portes présentent souvent, au point de vue
défensif, des détails ingénieux; voici les différents types que nous avons
remarqués,
1° La porte n est qu'un simple passage pratiqué à travers l’une des tours
de l’enceinte, construite à cheval sur le mur. Dans ce cas, l’assaillant ne
trouve devant lui d'autre obstacle que le battant en bois, toujours fermé
pendant les sièges. Ce battant est généralement formé de trois ou quatre
madriers de 0,05 à 0",05 d'épaisseur et de 2",50 à 2",80 de longueur,
PO RTE-Fig. 6
Plan
Grave par £rhand
réunis par deux traverses, @ et b (fig. 6). L'un des madriers extrêmes pré-
sente deux allongements arrondis, €, d, dont l’un, 6, s’engase dans un
anneau pratiqué dans la planche p qui constitue le dessus de l'ouverture de
la porte, et l’autre, d, est appuyé dans le creux d’un tronc d'arbre enfoncé
dans le sol. Le battant peut ainsi tourner autour de 6, d, qui forme char-
mère. Le système de fermeture consiste, en temps ordinaire, en un état, À,
qui s'appuie sur une forte barre transversale, BG, maintenue dans les en-
tailles de deux troncs d'arbre fortement enterrés de chaque côté de l'entrée.
Les portes sont ainsi en état de résister à de très fortes pressions. Le mode
de fermeture que nous venons de décrire, d’après ce que nous avons vu en
296 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
divers points, n’esl pas suivi partout, et souvent les indigènes se contentent
de disposer, en arrière des battants, une multitude d’étais, ou même ils
entassent toutes sortes de matériaux destinés à augmenter la résistance.
2° Les ouvertures des portes ne sont pas toujours vis-à-vis l’une de l'au-
tre; le plus souvent même, on est obligé de tourner à droite ou à gauche
pour pénétrer dans l’intérieur de l'enceinte (fig. 7, 8). Cette disposition
arrête l'élan de l’assaillant et permet aux défenseurs abrités derrière le se-
cond mur de la tour, a, b, de tirer sur les entrants.
9° La tour où l’on a ouvert la porte est souvent construite à 2 ou 4 mètres
en arrière de la muraille. La figure montre alors la disposition générale.
On remarquera que l’assaillant, au lieu d'aborder directement la porte,
est obligé de parcourir l'étroit couloir À, où il est exposé aux feux à bout
portant des défenseurs (fig. 9).
4° Nous terminerons en montrant la construction de ce genre la plus
compliquée que nous ayons rencontrée. Pour pénétrer dans le tata de Gou-
banko, village récemment détruit par une colonne française, nous avons dû
franchir la porte dont le dessin se trouve indiqué dans la figure. Comme on
le voit, la tour, située à 5 mètres environ en arrière du front extérieur, a
devant elle un couloir étroit, À, formé par deux abris couverts, Bet G, qui .
peuvent recevoir chacun einq ou six tireurs. Le couloir lui-même est mas-
qué par un tambour, T, qui fait saillie sur le front de la fortification ;
enfin, ce tambour ne porle qu'une ouverture étroite, O, pratiquée sur le
côlé, et où un cavalier à peine à passer.
Toutes les entrées que nous avons rencontrées se rapprochent des types
décrits ci-dessus.
Les Malinkés et les Bambaras n’ont pas, à proprement parler, de défenses
accessoires autour de leurs talas, mais les abords des enceintes présentent
souvent des obstacles qu'il est bon de signaler. Ainsi, indépendamment des
puits creusés dans l'intérieur des villages, il en existe toujours un certain
nombre à l'extérieur et auprès de la muraille. On les distingue aisément et
d'assez loin, car ils sont entourés d’une sorte d'enceinte en palissades, con-
tenant un petit jardin, où l’on plante en général du tabac et des diakhatos,
espèce de tomates du pays. Ces enceintes palissadées, parfois très rappro-
chées comme à Goubanko, Naréna et autres lieux, forment des défenses de
nature à embarrasser sérieusement la marche des assaillants.
Lorsque les récoltes sont sur pied, c’est-à-dire pendant l'hivernage, elles
constituent des défenses de premier ordre. On sait en effet combien les
roseaux de mil sont résistants et rendent la marche difficile. Or les Malin-
kés et les Bambaras cultivent le mil jusqu’au pied de leurs murs, qui se
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 907
trouvent ainsi masqués à la vue des assiégeants, tandis qu’eux-mêmes
peuvent se poster de façon à observer tous les mouvements de l’ennemi.
Ainsi, à l’assaul du village de Sabouciré, en septembre 187$, les récoltes
génèrent considérablement l’action de notre infanterie.
Nous signalons encore une défense accessoire assez fréquemment employée
autour des tatas. Les indigènes construisent à 100 ou 200 mètres en avant
de la muraille des abris couverts pour tirailleurs, semblables à celui de la
figure. Ce sont des gourbis formés de sékos et
d'une grossière charpente en branches d'arbres.
Les guerriers se placent à l’intérieur et peuvent
tirer sur l'ennemi à travers les interstices de la
: ? 5 0 © c Abri couvert.
paille des sékos, sans que celui-ci puisse le voir.
Ces abris ont pour résultat de retenir les assiégeants loin des approches
des latas. Ainsi qu’on le voit, ce sont là des obstacles utiles seulement
contre les armées indigènes et inefficaces devant nos armes à longue
portée.
La nécessité d’avoir de l’eau en tout temps et de se tenir au centre des
terres à cultures oblige les Bambaras et les Malinkés à s'établir sur les
bords des cours d’eau ou dans le voisinage des mares. Aussi leurs villages
sont-ils tous dans les vallées, auprès des rivières ou au fond de dépressions
sous lesquelles 1l s’est formé, par l’infiltration des eaux pluviales et l’im-
perméabilité du sous-sol, des nappes d’eau qui sont mises à jour au moyen
de puits plus ou moins profonds. On ne rencontre de villages sur les hau-
teurs que très exceptionnellement. Il faut alors que, par un hasard tout à
fait extraordinaire sous la zone torride, on trouve réunis sur ces points éle-
vés, et de l’eau potable toute l’année, et des terres assez fertiles pour neurrir
la population. On est done assuré de pouvoir gagner les approches des tatas
sans craindre de se heurter contre de grandes difficultés matérielles. On ne
rencontrera guère dans le voisinage, comme obstacles naturels, que quel-
ques petits cours d’eau ou des mares peu profondes avec la végétation qui
les borde et qui est quelquefois très dense. |
Dans le Bambouk, le Birgo et la vallée du Niger, certains villages, tout en
restant dans les bas-fonds, ne sont pas bâtis au centre des cultures et n’ont
pas leurs habitations entourées d’une enceinte continue. Ils se sont, au
contraire, peureusement élablis sur le côté des plaines ou des vallées, au
pied de montagnes rocheuses à murailles verticales. Dans ce cas, les habi-
tants ne conservent d'enceinte que du côté accessible, c'est-à-dire vers la
plaine, ou même ils laissent leurs villages entièrement ouverts, comme à
Mansonnah (Natiaga), à Kita, à Tabou; mais, le jour du danger, ils aban-
198 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
donnent leurs cases, se réfugient dans les roches par des passages connus
d'eux seuls, et là peuvent se défendre avec plus de succès que derrière leurs
murailles. Ils ont de plus la certitude de pouvoir fuir aisément sans être
poursuivis. À Kita, les roches qui dominent Makadiambougou tiennent
lieu de fortifications, et les Kitankés ont même construit dans la mon-
lagne des lignes de défense successives, dont l'assaut serait des plus
périlleux.
Si les Bambaras ou les Malinkés n’ont pu utiliser les sommets secs et
arides de leur pays pour y construire leurs villages et les mettre à l'abri des
coups de leurs ennemis, en revanche ils ont su fort bien tirer parti, au
point de vue défensif, des terrains bas qu'ils étaient obligés d’habiter. Les
talas sont situés tantôt dans la grande boucle de quelque cours d’eau qui
forme ainsi fossé sur plusieurs côtés, tantôt sur une légère éminence au
milieu d'un vaste espace bien découvert; tantôt enfin, les murailles sont
masquées par un rideau d'arbres serrés et touffus, constituant un premier
rempart naturel. Tout en mettant beaucoup de soin à choisir les positions
de leurs tatas, ils ne pouvaient les mettre à l'abri des coups de notre artil-
lerie, dont les effets et la portée leur sont inconnus ; aussi leurs murailles
sont-elles presque toujours placées trop près des hauteurs qui nous per-
mettent de prendre vue dans l’intérieur de l'enceinte et d’y diriger sûre-
ment nos coups. Ainsi, les deux tatas les plus redoutables que nous ayons
rencontrés, Tadiana et Mourgoula, sont commandés par des collines d'une
trentaine de mètres d’élévation, situées à moins de 900 mètres de l’enceinte.
Celle circonstance, si favorable pour nos armes, prouve une fois de plus
l'immense intérêt que nous aurions à appliquer contre les populations bar-
bares de ces pays reculés les procédés scientifiques de nos guerres d'Eu-
rope : reconnaissance, bombardement, pétardement des murailles à la
dynamite, ete., et à ne plus livrer ces assauts hâtifs qui nous causeront
toujours des pertes hors de proportion avec les résultats politiques ou com-
merciaux que nous recherchons.
L'intérieur des villages bambaras où malinkés présente encore plus
d'obstacles et de moyens défensifs que les enceintes avec leurs abords. Rien
n'égale le désordre avee lequel les habitations sont construites et la con-
fusion de ruelles et de passages sans issues qui résulte de ce défaut de
règles. L'habitant seul peut retrouver son chemin au milieu de ces culs-de-
sac sans nombre. L'étranger est promptement désorienté, et 1l est dès lors
aisé de se rendre compte de l'embarras dans lequel se trouveraient les offi-
ciers chargés de diriger leurs soldats parmi cet amas d'obstacles jetés au
hasard, et inconnus d'eux tous.
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 209
D'autre part, l'intérieur présente aux défenseurs beaucoup de points de
ralliement très difficiles à enlever s'ils étaient bien défendus, et qui sont
dus à l’organisation même de la famille chez ces populations sauvages. Nous
voulons parler de ces enceintes particulières, où chaque chef de famille
renferme ses femmes, ses captifs, son bétail et ses autres biens, et dont les
dimensions varient avec la fortune des individus. Voici comment s’orga-
nisent en général ces demeures. Chaque particulier dispose ses cases selon
une circonférence ou un carré, de façon à
se réserver une cour intérieure plus ou Coupe suxvant AB
moins spacieuse sur laquelle s'ouvrent tou-
tes les portes; les cases sont ensuite reliées
les unes aux autres par un mur en terre
ou une barrière en clayonnage, qui achève
d'isoler complètement le propriétaire de ses
voisins et le met entièrement chez lui. On
ne peut pénétrer dans ces enclos qu'en
traversant une case à deux portes qui met
la cour intérieure en communication avec
la rue. Le croquis ci-contre donne un
exemple d'enceinte particulière, qui per- LÉ
mettra de se faire une idée de toutes les Plan d'une habitation.
autres constructions de ce genre.
Le village entier se compose d’une multitude de ces petits enclos accolés
ou séparés par des ruelles tortueuses qui souvent s’enfoncent profondément
à travers les habitations pour aboutir à une impasse. On conçoit facilement
que des assaillants, ignorants de la disposition intérieure du village, seraient
fort génés après avoir franchi la muraille du tata. Où se diriger? où por-
ter ses coups dans cet encombrement confus de retranchements, dont
chaque pan de mur peut abriter un défenseur et dont chacune des enceintes
particulières que nous venons de décrire pourrait devenir un centre sérieux
de résistance. À la vérilé, en pareil cas, la défense manque d'unité et de
direction, puisque chacun s’isole et combat chez soi; mais le succès n’en
serait pas moins très chèrement acheté dans ce milieu où la supériorité de
l'armement se trouve annihilée.
Indépendamment de ces obstacles, les principaux villages contiennent
une seconde enceinte fortifiée ayant tata, tours, etc., tout comme la pre-
mière. Là demeure le chef du pays avec ses femmes et ses captifs, le tout
constituant un chiffre assez nombreux pour former un deuxième village.
Lorsque la défense est acharnée et que la première muraille a été prise,
260 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
les guerriers viennent se replacer derrière celle seconde enceinte, et un
nouveau siège commence, plus meurtrier encore que le premier.
Les villages de la partie du Soudan occidental que nous avons explorée
peuvent donc se diviser en plusieurs lypes. Les moins importants ont un
tata peu étendu qui abrite le chef et sa maison, Quant aux habitants, ils
éparpillent leurs cases à l'extérieur de la muraille et, lorsque l'ennemi
est annoncé, tous évacuent leurs demeures pour aller s'enfermer chez le
chef, dont ils défendent les remparts. Tels sont les villages de Solinta,
Soukoutaly, Badougou, Ouoro et Goniokorti, situés sur les bords du Bakhoy.
D’autres villages ont toutes leurs cases entièrement contenues dans lin-
térieur d’un grand tala plus ou moins bien fortifié. Tels sont Badumbé,
Manambougou, Goubanko, Nafadié, Guinina, ete.
Enfin, un très grand nombre de villages situés au delà de Kita, dans les
vallées des rivières et entre les massifs montagneux, ont une seconde
enceinte à peu près concentrique avec la première. Les talas de Siracoro,
de Niagassola, de Balandougou, de Bammako, de Koumakhana, Naréna,
situés sur la route du Niger, avaient ainsi deux murailles contenues l’une
dans l’autre.
A ce dernier type se rattachent les villes ou villages du Niger, qui ont
deux ou trois tatas intérieurs non concentriques avec l'enceinte générale et
abritant deux ou trois chefs, assez riches pour S'être construit une sorte
de village particulier dans l'enceinte commune. Ségou-Sikoro, par exemple,
rentre dans cette catégorie : entre les murailles du grand tala qui enveloppe
toute la ville, on trouve les enclos forüifiés désignés sous le nom de tata
d'Ahmadou et de tata d'El-Hadj, dans lesquels le sultan a entassé ses
trésors el son peuple de femmes et de capufs.
Il existe ainsi des villages qui ont, comme Mourgoula, jusqu'à trois
remparts concentriques.
Enfin, on rencontre encore quelques villages qui, comme Kakoulou dans
le Logo, ont construit plusieurs tatas séparés les uns des autres et établis
sans considération de flanquement ou d'unité dans la défense,
Je me suis étendu longuement avec intention sur l'organisation inté-
rieure des villages bambaras et malinkés. Elle diffère notamment de celle
des centres de population que nous sommes habitués à rencontrer dans le
Oualo et sur les bords du Sénégal ; il m'a done semblé qu'il serait utile de
donner quelques développements à cette question, alors que des colonnes
destinées à protéger la construction de nos établissements se verront peul-
être dans l'obligation d’agir contre ces tatas; ce sont des obstacles assuré-
ment peu importants en face des canons et des armes à longue portée,
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. d61
mais qui, ignorés, déconcertent les combinaisons des chefs, rompent l'élan
des soldats et paralysent la supériorité de tactique et d’armement.
Je termincrai ces considérations plutôt militaires que topographiques,
en donnant quelques détails sur quelques-uns des tatas remarquables de
la route du Niger, sur ceux, notamment, dont la chute ferait tomber le
pays environnant.
Au premier rang se place Mourgoula. Cette place toucouleure est la seule
qui sépare encore Kita du Niger. Elle est de plus en plus isolée au milieu
des provinces malinkés environnantes, qu’elle dominait naguère, et le
temps n'esl pas éloigné où son almamy devra l’abandonner, nous livrant
ainsi sans conteste la route du grand fleuve du Soudan.
Mourgoula est situé au milieu d’un très beau site, mais son emplace-
PLAINE
DE NIACASSOLA RE Z )
2 Ma 2e 1460 000 |
020 “47 Ti aküilom |
ment, au point de vue militaire, est encore plus remarquable. Le lieutenant
Vallière (ch. uv) a décrit en détail cette place importante,
Le village de Niagassola renferme plus de 1000 habitants, et sa situation
à l'entrée de la vallée du Bakhoy et à l’intersection des principales routes
commerciales du Soudan occidental en fait un point très important, surtout
pour l'avenir. Son vieux chef, Mambi, est allié avec les chefs de Kangaba
et du Bouré, et c’est lui qui actuellement joue le rôle politique le plus
considérable dans tout le Manding.
À notre avis, c’est à Niagassola que devra être établi le poste intermé-
diaire entre Kita et le Niger. Ainsi que je l’ai exposé plus haut, la route à
construire devra, à parür de Makadiambougou, se jeter vers les rives du
56
262 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
Bakhoy, afin d'éviter le pays tourmenté qui s'étend entre cette rivière et
son affluent, le Bandingho, et plus particulièrement la région que traverse
actuellement le sentier menant de Niagassola à Mourgoula. La reconnais-
sance du lieutenant Vallière sur la rive gauche du Bakhoy, par le Gadougou.
prouve surabondamment les avantages qu'il y aurait à tourner Mourgoula,
en se jetant vers le fond de la vallée, sur lun ou l'autre côté de la rivière.
D'autre part, c’est à Niagassola que la route devra remonter vers l’intérieur
pour suivre le pied des monts du Manding et par Koumakhana déboucher
dans la vallée du Niger, en profitant de la trouée naturelle qu’offrent le col
de Sana-Morella et le plateau de Naréna. Je rejette iei le cas où la voie
projetée prendrait pour objectif Kangaba ou tout autre point en amont de
Bammako ; pour nous, en effet, iln’est pas douteux qu'il ne faille aborder
le Niger le plus bas possible, tout au moins en aval des roches de Sotuba,
de manière à profiter du fleuve le plus tôt possible, vers Manambougou ou
Koulikoro. Nous savons bien que le Bouré, le Ouassoulou et les contrées
situées vers les sources du Niger devront être nécessairement desservies par
la route commerciale à tracer entre ce fleuve et le Sénégal, mais rien
n'empêcherait de construire, à partir de Koumakhana, un embranchement
qui, par Kangaba et le Bouré, mettrait en communication le Fouta-Djallon
avec la ligne principale débouchant de Kita. Pour le moment, le plus
important est d'atteindre le Niger en un point qui nous permette d’aban-
donner la voie de terre pour celle du fleuve, et de lancer une canonnière à
vapeur qui, du même coup, pourra explorer tout ce cours d’eau jusqu’à
Kabara, le port de Tombouctou. -
Niagassola est d’ailleurs situé à peu près à mi-chemin entre Kita et le
Niger ; son importance politique empêche en outre le choix de tout autre
point pour y élever l'établissement militaire et commercial qui marquera
une nouvelle et dernière étape avant de parvenir au grand fleuve sou-
danien.
Ces considérations expliquent pourquoi, à notre retour de Ségou, j'ai
réuni à Niagassola les principaux chefs du Manding pour leur faire signer
un acte par lequel ils se plaçaient provisoirement sous le protectorat
français. Il était bon de montrer à ces Malinkés que nous ne faisons nul-
lement cause commune avec les Toucouleurs et que nous n’entraverions
en rien leurs tentatives pour secouer le joug de leurs anciens conquérants,
La place de Tadiana est située sur la rive droite du Niger, à une trentaine
de kilomètres du fleuve. Située au sud des possessions d’Ahmadou, sur la
rive droite, elle commande la province du Guéniékalari et sert de point de
rassemblement aux colonnes toucouleures qui vont chaque année guerroyer
Ds -
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 065
dans le Bana et le Ouassoulou, pour y faire ample moisson de captifs, de
chevaux et de butin.
Tadiana occupe une position analogue à celle des places que nous avons
déjà décrites. Un ruisseau creux et difficile à franchir l’entoure au nord
PLAN :
DE TADIANA .
- 26Mai
Grave par Erhand,. Echelle-1:10 000 Dresseepar Lputarne Palers
RE —
cyo 1 2Hectom.
et à l’ouest; la végétation assez dense qui garnit les bords du ruisseau
cache la place aux vues des étrangers arrivant par la plaine. Deux hauteurs
qui dominent le village d’une quinzaine de mètres, rendraient un bom-
bardement des plus aisés si jamais des colonnes avaient à opérer dans
celte partie des États du sultan de Ségou.
Le tata présente une forme circulaire irrégulière. Vers l’ouest et le nord,
les murailles sont construites très solidement et bordées à l’intérieur d’une
sorte de galerie couverte, permettant d'abriter les défenseurs. Le tata
particulier du chef de Tadiana se trouve sur le côté est de la place. Il est
muni de tourelles semblables à celles de Mourgoula.
Tadiana présente les mêmes causes de faiblesse que les autres places
toucouleures. Elle n’a qu'une garnison tout à fait insuffisante, et c’est à
peine si deux cents guerriers armés de fusils pourraient se ranger der-
rière ses murailles.
Mentionnons encore les villages de Guinina et de Koundou. Les instruc-
tions que j'avais reçues du gouverneur, à mon départ de Saint-Louis, me
prescrivaient de choisir entre Kita et le Niger les points convenables pour
des postes intermédiaires ou des dépôts d’approvisionnements. La route du
Bélédougou, que j'ai dû prendre pour parvenir au Niger et qui m'a seule
permis d'atteindre l'objectif de Bammako qui m'avait été fixé, me semble
devoir être écartée pour le tracé de la voie commerciale projetée. Mais il
56% VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
n’en était pas moins ulile de connaître cet itinéraire et les points favorables
à des établissements militaires ou autres, car les circonstances pourraient
bien exiger que cette route fût choisie par la colonne d'occupation destinée
à prendre pied définitivement sur le Niger‘.
Dans ce cas, les deux villages de Kondou et de Guinina, espacés entre
ENVIRONS
pla 196 É Pate es
A e E Campement
aire PE TArbre pesé:
“TPRONDOU Te
Kita et Bammako, me semblent convenir le mieux pour servir de gîtes d'é-
tapes à la colonne; celle-ci ne pourrait sans danger étendre sa ligne de
Crape par Erhard
D 20 o FE 2Klom
communication jusqu'au Niger, si elle ne disposait en arrière d’elle de
points intermédiaires d’une utilité absolue dans ces contrées désertes et
sans grandes ressources.
1. Cest en effet l'itinéraire qu'a suivi la colonne chargée d'occuper effectivement Bammako et
d'y construire un poste. Les croquis rapportés par notre mission ont permis au chef de la colonne
de se diriger aisément dans cette région, que nul voyageur européen n'avait parcourue depuis
Mungo-Park.
_
CHAPITRE XXVII
Climatologie et météorologie. — Observations météorologiques et barométriques. — Les saisons
sur le Haut-Niger. — Maladies des Européens et des indigènes. — Salubrité relative de la vallée
du Haut-Niver. ‘
Les docteurs Bayol ct Tautain se sont occupés avec le plus grand soin
des observations météorologiques pendant toute la durée de la mission.
De Médine au Niger, c’est-à-dire du 22 mars au 15 mai 1880, le docteur
Bayol n’a cessé de tenir son carnct d'observations, malgré les fatigues de
la marche et les inconvénients résultant de nos déplacements continuels.
Toutefois, nous n'avons pu consulter ces observations que du 22 mars au
24 avril, jour de notre départ de Kita, le pillage de Dio ayant empêché de
rassembler les renseignements météorologiques pris depuis Kita jusqu’à
Dio. Nous n'insisterons donc pas sur le travail du docteur Bayol, nous
bornant à faire remarquer que, pendant les mois de mars et d'avril, le
thermomètre s'est élevé presque tous les jours, entre deux et trois heures
de l'après-midi, à 59° C. et que les températures les plus élevées ont été
observées le 8 avril à Soukoutaly (41° C. à quatre heures de l'après-midi),
le 10 avril à Fangalla (48°,8 à deux heures et demie de l'après-midi) et à
Kita, où le thermomètre a souvent dépassé 40° C.
Nous nous occuperons plus spécialement du travail du docteur Tautain,
qui embrasse une période de près de dix mois (1* juin 1880 au 21 mars
1881), pendant laquelle les observations, prises dans le même lieu et dans
les mêmes conditions, permettront peut-être d'apprécier le climat des pays
riverains du Niger, c'est-à-dire d'une région qui sera avant peu ouverte à
nos soldats et à nos commerçants.
Nous extrayons donc presque textuellement du travail du docteur Tautain
les renseignements qu'on va lire.
Nos instruments, par suite de la perle de notre convoi, se réduisaient à
un thermomètre et à un baromètre,
Le thermomètre était un thermomètre centigrade, gradué sur verre en
566 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
demi-degrés depuis —10° jusqu'à + 42°. Le liquide était l'alcool non
coloré. Il avait été comparé avant le départ avec le thermomètre de l’obser-
valoire de l’école des Frères à Saint-Louis; à notre retour, nous avons pu
faire de nouvelles comparaisons et nous assurer ainsi du bon état de con-
servation de l’instrument. -
Quant au baromètre, c'était un baromètre holostérique de Ducray-Che-
valier, petit instrument très portatif, sensible et cependant construit assez
solidement pour avoir pu, dans la route, subir d'assez nombreux chocs
sans cesser de donner d'excellentes indications.
Les instruments étaient suspendus librement à 1",80 du sol, sous un
hangar, que nous avions fait construire dans la cour d’un groupe de cases
en terre ; la cour était légèrement ouverte au sud, au sud-ouest, voire
même à l’ouest et au nord-ouest; du côté de l’est et du nord, le peu d’élé-
vation des murs et la présence de baies permettaient une suffisante cireu-
lation des courants d'air.
Les observations étaient prises quatre fois par jour : six heures du
matin, dix heures du matin, deux heures et six heures du soir.
Le village de Nango, où nous avons séjourné pendant toute cette période,
est situé par environ 15° de latitude nord et % de longitude ouest du méri-
dien de Paris, sur la rive droite du Niger, à environ 55 kilomètres de ce
fleuve. Le pays qui entoure Nango est une vaste plaine, avec quelques
rares accidents peu élevés. Autour du village, jusqu’à une distance de 1 à
4 kilomètres, selon les directions, le terrain a été défriché, et l’on ne voit
que des champs cullivés, parsemés d'arbres assez nombreux : lAcacia
albicans, auquel sont acerochées les ruches ; le Tamarindus indica, souvent
sacré; le Parkia, dont les gousses sont remplies d’une farine jaune d’or,
enveloppant la graine et fort agréable à manger ; le Bassia Parkii, dont les
fruits servent, après que la pulpe en a été mangée, à faire le beurre végétal ;
le Koya senegalensis et deux espèces de figuier. Au delà des cultures, des
broussailles plus où moins épaisses avec des arbres nombreux forment
une forêt assez claire, dont les essences dominantes sont celles que nous
avons citées plus haut, et les Adansonia, les Bombax, un grand arbre mal-
vacé voisin du Bombax, un Acacia à gomme friable, des Balanites ægyptiaca
assez rabougris et des Zizyphus.
Le sol est formé par une épaisse couche d'argile rougeûtre, humifiée à la
surface et seulement jusqu'à une faible épaisseur; en certains points
percent des blocs ou des tables de grès et des bancs plus ou moins étendus
de roches, qui paraissent être des argiles imprégnées de sels de fer et ayant
subi un métamorphisme, |
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS, 267
Comme la Sénégambie, le pays de Ségou présente deux saisons bien tran-
chées, la saison sèche et la saison humide.
Le tableau suivant donne les températures moyennes mensuelles.
Noms des mois. Moyennes des températures,
de 6 h. m. et 2h.s.
nimes nnmosoee ct A 280,84
ENST ER MRO US ER EE Re AS 260,10
AE Eee ne Dan dial D CR à 249 75
SEPIEMTE ete A 260,02
Octobre RÉ RARE RETIRE 260,90
Novembres RER SE tant 240,00
Décembne RP ee np 990,55
JANVIER ASS IE PME ten 990,44
Février ne. 24 TRS Me 260,55
Mars Lea ne En e +: 280,80
On voit done qu’en juin l'hivernage ou la saison humide est commencé,
mais les pluies sontencore rares; la température moyenne du mois est de 28°,8.
En juillet et en août, les pluies sont de plus en plus fréquentes et de
plus en plus abondantes; la température moyenne descend à 26°,1, puis à
24°,7. Au mois de septembre, les pluies sont encore fréquentes, mais leur
intensité et leur abondance ont diminué; la température remonte à 26°. Le
mouvement d’ascension continue en octobre, mais très faiblement, car la
fraicheur des nuits commence à se faire sentir.
La saison sèche approche. Elle commence en novembre, et nous voyons
une deuxième descente de la température, qui continuera à s’abaisser en
décembre et arrivera à sa plus faible moyenne en janvier : 27°,4.
En janvier, la température de l'après-midi est élevée; en février, cette
ascension du thermomètre continue en même temps que les nuits de-
viennent moins froides; et la température moyenne remonte, 26°,5 en fé-
vrier, 28°,8 en mars. Îl est évident que ce mouvement ascensionnel con-
tinue pendant la fin de mars, le mois d’avril et peut-être le commencement
de mai, pour s'arrêter ensuite, et que, comme en Sénégambie, il y a, dans
une année, deux maxima et deux minima de la température : le premier
minimum en janvier, le premier maximum en avril ou au commencement
de mai, le second minimum en août et le second maximum en octobre.
Le deuxième tableau que nous donnons indique de quelles quantités a
varié la température d’un mois à l’autre. Le signe +- indique l'augmentation,
le signe — l’abaissement :
Noms des mois. Variations.
De juin à juillet [880........ Docoosssce 552 = 2};
DS MERE EME De 1608000065 oraocn0e — 10,3
DéontEceptembre =" PPEPP EEE CEE CE + 19,2
De septembre à octobre. ......... Fr emerde + 00,8
D'octobre à novembre,.,....,.,...., Duo sac — 90,9
»68 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
Noms des mois. Variations.
De novembre à décembre 1880... .......... — 20,5
De décembre à janvier 1881............ AO + 00,9
Deanyvier Aérien en eee Cr + 40,1
De février àmars Sn. MS EE RU. : + 20,2
Si nous considérons maintenant la marche de la température pendant la
journée, nous verrons que cette température est à son minimum vers six
heures du matin; elle monte progressivement vers une heure ou deux
heures de l’après-midi, reste sensiblement stationnaire pendant environ
une heure ou une heure et demie, et descend assez lentement jusqu'à six
heures du soir; à partir de cette heure, la rapidité de la descente augmente
et la température revient au minimum vers six heures du matin.
Telle est la marche générale de la température. Mais, si nous examinons
cetle marche mois par mois, nous verrons certaines différences dans la ra-
pidité avec laquelle s'élève ou s'abaisse la température. Ce sont ces diffé-
rences que résume le tableau suivant :
VARIATIONS DE LA TEMPÉRATURE.
6h. m. 10 h. m. DUh°,s-
à 10 h. m. m2 IR à 6°h.s.
Juin 1880
Juillet
30,8 30,0
90,9 90,1
10,9 20,6
90,9 30,4
49,0 30,9
50,7 50,7
350,9 4,5
90,8 50,4
50,2 50,0 120,9
30,4 40,9 190,9
Septembre
Octobre
A ee PA M PE Re :
MAR Ce SN e nes eat tetes
HER + EEE
Ce tableau montre que, pendant les mois d'hivernage, la température ne
varie que dans une petite étendue, à quelque moment de la journée que ce
soit, el que le mouvement est assez uniforme.
A mesure que la saison sèche et froide s’accentue, l'étendue des varia-
Lions de six heures du malin à dix heures du matin et de six heures du soir
à six heures du matin augmente notablement, puis elle recommence à di-
minuer lorsque la saison commence à redevenir plus chaude,
Quant aux variations de dix heures du matin à deux heures du soir, elles
ont bien moins d’étendue et ne diffèrent que de peu, si l’on compare deux
mois entre eux. Il en est de même de celles de deux heures à six heures du soir.
La température la plus basse qu'il nous ait été donné d’observer est une
température de $°, le 28 janvier 1881, à six heures du matin.
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 269
Le tableau ci-dessous donne la liste des températures inférieures à 16°.
gu
de 890 à 90
90
90 à 100
100
100, à 110
1 19
1192120
1920
49022130
430
130 à 140
140
140 à 150
150
159 à 160
NONBRE
DE FOIS.
DATES OÙ ELLES ONT ÉTÉ OBSERVÉES.
CO KO =1 Qt Or QI I OÙ À 19
28 janvier 1881.
19 décembre 1880; 4 janvier 1881.
20 décembre 1880; 9, 14, 17 janvier 1881.
1 décembre 1880; 7, 25 janvier 1881.
18, 22 décembre 1880 ; 6, 10, 11, 15, 51 janvier 1881.
29, 29 janvier; 1® février 1881.
17 et 51 décembre 1880 ; 26, 27, 50 janvier 1881.
2, 5, 16, 24 janvier; 2 février 1881.
1, 3, 8, 15, 18, 19, 21 Janvier 1881.
15, 16 novembre 1880.
19, 29 novembre; 11, 12, 15, 27, 28 décembre 1880; 8 fé-
vrier 1881.
18, 25, 27 novembre ; 26 décembre 1880; 93 janvier 1881.
15, 14, 17, 20, 24, 26 novembre; 14, 25 décembre 1880.
14, 15 février 1881.
3, 50 novembre; 25, 24, 50 décembre 1880; 20 janvier,
9 février 1881, 13 mars.
7, 16 décembre 1880; 10 et 16 février 1881.
16 en novembre. — 20 en décembre. — 30 en janvier. —
8 en février. — 1 en mars.
On voit que la majeure partie des basses températures a été observée au
mois de janvier, dont les jours, sauf un, ont vu le thermomètre descendre
au-dessous de 16°. Viennent ensuite décembre, puis novembre.
Quant aux maxima, nous n’étions pas à Nango à l’époque de l’année où
l’on peut observer ces hautes températures, que tout le monde connait et
exagère même au Sénégal’.
Le tableau suivant donne les températures supérieures à 39°.
TEMPÉRATURES
350
390 à 360
360
360 à 370
510
310 à 380
NOMBRE
°[DE FOIS.
O1 = 19 À 19 © Co
DATES OÙ ELLES ONT ÉTÉ OBSERVÉES.
TT.
12 juin; Toctobre; 25 janvier; 2, 14, 25 février; 8, 11 mars.
15 juin; 25, 24, 30 janvier; 11, 12, 27 février; 10, 15, 16
mars.
14 juin; 4, 15, 15, 22 février; 2, 15, 20 mars.
18 juin; 5, 17, 19 février; 1, 5, 8, 12, 14 mars.
25 juin ; 7 mars.
LL juin; 4,5, 6 mars.
10, 19 mars.
10 juin; 9, 11, 12, 14, 15, 17 mars.
27 juin ; 13, 16 mars.
$ en jun. — 1 en octobre. — 4 en janvier, — 15 en février.
— 26 en mars.
4. On a vu qu’en 1880 la plus haute température observée a été de 490 en avril à Kila.
2710 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
La majorité des hautes températures a donc eu lieu dans la période
observée en mars, et nous avons pu constater, pendant notre voyage à l'aller,
que c’est en avril que le thermomètre atteint les plus grandes hauteurs.
La plus haute température notée ayant été 59°, la plus basse 8°, la com-
paraison donne une oscillation de 31°, qui s’élèverait certainement à 59°
ou 96°, si nous avions pu observer à Nango la période des plus forts
maxima.
Le tableau qui suit nous indiquera les maxima et minima de chaque
mois avec les oscillations mensuelles.
TABLEAU DES OSCILLATIONS MENSUELLES.
MAXIMA. MINIMA. |OSCILLATIONS.
JONNABBU EEE de ce es 5 9909
JUNE RER PRE SRE 940,5
ROME RE RU EU | 900,0
Septembre... à era 200,2
Octobre EN AE 170
Novembre 190,5
Décembre PER : 80,7
Janvier 1881... . 80
Février 100,5
450
On voit, à la simple inspection de ce tableau, que, de même que pour
les variations horaires, l'amplitude des variations est beaucoup moins
considérable pendant les mois d'hivernage, juin, juillet, août, septembre,
que pendant les mois de saison sèche.
TABLEAU DES OSCILLATIONS NYCHTHÉMÉRALES.
MAXIMA MINIMA
MOYENS. MOYENS,
OSCILLATIONS.
300,5 2404
299,5 920,8
970 * 910,9
21°,9
990
SEHLENIOTES eee ere 300,1
Octobre » 5) M) 200,6
390 1 450,9
Décembre. A 300,6 140,4
Janvier 188i 330,8 110,0
550 170,9
TE) 190,8
Là encore, c'est pendant les mois de saison sèche que l’amplitude des
oscillations est la plus grande.
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 571
Passons maintenant à l'étude des pressions atmosphériques. Celles-ci
ont généralement, sous les tropiques, deux maxima et deux minima dans
le nychthémère, mais nous n'avons naturellement que les observations du
jour. Le maximum et le minimum du jour nous ont paru se rapprocher
beaucoup de nos observations de dix heures du matin et de six heures du
soir. Nous prendrons done les chiffres obtenus à ces heures pour déter-
miner nos moyennes, de même que nous nous sommes servis des observa-
tions de six heures du matin et deux heures du soir pour calculer les tem-
pératures moyennes.
Le tableau suivant donne les moyennes de dix heures du matin à six
heures du soir.
Moyenne de 10 h, m,
Mois. à 6. h.s.
TUNIS SOA ER PER Te Rae 139,0)
nas eroaeeose A D A ne 754,41
NO An ee en D POS D 6 en DIS ER STE 155,86
Septembre... ...... ON UT DEP ED 156,38
OCtObre MA ET LAB RE PARLE LEO 156,28
NOVemPbrES ere Mr te MR AR sa 154,94
DÉCETADRE Ar pee ee ee EE MR A 156,0%
ane ASSIETTES. RE PRE SE 155,49
RÉVPIET Re RE ee No DS Murs 155,32
MERS et NOT PO LL RENE ES 155,86
Le premier minimum de l’année paraïtrait, d’après ce tableau, être en
février, le deuxième en août, c’est-à-dire un mois plus tôt qu'à Saint-Louis :
mais les deux maxima paraissent avoir lieu, l’un en septembre-octobre,
l’autre en décembre, au lieu de janvier et juin.
La pression s'accroît de six heures du matin jusque vers dix heures,
pour diminuer jusqu’à six heures du soir; dans la nuit, 1l ÿ a, comme dans
tous les pays intertropicaux, un nouveau maximum et un nouveau mini-
mum.
Les oscillations nychthémérales ont, comme toujours sous les tropiques,
une faible étendue.
Mois. Oscillations.
LS SUR nt ere iles et a eine 229
LI TER ro ec CARRE A RACE Pt Eee 1,68
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RÉVLIO LE e mere eee cie ele A ee» 2,16
LES POSTERS cd to a SOU Ci 0 Do 9,88
Elles ont plus d'amplitude pendant la saison sèche que pendant l’hivernage.
572 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
Le tableau suivant donne les pressions extrêmes et les oscillations
mensuelles.
k OSCILLATION
MOIS. MAXIMA. | MINIMA. HHANORE
MENSUEI.LES.
nm.
Juin 1880 7517.
ONE RS M To er .: 731.
158.0
Septembre 740.
Octobre 759.
Novembre 751.
Décembre 139.0
TUNEL MANS. 220 6 em 758.
Février... 5 151:
756.5
QUI
[7]
Les oscillations mensuelles paraissent avoir plus d'amplitude pendant
les mois de saison humide que pendant ceux de saison sèche.
Les vents ont présenté, pendant la période que nous envisageons, les
mêmes caractères qu'en Sénégambie, c'est-à-dire vents variables; ouest,
nord-ouest, sud, sud-ouest, du mois de juin au mois de novembre;
puis, vents du nord-est en novembre et décembre ; et enfin, vents fixes de
l'est et du nord-est.
Les pluies, comme en Sénégambie, n'ont lieu que pendant l'hivernage.
Cependant, au moment où nous quitüions Nango, le ciel était menaçant, ét,
quelques jours après, le 27 mars, nous avions à subir une pluie très abon-
dante et qui dura einq à six heures. Le 50 du même mois, au village de
Naréna (Manding), nouvelle pluie mélangée de grèle.
Les orages sans {ornades ont été fort rares, puisque, pendant tout notre
séjour sur les bords du Niger, nous n’avons pu en constater que huit, et
encore quelques-uns se réduisaient-1ls à la présence d'éclairs plus ou
moins nombreux et à quelques coups de tonnerre. Deux de ces orages
ont été suivis de tornades.
Les tornades sèches ont été aussi très rares. Quant aux tornades suivies
d'orage, leur nombre total a été de quarante-trois, et un certain nombre à
pu nous échapper, particulièrement en juillet.
CTArES EEE.
Tornades sèches. ......
Tornades ordinaires, ,
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 013
Nous signalerons en outre la fréquence des halos lunaires, en ajoutant
que nous n'avons pu constater ces phénomènes, sauf exceptions, que
lorsque la lune se levait de bonne heure.
Nous avons vu un fort beau halo solaire le 1“ avril 1881, dans le Manding.
Enfin nous noterons deux bolides: l’un, le 24 novembre vers minuit,
courant ouest-est ; l’autre, le 14 janvier, vers huit heures du soir.
En résumé, nous trouvons dans la région que nous avons habitée pen-
dant dix mois, sur la rive droite du Niger, deux saisons bien tranchées : la
saison sèche et la saison des pluies.
La saison sèche est sensiblement la même que celle que l’on peut ob-
server dans les postes du Sénégal. Ce sont les mêmes vents desséchants
venant du nord-est et du sud-est et que l’on connait sous le nom de vents
d'est; ils deviennent d'autant plus brülants qu'ils ont déjà plus asséché
les terrains sur lesquels ils passent et, par conséquent, que la saison est
plus avancée; ce sont les mêmes hautes températures de la ‘ journée,
auxquelles succèdent les températures relativement basses de la nuit.
Quant à l’hivernage, on peut dire qu'il commence dans la deuxième
quinzaine du mois de mai : mais les pluies sont rares Lout d’abord. Elles se
multiplient en Juillet; leur durée, leur intensité et par suite leur abon-
dance deviennent plus grandes; aussi, dès la première période, remarque-
t-on une chute très sensible de la température, et ce mouvement continue
en s’accentuant à mesure que le mois s’avance. Un phénomène apparaît
aussi, qui est lié tant à l’état hygrométrique de l'atmosphère qu'à l'abais-
sement de la température, c’est la rosée abondante qui se dépose le soir
sur tous les objets capables de rayonner vers l’espace.
En août les pluies continuent, aussi fréquentes et aussi abondantes qu’en
juillet; en outre, la terre est déjà refroidie, de sorte que l’abaissement dela
température s’accentue encore, et c’est le dernier tiers de ce mois qui offre
la moyenne thermométrique minimum.
Le mois de septembre amène de grands changements; les pluies sont
fréquentes, il est vrai, mais leur intensité et leur durée sont moins grandes.
Aussi, dès le début, peut-on constater une sérieuse ascension du thermo-
mètre, qui s’accentue encore dans la deuxième période. Quant à l’atmo-
sphère, qui était de plus en plus couverte jusqu’à la fin du mois d'août, on
la voit se découvrir au fur et à mesure que l’on s'éloigne de ce mois.
Si nous examinons maintenant l'influence du climat sur l’état sanitaire,
on reconnait que le moment de la grande mortalité existe à la fin de la sai-
son des pluies et qu’elle a pour cause, chez les indigènes du pays, les affec-
tions aiguës du système pulmonaire et la dysenterie, dues au refroidisse-
274 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
ment considérable de l'atmosphère pendant les nuits. Il se produit en outre,
pendant la fin de l'hivernage, un certain nombre de décès, dus sans doute
aux fièvres de la saison. Dans cette même période finale de lhivernage, il
meurt aussi un certain nombre de chevaux indigènes, et ce sont générale-
ment ceux auxquels on à demandé un travail trop actif pendant la saison
sèche.
Même en l'absence de renseignements, le docteur Tautain a pu s’'aper-
cevoir de la fréquence d’un certain nombre d’affections chroniques : la
scrofulose, avec diverses de ses conséquences, spécialement le mal de Pott,
les ostéites des membres inférieurs, les blépharites et les conjonctivites. La
scrofulose vient en première ligne, puis on trouve de nombreux cas d’élé-
phantiasis des extrémités inférieures et du scrotum ; l'ainhum se montre
surtout, Le goitre est également assez commun ; enfin, un grand nombre
d'individus sont héméralopes.
Les indigènes attachés à la mission, outre quelques cas de diarrhée,
ont eu surtout à souffrir de la filaire de Médine. Quant aux quatre Eu-
ropéens, ils ont été fortement éprouvés par la fièvre paludéenne. Mais, à
part des diarrhées pendant le début du séjour à Nango, diarrhées dues à
la fatigue, au changement brusque d'alimentation, à la privation subite de
toniques et à l'usage d’une eau indigeste, il n’y a pas eu de cas d’autres ma-
ladies; c’est fort heureux d’ailleurs, car, vu le manque de médicaments,
nous nous serions trouvés dans l'impossibilité absolue de les soigner.
Le pays que la mission à parcouru et habité sur la rive droite du Niger
est évidemment, par sa topographie, par sa situation sur le globe et ses con-
ditions météorologiques, un foyer de fièvres intermittentes ; nous estimons
cependant que la plupart des villages visités par nous ne sont pas placés
dans d'aussi mauvaises conditions que la plupart de nos établissements du
Sénégal.
Si l'eau de plusieurs points est de très mauvaise qualité, tant pour
l'alimentation que pour les usages domestiques, il est certain que les éta-
blissements que l’on pourrait fonder dans cette région, devant nécessaire-
ment se trouver sur les rives du fleuve, auraient, pendant toute l’année,
une boisson excellente, surtout si l’on prenait la précaution de la filtrer au
moins pendant la période de la crue, où les eaux sont troubles.
Pour l'alimentation, les employés noirs trouveraient dans le pays, et sans
qu'il soit besoin defaire venir d’autres approvisionnements, une nourriture
abondante et d’aussi bonne qualité que celle qu'ils ont l'habitude de rece-
voir dans ceux de nos postes sénégalais où ils sont appelés à résider. On se
procurerait aisément viande et grains à l’aide d'objets d'échange. Scule-
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. bT5
ment, la rareté du sel à certains moments et à la suite des troubles politi-
ques qui agitent souvent le pays exigerait que l'on fit un sérieux approvi-
sionnement de ce condiment indispensable.
Quant aux Européens, une installation à demeure leur permettrait de se
créer une alimentalion meilleure que celle que nous avons eue, et d’avoir
d’ailleurs des provisions variées venues d'Europe; enfin, précaution essen-
tielle dans ce climat débilitant, ils pourraient avoir ces deux toniques si
utiles : le vin et le café.
Les habitations de terre des indigènes de la rive droite du Niger sont loin
d'être parfaites ; si perfectionnées qu’elles soient, 1l est rare qu’elles résis-
tent longtemps aux averses de l’hivernage, et pendant la saison sèche elles
sont excessivement chaudes. Nous avons pu nous convaincre par nous-mêmes
des graves inconvénients de ce genre d'habitations pendant notre pénible
et long séjour à Nango : à chaque orage et à chaque pluie, la pièce était
inondée, et il s’y formait des mares d’eau, sources d’une humidité que les
vents d’est seuls parviennent à chasser; pendant la saison sèche, les vents
brûlants y développaient une chaleur intolérable. Mais il est clair que des
Européens tireraient un bien meilleur parti que les Bambaras des ressour-
ces du pays; ainsi, pour ne citer qu'une amélioration facile à réaliser, 1l
serait aisé de faire un plafond en bois surmonté d’un toit de même nature.
Au point de vue météorologique, il ne nous a pas été donné d'observer
un phénomène excessif ou plus incommode, plus pénible que ceux que l'on
subit dans le Haut-Sénégal. La saison sèche est d’ailleurs aussi réparatrice
qu’en Sénégambie, et en outre le sol est peut-être plus vite asséché que dans
les régions riveraines du Sénégal.
Si l’on considère attentivement les maladies fort nombreuses et l’état
sanitaire passablement mauvais des indigènes, on remarque facilement que
toutes les affections dont ils sont atteints rentrent dans la classe des mala-
dies appelées à juste titre maladies alimentaires, ou bien qu'elles sont cau-
sées en grande partie par les déplorables conditions hygiéniques auxquelles
ils sont soumis.
Ainsi, pour l'alimentation, nous constatons d’abord dans la nourriture
des gens du pays l'absence presque complète du sel marin, remplacé sou-
vent par la potasse grossière que l'on extrait des cendres pour la fabrica-
tion du savon et du tabac à priser. On peutse figurer l'influence plutôt mau-
vaise que favorable de ces sels potassiques dans l'économie. Nous voyons en
outre l'absence presque absolue de viande et la façon grossière et primitive
dont est confectionné le plat national, le {o; rien n’est indigeste comme cette
pâte gluante et fade, dont les indigènes font leur nourriture deux fois par
d76 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
jour. Enfin, nous avons parlé plus haut de l'inconvénient des cases, surtout
en hivernage.
L'influence des causes alimentaires est tellement certaine, que les Toucou-
leurs et les Peuls, qui ont d’autres modes de nourriture et qui, s’ils ne man-
gent pas beaucoup plus souvent de viande fraiche, font, en tout cas, un
grand usage de lait, ne présentent pas la même morbidité que les Bambaras ;
nous voyons au contraire chez eux une population saine et vigoureuse, bien
qu'elle soit immigrée. Il en est de même pour les Sarracolets.
Pour nos hommes, nous n'avons eu à constater, en fait de maladies endé-
miques, que des cas de filaire de Médine. Lorsqu'on ne boit pas l’eau des
mares slagnantes, — et nous avons été forcés d’en boire dans notre retraite
de Dio vers le Niger, — on évite facilement ce parasite.
Enfin, pour ce qui regarde plus particulièrement les Européens, nous
ferons remarquer, d'un côté, que nous n'avons pas fourni un nombre d’ac-
cès de fièvre bien différent de celui que donnent certains postes du Sénégal,
tels que Saldé et Bakel, par exemple; d'autre part, nous sommes restés pen-
dant dix mois à Nango, abrités par une mauvaise case de terre, nous nour-
rissant d'une façon à peu près exclusive de poulet et de riz, manquant de vin
et de café, couchés sur des nattes étendues simplement sur la terre nue,
sans médicaments et à peu près dépourvus de linge et de vêtements. Il n’y
a donc en tout cela rien qui doive épouvanter pour l'avenir. Nous avons
d'ailleurs l'exemple de Mage et de Quintin qui, dans des conditions un peu
meilleures, ont pu séjourner pendant deux ans à Ségou; qui prirent part à
des expéditions fatigantes, dont l’une eut lieu en hivernage (août 1865),
et qui, restés trois ans en dehors des conditions de vie habituelle des Eu-
ropéens, fournirent un nombre de cas de maladies inférieur à celui de la
garnison des postes du Haut-Sénégal.
En résumé, nous croyons devoir conclure que le pays de la rive droite
du Niger, depuis Tourella jusqu'à Ségou, est une région qui peut être habi-
tée, pendant un temps assez long, par des Européens et en tout temps par
des indigènes de la Sénégambie; tous y trouveront une nourriture valant
celle que l’on peut se procurer sur les rives du Sénégal, et leur santé comme
leur existence n'y courra pas de plus grands dangers que ceux qu'ils
affrontent journellement dans les autres établissements français des ré-
gions intertropicales africaines; cette assertion sera surtout fondée s'ils
sont installés dans des conditions analogues à celles que l’on trouve dans
tous ces établissements.
re,
CHAPITRE XXVIII
Les Malinkés. — Contrées occupées par cette race. — Notions sur les différents États malinkés.
— Le Fouladougou. — Le pays de Kila. — Le Birgo et le Manding. — Les pays malinkés du
Haut-Niger.
Les Malinkés parurent très probablement dans le Soudan occidental après
les Soninkés. Ils représentent une des grandes races de l'Afrique occiden-
tale. Par l'étendue du pays qu'ils habitent, par leur nombre et par le rôle
qu'ils ont joué, ils sont les rivaux des Peuls. D’après le général Faidherbe,
les Malinkés ou gens de Mali conquirent les pays occupés par les Soninkés,
refoulèrent ceux-ci et formèrent un immense empire, qui existait encore à
l'arrivée des Portugais en Afrique. Le domaine peuplé par cette race est
encore aujourd'hui très important. Comme les Peuls, les Malinkés se sont
répandus en colonies nombreuses dans les pays compris entre le Niger
supérieur el l'Océan; mais, à la différence de leurs rivaux, ils n’ont plus
d’empire puissant aujourd’hui. Le centre de leur domaine semble être dans
les montagnes qui entourent le bassin supérieur du Niger et dans les pays
arrosés par ce fleuve jusqu'à Ségou. C’est de là qu'ils sont descendus vers
l'Océan, vers la Gambie et les rivières situées dans la partie sud de nos pos-
sessions de la côte occidentale d'Afrique.
La région qui sera traversée par la voie de communication à établir vers
le Niger se trouve justement placée à la limite des pays malinkés, et les
reconnaissances que nous avons faites dans ces contrées nous ont permis de
fixer la ligne qui les sépare vers le nord des territoires bambaras ou tou-
couleurs. À partir de Médine, où l’on rencontre dans le Logo et le Natiaga
les premières agglomérations malinkées, cette race ne dépasse pas le Bakhoy.
Le Fouladougou ct le pays de Kita sont aussi occupés par elle, et le Ba-Oulé
la sépare des Bambaras, du Bélédougou et du Kaarta.
Vers l’ouest, les Malinkés se tiennent tout d’abord sur ‘a rive droite de
la Falémé, où se trouve la célèbre confédération du Bambouk, mais ils ne
31
578 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
tardent pas à déborder de l'autre côté de ce cours d’eau pour couvrir les
pays avoisinant la Gambie et tout le littoral de PAtlantique jusque vers
Sierra-Leone.
Au sud et à l’est, on les rencontre sur les deux rives du Niger, à partir
de Tourella. Dans celte région, on les trouve souvent mélangés aux Sarra-
colets et même aux Bambaras.
En somme, le grand empire malinké, dont l'existence a été signalée par
M. le général Faidherbe, n'existe plus aujourd'hui. Cette race a dû reculer
devant les invasions peules, et, bien qu'elle soit encore représentée par un
très grand nombre d'individus, on ne trouve plus chez elle d'États vastes et
homogènes, capables de lutter contre les envahissements des musulmans.
Ils forment un grand nombre de petits pays, indépendants les uns des
autres, divisés entre eux, souvent même en guerre ouverte les uns contre
les autres et peu propres à constituer un centre de résistance contre
l'ennemi commun, l'islamisme.
Je vais examiner successivement ces petits États, en me bornant, bien
entendu, à citer ceux compris dans les contrées explorées par la mission que
je dirigeais et sur lesquels notre influence devra s'étendre, au fur et à
mesure de nos progrès dans l’intérieur du Soudan.
Je cilerai pour mémoire le Logo et le Natiaga, qui bordent la rive gau-
che du Sénégal, entre Médine et Bafoulabé. Qu'il me suffise de dire que
ces deux pays comprennent à peu près une population de à à 6000 habi-
lants, répandue surtout entre Médine et les chutes de Gouina, le reste du
pays élant presque désert et ne présentant plus que des ruines, indices
encore vivants des dévastations du prophète El-Hadj, lors de son séjour
prolongé dans la région.
De Bafoulabé au confluent du Bakhoy et du Ba-Oulé s'étendent successive-
ment le Makadougou, le Bétéadougou et le Farimboula. Ces territoires,
fertiles mais peu peuplés, confinent au sud au Gangaran; la rivière les
sépare au nord du Tomora, du Kontella et du Nouroukrou, dépendances
plus où moins nominales du chef toucouleur de Diala.
Le Makadougou ne compte que quatre villages. Le plus important, Kale,
où fut signé le traité du 5 avril par lequel les habitants du pays se pla-
çaient sous le protectorat français, est situé à l'entrée du défilé formé par
le mont Besso et le Bakhoy. Le Bétéadougou n’est pas plus peuplé, car il ne
comprend que cinq villages. En face de Soukoutaly, son centre le plus im
portant, se trouve sur la rive droite le Nouroukrou, massif de hauteurs sut-
monté d'un plateau étendu, riche, fertile et bien arrosé où se sont formés
sept villages malinkés, vivant à peu près indépendants du frère d'Ahmadou,
mnt cts le né
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. d19
qui réside à Diala. L'existence de ces centres de population au sommet d’un
plateau élevé de 200 à 250 mètres au-dessus du niveau de la plaine et par
suite dans des conditions de salubrité qui doivent être relativement excel-
lentes, semble prouver qu’il sera très possible dans l’avenir, et alors que
notre installation sera définitive dans cette région, de trouver des points
favorables pour abriter des fièvres si pernicieuses de l’hivernage les Euro-
péens que leurs fonctions ou leurs affaires appelleront dans le pays. Cette
recherche était l’une des préoccupations les plus vives du gouverneur Brière
de l'Isle, qui, à mon départ du chef-lieu de la colonie, n'avait fait les plus
minutieuses recommandations à ce sujet.
Le Farimboula est aujourd’hui à peu près désert. Il ne comprend plus
que les deux villages de Badumbé et de Fatafin, celui-ci assez reculé vers
l'intérieur. Ses habitants, qui couvraient autrefois de leurs villages les
bords du Bakhoy et les îles de Fangalla, ont fui devant l'invasion toucou-
leure. Leurs débris, joints à quelques Bambaras du Kaarta, se sont reformés
dans les deux villages que je viens de citer ou ont émigré dans les monta-
gnes du Bambouk. [l serait à désirer que l’occupation effective de Fangalla
par un poste français vint le plus tôt possible former un centre qui per-
metirait de reconstituer l’ancienne province du Farimboula. C’est du reste
un fait à constater dans toute la contrée que nous avons explorée jusqu’au
Niger et qui, se trouvant encore à la limite de la race malinké et des races
bambara et toucouleur, a été par suite exposée plus qu'aucune autre aux
dévastations et aux ruines résultant d’une guerre longue et acharnée : pres-
que partout les habitants ont abandonné les plaines fertiles et bien arrosées
qui bordent les cours d’eau, pour se réfugier sur les hauteurs, dans les
dépressions que forment entre elles les collines rocheuses que l’on rencontre
dans cette partie du Soudan et où ils trouvent un abri contre les incursions
des cavaliers toucouleurs. Tous nos efforts doivent donc tendre à repeupler
le fond des vallées et à encourager les émigrés à venir reconstituer leurs
villages sur les rives mêmes du Bakhoy, sous la protection des établisse-
ments que nous allons y élever et que desservira la voie de communication
projetée. L’empressement que toutes ces populations ont mis à se placer
sous notre protectorat n'est-il pas déjà un indice certain de leur désir de
revenir dans la vallée, pour s’y reformer en États indépendants des Toucou-
leurs et s’y livrer à leur occupation favorite, la culture.
Je n’évalue pas à plus de 5 à 6000 habitants la population du Makadou-
cou, du Bétéadougou et du Farimboula; mais, ainsi que je l'ai déjà dit,
la majeure partie s’est réfugiée dans le Bambouk, et je pense qu'avec le
temps et la certitude de pouvoir vivre désormais paisible et à l'abri de
BDD VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
l'ennemi, elle reviendra peupler les anciens territoires qu'elle occupait vers
les bords de la rivière.
Entre le Bakhoy et le Ba-Oulé s'étend, au nord du pays de Kita et du Man-
ding, une vaste région, aujourd'hui à peu près déserte, parcourue par des
fauves de toute espèce, et présentant souvent de belles forêts d'arbres à
beurre ou de palmiers. C’est le Fouladougou. Le nom (pays des Foulahs)
donné à ce pays est impropre, car, bien que les indigènes qui l'habitent
comprennent quelques Peuls, ils n’en sont pas moins en grande partie
Malinkés. La population y est d’ailleurs presque nulle, et plusieurs de nos
marches se sont effectuées sans rencontrer âme qui vive. Ainsi, entre Fan-
galla et le groupe de villages qui constituent le Fouladougou occidental avec
Goniokori pour point principal, se trouve un désert d'une quinzaine de
lieues détendue où les solitudes n'étaient troublées que par les rugisse-
ments des lions et les cris des antilopes, dont les troupeaux se pressaient
aux bords des marigots ou des mares qui leur servaient d’abreuvoirs et où
les chasseurs du pays avaient dressé des sortes d'abris leur servant d’em-
buscades. De même, le lieutenant Piétri, dans sa reconnaissance du Ba-Oulé, a
dù cheminer plusieurs jours à travers la forêt sans rencontrer un seul indi-
gène et en s’aidant de la boussole pour diriger sa marche. La proximité de
celle région des territoires soumis aux frères d'Ahmadou explique sufli-
samment sa dépopulation. Les ruines que l’on y rencontre sont d’ailleurs
une preuve des luttes qui s'y sont livrées et à la suite desquelles le désert
s’est fait dans un pays qui ne manque d'aucun des éléments nécessaires à
sa prospérité.
Le Fouladougou occidental forme un groupe de cinq villages avec une
population de 2 à 5000 habitants. Goniokori, le Maniokorro de Mungo-Park,
a été visité en 1805 par le célèbre voyageur anglais. Nous avons eu la satis-
faction de pouvoir prendre notre campement du 16 avril sous le groupe de
fromagers où il s'était lui-même reposé soixante-quinze ans auparavant,
après avoir franchi le Bakhoy à un gué voisin. Arrêté comme nous par
le massif rocheux qui, en ce point, barre complètement la vallée, il avait
dù abandonner les bords de la rivière et s'était dirigé sur le Niger par
Bangassi et le Bélédougou, itinéraire que nous sommes venus nous-mêmes
rejoindre à Naréna, après avoir louché à Kita. (
Au nord de Gomiokori, sur les bords du Ba-Oulé, M. Piétri a rencontré
quelques villages, petits et misérables, vivant dans la crainte continuelle
des razzias des cavaliers de Nioro et dont les chefs lui ont demandé « si
eux aussi ne pourraient pas se mettre sous notre proteclion ».
Le Fouladougou oriental, que nous avons parcouru dans loute sa lar-
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. pSl
geur, occupe l’intérieur de l’immense arc de cerele formé par le Ba-Oulé. Il
ne comprend guère que quatre ou cinq villages, espacés les uns des autres
et sans cesse exposés aux attaques de leurs ennemis du Kaarta ou du Bé-
lédougou. Rien de plus pittoresque et en même temps de plus misérable
que ces amas de cases en terre, entourées d’un tata en pisé el cachées au
fond d'un cirque formé par des hauteurs rocheuses, qui servent d’abri
aux habilants en cas d'alerte. Pendant notre voyage à travers cette con-
trée, la méfiance et la crainte se lisaient toujours sur les visages grossiers
de ces nègres abrutis par cette existence sauvage et pourchassés par un
ennemi pillard et entreprenant. Koundou, le village le plus important, se
trouve à quatre kilomètres environ du Ba-Oulé. Il a de fréquentes et ami-
cales relations avec les Bambaras du Bélédougou et nous offrirait une
bonne base d'opérations entre Kita et le Niger, en cas d'expédition contre
les habitants du village de Dio, coupables de l’attaque du 11 mai.
Comme pour le Fouladougou occidental, les Malinkés de la partie orien-
tale se sont rélugiés plus au sud, dans le Manding ei le Ouassoulou. Mais
ils ne demanderaient pas mieux de venir reconstituer leurs villages dans
leur pays. À mon retour de Ségou, je rencontrai à Niagassola 200 ou
900 indigènes, qui vinrent me demander s'ils ne pourraient pas recon-
struire leur village de Bangassi, où Mungo-Park s'arrêta naguère (1805),
etoù nous n'avons plus trouvé qu'un amas de ruines. Celte question du
repeuplement des parties actuellement désertes des régions riveraines du
_Bakhoy et du Ba-Oulé est très importante, et il serait désirable que des
instructions fussent données au commandant de Kita et aux officiers en
mission dans cette partie de la Sénégmbie pour le favoriser de tout leur
pouvoir.
Entre le Fouladougou et le Manding, au centre même du plateau qui
sépare Bafoulabé du Niger, on trouve le pays de Kita. Mage avait déjà
appelé l'attention du gouverneur de la colonie sur ce point important,
situé à la rencontre des routes menant du Sénégal et du désert vers le Niger
et les pays aurifères et à esclaves du bassin supérieur de ce fleuve. Aussi
les instructions du gouverneur Brière de l'Isle me prescrivaient-elles de
m'arrèter quelque temps à Kita, pour y étudier le pays et les conditions
dans lesquelles pourrait y être fondé un établissement militaire et com-
mercial, destiné à étendre notre influence dans cette partie du Soudan et à
servir de base aux travaux que la métropole allait ÿ entreprendre.
Le pays de Kita est une confédération malinkée de dix-sept villages, com-
prenant environ 4000 à 5000 habitants. Il est à espérer que le fort fran-
çais qui vient d’être établi à Makadiambougou formera bientôt le centre d’une
582 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
agelomération importante, semblable à celles qui se sont constituées naguère
sous les murs de nos postes de Bakel ou Médine. La situation topographique
de Kita est admirablement choisie pour faire plus tard de ce point le grand
marché de cette partie du Soudan; mais il ne faut pas s’y tromper, les trans-
actions seront à peu près nulles, tant qu'une voie de communication ne
reliera pas notre nouvel établissement à la partie du fleuve Sénégal où
peuvent arriver nos chalands du commerce, c'est-à-dire à Kayes ou Médine.
On sait qu'au delà de ces deux points les barrages du Félou, de Gouina,
de Bély dans le Bakhoy, empêchent toute navigation régulière, et que c’est
tout au plus si l’on pourra retirer quelque fruit d’un batelage de pirogues,
effectué entre les différents villages situés sur les bords du Bakhoy. En
décembre 1879, le commandant du génie chargé de la construction du
poste de Bafoulabé avait voulu, malgré mes avis, y faire transporter par
pirogues une partie des matériaux destinés aux travaux. Ces pirogues mirent
1S jours pour effectuer leur voyage (150 kilomètres environ), et les objets
transportés furent tous ou perdus ou mis hors d'état de servir. Il ne faut
donc pas songer à une amélioration, même partielle, du cours du Sénégal
en amont de Gouina ou même du Félou, et du Bakhoy ou du Ba-Oulé, Il y
aurait d’ailleurs danger à toucher au régime actuel de ces rivières, caleulé
par la nature de manière à ne pas entrainer, pendant les six mois de saison
privée de pluies, le desséchement de leurs lits. Ainsi qu'on l'a déjà vu, les
barrages et biefs qui se succèdent dans les cours d’eau de cette région ont
une utilité incontestable, et la disparition des bancs de rochers qui relien-
nent les eaux pourrait amener des désordres irrémédiables. Je ne parle
pas d’ailleurs des gigantesques traaux qu'il faudrait entreprendre pour
mener à bien une canalisation quelconque du Bakhoy ou du Ba-Oulé.
La voie de terre est donc seule possible pour mettre en communication la
partie navigable du Sénégal avec Kila et le Niger; et il est à désirer que
la construction de cette voie ne se fasse pas attendre, car, tant qu'elle fera
défaut, notre situation sera des plus précaires dans la contrée que nous
venons d'occuper par notre fort de Makadiambougou.
Il serait bon, sans plus tarder, de pousser quelques-uns de nos traitants
du haut fleuve à venir s'établir à Kita avec une pacotille, qu'ils échange-
raient contre les produits agricoles ou autres des habitants du pays. Le
trait caractéristique des Malinkés est la cupidité. Mungo-Park, Pascal et
tous les voyageurs qui ont parcouru les régions peuplées par cette race et
qui ont eu même souvent à souffrir des instincts cupides de leurs hôtes,
nous ont éclairés à ce sujet, et notre propre expérience ne fait que corro-
borer leur juste appréciation. Cette cup'dité peut cependant avoir de bons
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. D89
résultats, car elle pourrait avoir pour objet de pousser lés Malinkés à acqué-
rir et, dans ce but, à augmenter leurs cultures et leurs récoltes de riz, de
coton, de beurre végétal, pour se procurer les produits de notre industrie
et surtout un aliment qui leur manque totalement et qu'ils recherchent
avec empressement, le sel. Les traitants seraient au besoin subventionnés
à l’origine, pour vaincre les répugnances qu'ils auraient à venir s’établir en
un point éloigné et privé de communications régulières avec leurs dépôts
de marchandises de Bakel ou Médine. Mais il y a là, je crois, une idée à
creuser ; car il est essentiel d'habituer le plus rapidement possible les indi-
ènes de la région à nos méthodes de commerce. Il nous semble, d’ailleurs,
que c’est là la vraie manière de coloniser les territoires que nous voulons
désormais placer sous l'influence française et d’intéresser au succès de
notre œuvre les habitants encore ignorants et barbares de ces pays reculés,
Si nous continuons maintenant notre route vers le Niger, nous rencan-
trons le Birgo.
Le Birgo s'étend sur la rive droite du Bakhoy depuis le pays de Kila jus-
qu'à la rivière de Kagneko et va rejoindre à l’est la frontière assez vague du
Bélédougou. Cette contrée, arrosée par de nombreux petits cours d’eau.
présente, il est vrai, quelques hauts plateaux assez arides, mais en réalité
le fond des vallées y est très fertile. On y voit de belles forêts, des ar-
bres fruitiers en abondance et de riches cultures aux abords des villages.
Les habitants ont une taille élevée et d'assez beaux traits; 1ls sont issus
d'un mélange de Peuls et de Malinkés, où le type des premiers est resté
prédominant.
Le Birgo est un des rares États de cette partie du Soudan occidental
ayant une politique unique et dont la soumission au gouvernement de
Séoou soit entière : 1} faut en voir la cause dans ce seul fait que sa capitale
est Mourgoula. En effet, cette place, sentinelle avancée des Toucouleurs,
maintient le pays sous la domination des fils d'El-Hadj; et depuis qu'il est
roi, Ahmadou a toujours su y envoyer un almamy énergique et absolument
dévoué à sa personne et à ses intérêts. Un seul village s’est créé, depuis
quelques années, une existence indépendante : c'est Goubanko.
Cette malheureuse contrée a été entièrement dévastée lors de la conquête
musulmane ; les habitants, après une brillante résistance qui ne fit
qu'exciter les fureurs d’un vainqueur implacable, durent s’incliner enfin
devant la persistance de leurs malheurs. Si le voyageur les interroge sur
les causes de leur détresse actuelle, ils racontent avec une tristesse haineuse
les sanglants exploits des auteurs de leur ruine : Alpha Ousman et Moun-
taga. Avant le passage de ces lieutenants d'El-Hadÿ, il existait dans le Birgo
o84 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS,
cinquante villages peuplés et prospères, dont les murailles écroulées mon-
trent encore l’ancienne importance. Aujourd'hui ce nombre est réduit à
seize, et leur population est bien faible. Ces villages sont :
LONGER M ES Tor do a Coraronnor 800
Kalados ere Rene STE ARE CL 200
alandougou Mona ere cree le 550 5500
SITACOTO RE te ae RP ET EEE 250
Kroubougous PAR EC ENT MER CNE CE 200
et onze villages d’une population de, .....,,...... 1400 |
L'almamy Abdallah, le commandant actuel de Mourgoula, continue sur
ces 5900 habitants les exactions de son prédécesseur Alpha Ousman, et
son gouvernement détesté empêche tout repeuplement. Loin de favoriser le
mouvement d'immigration qui se produisit au bout de quelques années
de tranquillité qui suivirent la conquête, il n’a cessé d’inquiéter les anciens
Birgos, et le désert s’est fait dans la contrée abandonnée ‘.
La vallée du Bakhoy, représentant la partie la plus fertile du pays, a sur-
tout souffert de celte politique aveugle; elle reste inhabitée jusqu’au Man-
ding. Cette dépopulation de la rive droite du principal cours d’eau de la
région est d'autant plus regrettable qu'il faut voir dans celle rive la voie
naturelle donnant accès dans le bassin du Niger. La route destinée à des-
servir les contrées aurifères et commerciales situées vers les sources des
principaux affluents du Sénégal et du Niger, ne peut pas trouver un itiné-
raire plus direct et plus accessible, Malheureusement il sera toujours un
peu difficile d'attirer les habitants de ce côté. Ils ont remarqué, durant les
guerres de l'invasion toucouleure, que les villages adossés aux montagnes
étaient seuls parvenus à sauver une partie de leur population et de leurs
biens : de là leur éloignement pour la plaine et leur prédilection pour les
hauts plateaux où ils s'étaient peureusement réfugiés.
L'impression de tristesse causée par l'abandon de ce pays que la nature a
cependant favorisé, ne fait qu'accroître aux approches de Mourgoula. Bien
que le site y soit plus beau et le sol plus fertile encore que sur les autres
points, la dépopulation est la même; on peut dire que la forteresse a fait
le vide autour d'elle. On ne voit de tous côtés que des ruines de villages
détruits où des traces d'anciennes cultures maintenant recouvertes de
broussailles. En vue même de l'immense tata, l'importance apparente des
fortifications fixe d'abord l'attention, mais un rapide examen montre aus-
silôt le délabrement dans lequel on les a laissés tomber et fait pressentir
la décadence intérieure de cette capitale encore si redoutée.
1. Ils ont fui vers les villages des bords du Niger.
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. DR
Je ne reviendrai pas sur cette place, déjà décrite en détail à propos des
principaux tatas de la région qui nous occupe.
En franchissant la petite rivière de Kagneko, on quitte le Birgo pour
entrer dans le Manding. Ce vaste pays couvre les deux versants de la ligne
de partage des eaux du Sénégal et du Niger et s'étend sur la rive droite de
ce fleuve à une distance difficile encore à déterminer. Au sud le Bouré et le
Kéniérà lui servent de limites. Cette dernière contrée est cependant consi-
dérée par certains comme faisant partie du Manding; au nord il rejoint le
Bélédougou. Le Manding, plus peuplé que le Birgo, est comme lui bien
arrosé, giboyeux, riche en belles forêts et en arbres fruitiers. Le sol y est
fertile; d’abondantes mines de fer et d'importants gisements aurifères
couvrent les collines, et, sans la paresse et l'ignorance des habitants, on y
verrait régner une certaine prospérité. Mais il est difficile de prévoir
l'époque où les sauvages sordides de ce pays se mettront sérieusement au
travail; il faudra que l'impulsion leur vienne d’une race supérieure; ré-
duits à eux seuls, ils semblent destinés à rester plongés dans une éternelle
barbarie el une éternelle misère. La nation mandingue actuelle s’est, dit-on,
formée de la réunion de plusieurs tribus malinkées dont les plus connues
sont les Keïla et les Kaméra. La désunion a dù se mettre promptement
parmi elles, car elles sont aujourd'hui sans autre lien qu’un patriotisme
vague qui ne va pas jusqu'à l'unité des intérêts. On les a vues, après des
succès remportés en commun, chercher ensuite à se ruiner el à s’opprimer
entre elles. En résumé, les Mandings, fiers de leur nom hors de leur pays,
restent chez eux très divisés. Le pays est couvert, comme le Birgo, de ruines
entassées par les armées toucouleures ; les lieutenants du prophète, Alpha
Ousman et Mountaga, ont laissé après eux le même souvenir de haine et
de terreur. Chaque groupe de villages ou même chaque village règle sa con-
duite selon ses intérêts particuliers. Il existe parfois de profondes divisions
entre localités très rapprochées, et c’est là un des obstacles les plus sérieux
à la marche des voyageurs et des commerçants. Cet état d’hostilité perma-
nente entre gens d’une même nation explique qu’elle ait été réduite autre-
fois avec tant de facilité, et qu'elle soit encore si aisée à intimider par les
Toucouleurs. Ahmadou n’a guère besoin d'envoyer des armées dans cette
région pour y conserver une certaine influence : il n'a qu'à suivre les
haines locales et à en tirer profit. Jusqu'à ce moment sa politique consistait
à entretenir les divisions régnantes, en ayant dans chaque village un peu
important un noyau de partisans qui se tiennent en relations avec Ségou et
l’informent de ce qui se dit et se fait. Ces sortes d’agents étaient le plus sou-
vent de vieux Mandings timorés qui, ayant vu les désastres d’autrefois, res-
L
»S6 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
taient persuadés que les Toucouleurs sont toujours les maîtres de faire la
prospérité ou la ruine de leur pays. Il était facile néanmoins de constater
une lutte dans l'esprit de certains Mandings, entre le sentiment national et
la crainte qu'inspire encore la puissance d'Ahmadou. On voyait à chaque
instant percer leur haine contre les gens de Ségou; les événements du Haut-
Sénégal les réjouissaient ; ils approuvaient l'insurrection du Bélédougou,
mais l'apparition de quelques Talibés les ramenait vite à leurs terreurs. Au-
jourd'hui, il faut reconnaître que le gouvernement du successeur d'El-Hadj
a perdu toute influence; la prise de Goubanko et l'occupation de Kita
annoncent la rupture définitive du Manding avec ses anciens oppresseurs.
J'ai pu constater moi-même, à mon passage dans le pays, la vivacité de la
haine des habitants contre les Toucouleurs. Tous les chefs et notables des
divers villages, y compris celui de Dialiba, situé sur les bords mêmes du
Niger, ont accueilli avec le plus grand empressement nos offres de protec-
torat, et je puis affirmer que nous serons les bienvenus dans le pays. Tout
le Manding, depuis le Kagnéko jusqu'au Niger, y compris l'important vil-
lage de Kangaba, comprend une quinzaine de villages, avec environ
10 000 habitants. La partie du Manding comprise entre les rivières le Ko-
koro et le Ouandan, jusqu'au territoire de Bouré, constitue le Bidiga. Cette
contrée comprend une dizaine d'assez gros villages ayant chacun leur auto-
nomie. L'esprit général de la population est la résistance aux Toucouleurs.
Elle ne paye point tribut, mais il parait que les hommes de Dinguiray
viennent parfois la mettre à contribution en razziant caplifs et troupeaux.
Le Bouré, dont la réputation de richesse est depuis si longtemps connue
des Européens, n'est qu'une très petite contrée sur la rive gauche du Tin-
kisso. La ligne de partage des eaux du Sénégal et du Niger étant très rap-
prochée de ect affluent du dernier fleuve, il en résulte qu'une partie du
territoire du Bouré est comprise dans la vallée du Bakhoy. Les renseigne-
ments recueillis sur la topographie de ce pays s'accordent à dire que la con-
slitution eties formes du sol sont analogues à ce que nous avons pu voir aux
environs de Koumakhana. Cette analogie est d'autant plus explicable que les
deux terrains contiennent des gisements aurifères. En conséquence, le Bouré
doit être assez accidenté, présenter des collines où la roche est un grès rous-
sätre mêlé de quartz, et des vallées fertiles coupées de mares et de ruisseaux.
Les 6000 habitants de cette contrée sont répartis dans dix villages, dont
cinq seulement ont de l'importance; ce sont : Didi, 1500 habitants, et Sé-
üguia, 1000; Kintinian, S00 ; Balato, 1000, et Fatoia 500. Les autres lo-
calités ne sont guère peuplées que de eaptifs employés aux travaux d’agri-
culture.
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS, 587
Diallonkadougou, Goro, Nabou, Baniakadougou, Gadougou. — Les
diverses peuplades situées entre le Bafing et le Bakhoy sont contenues
par le voisinage des places de Dinguiray, Tamba et Mourgoula, et payent
tribut à Ahmadou *.
Les Malinkés de ces contrées ont craint jusqu’à ce jour de prendre part
au mouvement antitoucouleur qui s’accentue chaque jour davantage dans :
les deux vallées. Cependant, comme le pays est très accidenté et même
montagneux, les villages situés près des hauteurs ont souvent une attitude
qui oblige les représentants de Ségou à employer la menace pour obtenir
le payement des redevances.
Les villages diallonkés sont tenus en respect par les Talibés de Tamba,
place importante (2000 habitants environ), située sur la rive droite du
Bafing. Le Baniakadougou obéit à son chef Niama, dont la résidence est
à Kollou, dans les montagnes; enfin le Gadougou a pour chef Bassi, qui
demeure généralement à Galé. Ces deux dernières peuplades prennent le
mot d'ordre auprès de l’almamy de Mourgoula.
La forteresse de Koundian, si redoutable au moment du passage de
notre compatriole Mage, n’est plus aujourd’hui qu'un village agricole sans
influence extérieure ; tout son prestige militaire est tombé. Les murailles
de son lala sont encore debout, mais elles ne renferment plus les guerriers
nécessaires à sa défense ; celte place importante semble perdue sans retour
pour les Toucouleurs. Son chef actuel, Diango, est parti depuis quelque
temps à Ségou, pour expliquer à son maitre l’état précaire où l'ont placé
les derniers événements du Haut-Sénégal et du Bafing. Son fils, qui à
voyagé avec la mission, a déserté à son tour l’ancienne place forte. En ce
moment Koundian reste seule, entourée d’ennemis et sans lien territorial
avec les États d'Ahmadou.
Nous ne citons le Barinta que pour mémoire. Son chef, Tiekoro, après la
ruine de Oualiha, s’est réfugié dans le Natiaga. Il ne reste plus dans cette
contrée que le village de Makhina, situé dans le voisinage du poste de
Bafoulabé.
Le petit État du Bambougou est situé au sud de Koundian. Son chef,
Gara, dont l’existence nous a été révélée lors de la reconnaissance de Bafou-
labé, est le principal promoteur du mouvement antitoucouleur dans ces
contrées. Koundian doit plus particulièrement sa perte aux gens du Bambou-
gou qui, durant la toute-puissance des hommes de Ségou, ont eu déjà des
velléités de résistance, et ont même poussé l'audace jusqu'à attaquer, sans
1. Ce tribut est loin d’être régulier et volontaire,
28 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
succès d’ailleurs, le formidable tata qui inspirait à tous une si grande
terreur. Aussi Gara est-il un chef des plus considérés et des plus influents
du Bafing. Son pays n’est pourtant pas très étendu et ne contient guère que
9000 sujets, répartis dans six villages, dont voici les noms : Kama, 1500
habitants; Gagué, 1200; Diaka, 250: Kéniémali, 100 ; Camarani, 60, et
Médina Gucye, 20. C'est à Gagué, la capitale, que s’est formée la coalition
malinkée qui a achevé l'isolement de Koundian en allant détruire Oualiha.
Le Diabédougou est un petit pays situé au sud-ouest de Koundian, an-
cien tributaire de cette place. Le principal village est Kassama, non loin de
Gagué; le chef du pays n’est qu'un satellite de Gara.-
Le chef du Konkadougou se nomme Famoussa (peut-être Famensa); il
demeure à Tombé, situé à deux jours de marche au sud de Koundian, ct
s’est affranchi de tout tribut.
Le Soullon commence près de Koundian, longe la rive gauche du Bafing
et finit presque vis-à-vis de Tamba. Son chef, nommé Siragueta Moussa,
demeure à Diogorokomé, à quatre lieues de marche de Koundian. Les gens
de ce pays sont des alliés de Gara.
Le Gomou et le Gangaran sont situés dans la région la plus montagneuse
du bassin du Sénégal; toutefois, au fond de leurs vallées et sur leurs fer-
üiles plateaux, on rencontre quelques villages assez peuplés. Le chef de
Gomou habite le village de ce nom; quant à celui de Gangaran, nommé
Fa-Diongo, il réside à Médina-Kouta, village composé des habitants Firia
que nolre compatriote Mage a autrefois visités. Dans cette région est situé
Fatal, centre important de résistance et d'hostilité envers les Toucouleurs.
Depuis quelques années déjà le Gomou et le Gangaran refusent tout tribut
aux percepteurs d'Ahmadou.
Le Koullou, situé sur la rive droite du Bafng, figure sur la carte de
Mage sous le nom de Kabeleya; mais ce nom n'est en réalité que celui de
son village principal. Le Koullou contient plus de 4000 habitants, répartis
dans Kabeleya, Gondamea, Matira et Irguia. La population se compose de
Diallonkés et de Malinkés. L'an dernier encore, elle consentait à payer quel-
ques redevances aux percepteurs venus de Dinguiray; mais on disait que
cette année elle avait refusé tout impôt.
On rencontre encore des populations malinkées au sud du Manding, dans
les régions avoisinant le cours du Niger, à partir de ses sources, mais
elles y sont souvent tellement mélangées avec les races bambara, sarra-
colel ou peule, qui dominent dans ces contrées, qu'il est souvent très
difficile de les distinguer en groupes séparés. J'en reparlerai plus loin,
lorsque nous eiterons les territoires du sud habités par les Bambaras.
CHAPITRE XXIX
Les Bambaras. — Origines de cette race. — Contrées qu’elle occupe. — Importance des Bambaras
au point de vue de l'influence française dans le bassin du Haut-Niger. — Examen des différents
États bambaras. — Le Kaarta et le Bélédougou. — Le pays de Bammako. — Pays bambaras du
Haut-Niger. — Anarchie de ces contrées. — Notions sur l'esclavage dans le Haut-Niger.
Selon toute probabilité, la race bambara eut son berceau dans la région
siluée vers les sources du Niger, au centre des contrées montagneuses du
Kong et du Torong. De là ils descendirent dans la partie supérieure du
bassin du Niger et s’établirent en premier lieu sur la rive droite de ce
fleuve. Ils débordèrent ensuite sur la rive gauche et occupèrent tout le
plateau du Kaarta jusqu'aux rives mêmes du Sénégal. Cette invasion amena
la guerre entre les Bambaras et les Malinkés, et il y eut, pendant le dix-
septième siècle, une grande lutte dans les pays situés entre le Niger et le
Sénégal. C'était le temps de la traite des nègres, et ces guerres longues
et acharnées fournissaient aux Européens des provisions toujours renou-
velées de captifs.
La race bambara est encore nombreuse dans la partie du Soudan occi-
dental que nous étudions, mais son influence politique est bien tombée, et
les divisions qui armèrent souvent les unes contre les autres les différentes
fractions de ce peuple, ont singulièrement facilité sa conquête par les
Peuls musulmans. Sous le prophète El-Hadj Oumar, leur sujétion fut un
moment complète depuis le Diafounou et le Diombokho jusqu’au pays de
Ségou et au Guéniékalari ; mais celte race fait aujourd’hui des efforts,
souvent couronnés de succès, pour secouer le joug des musulmans et re-
couvrer son indépendance. L'autorité d'Ahmadou ne s'exerce done plus
que d’une manière très imparfaite sur les pays bambaras. Plusieurs parmi
ceux-ci, comme le Bélédougou, le Mourdia, le Fadougou, se sont affranchis
complètement des Toucouleurs, dont les possessions se trouvent ainsi
morcelées et le plus souvent sans communications entre elles.
Quoi qu'il en soit, les Bambaras ne constituent plus aujourd’hui d'États
590 VOYAGE AU SOUDAN FRANCGAIS.
homogènes sous un chef unique et puissant. Presque partout ils sont mé-
langés, soit aux Toucouleurs, qui les dominent encore, soit aux Malinkés
ou aux Sarracolets, dont les a rapprochés la haine commune de l’islamisme.
Sur quelques points même, comme dans le Ouassoulou, il est résulté du
mélange des Bambaras et des Peuls une race mixte tenant des deux popu-
lations qui l'ont formée.
De nos jours, la race bambara occupe la partie du Soudan occidental
située au nord des contrées que nous avons vues peuplées par les Malinkés.
Sur la rive gauche du Niger, elle tient la région limitée au sud par le Sé-
négal, depuis les environs de Médine jusqu’à Bafoulabé; par le Bakhov,
depuis Bafoulabé jusqu'à son confluent avee le Ba-Oulé ; par le Ba-Oulé,
depuis ce confluent jusque vers Bammako. Au nord, une ligne passant à
quelque distance au-dessus de Tambacara, Nioro, Khassambara et Kolo-
dougou la sépare des tribus maures nomades du Sahara.
Sur la rive droite du Niger, les Bambaras couvrent les territoires qui
s'étendent depuis les sources de ce fleuve jusque vers Sansandig. Le plus
souvent, on les y rencontre mélangés aux Malinkés, aux Peuls, quelquefois
même aux Sarracolets. La race bambara ne dépasse guère vers l’intérieur
du Soudan le 6° degré de longitude ouest.
Les Bambaras représentent à nos yeux, dans les régions sénégam-
biennes, l'élément antimusuiman. C’est sur lui que nous devons surtout
nous appuyer pour faire contrepoids à l'influence toucouleure, que person-
nifient dans le haut pays les fils du prophète El-Hadj. On comprendra done
facilement l'importance qu'il y a pour nous à accroître nos connaissances
sur les pays bambaras, à entrer en relations avec les principaux États et à
y substituer notre influence à celle des Toucouleurs. Examinons done tous
ces lerritoires, que notre mission a pu étudier de près ou de loin et au
milieu desquels il nous faudra bientôt pénétrer, si nous continuons nos
progrès vers le grand fleuve du Soudan.
Le Kaarta est le territoire le plus voisin de nos établissements du
Haut-Sénégal. Compris entre la branche la plus occidentale du marigot de
Koulou, le Bakhoy, le Ba-Oulé, le Bakhounou et le désert, il est constitué
par le vaste plateau qui relie cette partie du Soudan au Sahara. Plusieurs
voyageurs européens, et spécialement Raffenel et Mage, nous ont déjà
donné sur le Kaarta d'intéressants renseignements. Mage notamment, dans
son Voyage au Soudan occidental, nous a appris comment ce vaste pays,
d'abord conquis par les rois bambaras, fut ensuite subjugué par les Tou-
couleurs et livré aux horreurs de la guerre d’extermination entreprise
par le prophète El-Hadj pour fonder son Empire musulman. Bien que la
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS, 591
révolte ait fait de grands progrès dans tous les pays bambaras, autrefois
soumis par le père d’Ahmadou, on peut dire cependant que le Kaarta se
trouve encore dans un état de sujétion relatif et que les populations qui
l'habitent reçoivent leur mot d'ordre de Nioro et de Konniakary. Il ne
résulte nullement de ce fait, d’ailleurs, qu’elles professent pour leurs domi-
naleurs une sympathie quelconque. Ceux-ci ne songent qu'à régner par la
force et la terreur, et, si les Talibés de Mountaga et de Bassirou n'étaient
pas toujours prêts à razzier les révoltés, il y a gros à parier que les Bam-
baras s’empresseraient de refuser les tributs vexatoires auxquels ils sont
soumis.
Le Kaarta comprend plusieurs petits États secondaires, parmi lesquels
on rencontre quelques agglomérations soninkées. En premier lieu viennent
sur la rive droite du Sénégal, en face de Médine, le Diafounou et le Diom-
bokho. Le premier a Tambacara pour capitale. Son chef, Moriba, a long-
temps lutté contre la domination toucouleure. À sa mort, plusieurs de sés
sujets ont même préféré se retirer sur la rive gauche du fleuve, plutôt que
de se rendre à Bassirou, chef de Konniakary. Il est fâcheux qu'à ce moment
nous n'ayons pas encouragé de tous nos efforts les tentalives des Bambaras
du Diafounou pour se soustraire à l'autorité du père d’Ahmadou ; nous
aurions ainsi mis obstacle aux progrès que ce chef toucouleur faisait vers
la rive gauche du Sénégal, dans les contrées dépendant de notre poste de
Médine. On se rappelle en effet que, il y a quatre ans à peine, il a fallu enle-
ver le village de Sabouciré, dont le chef, soumis à l’influence musulmane,
prétendait nous couper la route de Bafoulabé et du Niger.
Le Diombokho est un petit État renommé pour sa richesse en chevaux
el en bestiaux. Konniakary, où domine Bassirou, est un grand village,
entouré d'un fort tata, habité par une population nombreuse de Toucou-
leurs, émigrés du Fouta et ayant conservé d'étroites relations avec leurs
congénères de la rive gauche du Sénégal. Le pays lui-même est peuplé de
Bambaras, qui détestent cordialement leurs conquérants et dans lesquels
nous trouverions sûrement des alliés empressés, dans le cas où nous
aurions besoin de prendre l'offensive contre Konniakary. -
Le Guidioume s'étend entre le Diafounou et Nioro. Niogoméra est son
principal village. Ce territoire, peuplé de Bambaras, confine au nord au
Keniarémé, peuplé de Soninkés.
Plus au sud, le Tomora, habité par une population originaire du Khasso,
dépend de Diala, place toucouleure de peu d'importance, où domine un
autre frère d'Ahmadou. Les gens du Tomora, dont le chef était venu me
déclarer, à mon passage au village de Soukoutaly (Bakhoy), qu'il voulait
992 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
désormais se placer sous l'autorité française, n’attendent qu’une occasion
favorable pour secouer le joug des Toucouleurs.
A l'est du Tomora et au nord du Fouladougou, nous trouvons successi-
vement le territoire soninké du Dialafara et les territoires bambaras du
Bague et du Kaarta-Bine. Ces deux derniers, avec les villages fortifiés de
Guémonkoura et de Guettala, sont ceux qui ont été réduits les derniers par
Ahmadou et ses frères. Guémonkoura ne tomba qu’en 1874. Ses habitants
se sont retirés, en partie dans le Farimboula, en partie aux environs de
notre poste de Bakel, où leur chef a formé un important village. Ce sont
des ennemis irréconciliables des Toucouleurs, qui se sont déjà unis à
nous, une première fois lorsqu'il s’est agi de détruire l'influence des
El-Hadjistes, implantée dans le Logo, et dernièrement encore, lors de
l’occupation de Kita et de la destruction du tata de Goubanko.
Enfin, à l'extrémité nord du Kaarta, confinant au désert et aux pays
maures, nous trouvons Nioro et au sud de cette place le Kingui, territoire
riche et peuplé de Diowaras, Sarracolets guerriers, que nous voyons jouer
un grand rôle dans les guerres entre les Bambaras du Kaarta et leurs
envahisseurs musulmans.
Nioro, sur lequel nous aurons à revenir quand nous parlerons de l'empire
d'Ahmadou, forme sur la rive gauche du Niger le foyer le plus important
de l'influence toucouleure. Il exerce une attraction caractéristique sur les
populations musulmanes du bassin du Sénégal. En 1878, le gouverneur de
la colonie dut prendre des mesures pour empêcher toutes les tribus peules
de la banlieue de Saint-Louis et des cercles de Dagana et de Podor, trompées
par les fallacieuses promesses des marabouts, d'émigrer vers le Kaarta, où
elles n'auraient trouvé que la misère et la ruine. Nioro est habité en grande
partie par des Toucouleurs.
Le Dianghounté, actuellement indépendant de Ségou, est un petit terri-
toire bambara. Le village de Dianghirté, qui en est le point le plus impor-
tant, comprenait 1000 à 1500 habitants au moment du passage de Mage,
qui y signale la présence de nombreux Talibés. Aujourd'hui, ceux-ci ont
disparu en grande partie.
Le Bélédougou {pays de pierres) présente de nos jours l'agglomération
bambara la plus importante de la région que nous étudions. Il est franche-
ment hostile à Ahmadou, et celui-ci, malgré ses efforts incessants, n’a pu
encore parvenir à réprimer son insoumission.
Le Bélédougou diffère sensiblement des contrées voisines. Il est peuplé,
plus riche, plus accidenté et coupé de nombreux ruisseaux, qui alimentent
le Ba-Oulé. La population est surtout répandue dans la partie méridionale,
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. BH)
que la mission a traversée. Elle est plus rare vers le nord, à cause des
guerres qui y règnent d’une manière permanente. Le Bélédougou ne pos-
sède pas encore une population considérable par rapport à sa superficie;
mais dans celte partie du Soudan, désolée par les luttes continuelles qui
arment les peuplades nègres les unes contre les autres, les habitants sont si
clairsemés que l’on est forcé d'appeler peuplée une région qui, comme
celle dont nous parlons, présente un village tous les 8 ou 10 kilomètres de
route. Bien que les renseignements fournis par les indigènes soient très
vagues, nous estimons cependant, d’après ce que nous avons vu, que le
nombre des villages du Bélédougou s'élève à environ deux cents avec une
population approximative de 40 à 50000 individus. Si l’on considère que
le nombre des femmes est plus grand que celui des hommes et que, parmi
ceux-ci, il y a des esclaves qui ne portent pas les armes, on peut assurer
que, dans toute la contrée, il n'existe pas plus de 6 à 7000 guerriers, et
encore Lous ne sont-ils pas armés de fusils !
Ces armes sont à pierre el de provenance anglaise. Les indigènes vont
les acheter aux Dioulas du Fouta-Djallon. La poudre doit aussi provenir en
grande partie de la même source, mais la plus grande quantité est fabriquée
par les habitants eux-mêmes. La poudre de traite sert généralement à amor-
cer les armes; la poudre indigène, bien inférieure à la première, constitue
la charge. Les balles en fer semblent être rares dans le pays, bien que ce
mélal s’y trouve en assez grande abondance. La plus grande partie des pro-
Jectiles que nous avons vus, particulièrement ceux qui ont été extraits de
nos blessés de Dio, n'étaient autre chose que des cailloux ronds, ferrugi-
neux el assez lourds.
Malgré tout, le Bélédougou serait tout-puissant dans le Soudan occi-
dental, et défierait tous les efforts du sultan de Ségou, si ses guerriers
élaient unis et combaltaient sous un même chef. Mais cette peuplade n'a
ouère qu’une organisation communale. Chaque village possède un chef, qui
est, du reste, rarement maitre et obéi de ses indociles sujets. La plus
grande anarchie règne habituellement dans le pays, et ce n’est que dans les
grandes circonstances et après bien des palabres que les villages parvien-
nent à s'entendre pour allaquer les voisins ou piller une caravane, comme
ils l’ont fait à Dio. Quand il s’agit de se défendre contre une invasion de
Toucouleurs, chacun se renferme dans son tata el, sans espérer aucun
secours du voisin, attend que l’orage soit passé ou se soit abattu, de préfé-
rence, sur tel ou tel village. Pour un Bambara de Dio, le seul lien qui
l'unisse à un Bambara de Guinina par exemple, c’est la crainte des Tou-
couleurs. À part ee sentiment commun de haine vis-à-vis des musulmans,
23
594 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
c’est peut-être son plus grand ennemi. Après le combat de Dio, le premier
soin des assaillants fut de se diviser et de recommencer la lutte entre eux
pour se disputer nos dépouilles. Ces haines et ces divisions incessantes
pourraient bien finir par livrer les Béléris à leur ennemi commun, quand
celui-ci voudra faire un effort sérieux et dirigé avec ensemble.
Ily a une vingtaine d'années, le Bélédougou se soumit presque sans
résistance à El-Hadj Oumar, quand le prophète conquérant parut dans le
pays. Il lui resta soumis pendant trois ans, puis se souleva; il n'a jamais
déposé les armes depuis cette époque. Les insuecès des Toucouleurs sont la
condamnation même de leur organisation et de leur manière de combattre.
Le sultan, lui-même, a essayé deux ou trois fois de remettre ce pays sous
le joug, mais ses efforts sont toujours restés infructueux, et le Bélédougou
s'étend encore comme une barrière infranchissable entre Ségou et ses
dépendances du Kaarta.
Le Bammako est un pays peu étendu, formé par la chaîne de hauteurs
qui bordent le Niger, depuis les roches de Sotuba jusqu'au marigot de
Kobaboulinda, à 25 kilomètres en amont de Bammako. Il s'étend aussi sur
la rive droite du fleuve, jusqu’à 5 ou 4 lieues, et comprend de ce côté quel-
ques petits villages, dont Kiracoro, le plus important, est situé juste en
face de Bammako. Sur la rive gauche, c'est ce marché qui constitue la
capitale de ce petit État; il est situé à 800 mètres environ du Niger, au
milieu d'une grande plaine unie, que les montagnes du Manding bornent
à l’ouest.
Bammako, dont le nom est si connu dans cette partie du Soudan, ne
renferme plus actuellement qu'un millier d'habitants et n’a rien qui le
distingue des autres villages de la région. Pas de constructions spéciales,
pas le moindre mouvement dans les rues ou aux environs. Son enceinte
rectangulaire en pisé a dû sans doute autrefois, lorsque Mungo-Park y a
passé en 1805, contenir de 5000 à 6000 habitants; mais, en ce moment,
elle renferme beaucoup de ruines et de vastes terrains vagues, qui devien-
nent marécageux et insalubres au moment de lhivernage. On y remarque
trois tatas particuliers, dont un appartenant à la famille du ehef et les
deux autres à une famille de commerçants maures, qui possèdent une
grande influence locale à Bammako.
Les autres villages de cette contrée sont peu nombreux et sans impor-
Lance. La plupart sont habités par des esclaves appartenant soit au chef,
soit aux commerçants ; ils sont construits dans des vallons étroits, très
pittoresques, creusés sur le versant oriental des montagnes du Manding.
La situation politique de Bammako est différente de celle du Bélédougou.
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. HE)
Une famille de Bambaras, les Niaré, possède seule tout le territoire, el une
famille de mulâtres maures a en main tout le commerce. C'est un membre
de celte famille qui devait nous introduire à Bammako. Ces commerçants
sont musulmans et ne ressemblent guère, par leurs mœurs et leurs
manières polies, aux Bambaras fétichistes, Les assemblées, où sont prises
toutes les décisions concernant le pays, sont composées de tous les chefs
de village. Le chef actuel de Bammako est un pauvre homme sans in-
fluence; son frère, plus riche de quelque argent qu'il a gagné en faisant le
commerce à Sierra-Leone, semble le vrai maître. Mais l’homme le plus
influent du pays est assurément Karamako-Oulé, l’un des membres de la
famille des commerçants maures. Cet indigène avait très bien compris
l'importance de notre mission et élait tout disposé à s'entendre avec nous
pour notre inslallation à Bammako, lorsque l'agression de Dio vint nous
forcer à quitter au plus vite ce marché, où 1l nous était dès lors impossible
de laisser le docteur Bayol comme résident français.
Bammako est loin d’avoir aujourd'hui importance et le commerce qu'on
lui attribuait autrefois. Depuis plus de vingt ans, la guerre lui a fermé tous
ses débouchés et tari toutes ses ressources d’approvisionnement, Il n’a plus
de relations suivies qu'avec le Bélédougou. Son marché est surtout local ;
on y trouve des pagnes, du sel et des esclaves. Le commerce de l'or, malgré
la proximité du Bouré ct du Ouassoulou, y est à peu près nul. Le gros
d'or (5 gr. 8) y coûte 6 à 7 francs; le sel vaut un peu plus de 2 francs le
kilogramme. L’esclave y a une valeur de 100 à 120 francs en moyenne.
En résumé, l'importance de Bammako a été surfaite sur la foi des indi-
gènes. Mungo-Park l’a-t-1l trouvé beaucoup plus considérable 11 y a 75 ans?
Peut-être, — mais le souvenir de l'illustre voyageur est complètement
effacé de la mémoire même des vieillards de Bammako, qui auraient pu
en entendre parler dans leur enfance. Tous nous ont affirmé qu'avant nous
aucun Européen n'avait paru dans la contrée.
Nous nous sommes étendu à dessein sur le Bélédougou et le Bammako,
car les habitants de ces deux pays sont appelés à devenir pour nous des
auxiliaires d’une grande utilité dans notre marche vers le Niger. Les Bam-
baras du Bélédougou se sont rendus coupables, en mai 1880, d'un acte
d'agression qui a failli compromettre entièrement le succès de l'expédition,
Guidés par leurs instincts pillards, mécontents d'autre part de voir une
mission française se diriger vers leurs ennemis de Ségou, ils avaient
assailli notre petite colonne au village de Dio,et ce n’est qu'après des efforts
inouïs que nous pümes parvenir à Bammako. Les indigènes comprirent vite
la faute qu’ils avaient commise en s’atlaquant ainsi à leurs alliés naturels,
296 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
L'occupation de Kita et la prise du village de Goubanko leur ont d'ailleurs
déjà montré notre intention de nous installer d’une manière définitive dans
cette partie du Soudan. Nous ne doutons donc pas qu'ils ne s'empressent de
faire leur soumission si nous leur donnons le moindre encouragement et si
nous leur faisons comprendre que notre seul désir est de les soutenir dans
leur lutte contre le sultan de Ségou. Il serait done bon dès maintenant
d'envoyer dans cette contrée des émissaires chargés d'informer les prinei-
paux villages bambaras du Bélédougou et des pays environnants que nous
nous avançons en amis et que, dès que nous aurons obtenu satisfaction
des gens de Dio, nous serons tout disposés à nous lier à eux par des traités
d'amitié, analogues à ceux que nous avons déjà conclus avec les Malinkés.
Nous avons déjà agi dans ce sens pendant notre séjour à Nango; et, malgré
la surveillance étroite dont nous entourait Ahmadou, nous avons pu décider
plusieurs marchands sarracolets, originaires de nos escales du haut fleuve,
à se rendre auprès des chefs de Damfa, du Fadougou, du Mourdiari, pour
les inviter à envoyer, soit à Kita, soit dans tout autre de nos postes, quel-
ques-uns de leurs notables. Notre départ de Ségou nous a empêché de savoir
si ces tentatives avaient abouti: mais, si elles avaient été infruelueuses, il
faudrait les renouveler, car notre politique doit tendre, dans ces régions, à
isoler les Toucouleurs et à soutenir de notre appui moral et même matériel
les efforts des Bambaras pour se soustraire à la tyrannie de leurs conqué-
rants musulmans. Il faut remarquer d’ailleurs que nous aurons peu à faire
pour y réussir. Nous nous rappelons encore avec quelle satisfaction, à peine
contenue, les Bambaras de Nango et des autres villages de la rive droite du
Niger apprirent la nouvelle de notre installation à Kila et la prise de Gon-
banko. Is ne se gènaient nullement pour entretenir nos lirailleurs et nos
interprètes de la haine que leur inspiraient les Toucouleurs, qui les main-
tenaient dans un état intolérable de sujétion et d’oppression. Nous sommes
convaincu, pour notre part, que notre apparition seule suffira pour éloigner
d’Ahmadou les quelques populations qui lui restent encore fidèles par
force. Mais il est indispensable d'agir avec une grande circonspection, car
celte race bambara, opprimée et traquée depuis si longtemps, est très mé-
liante et le plus souvent portée à croire que l'on vient à elle en ennemis et
non en alliés désintéressés.
Au nord du Bélédougou se trouve la partie du pays de Ségou située sur
la rive gauche du Niger. Cette contrée, que le voyage de Mage en 164 nous
a fait connaître, comprend plusieurs États : le Lambalake, le Fadougou, le
Damfari, le Mourdiari. Elle estaujourd'hui en révolte ouverte contre Ahma-
dou, dont les courriers sont forcés, pour gagner Nioro, de prendre la voie
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 597
de Kita ou celle du désert par le Bakhounou. Ce dernier pays est peuplé de
rares villages soninkés et bambaras, mais il est surtout parcouru par de
nombreuses tribus peules, riches en bestiaux et qui évitent avec le plus
grand soin de se soumettre aux Toucouleurs, bien qu'un grand nombre de
leurs congénères aient été emmenés autrefois par El-Hadj sur la rive gauche
du Niger, dans les environs mêmes de Ségou-Sikoro, où nous les avons
rencontrés pendant notre séjour dans les États d’Ahmadou.
Les terriloires occupés sur la rive droite du Niger par la race bambara
sont plus riches et surtout beaucoup plus peuplés que ceux que nous avons
visilés Jusqu'ici. Nous examinerons plus loin en détail ceux qui sont actuel-
lement soumis au sultan de Ségou, et nous nous bornerons pour le moment
à donner quelques indications sur ceux qui se trouvent en dehors de l’in-
fluence toucouleure.
Nous citons en premier lieu le Ouassoulou, placé à cheval sur plusieurs
affluents du Niger, et s'étendant depuis la rivière de Milo jusqu'aux environs
de Tengrela. Au sud, il est limité par la région inexplorée du Torong et au
nord par le Dioumo, le Kéniéradougou, le Kéleyadougou et le Tiakadougou.
Le pays est assez accidenté; 1l présente des massifs montagneux peu éle-
vés, semblables à ceux du Manding et du Bélédougou. Le Milo, le Sangaron,
la Falémé, le Babilé et leurs nombreux affluents arrosent des vallées qui
sont très fertiles.
Le Ouassoulou a formé jadis un vaste État peul, mais peu à peu les con-
quérants se sont mélangés à leurs caplifs bambaras, et 1l en est résulté une
race intermédiaire connue dans le Haut-Niger sous le nom de Ouassouloun-
kés. Elle prétend toujours être d’origine peule, mais elle n’en a plus que
quelques caractères assez vagues. On peut même dire qu’elle est beaucoup
plus rapprochée des Bambaras, dont elle parle la langue el conserve les
mœurs. C’est pour cette raison que nous avons classé le Ouassoulou parmi
les contrées habitées par la race bambara.
La décadence de la race a entraîné celle du pays, qui présente aujour-
d'hui le plus grand désordre politique. Il s’est morcelé en trois parties
principales, ayant elles-mêmes fort peu de cohésion. Ce sont le Diétoulou, le
Gouana et le Linsoro. Les trois peuplades qui habitent ces contrées, bien
que de même origine et de même nationalité, se font une guerre perpétuelle,
qui ne cesse d'entretenir la misère et la barbarie dans cette région. La
population est, dit-on, très dense. Les Dioulas et les voyageurs que nous
avons interrogés prétendent qu'il existe de très gros villages, atteignant 2 et
500 habitants ; ils ajoutent que d’autres campements, plus petits, sont ré-
pandus dans tout le pays, très rapprochés les uns des autres. Cette popula-
DOS VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS
tion serait encore bien plus nombreuse sans l’état de guerre permanent qui,
en la détournant des paisibles travaux de l’agriculture, occasionne des fa-
mines épouyantables, semant partout la mort. Ces luttes inlestines ont en-
core pour résultat de multiplier les razzias de eaptifs, et l’on peut dire que
le Ouassoulou est devenu le principal pourvoyeur des marchés d'esclaves de
celle région. La certitude de vendre les prisonniers de guerre a donné au
mal existant des proportions énormes, L'unique souci des Ouassoulounkés
est de se procurer de la poudre et des fusils pour marcher les uns contre les
autres et se trainer ensuite à Kéniéra, Kankaré, ou tout autre point fré-
quenté par les Dioulas. L’esclavage est devenu dans ce malheureux pays une
chose si naturelle qu'il n’effraye personne; chacun songe qu'il pourra deve-
nir caplifun jour el ne s'en préoccupe guère. On voit ainsi les faits les plus
monstrueux, Les chefs vendent leurs sujets, les pères de famille, en temps
de disette, emmènent leurs enfants au marché, les frères enlèvent leurs
propres sœurs pour les vendre, etc., ete. Ce désordre social et politique a
pour première conséquence de conduire insensiblement à la dépopulation
du pays et de détourner les habitants du travail de leur sol et des autres
richesses.
Les productions du Ouassoulou sont celles des meilleures contrées du
Soudan. Les terrains propres à la culture pourraient occuper et nourrir une
population décuple de celle qui existe ; les chevaux, les bœufs, les moutons
el les chèvres trouvent d'excellents pâturages et se montrent encore par
nombreux troupeaux. Enfin, de riches mines d'or couvrent la contrée et
deviendraient avec la paix et le travail une source de richesse incaleulable,
si le nombre des mineurs n'était aussi restreint et si les aspirations
n'étaient pas tournées plus généralement vers la guerre et les faciles
r'aZZIaS.
La situation politique du Ouassoulou est la suivante : Adama Toumané,
guerrier renommé, commande le Diétoulou et, après un certain temps de
ouerre, à entrainé dans son alliance le chef du Linsoro, Kotié-Sori, Ces
deux chefs ont pour ennemi commun le roi du Gouana, Namakoro. Indé-
pendamment des expéditions organisées par ces trois princes africains, les
villages se font encore entre eux des guerres particulières, et enfin, pour
mettre le comble à la désolation, des bandes armées, dont l'unique moyen
d'existence est la chasse aux esclaves, parcourent le pays, vivant en dehors
des chefs et lutlant même quelquefois contre eux.
Adama Toumané habite Dialikrou, l'un des marchés les plus importants
du pays. Il'entrelient une troupe montée sur d'excellents chevaux et armée
de fusils à pierre. On le dit moins barbare que les autres chefs, Son allié,
dite Le.
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS, 599
Kotié-Sori, a également beaucoup de chevaux; mais le plus puissant, comme
nombre de guerriers, est Namakoro, qui habite Gouana. Ce dernier est le
plus sauvage des trois; ses sujets, moins riches que dans les autres con-
trées, sont toujours prêts à envahir leurs voisins.
Le Sankaran, sur lequel on ne possède que peu de renseignements, est
situé aux sources mêmes du Niger. On dit que c’est un pays assez analogue
au Ouassoulou, sauf que la population y est moins dense et la barbarie plus
grande encore. Les villages sont plus petits et sans aucun lien entre eux.
Depuis deux ans environ, le Sankaran est dévasté par Samory, chef du Mo-
rébélédougou, qui cherche à le soumettre et qui se fait payer tribut par les
villages les plus rapprochés de ses États. Le Sankaran, comme le Ouas-
soulou, se voit arracher bon nombre de ses habitants, emmenés en esela-
vage; le marché de Kankan est le lieu ordinaire de vente de ces mal-
heureux.
Le Morébélédougou, contrée peu étendue et peu connue naguère, est le
berceau du fameux Samorv, qui remplit le Soudan occidental du bruit de
ses exploits et de ses brigandages. II est situé entre le Tinkisso et le Niger,
près des routes qui conduisent des fleuves de l'Atlantique au bassin du
Haut-Niger. Ainsi que son nom l'indique’, le sol est montagneux ou tout
au moins accidenté. Sa position, sur les pentes de la chaîne de hauteurs
séparant le Niger des bassins des Scarcies et de la Rokelle, explique très bien
l'existence de ces caractères topographiques.
Samory?, qui vient de se faire un si grand renom, n’est pas un chef de
naissance illustre. Son père commandait, paraît-il, un seul village, Dou-
gourou, et était un paisible Soninké de religion musulmane, plus adonné
au commerce et à l’agriculture qu'à la guerre. Samory, intelligent et
ardent, s’est peu à peu constitué chef de bande et a commencé, jeune en-
core, à exéculer d’audacieuses razzias autour du domaine paternel. Bien que
musulman, la religion n’entrait pour rien dans le but ambitieux qu'il pour-
suivait. Son désir était de s'enrichir et de devenir puissant, et non de faire
une propagande quelconque. On dit de lui qu'il s’est fait Malinké pour
exprimer qu'il a cessé d’être marchand pour devenir guerrier. Son entou-
rage est composé de jeunes gens bien armés, montés sur d'excellents
chevaux et habitués au succès. Après chaque hivernage, il se met à la
tête de cette troupe, fond sur les contrées voisines et y fait ample moisson
de captifs et de bétail. C’est ainsi qu'il a ruiné successivement le Baleya, le
1. Bélé veut dire « pierres » en bambara,
9, On se rappelle que ce guerrier s'était avancé l'année dernière non loin de notre poste de Kita,
qu'il se vantait de pouvoir enlever {rès aisément,
600 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
Dioumo, le Belimena, l’Amana et le pays de Kankan. Il se fait même
payer tribut par ce célèbre marché. Son ancien village, Dougourou, autre-
fois assez pauvre, regorge de butin.
Ces longues excursions dévastatrices n'ont pas été accomplies par
Samory seul. Le chef de Dinguiray, Aguibou, n'aurait peut-être pas souffert
que d'aussi fructueuses razzias fussent faites à deux ou trois journées de sa
forteresse, sans y prendre part. Aussi Toucouleurs et Malinkés ont-ils agi de
concert contre les Bambaras. Mais cette alliance ne pouvait être que passa-
vère, et lorsque le moment de partager les dépouilles est venu, les alliés de
la veille sont devenus ennemis mortels. Les bandes bien armées et belli-
queuses de Samory sont dangereuses pour le frère d'Ahmadou, bien plus
faible, malgré sa valeur personnelle, que son rival, et Dinguiray serait dans
une situation critique sans l'intervention d’un nouveau chef de pillards,
nommé Mori-Birahim, qui est déjà entré en lutte avee Samory.
Mori-Birahim est Malinké. C’est un ancien compagnon du chef du Moré-
bélédougou, qui a su se créer une réputation à part. Pendant que ce der-
nier opérait avec les Toucouleurs sur le Tinkisso et le Niger, Mori s'enfon-
çait dans le Sankaran avec d'autres guerriers mécontents et s'y enrichis-
sait. Aujourd'hui il habite Molokoro et attire à lui bon nombre des anciens
fidèles de Samory, hostiles à la religion musulmane. On prétend qu'il est
aussi fort que son adversaire et balance son influence.
Les dévastations commises par ces deux célèbres chefs de bande sont
navrantes, et il est heureux pour la vallée du Niger qu'ils en soient réduits
à se dévorer entre eux, car on ne peut prévoir où ils se seraient arrêlés
dans leur œuvre de barbare destruction.
Le Morébélédougou est traversé sans trop de crainte par les Dioulas, qui
ont pu y faire, ces temps derniers, des achats nombreux et fort rémunéra-
teurs de captifs, que la guerre leur livrait à vil prix.
Le Batédougou occupe les rives du Milo et a pour village principal le
célèbre marché de Kankan, déjà visité et décrit par René Caillié. La popu-
lation est composée de Bambaras et de Soninkés ; mais ces derniers, sans
être les plus nombreux, sont les plus riches, les plus influents et commandent
le pays. On comple sur ce territoire huit grands villages, d’une population
totale d'environ 6000 habitants, dans lesquels Kankan entre pour plus de
2000, Ce marché, situé sur la rive gauche du Milo, gros affluent du Niger,
ayant plus de 100 mètres de largeur, est l’un des plus connus de ces
régions. Les captifs affluent du Ouassoulou, du Sankaran et des contrées
ravagées par Samory. Ce chef a respecté ce village, peuplé de marchands de
sa race, et se borne à lui demander un tribut.
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 601
Kankan, situé derrière la colonie anglaise de Sierra-Leone, est, dit-on,
visité fréquemment par les traitants des négociants anglais, et bon nombre
de ses habitants vont voyager dans les escales des rivières britanniques.
Le Belimona fait suite au Batédougou et ne présente rien de particulier,
sinon qu’il est un peu à la discrétion de ses puissants voisins du Ouassoulou
et du Morébélédougou, qui ne manquent pas d'aller de temps en temps y
exécuter leurs déprédations. La population est Bambara, mais les Soninkés
y ont néanmoins beaucoup d'influence.
L’Amana et le Baleya sont voisins et ont subi à peu près les mêmes des-
tinées. Les habitants sont Bambaras et Malinkés avec quelques villages
Soninkés comme Sanankoro. Il y a quelques années encore, ces contrées
étaient peuplées et enrichies par le commerce et l’agriculture. Les routes
reliant Sierra-Leone, la Mellacorée, Timbo et le Haut-Niger passaient par
leurs villages, et les Dioulas y faisaient de nombreux échanges. Samory a
semé la ruine partout et dispersé les habitants. Le Baleya a particulièrement
souffert ; on dit qu'il n’y reste plus rien. L’Amana à conservé sa capitale,
Amana et quelques autres villages, parmi lesquels Sanankoro. Les Dioulas
continuent à traverser ce pays désolé, mais ils ont de la peine à trouver des
lieux d'étape.
Le Djoliba et le Dioumo sont situés près des confluents du Milo et du
Tinkisso avec le Niger. Ils renferment une grande proportion de Soninkés.
Les grands villages de Tiguibiri, Djoliba et Damoussa sont exclusivement
Soninkés. Le reste de la population est mélangé de Malinkés et de Bam-
baras, ces derniers en minorité. Samory est encore venu porter la ruine
dans ces deux pays, mais il a respecté les points principaux, tels que Tigui-
biri et Damoussa, situés dans de bonnes positions commerciales et peuplés
des gens de sa nation. La région est, paraît-il, très fertile, et la présence de
grands cours d’eau comme le Tinkisso, le Niger et le Milo lui promet pour
l'avenir une meilleure destinée. Les Soninkés, sans commander ces terri-
loires, qui ne sont que des fédérations de villages, dépourvus de chefs
uniques, reconnus de tous, ont presque toute l'influence. Leurs villages sont
grands; on donne à Tiguibiri 1000 habitants, à Damoussa plus de 2000.
Les routes qui vont de Dinguiray et du Bouré vers Ségou, le Ouassoulou
et Tengréla passent par le Dioumo.
Le Kéniéradougou fait suite au Dioumo sur la rive droite du Niger. Son
territoire n’est pas très étendu et comprend à peine quatre ou cinq villages
principaux. La capitale est Kémiéra, l’un des marchés d'esclaves les plus
importants de tout le Haut-Niger. La population comprend surtout des
Malinkés, provenant du Manding. Sa principale occupation est la guerre,
602 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS,
À chaque saison sèche, les jeunes guerriers vont dans le Ouassoulou et les
autres pays voisins se livrer à des razzias de caplifs, qui sont ensuite
entassés dans les tatas de Kéniéra.
Ce marché est, avons-nous dit, l’un des plus importants au point de vue
du trafic des esclaves ; il est aussi connu pour ce commerce que l'est Dia-
likrou pour les transactions de l'or. Les Dioulas que nous interrogions
nous affirmaient qu'il y avait en permanence à Kémiéra un très gros appro-
visionnement d'esclaves à vendre. Dans les moments de guerre, le nombre
en augmente encore, Aussi la chair humaine y est-elle à un prix plus bas
que partout ailleurs, et l'on peut avoir dans les périodes d’abondance jusqu'à
deux captifs pour une barre de sel (environ 15 kilogrammes). Samory,
après avoir détruit le Baleya, l'Amana et le Dioumo, est venu porter ses
coups dans le Kéniéradougou, où, malgré la résistance des habitants, il est
parvenu à prendre pied et à se faire payer de grosses rançons. Aux dernières
nouvelles du Haut-Niger (décembre 1882), c'était dans celte contrée qu’il
s'était établi, après l'incursion faite dans la vallée du Bakhoy jusqu'à
Niagassola.
Le Kéleyadougou, situé au nord-est du précédent, appartient à des Ma-
linkés batailleurs et cultivateurs. Les récoltes terminées, on s'arme pour
aller chercher « à gagner quelque chose », nous disait un jeune homme
de ce pays. Kankaré, marché très connu de cette contrée, a une nom-
breuse population, qui s'est constitué une existence à part. Elle s’oceupe
surtout de vendre des captifs et de l'or.
Le Tiakadougou comprend de nombreux et populeux villages bambaras ;
sur sa limite occidentale il existe quelques rares Malinkés. Le chef-lieu
est Tenelou, marché important, visité par les caravanes qui vont de Kégou
au Bouré et à Kémiéra. Ilexiste bien un chef du Tiakadougou, mais il n’est
pas obéi de lout le pays, qui forme plutôt une sorte de confédération. La
chute de ce petit État est prochaine, Déjà les colonnes d'Ahmadou ont
commencé à l’attaquer par le nord, emmenant en esclavage la population
de plusieurs villages. Ces incursions se renouvellent et se renouvelleront
tous les ans, et peu à peu le Tiakadougou sera englobé dans les États du
sultan toucouleur, qui semble désirer atteindre le Ouassoulou, la terre
classique des captifs.
Le Banandougou, grand territoire situé au nord du précédent, est déjà
soumis en partie aux Toucouleurs, qui, pendant la saison sèche, vont s'y
approvisionner de captifs. On sait que les razzias forment l'unique moyen
d'existence des Talibés d’'Ahmadou. La forteresse de Tadiana tient en res-
pect les villages conquis, qui, sans la présence de la garnison toucouleure
PT re
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 605
de cette place, se soulèveraient à chaque hivernage, comme le font les
habitants du Bélédougou. Les Bambaras du Banandougou commencent à
comprendre le sort qui les attend, et leur résistance s’en affaiblit. Pendant
que nous étions à Nango, une première colonne de Talibés a parcouru le
pays dans tous les sens, a brûlé trois villages et a échoué devant un qua-
trième, qui à eu assez d'énergie pour résister à ses agresseurs. Mais à
peine la colonne était-elle rendue à Ségou qu'une nouvelle troupe, com-
posée de Sofas, prenait à son tour la route du Banandougou; le village
effrayé s’enfuyait, abandonnant une centaine de caplifs.
Rien n’égale l'horreur des scènes de carnage ct de désolation auxquelles
donne lieu cette guerre incessante dans ces régions renommées par leur
fertilité peu commune et leur richesse en produits métallurgiques. Les
villages sont incendiés, les vieillards des deux sexes mis à mort, tandis
que les jeunes gens sont trainés en captivité et partagés ensuite entre les
vainqueurs.
Il ne nous a été guère possible, pendant notre séjour sur les bords du Niger,
de prendre des renseignements sur les territoires bambaras, tels que le
Baninko, le Miniankala, le Bendougou, le Ganadougou, etc., situés sur la
rive droite du Mahel Balével. Ahmadou a sévèrement interdit toute com-
municalion avec ces contrées, qui se refusent à reconnaitre son autorité.
Elles sont, au dire des indigènes de Ségou que nous avons interrogés à ce
sujet, habitées par des populations barbares, dont quelques-unes étaient
même accusées d’anthropophagie en temps de guerre. Cependant on nous
a affirmé également qu'elles laissaient passer tranquillement les caravanes
de Sarracolets se rendant des marchés du Macina vers Tangrela et les ri-
vières de l'Atlantique. Il serait utile d'envoyer une mission française pour
étudier ces contrées, sur lesquelles plane l'ignorance la plus complète. Cette
mission, partant de Kita, suivrait à très peu près l'ilinéraire de René
Caillié et essayerait de se mettre en relations avec le Macina, que les mé-
fiances de l’ombrageux sullan toucouleur mettent en dehors de la sphère
de nos informations. Elle effectuerait son retour par les territoires bam-
baras du Bakhounou et du Kaarta.
On voit en résumé que la race bambara a joué et joue même encore un
rôle très important dans la partie du Soudan occidental, que nous voulons
faire traverser par la grande voie commerciale projetée. Ce peuple esL in-
dustrieux, très sobre et très économe. Le général Faidherbe les appelle les
Auvergnats de la Sénégambie. De plus, leur répugnance à se soumettre
aux lois de l'Islam et leur haine contre les successeurs d'El-Hadj Oumar
doivent nous les faire considérer comme nos alliés naturels dans notre
604 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
entreprise vers le Niger et le Soudan central, C'est à eux que nous devons
laisser le soin d'achever la ruine de la puissance toucouleure, à laquelle
nous substituerons peu à peu notre propre influence. 1 faut que les Bambaras
du Bélédougou, de Bammako et de tous les autres pays habités par la même
race nous voient venir sans crainte el en protecteurs. Dans ce but, nous ne
devons cesser de profiter de toutes les occasions pour les assurer de notre
amitié et les encourager en sous-main dans leur révolte contre les Toucou-
leurs. Nous pouvons espérer ainsi, lorsque nous arriverons au Niger,
trouver des populations qui nous accueilleront comme des alliés et des
protecteurs.
CHAPITRE XXX
Notions sur l'empire d'Ahmadou. — Décadence de cet empire. — Examen des différentes parties de
: l'empire, — Le pays de Ségou et le Guéniékalari. — Les Talibés et les Sofas. — Nioko et Kon-
niakary. — Divisions intestines d'Ahmadou et de ses frères. — Aguibou et Dinguiray. — Mour-
goula et la vallée du Bakhoy. — Intelligences d’Ahmadou avec les Toucouleurs du Fouta. —
Progrès de l'islamisme. — Ses dangers.
L'empire d’Ahmadou n’est plus formé aujourd’hui que des débris des
vastes conquêtes du prophète El-Hadj Oumar, et l’on y chercherait vaine-
ment cette unité politique et territoriale que ce nègre de génie avait su un
moment réaliser par son prestige religieux et son habileté à entraîner à sa
suite les nombreuses populations électrisées par sa parole prophétique ct
attirées autour de lui par l’appât d’un butin considérable. On peut dire
qu'il fut un temps, assez court il est vrai, où l'empire d'El-Hadj dépassait
de beaucoup les limites qu'on lui assignait généralement, c’est-à-dire le
désert, la Falémé et le Niger. Un système de places fortes, construites dans
des emplacements bien choisis et occupées par une forte garnison toucou-
leure, maintenait sous le joug cette immense étendue de pays, dont les habi-
lants, heureusement divisés entre eux, tremblaient toujours au souvenir
du passage du prophète, signalé par une destruction à peu près complète
des lieux qu'il traversait. À sa mort, la terreur qu'il avait partout inspirée,
ainsi que le nombre relativement considérable de soldats qu'il avait laissés
bien organisés et bien fortiliés au centre des contrées conquises, avaient
suffi quelque temps pour maintenir dans son intégrité l'empire qu'il avait
fondé. Mais peu à peu la révolte s'était mise parmi ces anciens sujets bam-
baras et malinkés. Elle avait pris naissance tout d’abord aux points les plus
éloignés des centres fortifiés, puis s'était étendue insensiblement, de
manière à isoler de plus en plus, au fur et à mesure qu'elle faisait des pro-
orès, les places créées par le prophète conquérant et qui se virent ainsi sépa-
ées les unes des autres par des espaces dangereux, dont l'étendue augmen-
tait de jour en jour. En même temps, les défenseurs eux-mêmes de ces
606 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
forteresses, chargés primitivement de battre sans cesse la contrée et com-
muniquant journellement avec leurs coreligionnaires toucouleurs des places
voisines, se renfermèrent à leur tour dans l'enceinte de leurs tatas, s’y
créèrent de nouvelles familles en choisissant des femmes parmi leurs
sujets et rompirent peu à peu les liens qui les unissaient entre eux et qui
en avaient fait ces farouches Talibés, toujours en lutte contre les Kéfirs et
combattant avec ensemble et fanatisme pour la sainte cause de l'Islam.
Aujourd’hui, l’armée d'El-Hadj n'existe plus, et ses membres, dispersés dans
toutes les parties de l'empire, où ils se constituent de petits noyaux indé-
pendants les uns des autres et ayant rompu toutes relations entre eux, se
soucient fort peu d'assurer la garde des territoires qui leur avaient été con-
fiés. Ils reculent devant le flot des révoltés qui les envahit chaque jour, et,
loin de songer à faire de nouvelles conquêtes, ils ne pensent le plus sou-
vent qu'à se sauver eux-mêmes, se bornant à défendre les murailles de leurs
tatas et les terrains immédiatement environnants. C’est ainsi que le chef de
Koundian', ce Diango qui a reçu Mage avec tant de hauteur en 1865, vient
d'abandonner avec toute sa famille la place dont El-Hadj lui avait confié
la garde. Il s'est retiré à Ségou, et nul doute que son exemple ne soit suivi
prochainement par un grand nombre de ses congénères, surtout si nous
continuons à nous avancer vers le Niger, substituant peu à peu notre in-
fluence civilisatrice à la domination oppressive et inintelligente d’Ahma-
dou et de ses frères.
En somme, l'empire d'Ahmadou n’est plus aujourd’hui que le squelette
des anciennes et vastes conquêtes d'El-Hadj. Il ne comprend plus que quel-
ques territoires isolés les uns des autres et réunis autour des places fortes,
que nos armes ou la révolte des tributaires d'autrefois ont encore laissées
debout. L'examen successif de ces divers tronçons, au nombre de quatre
principaux, nous permettra d'apprécier la situation actuelle de cet
immense édifice, qui chancelle de tous côtés et dont la main débile des fils
du prophète ne pourra empêcher la ruine prochaine.
En première ligne viennent les possessions toucouleures de la rive droite
du Niger. Elles s'étendent sans discontinuité, entre ce fleuve et son affluent
le Mahel Balével et même un peu au delà de ce cours d’eau, depuis San-
sandig, important marché sarracolet indépendant, jusqu'à hauteur de Kan-
gaba, centre de population malinkée, qui, depuis longtemps, refuse tout
tribut à Ségou où à Dinguiray. Ces territoires, formés par la vallée du
Niger, comprennent le Guéniékalari qui s’arrète devant Boghé et le pays
de Ségou proprement dit.
1. Au sud de Bafoulabé:
Li
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 607
Le Guéniékalari formait, avant l’arrivée des Toucouleurs, un État bam-
bara dépendant depuis longtemps des rois de Ségou. Le chef du pays habi-
tait à Koumaréla, village de la rive droite du Mahel Balével. Cette contrée
est peuplée d'une triple ligne de villages bambaras, que la place de
Tadiana maintient dans un état d'obéissance assez précaire. C'est par cette
province que se dirigent les nombreuses colonnes toucouleures qui, chaque
année, vont effectuer des razzias dans le sud vers le Banandougou et le
Ouassoulou, Comme nous l'avons déjà fait remarquer, ce dernier pays,
renommé pour sa richesse en or, grains, chevaux el surtout captifs, semble
êlre devenu depuis quelque temps un objectif que voudrait bien atteindre
Ahmadou. Il le rapprocherait de ses dépendances de Dinguiray et lui per-
mettrait de prendre pied au milieu de ces régions, où presque toutes les
caravanes de Sarracolels vont s'approvisionner de caplüifs, qu'ils vendent
ensuite avec un bénéfice énorme dans les différentes parties du Soudan occi-
dental. Mais là il se heurtera sans doute au fameux Samory, toujours en
guerre, ainsi que nous l'avons dit plus haut, avec les faibles et malheu-
reuses peuplades des régions environnantes, el dont la mission semble être
d’approvisionner les marchés voisins de chair humaine. Le prix moyen
d’une de ces misérables créatures est d’un fusil à pierre, d'une valeur
assurément inférieure à 15 franes en Europe. Il est à souhaiter que notre
établissement dans ces contrées, au débouché de la vallée du Bakhoy, fasse
cesser au plus vite ce honteux trafic, que remplacera avantageusement une
intelligente mise en œuvre des richesses métallurgiques, et notamment de
l'or et du fer, qu’elles renferment en abondance.
Ahmadou a laissé partout dans le Guéniékalari les anciens chefs bam-
baras; seulement, dans un certain nombre de villages, il a placé à côté
d'eux des percepteurs, dépendant d’un chef particulier, résidant à Ségou.
Les impôts payés par les habitants comprennent : 1° le diakha ou dixième
des récoltes ; 2° unc sorte de cote personnelle d'un moule’ de mil par tête:
9° un certain nombre de cauris?, variant suivant le nombre d'habitants, en
général 100 par tête; 4° les frais de logement et de nourriture des guerriers
ou gens d’'Ahmadou s’arrêtant dans le village. Les hommes ont droit à deux
repas par jour, les chevaux à un moule de mil par tête et par jour. Ce der-
nier impôt est le plus vexatoire de tous et celui qui est le plus à charge aux
Bambaras; aussi font-ils tout ce qu'ils peuvent pour s’y soustraire. Ainsi,
lorsque Seïdou Diéylia, le ministre du sultan, vint me voir à Nango avec plu-
sieurs des principaux chefs de Ségou, les habitants, craignant les exactions
1. Le moule vaut environ 2 litres.
2. Monnaie du pays (voir plus loin).
GUS VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
de la nombreuse suite qu'ils amenaient avec eux, s'étaient empressés de
cacher toutes leurs ressources, grains, poulets, chèvres, etc. Un campe-
ment de Peuls, qui se trouvait installé aux environs du village, se hâla de
déguerpir avee ses troupeaux. Preuve irréeusable de la haine existant entre
les conquérants toucouleurs et leurs sujets! Indice certain de la fragilité
de l'édifice élevé par ET Hadj!
Les chefs de village reçoivent l'impôt et le remettent au percepteur,
qui l'adresse à son chef de Kégou; celui-ci le remet directement au
sultan. En dehors de ces fonctions, ces chefs bambaras n’ont aucune
autorité.
Le pays de Ségou comprend la capitale de l'empire, Ségou-Sikoro, et la
contrée avoisinante, peuplée de villages bambaras, toucouleurs ou sarra-
colets et parcourue par un grand nombre de tribus peules nomades,
mailresses d'importants troupeaux de bœufs. La population, surtout si on la
compare à celle des contrées situées entre Bafoulabé et le Haut-Niger, y est
très dense. Certains villages, comme Boghé, Dougassou, Koghé et Ségou-
Sikoro lui-même, sont le siège de grands marchés hebdomadaires.
Les Toucouleurs et les Sarracolets, établis à demeure fixe dans le pays de
Ségou, forment la population privilégiée. Ce sont les Talibés, les anciens
conquérants. Ils sont exempts de tout impôt, et leur seule fonction consiste
à aller en expédition.
Tous ces Talibés sont armés d’un fusil à deux coups, généralement de
provenance française. Leurs chevaux, sans être d'aussi haute taille que nos
chevaux algériens, sont cependant supérieurs à ceux que l’on rencontre dans
le bassin du Sénégal et notamment dans le Cayor. Ces Talibés présentent
donc une supériorité d'armement et d'équipement incontestable sur leurs
ennemis bambaras. Ils ont l'air brave et orgueilleux et affectent une liberté
d'allures qui contraste avec l’atlitude servile des Sofas, qu'ils couvrent de
tout leur mépris. Ce fait s'explique aisément par l’origine de ces Toucou-
leurs, anciens soldats d'El-Hadÿ ou fils de ces derniers, ayant fait longtemps
la guerre et ayant obtenu le plus souvent la victoire. Aujourd’hui ils sont
à peu près délaissés par Ahmadou, qui, voyant sans doute leur nombre di-
minuer de plus en plus, sent le besoin de s'appuyer sur les Bambaras, for-
mant la population conquise; actuellement, ses principaux conseillers
apparliennent à celte race et sont d'anciens captifs de son père. Les Talibés
sont écartés de presque toutes les fonctions publiques. Le sultan les laisse
dans la misère. Aussi ces anciens guerriers du prophète, ayant fait toutes
les guerres de religion et contribué au rassemblement des immenses ri-
chesses contenues, paraît-il, dans les magasins d’Ahmadou, se plaignent-ils
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 609
d’être ainsi traités, d'autant plus qu'ils trouvent que leur chef actuel est
loin de se conformer aux règles strictes du Coran.
Ahmadou n’a guère autour de lui plus de 2000 à 6000 Talibés. Ceux-e1
proviennent du Foula Sénégalais, compris, sur la rive gauche du Sénégal,
entre Bakel et Dagana. Ils se fondent d’ailleurs de plus en plus et ne se
renouvellent pas, en raison de l’aversion qu'inspire partout l'autorité du
sultan. Bien plus, beaucoup d’entre eux regagneraient leur pays d'origine,
s'ils étaient libres de franchir le Niger et si leur chef n'avait pris des
mesures pour les empêcher de quitter Ségou.
Les Talibés combattent généralement comme cavaliers. Ils sont organisés
en trois compagnies, non compris le diomfoutou ou garde du sultan. Ils
constituent le noyau le plus sérieux des armées toucouleures et ont une répu-
tation de bravoure très grande dans le Soudan occidental ; les Bambaras et
Malinkés ne tiennent jamais contre eux en rase campagne. [ls professent le
plus grand fanatisme pour leur religion, au moins en apparence, car, en
réalité, 1ls sont très dissolus dans leurs actes et dans leurs mœurs.
Ahmadou est, à son grand regret, forcé de compter avec eux, et on les à
vus souvent se refuser à obéir aux ordres de leur souverain. Ainsi, pendant
notre séjour à Nango, ils n'ont pas voulu marcher contre le Bélédougou,
dont la révolte cependant ferme depuis plus d’un an la route du Kaarta el
de Nioro. Ils voudraient contraindre le sultan à leur abandonner une jEL, tie
des richesses qu'il tient renfermées dans ses magasins.
Après les Talibés viennent les Sofas. Ce sont les sujets bambaras qui se
sont soumis au régime toucouleur et concourent aux expéditions militaires.
En général, ils forment les troupes de pied. Ils sont en tout dépendants des
Talibés, bien qu'on cite plusieurs exemples de Sofas ayant gagné la con-
fiance de leurs maitres et obtenu ainsi des commandements importants :
tel est aujourd’hui l’almamy de Mourgoula.
En somme, l'autorité d’Ahmadou s'étend, sur la rive droite du Niger, sur
un ensemble d'environ 200 villages, avec une population de 100 000 habi-
tants au maximun. L'influence des Toucouleurs diminue d’alleurs au fur et
à mesure que l’on s'éloigne de Ségou, et l’on peut même avouer que le fils
d'El-Hadj ne commande bien, à proprement parler, que sa capitale et les
territoires immédiatement avoisinants. On trouve au surplus un indice de
la faiblesse de ce chef dans ce fait qu'il n'a pu encore soumettre le marché
voisin de Sansandig, peuplé de Soninkés et qui lui coupe toute communica-
tion avec Tombouctou et le Niger moyen.
Nous ajouterons encore que l’armée de Ségou, inférieure assurément à
une douzaine de mille hommes, ne présente aucune organisation sérieuse
39
010 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
et que le manque d'unité et d'action que l'on y rencontre la rend tout à
fait incapable de se mesurer avec une colonne française ordinaire, bien
dirigée, munie d'artillerie et armée de fusils à tir rapide.
Le deuxième groupe de l'empire toucouleur est formé des dépendances
de l’ouest, groupées autour des places fortes de Nioro, Konniakary et Diala,
celle-ci bien moins importante que les deux autres. Dans ces trois contrées
dominent trois frères d'Ahmadou, représentants de son autorité. Mais
Mountaga et Bassirou, chefs de Nioro et Konniakary, tendent sans cesse à
s'isoler de leur maître de Ségou, avec lequel ils ne conservent presque plus
de relations de sujétion et d'obéissance. C'est ainsi qu'ils ne répondent
jamais à l'appel d'Ahmadou, craignant quelque trahison semblable à celle
qui a déjà livré l'un de leurs frères, Moctar, à l’astucieux et cruel despote
toucouleur. Le sultan de Ségou n'aime pas les moyens francs ; sa politique
consiste à tergiverser sans cesse, à patienter, à bouder, jusqu’à ce qu'il se
présente une occasion favorable pour se débarrasser de ceux qui le gènent.
Il a déjà agi de cette manière avec deux de ses frères, dont l’un a été déca-
pité et dont l’autre est retenu aux fers dans le tata d'Ahmadou. Bassirou,
Mountaga et Aguibou, le chef de Dinguiray, savent trop bien le sort qui
les attend, s'ils se rendaient seuls et sans défense auprès de leur parent.
Leurs tendances séparatistes sont du reste favorisées par l’état de révolte
continuelle dans lequel se trouve la région du Bélédougou et du Fadougou,
contre lesquels ils se gardent bien d'agir de concert avee l’armée d’Ahma-
dou, car ils voient dans cet obstacle, jeté ainsi entre eux et Ségou, une
condition de sécurité pour eux-mêmes. Pendant ce temps, la révolte
s'élend de plus en plus, et le moment n'est pas loin, si les Toucouleurs
ne font pas enfin acte de vigueur, où ces territoires seront définitivement
perdus pour les musulmans.
Nioro et Konniakary sont d’ailleurs très importants par le grand nombre
des Talibés qui y habitent, Nioro particulièrement est peuplé de plusieurs
milliers de ces émigrés du Fouta qui semblent, contrairement à ce qui se
passe pour Négou, préférer le séjour de cette ville aux bords du Sénégal et
surtout aux bords du Niger. C'est le foyer des troubles que fomentent ces
fanatiques musulmans dans les États nègres de notre colonie sénégam-
bienne, et notamment dans la partie du Fouta qui s'étend entre nos postes
de Matam et de Saldé. Il est essentiel, d’après nous, d’enrayer au plus vite
les dispositions hostiles de ces petits États, car aucune sécurité ne pourra
exister pour notre commerce tant que l’on n'aura pas réduit les chefs tou-
couleurs, tels que le fameux Abdoul Boubakar dominant dans le Bosséa,
qui reçoivent leur mot d'ordre de Nioro et même de Ségou, Que l’on se
D PR ET
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 611
rappelle que, dans le courant de l’année 1881, la colonne destinée à opérer
vers Kila s’est trouvée coupée pendant plusieurs mois de Podor et de Saint-
Louis. Le convoi de chalands qui devait la ravitailler à été arrèté à Saldé
pendañt deux mois, alors que nos soldats se trouvaient dans le haut fleuve
à court de vivres et de ressources de toute espèce.
Les Toucouleurs de Ségou, de Nioro et de Konniakary sont, comme on le
sait, issus du Kouta. Ils ont conservé d'étroites relations d'amitié et de
parenté avec leurs congénères du Bosséa, de l'Irlabé, du Toro et du Dampga.
Abdoul Boubakar ne cesse d'envoyer ses émissaires à Négou. Ce sont eux
qui nous avaient précédés dans la capitale d'Ahmadou et qui avaient con-
seillé à ce chef de nous interdire l’aceès de ses États, à tel point que, si
nous n'avions pas pris la route du Bélédougou, nous n’aurions jamais pu
pénétrer jusqu'au Niger, où nous aurait devancés sans doule une mission
étrangère. En février 1881, alors que nous nous disposions à quitter Nango,
arrivèrent à Ségou plusieurs chefs toucouleurs, envoyés par les gens du
Fouta et chargés d'informer le sultan qu'ils allaient faire la guerre aux
Français pour nous empêcher de construire une ligne télégraphique dans
leur pays. On se rappelle d’ailleurs qu'une colonne française dut opérer
dans le Fouta pendant les mois de mars et d'avril 1881 et qu'aujourd'hui
encore le télégraphe qui a été poussé de Saint-Louis jusqu'à Kita, avec faci-
lité et rapidité, est interrompu par une coupure d’une centaine de kilo-
mètres au plus entre Saldé et Matam. Il est donc bien démontré que nous
rencontrerons loujours des sentiments d’une vive hostilité chez les Toucou-
leurs du Sénégal, tant que nous ne leur aurons pas infligé une leçon exem-
plaire.
Les luttes que nous avons soutenues jusqu'ici contre Abdoul Boubakar
et ses partisans révèlent chez ces populations musulmanes un sentiment d'in-
dépendance politique et de fanatisme religieux avec lequel il nous faut sé-
rieusement compter. On a vu comment ces tribus aux noms, aux intérêts si
divers, ont pu, sous la main d’un prophète leur parlant au nom du ciel,
comme El-Hadj Oumar, devenir, par leur union momentanée, le pouvoir
prépondérant de cette partie de l'Afrique. Les tradilions qui se rattachent au
nom du prophète Oumar et des autres hommes de sa race qui ont fondé les
empiresmusulmans du Soudan occidental, aussi bien que l’histoire des trente
dernières années de notre colonie, montrent que ce fanatisme religieux
peut causer les révolutions les plus subites et les plus fatales aux progrès
de la civilisation européenne. Les événements tout récents encore de
l’Alvérie et de la Tunisie doivent nous ouvrir les yeux sur les troubles
politiques qui pourraient survenir dans les immenses territoires qui s’éten-
612 VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS.
dent du Sénégal au Niger et que nous voulons, avec raison, placer sous
notre influence.
Ce qu'il importe d'éviter, c’est de voir se créer, entre le sultan de Ségou et
ceux qu'il considère comme ses sujets du Foula, une entente éminemment
préjudiciable au succès de nos entreprises. Les deux parties ne négligent
rien pour arriver à cel accord, dirigé surtout contre notre domination en
Sénégambie. Ahmadou ne nous a pas caché qu'en cas de guerre avec nous 1l
comptait absolument sur ses coreligionnaires du Fouta, et, à l'appui de son
dire, il nous montrait les lettres que lui avaient adressées les notables de
ce pays.
Nous pensons donc que le nœud de la question musulmane au Sénégal se
trouve dans le Fouta, et nous estimons que la seule politique possible avec
les Toucouleurs de cette région est la politique de division et de démembre-
ment conseillée par le gouverneur Bouet-Willaumez et mise en pratique par
ses successeurs, MM. Faidherbe, Jauréguiberry et Brière de l'Isle. Jamais
nous ne pourrons compler sur l'alliance de celte race fanatisée par l'isla-
misme, divisée en plusieurs tribus hostiles l’une à l’autre, sans respeel
pour le lien fédératif qui les place sous l'autorité religieuse et politique de
l'almamy, mais qui n'accepterait jamais franchement notre domination.
Les pays malinkés et bambaras se rangeront aisément sous notre influence,
mais il n’en sera pas de même des territoires toucouleurs. Les événements
de chaque jour justifient la vérité de cette assertion aux yeux de tous. Un
fait significalif l'établit d’ailleurs d’une manière incontestable : c’est l’aban-
don, par les populations du Fouta, du grand bras du Sénégal qui entoure l'ile
à Mortil. La plupart des habitants se sont transportés sur les bords du marigot
de Doué, bien moins accessible à nos avisos à vapeur. Ils se sont établis sur
la ligne de hautes collines qui s'étend à cinq ou six lieues en moyenne
du marigot, que l’inondation n'atteint jamais et qui constitue la route que
suivra, dans un avenir plus ou moins lointain, notre grande voie commer-
ciale française, qui unira le centre du Soudan à la côte de l’Atlantique. C'est
là que se trouvent les grands centres toucouleurs; c’est là qu’il nous fau-
drait établir une ligne de postes analogues à ceux de Saldé et Matæm. Ils s'y
trouveraient d’ailleurs, au point de vue de la salubrité, dans de bien meil-
leures conditions que les précédents.
Déjà le gouverneur Faidherbe avait délaché de la confédération du Fouta
le Dimar, le Toro et le Damga. 11 y a peu de temps encore, le traité d’oc-
tobre 1877, conclu par M. Brière de l'Isle, continuait ce morcellement, in-
dispensable à notre sécurité en Sénégambie ; le Lao et l'Irlabé se plaçaient sous
notre protectorat et séparaient leur cause de celle d’Abdoul Boubakar. En
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 615
avril 1881, ce dernier était fugitif; le combat de N'Dirboyon, si meurtrier
pour nos spahis, avait convaineu les Toucouleurs de la supériorité de notre
armement et de nos soldats. Les défections devenaient nombreuses autour
du chef du Bosséa, et nul doute que ce dernier n’eût été forcé de capituler
ou d'émigrer, si nos démarches n'étaient venues lui prouver que la lutte
nous était à charge et que nous avions hâte d’en finir. Dans les relations
avec les indigènes de la Sénégambie, il faut se garder tout aussi bien d’une
sévérité outrée que d’une faiblesse exagérée. Il y a entre les deux un juste
milieu à observer, ainsi qu'il résulte clairement de la ligne politique inau-
gurée par le général Faidherbe et suivie par ses successeurs, les gouverneurs
Pinet-Laprade et Brière de l'Isle.
Abdoul Boubakar est redevenu aujourd’hui plus puissant que jamais. Ses
anciens ennemis, voyant qu'ils ne pouvaient compler sur notre appui, se
sont rapprochés de lui, heureux d'obtenir ainsi leur pardon pour l'avoir un
moment abandonné. Nous pensons done que si l’on ne met promptementun
frein aux fantaisies ambitieuses de ce perturbateur, nous serons ramenés à
trente années en arrière, alors que nos chalands du commerce ne pouvaient
remonter le Sénégal qu’à l’époque des hautes eaux et sous l’escorte des
avisos de l'État.
Nous nous sommes étendu sur celte question musulmane en Sénégambie
parce qu’elle y joue un rôle important. Ahmadou, s’il veut nous laisser
commercer sur le Niger, ne désire nullement nous voir arriver en armes
sur le grand fleuve, et pour s'opposer à nos projets d'extension vers le Son-
dan central, il compte sur ses coreligionnaires du Fouta. De même, ceux-ci
persistent dans leur hostilité à notre égard, parce qu'ils se sentent appuyés
par le sultan de Ségou, qu'ils considèrent comme leur chef naturel et
comme leur protecteur vis-à-vis de nous. En frappant Abdoul Boubakar,
on frappera Ahmadou, et, suivant nous, il y a nécessité absolue, si nous
voulons continuer avec succès l’œuvre du Niger, à reprendre la politique
suivie depuis si longtemps avec le Fouta et qui consiste à isoler de plus en
plus le Bosséa, foyer de troubles et d’agitation antifrançaise, en encoura-
geant les divisions des nombreux chefs de la confédération eten morcelant de
plus en plus cet empire musulman, dont la grandeur sera toujours le plus
sérieux obstacle au développement de notre influence en Sénégambie.
Le troisième groupe de l'empire d'Ahmadou comprend la place de
Mourgoula avec quelques dépendances : le Birgo, le Bagmakadougou et
le Gadougou. On peut dès aujourd’hui considérer toutes ces contrées
comme perdues pour le sultan toucouleur. Le tata de Mourgoula est isolé
de Sécou, et son almamy ne tardera pas à nous laisser la place libre. Notre
GI VOYAGE AU SOUDAN FRANCGAIS.
installation à Kita a sufli pour décider toutes les populations tributaires
de la place musulmane à refuser tout impôt, et celte ancienne forteresse
tombera comme est tombé Koundian et comme tomberont successivement
toutes les dépendances de empire assises en territoire malinké ou bam-
bara.
Le quatrième groupe comprend la place de Dinguiray avec quelques dé-
pendances situées aux environs. Bien que moins important que les deux
premiers par son élendue et sa population, ce centre de domination tou-
couleure pourrait bien être appelé à jouer dans l'avenir un rôle qui fera
peut-être de Dinguiray, comme il le fut jadis sous El-Had}, le point le plus
considérable de tout l’empire. Sa position centrale entre le Fouta-Djallon
et les régions aurifères avoisinant les sources du Niger, sa proximité des
établissements européens des rivières du sud, ainsi que la popularité de son
chef parmi les Talibés, de plus en plus mécontents d'Ahmadou, feront peut-
ètre de Dinguiray la future capitale des anciennes possessions d'El-Hadj
Oumar. Aguibou est, parmi les fils du prophète, celui qui semble le mieux
aimé des Toucouleurs ; son caractère généreux et ouvert, son ardeur dans
les combats et son commandement facile le désignent tout naturellement
pour prendre la succession d’Ahmadou, si celui-ci vient à disparaitre.
Toutes ces considérations méritent que nous nous occupions sérieusement
de Dinguiray et de son souverain. Gette place n’est pas éloignée des établis-
sements anglais de la Gambie et de Sierra-Leone, et il est certain que nos
voisins britanniques ont déjà noué d’étroites relations avec Aguibou. 1} est
bien regrettable que les missions françaises qui, dans ces derniers temps,
ont exploré le Fouta-Djallon et poussé jusqu’à Timbo, n'aient pas con-
ünué leur route jusqu'à Dinguiray et aux sources du Niger, d'où elles
auraient rejoint Kita par notre itinéraire de la vallée du Bakhoy. Elles
auraient pu s’aboucher ainsi avec ce chef toucouleur et nous renseigner
sur une région qui depuis bien longtemps n’a vu aucun voyageur européen.
Nous terminerons ces considérations sur l'empire de Ségou par quelques
mots sur le Macina et la région qui s'étend entre Ségou et Tombouctou,
région qui, depuis René Caillié, est restée en dehors des investigations de
nos explorateurs. Ce fait est facile à expliquer et résulte de l’état politique
de cette partie du Soudan, gardée par les deux cités indigènes de Tombouc-
tou et de Négou, dont les chefs, ennemis entre eux, s'opposent à ce que les
étrangers communiquent d’un pays à l’autre. Ainsi, la capitale d’Ahmadou
forme, sur le Niger, une barrière que les pirogues des Somonos Bambaras
où des Dioulas Sarracolets ne peuvent franchir. La peine de mort attend
ceux qui enfreindraient les ordres du sultan. La conséquence la plus
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 615
grave de cette situation est que le Djoliba, cette artère naturelle du Soudan
occidental, est fermé au commerce et ne peut servir de voie de communi-
cation aux marchands indigènes se rendant des contrées aurifères du
Bouré et du Ouassoulou vers les marchés du riche Macina et Tombouctou
lui-même.
On comprend dès lors combien il nous a été difficile, pendant notre sé-
jour à Nango, de prendre des renseignements sur les contrées situées au
nord de Ségou. Nous savons que le Macina est très fertile en riz, mil, ara-
chides et coton, et que ses habitants élèvent de fort beaux chevaux. Il est
peuplé de Foulbés, de même origine que les Peuls, qui ont fondé tous les
empires musulmans de la Sénégambie. Il renferme plusieurs marchés
très importants, Djenné, Kaka, Ténenkou, rendez-vous des Maures venus
du désert avec des chargements de sel, qui leur sert à acheter les esclaves
et l'or que les Dioulas apportent des pays bambaras et malinkés. On nous
parlait constamment à Nango de la grandeur des embarcations qui navi-
guaient sur le Niger entre Sansandig et Kabara, le port de Tombouctou.
Beaucoup d’entre elles avaient, au dire des indigènes, jusqu'à 50 mètres
de longueur et 6 mètres de largeur.
Ce qu'il est important de constater pour nous, c’est cet état d’hostilité
existant entre Ahmadou et ses voisins du Macina, situation qui nous per-
mettra, dès que nous aurons dépassé Ségou, de trouver chez les Maciniens
un accueil sympathique. Pour nous, nous pensons qu'une mission française
qui aboutirait à Sansandig par les pays bambaras du Kaarta, pourrait rap-
porter sur cette région des renseignements qui nous seraient bien précieux
et faciliteraient singulièrement nos projets d'extension dans le bassin du
Niger, en permettent notamment d'examiner si les conditions politiques
et géographiques dans lesquelles se trouve le marché de Sansandig n’au-
toriseraient pas à prendre ce point comme base de nos opérations sur le
Djoliba. Quoi qu'il en soit, il n’est pas bon dans ces contrées nigritiennes,
et des exemples récents le prouvent surabondamment, de marcher à l’aven-
ture et de s’enfermer chez ces peuplades méfiantes et ignorantes avant de
les avoir prévenues de nos projets et du but essentiellement pacifique que
nous poursuivons.
En résumé, l'empire fondé par El-Hadj Oumar est actuellement dans une
décadence complète. Ses divers tronçons tendent à s’isoler; ses tributaires
diminuent de jour en jour; les places elles-mêmes construites par le pro-
phèle se vident de leurs défenseurs et laissent se resserrer, de plus en plus
étroit autour d'elles, le cercle des révoltés qui leur coupe toute communica-
ton avec la capitale de l'empire. D’un autre côté 1l est facile de constater,
616 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS,
chez les divers frères du sultan de Ségou, des tendances séparatistes,
qui suppriment toute unité d'action et de commandement et empêchent
que nous n’ayons jamais plus à craindre une coalition semblable à celle
qui a amené El-Hadj sous les murs de Médine en 1857. Nous estimons
done que notre colonie du Sénégal, si nous suivons la ligne politique des
Bouët-Willaumez et des Faidherbe, peut se considérer dès maintenant
comme étant à l'abri de toute tentative de guerre provenant des fils du
conquérant musulman. Ceux-ci essayeront bien de s'immiscer dans nos
affaires de la rive gauche du Sénégal, particulièrement en indisposant
contre nous les remuantes peuplades du Fouta, mais ils ne tenteront rien
par eux-mêmes, car 1] faudrait alors leur supposer une unité qui leur
manque assurément et qui les laisse désarmés vis-à-vis des anciennes pro-
vinces révoltées de l'empire toucouleur.
Cependant, j'insiste encore sur la question religieuse. Les Peuls et les
Toucouleurs sont de fervents adeptes de l'islamisme, et ils exercent vis-à-vis
des autres peuples le rôle de convertisseurs à main armée. Rigides observa-
teurs du Coran, ils sont fanatiques de leur religion, et l'on peut dire que
les missionnaires chrétiens n'obtiennent que des résultats négatifs dans
leur propagande antimusulmane.
L'islamisme pratiqué par les peuplades que nous avons visitées est per-
sonnifié, tant sur les bords du Sénégal que sur lès rives du Niger, par le
sultan Ahmadou, qui s'intitule le Commandeur des croyants (Lam Dioulbé).
Mais c’est un islamisme fortement mitigé de grossières superslitions qui,
soigneusement cullivées et assidûment exploitées par les marabouts, se
montrent partout. Ainsi tout indigène, quels que soient son âge, son sexe
et sa condition, porte des lalismans ou gris-gris, qui consistent le plus
souvent en quelques mots arabes, écrils sur un petit morceau de papier et
renfermés dans un sachet en cuir. Quant aux principes essentiels de cette
religion, ils sont toujours les mêmes et peuvent se résumer dans ce com-
mandement du Coran : « 0 croyants! combattez les infidèles qui vous avoi-
sinent ; faites-leur la guerre jusqu'à ce qu'ils soient soumis. »
Nous n'apprenons rien à ceux de nos lecteurs qui s'occupent de la ques-
tion africaine, en leur disant que la religion de Mahomet fait chaque jour
de grands progrès dans la partie du Soudan que nous voulons ouvrir à
notre commere et à notre civilisation. C’est un mouvement irrésistible avec
lequel il nous faut compter sérieusement et que nous devons essayer, sinon
d’'enrayer, — ce serait impossible, — du moins de combattre dans tout ce
qu'il a d'hostile à l'extension de la race blanche. Cette propagande inces-
sante, bien que due en grande partie aux guerres religieuses, a cependant
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 617
commencé avec les voyages de quelques misérables pèlerins qui, venus de
la Mecque, parcouraient, en préchant, les régions idolàtres de l’intérieur
et des bords de l'Atlantique. Ces pèlerins sont célèbres pour la plupart.
Peuls de race, ils ont, depuis le commencement du dix-huitième siècle,
fondé de vastes empires, tels que ceux du Fouta-Djallon, du Bondou, de
Sokoto (1805), entre le Niger et le lac Tchad, du Kaarta et de Ségou (1857-
1861). Il y a un siècle à peine, ces Peuls formaient une population misé-
rable, s'occupant surtout de ses troupeaux, voyageant de contrée en contrée,
souvent maltraités par les chefs des pays nègres qu'ils traversaient. C’est
ainsi qu'on peut les voir encore dans certaines régions des bords du Niger
où l’on peut les comparer à nos bohémiens d'Europe.
Puis, enflammés par les paroles prophétiques de leurs missionnaires,
ils se serrèrent autour des chefs qui déployaient l’étendard de l’islamisme,
formèrent des armées compactes et marchèrent à la conquête des États
nègres qui les environnaient. Les empires ainsi fondés sont certainement
en décadence, mais le mahométisme n’en continue pas moins sa marche
envahissante dans les bassins du Niger et du Sénégal jusqu'aux rivages de
l'Océan.
Nous avons parlé maintes fois d’El-Hadj Oumar, qui, à un moment
donné, conquit tous les pays compris entre le Sénégal et Tombouctou; il
aurait mis notre colonie dans le plus grand danger, si le gouverneur Faid-
herbe ne l'avait arrêté en battant son armée à Médine en 1857.
Il est done incontestable que l’islamisme a pris, dans nos possessions de
la côte occidentale de l'Afrique, de telles racines qu'il serait maintenant
impolitique de le combattre ouvertement. Saint-Louis, Dakar, Gorée, possè-
dent des mosquées, et le gouvernement nomme même, dans le chef-lieu de
notre colonie, un {amsir ou chef de la religion musulmane. Il y a là un fait
accompli, contre lequel nous ne pouvons rien, et il ne viendrait à l’idée
d'aucun gouverneur de supprimer les mosquées et écoles arabes de nos
villes ou escales et d’entraver les indigènes de notre colonie sénégambicnne
dans la libre pratique de la religion musulmane,
Cependant, nous ne pouvons oublier que les ennemis les plus acharnés
de notre domination en Sénégambie ont toujours marché contre nous en
invoquant le nom du prophète. El-Hadj Oumar en 1557, Maba en 1865,
Ahmadou Cheickou en 1875, ont sérieusement menacé l'existence de notre
colonie, et, aujourd’hui encore, nos adversaires les plus irréconciliables,
soit dans le Fouta sénégalais, soit sur les bords du Niger, luttent contre
nous en nous montrant aux populalions ignorantes de ces régions comme
les ennemis de l'Islam. S'il est donc impolitique de combattre ouvertement
ü1S VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
le mahométisme à Saint-Louis et dans toutes nos possessions immédiates
de la Sénégambie, ce serait une faute énorme d'encourager la propagande
musulmane faite par certains chefs ambitieux, qui n'y voient qu'un instru-
ment pour révolutionner à leur profit les riches contrées où nous voulons
faire pénétrer notre civilisation et les produits de notre industrie. L'œuvre
crandiose que la France a entreprise dans ces régions lointaines et qui
nous ouvrira le cœur du continent africain n’a pas de plus mortel ennemi
que l'islamisme. l'est essentiel de surveiller constamment ses progrès; si
nous ne pouvons les enrayer, il faut empêcher avec le plus grand soin qu’il
ne se forme, sur le passage de notre grande voie civilisatrice, l’une de ces
coalitions mahométanes, qui, avec le nom du prophète pour mot d'ordre,
Jetterait aussitôt ses bandes dévastatrices dans tout ce bassin du Niger où
nous allons enfin prendre pied d’une manière solide et durable. Notre
devoir le plus élémentaire est done de continuer le démembrement de tous
ces empires musulmans fondés dans le courant de ce siècle et d’encou-
rager de tout notre pouvoir les efforts des peuples nègres restés encore
réfractaires aux idées du mahomélisme. Rappelons-nous que les disciples
de l'Islam ne concluent jamais avec les chrétiens que de simples trèves
qu'ils pensent avoir le droit de rompre à leur convenance. Disons-nous que
le despotisme musulman ne contient le germe d'aucun progrès social, et que
le sang et les sacrifices que coûtent journellement ses révolutions et ses
conquêtes n'ont jamais élé rachetés, comme chez les peuples chrétiens, par
une amélioration générale de l'état de la société. Nous pensons cependant
que la religion mahométane, telle qu'elle est pratiquée dans les possessions
placées directement sous notre autorité ou notre influence, n'offre aucun
danger, et si nous poussons le eri d'alarme, c’est en prévision des périls que
ferait courir à l'œuvre africaine une levée de boucliers faite au loin, sous
l'égide de l'étendard du prophète, qui servira toujours de ralliement aux
ennemis de notre race dans les régions soudaniennes.
RÉSUMÉ ET CONCLUSIONS
En arrivant au terme de la relation de notre voyage dans la partie du
Soudan devenue désormais française, nous éprouvons le besoin de résumer
notre opinion sur celle grande œuvre de pénétration vers le Niger. Aussi
bien l’ouvrier s'intéresse à l’achèvement d’un édifice aux fondations duquel
il lui a été donné de travailler.
Bien peu de personnes mettent aujourd’hui en doute la nécessité où se
trouve la France de reprendre sa vocation civilisatrice et d'utiliser ses fa-
cultés de colonisation. Il faut qu'elle puisse satisfaire, en dehors de l’Eu-
rope, ses légitimes besoins d'expansion, et qu’elle joue son rôle dans ce grand
mouvement d'extension coloniale qui se prépare, et qui finira par unifor-
miser la civilisation à la surface du globe. Il y a là pour notre pays une
question de vie ou de mort, et les événements des dernières années semblent
prouver que le gouvernement ne faillira pas à la tâche qui lui incombe
sous ce rapport.
Le théâtre de nos entreprises lointaines se trouve aujourd’hui tout in-
diqué, et un éminent économiste, M. P. Lerov-Beaulieu, a dit : « Nous de-
vons travailler à la fondation d’un grand empire africain et d’un moindre
asialique. » Puisqu’un concours de circonstances favorables nous à fait
prendre pied sur le continent africain en plusieurs points éloignés, d’où la con-
vergence est difficile mais non pas impossible; puisqu'il est en notre pou-
voir de drainer, pour ainsi dire, au profit de nos stations du littoral médi-
terranéen et du liltoral atlantique d'immenses territoires, dont les richesses
naturelles ne sont pas contestées, notre devoir est d'aborder cette œuvre
avec courage sans nous laisser devancer par des concurrents européens.
Chargé, pour ce qui nous concerne plus spécialement, de pénétrer dans le
Soudan par les vallées du Sénégal et du Niger, tandis que le colonel Flat-
620 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
ters essayait d'aborder Tombouctou par l'Algérie et le Sahara et que M. de
Prazza s'efforçait d'ouvrir pacifiquement la voie de la vallée du Congo et de
l'Ogôwé, nous espérons que notre exploration n'aura pas été inutile et que
les pages qui précèdent auront contribué à jeter quelque lumière sur des
contrées qui vont désormais entrer dans la sphère de notre action politique
et commerciale, Ouvrir une route vers le grand fleuve des nègres et au delà,
à travers le « Soudan français », tel était le projet de l’éminent gouverneur
Faidherbe, projet repris par son successeur, le gouverneur Brière de lsle,
et entré aujourd'hui dans la voie d'exécution. Pafoulabé et Kita ont été
occupés, Bammako vient de l'être. La voie commerciale est créée et, ce qui
importe maintenant, avant toute autre chose, c'est de transporter sur le
Niger des chaloupes canonnières, construites en vue de cette navigation et
pouvant être facilement amenées sur les rives de ce fleuve par les moyens
encore 1imparfaits à notre disposition.
Nous laissons de côté la question de la voie ferrée, sur laquelle notre
ignorance de la science de l'ingénieur et de l’économiste nous empêche de
nous prononcer autrement que nous ne l'avons fait par les développements
donnés dans les chapitres relatifs à la topographie et au commerce de ces
régions. Nous aurions désiré peut-être que tous les efforts eussent été -
dirigés, à l'origine, vers la construction de la ligne des postes fortifiés, à
l'abri desquels se seraient fondés des comptoirs commerciaux et se serait
ouverte d'elle-même la voie projetée, qui, améliorée peu à peu, se serait
transformée successivement en route pour les caravanes, route pour des
voitures légères, attelées d’ânes ou de mulets, et enfin, si la nécessité s’en
élait fait sentir, en une voie ferrée. Mais nous nous bornerons, pour le
moment, à constater l'importance des résultats déjà obtenus dans ectte
parle du Soudan et à indiquer les points principaux du programme qui
nous est imposé pour l'achèvement de cette œuvre grandiose.
[° Avant tout, s'efforcer de conserver l'avance que nous avons déjà dans
le bassin du Haut-Niger; surveiller les routes qui mènent dans la vallée du
Haut-Niger et penser que, du jour où cette vallée aura été livrée à une
influence étrangère, toute voie nous sera fermée vers l’intérieur du Soudan
et l'Algérie.
2 Combattre l'influence musulmane, aussi bien sur les rives du Sénégal
que sur celles du Niger; poursuivre l’abaissement de l'empire d’Ahmadou
en nous appuyant sur la haine des Bambaras et des Malinkés contre les
Toucouleurs et sur les divisions qui séparent entre eux /les fils d'El-
Hadj Oumar.
9° Ne pas rompre avec Ahmadou, mais exiger que ce sultan reste fidèle
VOYAGE AU SOUDAN FRANÇAIS. 621
aux promesses qu'il nous a faites pendant notre séjour dans ses États et au
traité qu’il a signé le 5 novembre 1880 à Nango.
4° Diriger une mission pacifique et scientifique dans l'extrême Haut-
Niger, vers Kamgaba, le Bouré, le Ouassoulou, etc. Entrer en relations
avec les chefs de ces États, situés sur la route de la Gambie et de Sierra-
Leone, vers Ségou et Tombouctou.
»° Se mettre aussitôt que possible en relations avec Sansandig et les
marchés situés en aval de Ségou. S'eflorcer, par l'intermédiaire des mar-
chands sarracolets des environs de Bakel, de faire venir à Saint-Louis des
notables de Sansandig, et, à l’aide de ceux-ci, envoyer une mission paci-
fique à Sansandig et dans les autres villes de cette région : Djenné, Kaka,
Ténenkou, Tombouctou. Après Bammako, le premier point à occuper serail
Diafarabé ou Mopti', au confluent du Niger et de son important affluent, le
Mahel Balével, puis le lac Deboe et Tombouctou. Cette mission serait munie
d’une embarcation démontable, semblable à celle que Stanley a transportée
avec lui dans son voyage à travers l'Afrique.
6° À partir de Kita, diriger la prochaine expédition par le Bélédougou.
User d’indulgence, sans faiblesse, vis-à-vis des Bambaras de Dio, puis s'in-
slaller à Bammako, sur les bords du Niger.
7° Envoyer en même temps des agents dans tout le Kaarta, entre Nioro et
Ségou. Assurer les populations de notre amilié, les encourager dans leurs
luttes contre les Toucouleurs et ouvrir ainsi les routes du Bélédougou et du
Bakhounou jusqu’au Macina.
8° S’aboucher avec les frères d’Ahmadou, à Konniakary el à Nioro; les
éclairer sur les mauvaises dispositions du sultan de Ségou à leur égard et
leur offrir notre alliance en les détachant de Ségou.
9° Une fois que nous serons installés à Bammako, choisir la vallée du
Bakhoy comme route du Niger. Donner notre protection éffective aux Man-
dingues, rendre Mourgoula indépendant des Toucouleurs et rejeter Samory
de l’autre côté du Niger.
10° Élever à Niagassola l'établissement intermédiaire entre Kita et Bam-
mako.
11° S’efforcer, par des moyens rapides et simples, d'améliorer Îa route
entre Bafoulabé, Kita, Niagassola et Bammako; la rendre carrossable, et fa-
ciliter ainsi le service de ravitaillement de nos postes, qui est aujourd’hui
extrêmement difficile et met notre position dans le Soudan à la merci des
moindres complications politiques de cette région.
4. Voir la carte publiée par le ministère de la marine (mission Galliemi, 1880-1881, Erhard),
qui donne en délail la région explorée.
622 VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS.
12° Enfin, transporter une canonnière à dos de mulet jusqu'au Niger, la
lancer sur le fleuve, au moment de l’hivernage et s’efforcer d'atteindre Ka-
bara, le port de Tombouctou.
Nous nous associons pleinement, pour notre part, aux lignes suivantes
d'un de nos officiers généraux les plus distingués de la Marine, qui a long-
temps séjourné au Sénégal : « En étudiant le passé de notre colonie, on re-
connait que la cause la plus fatale de l’inertie, de la torpeur où elle est restée
ensevelie pendant si longtemps, réside surtout dans les changements de
système dont le Sénégal a été le théâtre, dans la succession rapide des chefs
qui présidaient à ses destinées et qui, tous, avaient des vues différentes el
souvent opposées. Il faut se rappeler qu'avec les populations indigènes de la
Sénégambie, lout pas en arrière, l'abandon d'un seul des principes que,
dans ces derniers temps, nousavons cherché à faire prévaloir, entraineront
aux yeux de ces populations l'abandon de notre système politique tout entier.
Je maintiendrai, celte devise d’un peuple dont les colonies peuvent servir
de modèle à toutes les nations maritimes, doit done être en Sénégambie la
devise de la France. »
Ce qui a manqué jusqu'ici à la France dans sa politique coloniale, c'est
l'esprit de suite. Prudence et persévérance, tel doit être désormais notre
mot d'ordre.
En terminant, qu'il me soit permis de rendre un éclatant hommage au
dévouement, plein d’abnégation, que mes compagnons de voyage, MM. Piétri,
Vallière et Tautain, ont apporté à l'œuvre dont j'avais la direction. Je n’hé-
site pas à déclarer bien hautement que, sans le concours de ces intelligents
auxiliaires auxquels m'unissent désormais les liens de la plus étroite amitié,
sans l’union qui n’a cessé, au milieu des dangers, des maladies, des priva-
lions et des souffrances de notre longue captivité à Nango, de régner parmi
nous, je n'aurais pu venir à bout de la mission qui m'avait été confiée. Je
n'aurais pu rapporter que des renseignements incomplets, tant au point de
vue géographique que politique, ni remplir le programme qui m'avait été
fixé. C'est ainsi que nous avons relevé près de 1400 kilomètres de terrain,
nous appliquant toujours, malgré notre petit nombre, à embrasser dans
notre marche plusieurs directions différentes, de manière à explorer la plus
grande étendue possible de pays. Les itinéraires que nous avons rapportés
et ceux que nous avons pu faire parvenir en arrière au fur et à mesure que
nous avancions vers le Niger, nous ont permis d'indiquer d’une manière
suffisamment exacte les cours du Bakhoy et du Ba-Oulé, et ont servi à guider
la marche des missions qui nous ont suivis dans cette région. De Kita, la
double reconnaissance faite dans le Manding et le Bélédougou a assuré à
VOYAGE AU SOUDAN FRANCAIS. 625
nos opérations futures dans ces contrées une base sérieuse et permettant
à nos chefs de colonne d'éviter cet inconnu qui paralyse si souvent les
meilleures combinaisons. Au point de vue politique, nous avons pu aussi
remplir la tâche qui nous avait été tracée. Les traités passés avec les popu-
lations du Bakhoy, du Fouladougou, de Kita et du Manding ont ouvert la
voie du Haut-Niger. Celles-ci se sont placées sous le protectorat exclusif de
la France et se sont empressées de nous auloriser à construire les établisse-
ments militaires el commerciaux qui nous permettront de pénétrer peu à
peu au centre du Soudan; ainsi, ces trailés, parvenus en France en
juin 1880, nous ont permis de nous établir aussitôt à Kila, la dernière
étape avant le Djoliba.
Quant à Ahmadou, le sultan de Ségou, on peut considérer comme un ré-
sultat d’une très grande valeur d’avoir pu le décider à nous accorder le
protectorat du cours supérieur du Djoliba. Le sultan nègre de Ségou n’est
assurément pas un souverain sur la simple parole duquel on puisse absolu-
ment faire fonds, et les stüipulations du traité risqueront de rester lettre
morte si nous n’en assurons nous-mêmes l'exécution. Leur valeur consiste
en ce que le traité de Nango nous confère un ütre diplomatique et fait du
Haut-Niger une dépendance française, où nul désormais ne peut s’élablir
contre le gré de la France. Toutefois, il ne faut pas se dissimuler que le
droit pour ainsi dire théorique que le traité nous donne sur le Haut-Niger
ne deviendra effectif que le jour où nous aurons pris possession des postes-
comptoirs que nous sommes autorisés à construire sur les bords du fleuve.
S'installer sur les rives du Djoliba et y lancer nos canonnières, tel est le but
immédiat à poursuivre si l’on veut travailler au développement de l'influence
et du commerce français dans les immenses régions que le Niger arrose
dans l'intérieur de l’Afrique équatoriale.
FIN
TABLE DES GRAVURES
Pages
-Les membres de la mission du Haut-Niger (frontispice). . . . . . . . . . . . . . . . ... I
Le colonel Brière de l'Isle (aujourd'hui général), gouverneur du Sénégal de 1876 à 1881. . 5
Lecommandant Gallient, de l'infanterie de marine... 7
LE eine éme cales CETTE AE NE EE UC EC 8
Letcapitamenvalière denlhinfantene de Marne NU 9
MER EAU AO RE NET EN M et Ar Ne LT Lee Use 10
SHATISES BNP TAlIS Eee EE MR 2 ne Le le ee VA CIN 11
HoteKdtironvennmentti San OMS ee Le ENT UE RNA MURS SERRE ER Enr 13
Cuern en AO ALARM ER M ee ee RE PORN SANTE RENNES 17
PaamissonentremMatantietthakel An enr PURE OIEEEME AL ENUN ES AL MON PRE 93
De ERQILE raie SE OO OMR OR CEE ERRRS Sa re CE ROR RrTS o 29
Le cuisinier Yoro:. . . . . . be ed Peas ee Va VAN RAM Dane DITS OS 355
tas: SO CS AA RE SR NE RE RSR, … ARRET 2e A1
NTÉTIN EN RRRNEE n te ASEN PNR Te ee TR RE AS RE EE 417
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Page dir BE quo ones die 02 CT 9 ES AR ENS EE Er DE To
Imcentieprestde DeMbASDIOUDE EEE EEE EN R EET sl
Le jeune Malinké qui à indiqué la brèche de la montagne . . . . . . . . . . . . . . . . .. 89
Brèche dans le rempart rocheux près de Niakalé-Ciréa. . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 91
MObES Ste ethioote EI ARR RER ES PO OIERE LAN AaN ee Le OL 99
Le vieux chef de-Bidumbé el sa dernière Lémime "NU 101
Fate 0 Be ae Bu Ee 0 000 pe UE OT EE EE ER 105
(Davies AE ME Se 0 ee ne NO NOM EEE OR eo 109
PoedelAtdes chute AE EEE EN ER CN (Ru
Campement à Toudora. . : . . . . . . ON re OO NE 115
Passage du Bakhoy au gué de Toukolo. . . . : . . . . - . . . . . . . . . . -. MARS 119
RDA OM EST AOC Se PR PR NN à UE Ro) EE
Cases d'Ouoro dans le Fouladougou. . - + + à. à à à. . «+. . : Se ere M CE GE)
626 TABLE DES GRAVURES.
Pages
Campement' de Mungo:Park 4 Goniokon etc ee PORC EN AE ES 129
Village de Manambougou. . . . . . . . . ee PR De PAT ut 159
Pont improvisé sur Le Kéuéko:. Free CURRENT PR RE EE 157
Mallage de REA MR TER Eu nr et ee Te NE NE PSE CE 145
Signature duitraitéide Kita. 1.0, NEO EE NC TR RS TE 151
Fétesmilitamet Rita 404 D MECS M LM NE I PR CN PE 155
AIASSANE MARIO TR ENT RAR PE CN NES RAA EE ere MA)
Drailleuts sénégalais 2486 20 RE MOMENT PRE RE 161
Le Mllage de Sambaboueou. Re eee EE re ed RER LI 167
Types malinkes dé Kitts rte sos ee EP NE A NN EE 171
Types:-2=\Un "nier 4 me Sens Oh RE NI CNRS NE EEE 175
Passare duMBanding ho EE NASSeRTS DEUST CPE EE 179
Montagnes db (Bansassie ee CR RAT EM OR EL CIS ER TRE 5 à SRE 184
Gynotéphalés du SÉnéoal ECS EEE CNP EE 159
N'Gor Faye s'acharnant à la poursuite de l'animal qui mettait tout le camp en mouvement, . 189
We village ide Koundou ere ed IL: Pet A CC RTE 197
Rencontre d'un boa.. . . . . . .. A AO OS AS Pre LES AL SR RTE 209
Ledocteuretautain à lOU0lONL CE SM NE AR RE SENS 207
Éclairage des abords du village par des feux Coston de différentes couleurs. . . . . . . . . 211
Willage de: Din: Be he UE Le de res et DL ER ONE OS PP 917
Défensetdes rumes. de Dion EUR ONE CE RE CR ET ET 993
Le docteur lautansauvé par AlSSsane RER NE 227
Da retraite. Mer SL RER PRES A RE RER 2 ne en cie (re & Lot 251
LeCampement de umnuite td tn lt RCE CRE RICE 253
Palabresaveriles gens/de (GUInINsOUTE EN NT CC CE CR TEL 2517
Nue de#Bammakoïsur le Nipeér RE ER CET TE EE 545
Le docteur Bars En EE Eee EN 253
Aiassane et Tiamas see NO RE RE ee Te 255
Moro iDialo Jtype OUSSQUOUNET NE PER EE RCE > 297
Retour/de Khoumo: '%e , 2. le Entente CRT NP EURE ETES 265
ornade,dans le Birg0 50e 2 Ne RE RE EE CET CE ER E 269
Carte de lasvallée de Mourgoula 0 CT EE EC CEE CE 972
Colide Sitakoto rome n I AT ES E s D Poe rot PERRET E 975
Arrivée auttatatde Mourp ouate ER ME CE RE s 271
Palabre ‘chez lalmamy RU MONT EU EE OR 281
Plan Qu tata de Moureonlas A FOR NE CE CR TE 287
Jeune filleide Koukouron. 245 Rat NT ANS ANT RE 292
Bain ‘dans lle Kanëkouo: #12. F8 5 26 MR SE EE EE RE 295
Vue de Niapassola. 2 ECM ES ER CR ER CRE EEE 299
Jeune file:de Ninéassoln e Me 2 ste eu CT RE ME EN ER RE 501
Le vieux Mambi accompagnant le lieutenant Vallire, . , . . . . . .. Es opte 507
Négresses employées au lavage de l'or: CE EC PE 513
Les roches de Nienkéma.”. 272 LORS 3529
Villase de Tabou. 6 2 PTE NU A Ce REA RE ESP RER EE 9925
Le Mana-Ouleet/caravane d'esclaves 2 2 CO ER ER 325
Le Koumouxs.; 2 rats SR Re RL MO RES 551
Le‘heutenant Vallière à Sibts ce Ce A I ER RE 299
Passage di Niger: Le neue Lee ne eo ee CSN EE 945
Lespont'de Tadianaÿ. "22% 608 LME PR ET CR TION 341
Case hambara.à Kohilés eee es EN SR MP ENGT ON EC NET 5o1
Village de Ron à ce Ne RU SP EEE RE 353
Peuls de Kon: ue lunes PMU RTS AS RE NE TE 599
Vuë de Nango : 4 MONS RE ce NE TEE A0!
TABLE DES GRAVURES. 627
Pages
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TABLE DES MATIÈRES
CHAPIPRE F.
La mission du Haut-Niger : son but et sa préparation. — Anarchie des contrées situées au delà de
Médine, — Le gouverneur Brière de l'Isle. — Expédition préliminaire de Bafoulabé. — Voyage
de la mission à bord du Dakar et du Cygne jusqu'à Podor. — Navigation en chalands sur le
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CHAPITRE I.
Bakel. — Organisation du convoi. — Départ pour Médine. — Le cuisinier Yoro. — Nos chefs de
convoi. — Passage de la Falémé. — L’interprète Alpha Séga. — Tam-tam bambara chez Dama.
Des NGQUreS PTS ATTINEe METIER EE CPE CC UT
CHAPITRE IT.
Le siège de Médine. — Organisation définitive de la mission. — Les chutes du Félou. — Le com-
bat de Sabouciré. — Route à travers le Logo et le Natiaga. — Les calaractes de Gouina. — Sites
remarquables "HclelonnementMES AN IVIES NN
CHAPITRE IV.
Bafoulabé. — Passage du Baling et entrée en pays inconnu. — L'interprète Alassane et le vieux
Sambo. — Route le long du Bakhoy. — Incendie de Demba-Dioubé. — Palabre au village de Kalé
avec Diouka-Moussa. — Défilé du Besso. — Séjour à Niakalé-Ciréa. — Brèche dans la montagne.
— Attaque de lions et d'hippopolames. — Solinta et Badumbé. — Préparation du fer. — Les
ânes commencent à succomber aux fatigues et aux blessures. . . . , . . . . . . . . . . 72
CHAPITRE V.
Séjour à Fangalla. — Histoire de ce village. — Marche vers Kita en pays inconnu et désert. — Les
chutes de Bily. — Pivouac de Toudora. — Installation du cump. — Franchissement du Bakhoy
au gué de Toukoto. — Attaque d’un lion. — Exercice de rassemblement. — Renvoi des âniers
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d CHAPITRE VI.
Goniokori et le Fouladougou.— Souvenirs de Mungo-Park. — Barbarie des habitants du Fouladougou.
— Bivouac à Manambougou. — Passage de Kégnéko. — Le caméléon. — Incendie de Sérinafara.
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CHAPITRE VII.
Séjour à Kita — Importance politique et géographique de ce point. — Tokonta, chef de Makadiam-
bougou. — Négociation avec Tokonta. — Le village de Goubanko, — Travaux de la mission. —
Chaleur excessive. — Traité de Kita (25 avril 1880). — Kète militaire pour célébrer l'annexion
duvpays alla colonie. "la population de Kia "145
CHAPITRE VIIE.
Exploration du Ba-Oulé par le lieutenant Piétri. — Résultats de l'invasion musulmane. — Con-
fluent du Bakhoy et du Ba-Oulé. — Les hippopotames. — Cours du Ba-Oulé. — Confluent du
Bandingkô. — La cavavane. — Séjour à Sambabougou. — Le désert, — Dogofili, — Retour à
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630 TABLE DES MATIÈRES.
CHAPITRE IX.
Départ de Kita. — Choix de la route pour gagner le Niger. — Mauvaise volonté des âniers.
— Le jeune Abdaramane, — Passage du Bandinghô. — Arrivée à Maréna. — Les guides de
fouhankos ns 502,16 RE EPL MES SUR LT PC ES UE
CHAPITRE X.
Route à travers le Fouladougou oriental. — Les mines de Bangassi. — Le campement des
éléphants. — Chasse à la loutre. — Méfiance des habitants de Guénikoro. — Solitudes sans
eau. — Le village de Koundou, — Accueil plein de réserve qui nous est fait. — Passage du
Ba=-Oulé: 2 A et CR LR VRR RE MERS CRE EN PE CE A
CHAPITRE XI. .
Entrée dans le Bélédougou. — Kituation géographique el politique de ce pays. — Méfiance des
habitants. — Séjour à Guisoumalé et Ouoloni. — Bivouac au marigot de Tarangué. — Tentative
d'attaque contre le docteur Tautain. — Réception hostile à Guinina. — Disposition de défense, —
Absence de guide. — Embuscade sur la route de Dio. . . . . . . . . . . . . . . . . . 4199
CHAPITRE XII.
Arrivée à Dio, — Inquiétudes sur le sort de Piétri, — Attaque du convoi. — Combat acharné autour
des ruines et du ruisseau de Dio, —- Défense héroïque du docteur Tautain. — En retraite vers le
Niger ! — Poursuite des Bambaras. — Courageuse conduite des lirailleurs et des spahis. — Une
balte dans la nuit. — Arrivée au village de Guiningoumé. — Nous nous retrouvons tous à Bam-—
ETS EN RE E PRR TEE AS I AMAR te D due 2LD
CHAPITRE XI.
Route de Piétri à travers le Bélédougou. — Réception qui lui est faite à Ouoloni, Guinina et Dio, —
Ses négociations à Bammako. — Karamakho Oulé et Titi. — Séjour de la mission à Bammako,
— Dangers qui la menacent. — Route vers Nafadié, le long du Niger. — Etat misérable de la
mission. — Résolution de franchir le Niger malgré les dangers signalés sur la rive droite, —
Dispositions prises avant l'entrée en pays loucouleur. — Arrêt au village de Djoliba. . . . 9239
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CHAPITRE XIV.
EXPLORATION DU LIEUTENANT VALLIÈRE DANS LE BIRGO ET LE MANDING.
Personnel indigène emmené par Vallière, — Séjour à Goubanko, — Aventures de Khoumo. —
Bivouac au bord du Bammako, — Défilé de Sitakoto, — Mourgoula et l'almamy Abdallah. —
Fortifications de cette place toucouleure "M 0
CHAPITRE XN\.
EXPLORATION DU LIEUTENANT VALLIÈRE (SUITE).
Les villages de Koukouroni et de Niagakoura, — Sauvagerie des habitants. — Bain dans le Kané-
kouo, — Le Birgo; sa situation polilique et géographique. — Arrivée à Niagassola. — Le vieux
Mambi. — Renseignements sur le Bouré et les productions aurifères de ce pays. — Séjour à
Koumakhana: e—#°Tés mines d'or. RM TS M CCR ED
CHAPITRE XVI.
EXPLORATION DU LIEUTENANT VALLIÈRE (SUITE).
Bivouac au village de Naréna. — Le commerce de captifs dans le Haut-Niger, — Le Mana-Oulé et
les roches de Tabou. — Incidents au village de Sibi. — Le Komou. — Arrivée à Nafadié et à
Bammako, — Renseignements sur le Manding. — Importance sur la vallée du Bakhoy comme
voie de communication entre le Sénégal et le Niger. . ... . . . . . . . 515
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TABLE DES MATIÈRES. 651
CHAPITRE XVII.
Passage du Niger. — Aspect de ce grand fleuve. — La mission pénètre dans les États d’Ahmadou.
— Accueil sympathique fait au village de Tourella. — Séjour à Tadiana. — Route le long de
la vive droite du Niger. — Enterrement bambara. — Effets de la domination toucouleure. — Les
xivres manquent. — Les Peuls de Ségou. — Inquiétudes sur la réception que nous fera Ahmadou.
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CHAPITRE XVII
Installation à Nango. — Vivres fournis par Ahmadou. —- Confection du dolo. — Privation de
livres et de papier. — Renseignements politiques et géographiques près des voyageurs et des
marchands sarracolets. — Courage et dévouement de nos hommes. — La fièvre intermittente dans
le Soudan. — Renseignements rétrospectifs sur les évérements du Bélédougou. — Inquiétudes
sur notre futur départ. — Les Peuls de Ségou. — Occupalions et méthodes d'agriculture des
BAMNALAS ES AMI Me LR CUT Une RE LAS EE REC RC Re eo ST)
CHAPITRE XIX:
Dénuement de la mission à Nango.— Inquiétudes et découragement. — Retards continuels. — Envoi
d'un courrier au Sénégal. — Arrivée de Seïdou Diéylia à Nango. — Négociations pour le traité
d'alliance et de commerce. — Le traité du 3 novembre 1880. . . . . . . . . . . . . . 389
CHAPITRE ‘XX.
Journal de la mission. — Fièvres et maladies. -— Ahmadou forme une armée pour entrer dans le
Bélédougou. — Arrivée d'un courrier de Bakel. — Yoro et les serpents frigonocéphales, — Les
Talibés refusent de se battre. — Querelles intestines à Ségou. — Piétri est arrêté au moment où
il voulait se rendre au camp toucouleur.— Respect des nègres pour leurs vieilles mères.— Mariages
bambaras. — Confection de la poudre indigène. — Le petit Ki. — Le nama. . . , . . 408
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CHAPITRE XXI.
La circoncision chez les Bambaras. — Le docteur Tautain tombe gravement malade. — Le com-
merce dans le Haut-Niger. — Mœurs et caractère des indigènes du Haut-Niger. — Récolte du
beurre de karité. — Arbres et produits végétaux du Haut-Niger. — Produits métallurgiques. —
Animaux domestiques et faune du pays. — Arrivée à Ségou d’envoyés du Fouta pour nuire à la
mission. — Nourriture des Bambaras. — Nouvelles du Bélédougou. — Chasse aux perdrix. -—
Impopulanté dAhmadou sur le AautENiser 452
CHAPITRE XXI
Nouvelles de Kita, — Impression causée à Ségou par la prise de Goubanko. — Dangers que court
la mission. — Dévouement de nos interprètes. — Le traité est signé par Ahmadou. — Rensei-
gnements sur les Sarracolets. — Nouveaux retards et menace de quitter Nango malgré Marico et
ses Sofas. — Départ de Nango. — Route le long du Niger. — Cruauté d'Ahmadou. — Vallière
est attaqué par les Malinkés. — Les chefs du Manding se placent sous le protectorat français. —
TE UE RO RO PR AR ED De UT RE)
CHAPITRE XXII:
Excursion du lieutenant Vallière dans le Gadougou. — Caractère montagneux de cette contrée.
— Le Kanékouo et la vallée de Bakhoy. — Grande quantité de fauves, —Le massif de Tibikrou,
— Le village de Badougou. — Accueil sympathique des habitants de Galé., — Extension de
l'influence française, — Rencontre d'un Maure marchand. — Gué de Mokaia Fara. — Arrivée
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CHAPITRE. XXIV:
Séjour à Kita. -— Événements qui ont amené la prise de Goubanko. -— Arrivée à Kita de Boubakar
Saada, — Lettre d’Ahmadou au gouverneur. — Marche forcée de Kita à Bakel. — Dangers
courus par la mission dans le Fouta, — Accueil sympathique qui est fait à la mission à
TN 0. 00e Er be ete) Ole Hs 2e SM LLENENS COUP © ON OL)
632 TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE XX.
Notions sur les contrées explorées par la mission, — Limites géographiques. — Aspect £ général, —
Orographie. — Examen topographique des différents itinéraires suivis par la mission. — Étude
de la voie commerciale à établir entre le Sénégal et le Haut-Niger, — Considérations générales
sur l'œuvre entreprise dans celle région par la France, . . . . . . . . . . . . . . . . . 511
CHAPITRE XXVI.
Hydrographie du Sénégal et du Niger, — Système hydrologique de ces deux fleuves. — Leur
navisabilité, — bone sur la géologie de la RERO — Villages, habitations et fortifications. —
Études sur les tatas malinkés et bambaras. Examen des principaux villages forüifiés du Haut-
Sashal 01 di Haut EE RS LS RES ES C7 Ste CS TO NE SRI
CHAPITRE XXVII.
Climatologie et météorologie, — Observations météorologiques et barométriques. — Les saisons
sur le Haut-Niger, — Maladies des Européens et des indigènes. — Salubrité relative de la vallée
du' Hiut-Niger.. 9. CORRE, LR ER PA CR RE TT
CHAPITRE XXVIIT.
Les Malinkés. — Contrées occupées par cette race, — Notions sur les différents Étals malinkés. —
— Le Fouladougou. — Le pays de Kita, — Le Birgo et le Manding, — Les pays malinkés du
Haut-Nigens ile à 2/0 ete er NE lee APP OUT PIE MT RES OT ET
CHAPITRE XXIX:.
Les Bambaras. — Origine de cette race. — Contrées qu'elle occupe. — Importance des Bambaras
au point de vue de l'influence française dans le bassin du Haut-Niger. — Examen des différents
États -bambaras, — Le Kaarta et le Bélédougou. — Le pays de Bammako. — Pays bambaras du
Haut-Niger. — Anarchie de ces contrées. — Notions sur l'esclavage dans le Haut-Niger. . . 589
CHAPITRE XXX.
Notions sur l'empire d'Ahmadou. — Décadence de cet empire. — Examen des différentes parties de
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alibés et les Sofas. — Nioko et Konnia—
l'empire, — Le pays de Ségou et le Guéniékalari,
kary. — Divisions intestines d'Ahmadou et de ses frères. — Aguibou et Dinguiray. — Mourgoula
et la vallée de Bakhoy. — Intelligences d’Ahmadou avec les Toucouleurs du Fouta. — Progrès de
l'islamismes = Ses, dingperss.2 "5 2260000 16 CRI AE EDEN EENNENREET
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Dressé, d'après les minutes, par J.Hansen . Publié par la Sociéte de Géoëraphie | Gravé et Imprimé par Erhard ,35 V5 Rue Denfert-Rocherean.
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